2002

Trois personnalités de l'Université rendent hommage à Yves Fricker, décédé le 1er novembre 2002

Yves Fricker, professeur à la Faculté des sciences économiques et sociales, président du Conseil de l'Université depuis 1999, est décédé le 1er novembre dernier. Plusieurs personnalités lui rendent hommage:





 

Jean Kellerhals, Vice-recteur de l'Université

Dominique Belin, professeur à la Faculté de médecine, membre du Bureau du Conseil de l'Université

Jean-Jacques Bonvin, secrétaire du Conseil de l'Université

Stéphanie Lammar, représentante des étudiants au Conseil de l'Université

Jean Ziegler, ancien professeur à la Faculté des sciences économiques et sociales

Adieu et hommage du Vice-recteur Jean Kellerhals
au professeur Yves Fricker prononcé lors de ses obsèques


Madame, Gita, Odile,
Maintenant que je veux parler d'Yves
C'est le mot Souffle qui me vient,

Ce souffle un peu flûté qu'il emploie pour convaincre,
Ce souffle épique aussi pour parler de l'Europe,
Pour évoquer l'Esprit, parler de Mondes à faire.
Souffle tenace et rauque un peu comme un granit
Pour appeler sans cesse à plus de liberté,
Large souffle nomade qui se sait de partout.

Ce souffle forgeron qu'il a dans ses colères,
Ce souffle persiflant pour parler des combines,
Fustiger les replets, les pense-trop-petit.
Ce souffle qu'il y faut, en Université,
pour partir en croisade,
Rassembler les contraires, souffler des solutions,
Souffler un peu le froid, souffler beaucoup le chaud,
Pour d'autant de fureurs, de bises et de mistrals
Nous faire un peu de brise,
Faire un coin de pays malgré tant de frontières,
Faire un coin d'univers malgré tant de cantons.

Ce souffle du poète qui donne vie aux choses,
Qui parle de Berlin, d'Avignon, de Grenade,
Des mines du Congo, des éclats de Weimar,
De Durkheim égaré, des Majas desnudas,
Des fastes de Venise durant la Décadence.

Ce souffle torturé qu'il fallait pour tousser,
Ce souffle retenu pour en garder un peu,
Ce souffle un peu sifflant et comme dérisoire.

Ce souffle au coin du bar pour chauffer un demi,
Ce souffle époustouflant pour rire, boire et flamber,
Et savoir dire adieu comme on dit à demain.

Yves, cher Yves,
Si le souffle aujourd'hui te manque
C'est que tu l'as offert un peu comme un défi,
Et c’est pour qu’en écho il s'anime en nous.

Madame, Gita, Odile,
Celui qui aujourd'hui s'en va
Est pour moi, est pour nous, figure de courage
Qui est de surmonter ses quotidiennes peurs,
Est figure d’espoir, qui est d’exorciser la dérision des jours,
Est figure de rire, véronique élégante en face du tragique,
Figure d’amitié, qui est le lien voulu malgré la différence.

Femmes de la vie d'Yves, vous nous l’avez donné.
Nous vous devons beaucoup.
Recevez dans vos larmes notre profond chagrin,
Dans votre désarroi, prenez notre tristesse.
Sachez surtout ceci :
Celui que vous aimez est bien sûr le plus beau
Puisque là où il passe il est souffle de vie.

Jean Kellerhals

Mercredi soir, le 30 octobre dernier, Yves Fricker présidait le Conseil de l'Université, comme si de rien n'était. Jeudi, il entrait à l'hôpital pour y mourir dans la nuit de vendredi.

C'est dans les Conseils participatifs que j'ai rencontré Yves, d'abord comme membres du corps intermédiaire, puis comme représentants de nos Facultés, enfin comme membres du bureau du Conseil. Au cours de ces années, j'ai découvert un humaniste, à l'humour parfois féroce, mais qui partageait et savait insuffler la même passion pour la chose publique, pour une certaine idée de l'université. Une institution animée par des hommes et donc combien imparfaite, mais qui doit transcender ces petitesses au profit d'un idéal. Un idéal de la connaissance, avec toute l'incertitude qui s'y attache et avec toute la rigueur qu'elle requiert. Un idéal de la cité, au sens où l'Académie - celle de Platon - doit être un lieu de vie pour devenir espace de curiosité et de savoir. Nos mondes scientifiques sont bien éloignés, mais Yves était un de ces trop rares universitaires qui me permettent de continuer à croire que nous habitions une maison commune. Un lieu de vie, la formule réunit peut-être le sociologue et le biologiste.

Ses exigences, Yves les a durement payées, en gravissant si lentement les échelons de la carrière. Mais le plaisir qu'il éprouvait à donner toute son intelligence et toute son âme à ses étudiants, nous le sentions et nous savons combien cela comptait pour cet enseignant-chercheur. Yves croyait à la participation de tous à la vie de l'Académie. Rejetant fermement les dérives, qu'elles soient autocratiques, paternalistes ou gestionnaires, il réalisait parfaitement le temps, la patience et l'imagination qu'il faut sans cesse déployer pour que vive une démocratie responsable.

Au-delà des fonctions, l'être humain. Il était fascinant de voir, surtout dans les séances de travail, comment Yves savait établir avec chacun une ligne de communication où l'affectivité permet de tirer le meilleur de chacun, où le résultat obtenu permet à chacun de sortir presque meilleur, en tout cas mûri. Cette capacité naturelle à entraîner a créé un réseau d'amitié où " chacun en a sa part et tous l'ont tout entier ".

Dominique Belin

La nécessité de se tenir droit

Yves Fricker est décédé le vendredi 1er novembre. Cinquante-huit ans, c'est jeune. Mais si l'on sacrifie à la biographie, on dira que ces années ont été remuantes : après un diplôme de sociologie à Genève, il enseigne à l'Université de Notre-Dame, Californie, poursuit ses recherches sur la côte Est des Etats-Unis d'Amérique du Nord, travaille à Paris après l'élection de Mitterrand, revient à Genève, regagne l'Université et rame comme tant d'autres rament jusqu'à l'ordinariat.

Il était depuis 1999 président d'un Conseil de l'Université dont la mort, sous sa forme actuelle, est annoncée depuis plus d'un an. Mais il était avant tout enseignant et chercheur, c'est lui qui me demande de souligner. L'une de ses dernières interventions académiques a porté sur Montesquieu et le relativisme en sociologie, et son exposé sur le passage des "Lettres persanes" à "L'Esprit des Lois" lui a rendu l'énergie que la maladie et la thérapie conjuguées faisaient tout pour abattre. Cette vigueur n'a pas duré. On n'imagine pas ce que la présidence de la dernière séance du Conseil lui a coûté.

Il lisait alors, passionné, la correspondance des ambassadeurs de Venise à Constantinople. Passionné mais perplexe. Il tentait de saisir l'abîme séparant deux villes de quelque trois cent mille habitants, la première luttant en connaissance de cause contre une déchéance inéluctable à l'échelle de la Méditerranée, l'autre en proie à la misérable rhétorique néogestionnaire de ce qu'on s'obstine à appeler le politique (les termes ne sont pas de lui : j'interprète. Mais je ne l'entends pas protester). Démocrate - on devrait dire anarchiste, sa perplexité était grande aussi devant cette évidence : la démocratie consiste à élire ses maîtres -, il avait le sens de la tenue, un sens très pratique, quotidien, il n'aimait l'affaissement ni chez lui, ni chez les autres, que celui-ci fût physique ou moral. Disons pour faire court qu'il avait de la classe. Cette tenue était une source d'inspiration, aux antipodes, strictement, de la suffisance et du goût du pouvoir. L'autorité, sous ses formes les plus manifestes comme les plus subreptices, l'énervait.

Rien de grave ni de sombre dans cela. Yves a bu et fumé plus que de raison, ri autant qu'on peut rire, tapé du poing sur la table plus souvent qu'à son tour, quitte à passer d'une seconde à l'autre aux sujets les plus sérieux, qu'il parvenait à résumer et expliquer aux auditoires les plus réfractaires.

Le deuil est lourd, évidemment, mais là n'est pas l'essentiel. Durant les dernières années, et les derniers mois surtout, j'ai côtoyé un homme dont je réalise que le signe adressé, à d'autres comme à moi, est la nécessité de se tenir droit. De ne faire de concessions ni au pouvoir, ni à l'ennui. Pas facile. Son départ est une occasion rare, celle de se mettre au travail en ce sens. Ce qui s'impose alors, plus que la tristesse, c'est la reconnaissance.

Jean-Jacques Bonvin

Texte lu par Stéphanie Lammar, représentante des étudiants au Conseil de l'Université, lors des obsèques du professeur Yves Fricker

Cher Yves,

Aujourd'hui, les casquettes de plomb ont fondu et nous pataugeons tous.

Je vais être brève afin d'éviter les redondances chronophages et superflues qui t'exaspéraient.

Le gouffre du temps a avalé ces trois dernières années durant lesquelles tu étais président du Conseil de l'Université. Durant ces années, un sujet nous a particulièrement occupés : la Loi sur l'Université. Il y a une semaine et demie, cette loi a finalement été votée par le Grand Conseil.
Le rêve d'une participation s'est envolé ;
Avec ton départ, le Conseil de l'Université ne sera jamais plus ce qu'il était.

Cependant, comme le disait Jean d'Ormesson : " il y a quelque chose de plus fort que la mort, c'est la présence des absents dans la mémoire des vivants. "

Yves, nous garderons en mémoire ton engagement total pour l'Université. Ta détermination pour des idéaux académiques :
Tu écrivais encore récemment : " La participation des différents corps à la gestion de l'Université, l'autonomie de l'institution et la reconnaissance de la diversité des unités qui la composent ne sont pas des vœux pieux mais un impératif en regard des ambitions d'excellence que se doit de faire sienne l'Université ".
Mercredi passé tu présidais encore le Conseil de l'Université que tu souhaitais voir associé à la rédaction du Règlement d'Application de la Loi sur l'Université.

Yves, le Conseil s'engage à poursuivre tes idéaux.

Cher Yves, il nous restera de toi à jamais l'empreinte d'un homme de conviction, d'un homme d'honneur, d'un homme qui combinait avec élégance intelligence, respect de son prochain et dignité.
Mais plus encore, c'est l'image d'un homme plein de vie, souriant et riant, toujours partant pour débattre et échanger, qui subsistera. C'est l'image d'un ami.

Il nous faut maintenant prendre exemple sur ton courage inébranlable d'aller toujours de l'avant.

Tu as maintenant troqué la lourdeur des casquettes de plomb pour l'insoutenable légèreté de sandales ailées, afin d'être le conquistador de l'éternité.

Je terminerai avec ces quelques mots de Voltaire : " Ce qui touche le cœur se grave dans la mémoire ".

Ton amitié nous manque déjà.

Stéphanie Lammar

A la mémoire d'Yves Fricker


Yves Fricker est mort brusquement une nuit de la première semaine de novembre. Avec lui la sociologie européenne et l'Université de Genève perdent un savant, un chercheur, un professeur exceptionnel.

Le savant : Yves Fricker tenait de ses origines jurassiennes et de son histoire familiale une passion peu commune pour la justice sociale, la liberté de pensée et la solidarité entre les nations. Contrairement à sa sœur Odile, qui avait été conseillère d'Etat (ministre) à Délémont et qui reste la figure de proue de la gauche de combat de la République et canton du Jura, Yves avait toujours refusé une affiliation "partitaire". Ses armes étaient la parole du professeur, la plume de l'auteur. Et quelles armes! De tous ses articles d'intervention, études savantes et livres je ne citerai qu'un seul: Helvétia au miroir (Genève, 1996). Des centaines de livres ont paru ces vingt dernières années sur la très complexe, énigmatique, contradictoire identité collective de notre pays, de notre peuple. Aucun n'égale en subtilité, en intelligence profonde, en intuitions fulgurantes Helvétia au miroir. Yves Fricker y montre la tension presque insurmontable entre le cynisme marchand, la férocité "accumulative", l'égoïsme national d'une part, les profondes valeurs de générosité, d'accueil, de solidarité habitant l'âme helvétique, de l'autre.

Yves Fricker donnait son temps de vie aux autres. Jusqu'aux limites de l'épuisement, avec générosité. Au moment de sa mort, il dirigeait le Département de sociologie, il siégeait au conseil décanal. De sa personnalité intransigeante et subtile à la fois, il a marqué les travaux du Conseil de l'Université qu'il présidait.

Yves Fricker était un être lumineux, ironique, fin, constamment attentif aux autres. Nous perdons un ami inoubliable.

A sa compagne de combat et de bonheur, Ghita, à sa famille - sa mère, sa sœur - j'exprime ma profonde et respectueuse sympathie.

Jean Ziegler

15 novembre 2002
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