2010

Quand la science croise l’exil et le miracle

Les développements scientifiques ont toujours été liés au contexte historique de leur temps. Les préjugés culturels d’une époque favorisent telle ou telle avancée plutôt que telle autre. Et, inversement, les découvertes scientifiques marquent, de manière parfois décisive, la tournure des événements historiques. Rarement, toutefois, ces liens entre science et histoire n’ont pris un visage aussi dramatique que durant le XXe siècle qui vient de s’achever.

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En relatant l’histoire des Nobel juifs de chimie au XXe siècle dans son dernier livre, le physicien Isaac Benguigui, qui enseigne l’histoire des sciences à l’UNIGE, conduit ses lecteurs sur un terrain contrasté, fait de découvertes géniales, d’exils, de persécutions et de brusques retournements de l’histoire. Il en va ainsi du parcours de Fritz Haber, lauréat du Prix Nobel en 1918, chimiste brillant, mais aussi inventeur du gaz ypérite de sinistre mémoire, et à ce titre accusé d’être responsable de la mort de dizaines de milliers de soldats durant la Première Guerre mondiale, ce qui lui vaudra de figurer sur la liste des criminels de guerre établie par les Alliés à la fin du conflit.

Particulièrement épique fut également le destin d’Ilya Prigogine, chimiste d’origine russe établit en Belgique, recherché et arrêté par la Gestapo durant la Seconde Guerre mondiale; arrestation qui incita ses amis à organiser une expédition éclair dans son appartement de Bruxelles, afin d’y récupérer le manuscrit de son futur «Traité de thermodynamique», l’ouvrage qui devait le faire connaître comme un savant majeur du XXe siècle. Ou encore l’étrange destin de Walter Kohn, enfant rescapé de la barbarie nazie, fin latiniste, attiré par les mathématiques, avant de devenir physicien et finalement d’obtenir le Prix Nobel de chimie en 1998.

«Comme tous les exilés, ces savants juifs ont été écartelés entre le pays qu’ils ont quitté et le pays qui les accueille. Ils sont déchirés entre deux émotions, deux cultures, deux angoisses, deux désirs», résume Isaac Benguigui dans son introduction, ajoutant: «A la douleur de cette séparation et de ce déracinement s’ajoute l’urgence d’un dépassement de soi-même qui s’exprime par une volonté surhumaine de s’adapter à un monde nouveau dans un contexte souvent hostile, angoissant, inhabituel et incertain.»

A travers cette série de vingt-trois portraits de savants, Isaac Benquigui dresse également un tableau accessible du développement scientifique au XXe siècle. Il y montre notamment l’inextricable imbrication des disciplines scientifiques les unes dans les autres. De même que le rôle joué par la chance et le hasard des rencontres dans le destin de ces hommes qui ont marqué l’histoire scientifique et l’histoire tout court.

Isaac Benguigui a publié une dizaine d’ouvrages dans le domaine de l’histoire des sciences. Il est notamment l’auteur de «Genève et ses savants: physiciens, mathématiciens et chimistes aux XVIIIe et XIXe siècles» et de «Les juifs et la science - La quête du savoir au XXe siècle». D’origine juive marocaine, il s’établit dans les années 1960 à Genève, avec en poche un simple CFC d’électricien. Il exerce plusieurs métiers, avant d’entreprendre des études de physique aux Université de Genève, puis de Berkeley, qui le conduiront au doctorat. Un parcours hors du commun qui explique son attrait pour la biographie des savants.


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Isaac Benguigui, «Les Nobel juifs de chimie. Le partage du savoir au XXe siècle», Ed. Slatkine, Genève, 2010.

15 octobre 2010
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