Campus n°148

Humains et animaux : La double peine des morsures de serpent

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Au Népal et au Cameroun, Le projet Snake-Byte montre que les morsures de serpent représentent un fardeau non seulement pour la santé des habitants mais aussi pour celle des animaux domestiques dont les populations subissent des pertes très importantes. Des résultats qui militent pour que cette problématique soit traitée selon l’approche dite « One Health ».

Glissant subrepticement dans les prés et les cultures ou pénétrant de nuit dans les logements, des serpents comme le cobra et le bongare sont la hantise des paysans du Teraï népalais. Dans cette plaine agricole qui occupe toute la bande sud du pays, les morsures de ces reptiles font plus de 30 000 victimes et causent quelque 3000 décès par année. Mais ce n’est pas tout. Les serpents venimeux mordent presque autant de vaches, de chèvres et de volailles (32 000 têtes par an), signant, dans près de 90% des cas, l’arrêt de mort de l’animal, souvent l’unique (ou presque) source de revenu d’un foyer. Basés sur une enquête de terrain minutieuse, ces chiffres proviennent du projet Snake-Byte financé par le Fonds national suisse. Cette vaste étude épidémiologique, médicale, vétérinaire et économique est dirigée depuis 2018 par François Chappuis, professeur au Département de santé et médecine communautaires (Faculté de médecine) et Nicolas Ray, professeur associé à l’Institut de santé globale. Présentée dans deux articles parus dans The Lancet Global Health du mois de mars, elle quantifie pour la première fois précisément le fardeau aussi bien médical qu’économique que fait peser ce problème de santé publique sur les communautés du Teraï – une étude menée en parallèle au Cameroun doit également être publiée dans les mois qui viennent. Ce fardeau important justifierait, estiment les auteurs des articles, que le thème des morsures de serpent soit pris en charge selon une approche dite One Health (une seule santé).
« Le concept de One Health désigne une approche transdisciplinaire et intersectorielle (monde académique, société civile, etc.) d’un problème de santé publique qui intègre en même temps les dimensions humaine, animale et environnementale, précise Rafael Ruiz de Castañeda, chercheur à l’Institut de santé globale et coauteur des deux articles. Si on veut mieux comprendre et être efficace contre une maladie complexe comme l’envenimation par morsure de serpent, tout en économisant les ressources, on se rend compte que l’on ne peut pas séparer ces trois aspects. »
À l’origine, dans les années 1960, l’approche One Health a été pensée pour les maladies infectieuses, un grand nombre d’entre elles étant justement d’origine animale (comme la rage, la brucellose et plus récemment le sida, Ébola et même le Covid-19) et souvent en lien avec l’emprise grandissante de l’être humain sur son environnement. L’équipe genevoise pluridisciplinaire de Snake-Byte est la première à appliquer l’approche One Health à une maladie non infectieuse.

Les années perdues Dans le premier papier paru dans The Lancet Global Health, Sara Babo Martins, la première auteure qui vient de terminer un séjour postdoctoral à l’Institut de santé globale, calcule ainsi une grandeur aujourd’hui largement utilisée par les spécialistes de la santé publique pour comparer les maladies et qui s’exprime en DALY (Disability-adjusted Life Years). Cette unité de mesure désigne la somme des années perdues à cause d’une mortalité prématurée et d’un handicap consécutif, en l’occurrence, à une morsure de serpent. Autrement dit, pour le Teraï, qui concentre plus de la moitié de la population népalaise, le fardeau dû à l’envenimation par les reptiles atteint ainsi 203 660 années perdues (que l’on peut convertir en 1895 années perdues pour 100 000 personnes ou encore en 5,4 par morsure).
« Ce chiffre est 14 fois plus élevé que celui estimé en 2019 pour le Népal par l’Institute for Health Metrics and Evaluation, un institut basé aux États-Unis qui publie chaque année des statistiques sur la mortalité et la morbidité à l’échelle mondiale, précise Sara Babo Martins. La mortalité élevée constatée dans notre étude chez les femmes et les filles de 5 à 14 ans explique en grande partie ces résultats. »
L’impact des morsures de serpent sur les animaux domestiques, quant à lui, n’avait jusque-là jamais été évalué. La littérature scientifique contient bien quelques études sur des espèces de compagnie comme les chiens, les chats et les chevaux mais guère plus. Pourtant, au Népal comme au Cameroun, près de 80% des fermiers possèdent quelques animaux domestiques, essentiellement des vaches, des chèvres ou des volailles. « Ils se font mordre aussi souvent que l’être humain mais le taux de mortalité est beaucoup plus élevé, argumente Isabelle Bolon, chercheuse à l’Institut de santé globale, et coauteure des études. Environ 80% des vaches ou des buffles, 90% des chèvres et presque 100% des volailles meurent après une envenimation. Les anti-venins sont chers et pas facilement disponibles. Ils ne sont quasiment jamais administrés aux animaux. »
Les pertes en termes de moyens d’existence (incluant les dépenses de santé, les pertes de productivité dues aux jours d’arrêt de travail et les pertes dues à la mortalité des animaux domestiques et aux coûts de traitement) avoisinent 2,8 millions de dollars annuels. Près de 60% de cette somme sont liés aux animaux domestiques victimes de morsures. En d’autres termes, un foyer touché par l’envenimation (de ses membres humains et animaux confondus) accuse une perte médiane annuelle de 160 dollars tandis que son revenu annuel moyen n’est que de 3000 dollars.
« Ces résultats fournissent des preuves supplémentaires que la morsure de serpent peut entraîner une crise économique pour les ménages concernés et alimenter le cercle vicieux de la pauvreté lié aux maladies tropicales négligées, ajoute Sara Babo Martins. Ils constituent donc un argument solide en faveur de la nécessité d’une perspective One Health pour les morsures de serpent. Notre étude montre aussi à quel point il est important d’obtenir des données primaires, c’est-à-dire auprès des ménages et des victimes elles-mêmes. »

Randomisé par grappes

Toutes ces analyses se basent en effet sur la principale partie du projet Snake-Byte, à savoir les données fournies par l’étude épidémiologique « randomisée en grappes » basée sur les communautés (multicluster random survey) qui a été menée conjointement au Népal et au Cameroun entre 2018 et 2019. La conception novatrice de cette approche a d’ailleurs fait l’objet d’un article entier paru le 12 février 2021 dans PLoS Neglected Tropical Diseases. L’idée consiste à sélectionner aléatoirement des villages puis, dans un deuxième temps, à choisir des foyers tout aussi aléatoirement à l’intérieur de chacun de ces bourgs. Ensuite, des enquêteurs locaux formés sur place font du porte-à-porte et soumettent un long questionnaire aux habitants afin de récolter toutes les informations socio-économiques et sanitaires nécessaires à l’étude (santé humaine, santé des animaux, situation économique, etc.). Cette manière de procéder réduit l’hétérogénéité des populations tout en augmentant la représentativité des échantillons.
« Nous savons par expérience que si nous nous contentons des statistiques hospitalières, nous perdons environ 80% des morsures, explique François Chappuis. De nombreuses personnes ne vont pas aux centres de soins, préférant consulter un spécialiste de médecine traditionnelle. D’autres n’ont pas le temps de s’y rendre car ils décèdent au village même ou durant le transport. C’est pourquoi nous avons développé une approche communautaire. En extrapolant ensuite à toute la région du Teraï nos mesures recueillies sur un échantillon représentatif et homogène, nous avons obtenu l’image la plus fidèle possible de la situation. »
Comme le précise le deuxième article de The Lancet Global Health, au Népal, ce ne sont pas moins de 13 879 ménages, soit 63 454 individus, dans 249 villages répartis sur tout le Teraï (à l’exclusion des zones urbaines) qui ont ainsi reçu une visite en 2018 et 2019 de la part des enquêteurs. Parmi les personnes interrogées, 166 ont été mordues durant les douze derniers mois, dont 7,8% ont trouvé la mort. Ce qui en fait la maladie tropicale négligée la plus mortelle au Népal.
« Nous avons mesuré une incidence et une mortalité de respectivement 251 cas et 22 morts pour 100 000 habitants, précise Gabriel Alcoba, médecin adjoint au Service de médecine tropicale et humanitaire des Hôpitaux universitaires de Genève et premier auteur de cet article. Ce sont des chiffres très élevés. Ils viennent combler un vide car, jusqu’à présent, nous n’avions que des données parcellaires, ne concernant que certaines zones très localisées dans l’est du Teraï. Aujourd’hui, nous avons une information couvrant toute la région et très détaillée, jusque dans l’incidence des complications aiguës et chroniques (comme les handicaps physiques et les séquelles psychologiques). »
Pour mener à bien cette partie de l’étude, Gabriel Alcoba s’est rendu sur place, aussi bien au Népal qu’au Cameroun, afin d’expliquer la méthodologie de Snake-Byte au Ministère de la santé et aux partenaires, et de participer à la formation des enquêteurs et des enquêtrices. « Le travail n’a pas été facile, se souvient-il. Nous avons heureusement pu nous appuyer sur des photos aériennes localisant chaque logement que nous avions sélectionné. Ayant en main les coordonnées GPS de chaque foyer, les enquêteurs ont perdu moins de temps à les retrouver sur le terrain. »
Ces informations géospatiales ont été fournies au préalable par Carlos Ochoa, doctorant dans le groupe GeoHealth dirigé par Nicolas Ray et qui développe des approches géospatiales appliquées à la santé. Ce groupe finalise d’ailleurs une cartographie montrant la facilité – ou la difficulté – d’accès aux soins de chaque village du Teraï en termes de temps de transport (lire aussi l’encadré ci-dessous). À cela s’ajoutent les cartes par région des incidences et des mortalités dues aux morsures de serpent ainsi que l’identification des facteurs de risque tels que la taille du foyer, la densité de population ou encore l’absence de latrines qui, en général, sont tous corrélés à une plus grande pauvreté. L’ensemble devrait fournir aux autorités sanitaires népalaises toutes les informations nécessaires pour mieux cibler leurs actions telles qu’un meilleur déploiement des anti-venins et des moyens d’assistance respiratoire.


Anton Vos

 

Les motards du teraï qui sauvent des vies


L’Université de Genève, par le biais de François Chappuis, professeur au Département santé et médecine communautaires (Faculté de médecine), collabore depuis vingt-trois ans avec le BP Koirala Institute of Health Sciences de Dharan, au Népal, sur la problématique de santé publique des morsures de serpent et d’autres maladies tropicales négligées.
L’un des projets mis en place dans ce pays est un réseau de volontaires à moto chargés de véhiculer les blessés le plus rapidement possible au centre de soins le plus proche (lire aussi Campus n° 116). Un projet qui est toujours actif, bien que limité pour l’instant à une région de l’est du pays.
Le venin d’un cobra ou d’un bongare contient des neurotoxiques qui paralysent le système nerveux. En moins d’une heure, il peut entraîner un arrêt respiratoire. La seule façon d’éviter cette issue fatale est de transporter dans les plus brefs délais la victime dans un centre de traitement disposant de moyens d’assistance respiratoire et de sérum antivenin.
Le problème, c’est que la plupart des villages de la région du Teraï sont isolés des structures médicales et desservis par un réseau routier praticable uniquement à pied, à dos d’âne ou à deux-roues. Mais, des motos, il y en a au moins une dans chaque village. D’où l’idée de faire appel à leurs propriétaires. En collaboration avec la Croix-Rouge népalaise, les médecins genevois ont donc mis sur pied un système de volontaires disponibles 24h sur 24, grâce à un système de garde.
Ils ont pour mission de transporter à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit les victimes de morsures de serpent vers un hôpital.
D’abord menée à titre pilote dans quatre villages, l’expérience a un impact énorme sur la mortalité liée à ces incidents, qui subit une réduction de pratiquement 90%. Toujours coordonné par la Croix-Rouge népalaise, qui prend notamment en charge le remboursement des frais de carburant des volontaires à moto, le programme touche actuellement un bassin de population d’environ 300 000 personnes dans l’est du Teraï.