Campus n°150

L’intelligence artificielle au chevet de l’autisme

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Un nouvel outil développé à Genève permet de poser un diagnostic précoce et de proposer une intervention intensive de deux ans grâce à laquelle trois quarts des enfants nés avec autisme intègrent une scolarité normale dès l’âge de 5 ans.

Les parents inquiets de savoir si leur enfant de 2 ou 3 ans est atteint d’un trouble du spectre autistique (TSA) pourraient peut-être bientôt en avoir le cœur net rien qu’en faisant analyser, via une application sur téléphone mobile, une simple petite vidéo de leur progéniture enregistrée à la maison. C’est la perspective que laisse entrevoir une étude parue le 23 juillet dans Scientific Reports et réalisée par l’équipe de Marie Schaer, professeure associée au Département de psychiatrie (Faculté de médecine) et membre du Pôle de recherche national Synapsy en collaboration avec Thomas Maillart, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté d’économie et de management. Le taux de réussite atteint pour l’instant 80 % alors que ce nouvel outil informatique n’est qu’un prototype servant à établir une preuve de concept et que les possibilités de perfectionnement sont donc importantes.
La technique mise en œuvre exploite un enregistrement vidéo de quelques minutes d’un enfant interagissant librement (et sans capteurs de mouvement) avec un adulte au cours d’une séance de jeu. À des fins pratiques et d’anonymat, un logiciel spécial efface tous les éléments du décor ainsi que l’apparence des protagonistes pour ne conserver que leur squelette sous la forme de bâtonnets qui se meuvent dans un espace vide. Ensuite, un algorithme basé sur une intelligence artificielle (IA) passe tous les gestes en revue. Grâce à l’entraînement qu’il a reçu au préalable, le logiciel produit alors un diagnostic.
Cette tâche est rendue possible par le fait que les personnes avec autisme ont des difficultés avec les interactions sociales et en particulier avec la communication non sverbale comme le fait de regarder son interlocuteur, de pointer des objets du doigt, de s’intéresser à ce qui les entoure, etc. Un certain nombre de leurs gestes diffèrent donc sur ce plan de ceux des enfants sans autisme.
« Dans le cadre de l’étude, pour mettre au point l’IA, nous lui avons fourni une soixantaine d’heures d’enregistrements en indiquant à chaque fois si l’enfant dans la vidéo est ou non atteint d’un TSA, explique Marie Schaer. Fort de ce savoir, le logiciel a ensuite analysé plus de cent soixante heures de nouveaux enregistrements et indiqué si, selon lui, les enfants entrent dans l’une ou l’autre des catégories. Contrairement à ce qui s’est fait dans ce domaine ces dernières années, notre IA ne se concentre pas sur un comportement autistique en particulier mais analyse de manière globale tous les gestes de l’enfant. »

Pas de faux espoirs

Si la technique genevoise a donné la preuve de son fonctionnement, ses performances ne sont toutefois pas encore totalement satisfaisantes. Les 20 % d’erreurs que commet encore l’IA sont essentiellement des cas d’enfants autistes qu’elle ne parvient pas à détecter et qui passent à travers les mailles de son filet pour des raisons qui restent encore à trouver. Les concepteurs et conceptrices de l’outil diagnostique souhaitent donc réduire le risque de donner de faux espoirs aux parents.
Pour y parvenir, ils ont refait l’expérience mais en se basant sur la bande audio des enregistrements vidéo. L’IA, cette fois-ci, a été nourrie avec les mots produits par l’enfant – s’il y en a –, des sons répétitifs et les échanges avec l’adulte. Là encore, le taux de réussite de la machine dans la pose du diagnostic est bon mais ne dépasse pas les 80 %. Une première tentative de combinaison des deux méthodes n’a, elle non plus, pas permis d’améliorer la performance. Pour l’instant. Les scientifiques réfléchissent donc à un certain nombre d’autres solutions afin de perfectionner leur outil, notamment en aidant l’IA avec des informations supplémentaires ou à la meilleure manière de combiner le son et l’image.
« Cela dit, l’analyse des principaux indices sur lesquels se base l’IA pour produire son diagnostic peut déjà nous être très utile, souligne Marie Schaer. On peut les exploiter, par exemple, pour enseigner aux futurs cliniciens quels symptômes sont les plus utiles à observer pour poser un diagnostic. »
Le jour où il sera suffisamment performant, le logiciel bénéficiera probablement surtout aux familles des enfants avec autisme. Car le problème aujourd’hui, c’est qu’entre le moment où les parents commencent à s’inquiéter et celui où un diagnostic est effectivement posé, il s’écoule facilement un an. Plusieurs mois sont souvent perdus parce que l’entourage et même parfois le pédiatre minimisent le problème. Selon où la famille habite, plusieurs mois peuvent aussi être nécessaires avant d’obtenir un rendez-vous chez un spécialiste.
« Un outil reconnu par la communauté médicale permettant de faire soi-même facilement et rapidement un dépistage à la maison ouvrira plus facilement les portes de la consultation spécialisée et fera gagner un temps précieux, estime Marie Schaer. Car, avec l’autisme, chaque année compte. »

Quatre heures par jour

La chercheuse est bien placée pour le savoir car elle et son équipe viennent de publier le 22 juin 2022 dans Frontiers in Psychiatry une étude, soutenue par la Fondation Pôle autisme, qui montre l’importance d’un dépistage précoce des TSA et, surtout, l’efficacité d’une forme d’intervention dès l’âge de 2 ans, une méthode qu’ils ont adoptée et perfectionnée à Genève. Dite de Denver, celle-ci n’est appliquée que depuis une décennie environ.
La procédure est intensive. Elle dure deux ans, à raison de quatre heures par jours, cinq jours par semaine. Un professionnel (psychologue, éducateur, logopédiste…) suit l’enfant, quasiment toujours seul à seul, et joue avec lui en étant très attentif à tous les aspects de la communication non verbale et en essayant chaque fois que c’est possible de les renforcer. C’est un peu comme si l’enfant avec autisme n’avait pas reçu le mode d’emploi à la naissance des interactions sociales et de leur importance. Il bénéficie avec cette intervention d’un cours de rattrapage de premier ordre.
« Cette intervention ne vise pas à corriger les symptômes de l’autisme mais à pallier les difficultés cognitives qu’ils entraînent, explique Marie Schaer. Son objectif est de fournir à l’enfant avec autisme les outils de communication dont il est dépourvu. Car sans eux, il rate les opportunités d’apprentissage et risque d’accumuler assez vite un retard de développement. Ce dernier devient parfois si important que l’enfant présente, après l’âge de 5 ans, une déficience intellectuelle. Par ailleurs, un enfant qui n’arrive pas à comprendre son entourage ni à se faire comprendre développe souvent une frustration qui, dans les cas graves, se traduit par une violence envers soi-même ou les autres qui, à son tour, justifie un placement dans des institutions spécialisées et un traitement médicamenteux. »

Moins de crises

Les résultats sont spectaculaires : les enfants avec autisme gagnent en moyenne 20 points de QI, ce qui permet à la plupart d’entre eux de sortir de la zone de « déficience intellectuelle » et de suivre une scolarité normale. Il n’y a que 27 % des participants à l’étude qui ont quand même dû intégrer une institution spécialisée (contre 75 % sans intervention à Genève). Mais même pour ces enfants qui ont moins progressé sur le plan cognitif, les auteurs précisent avoir observé des améliorations dans la fonctionnalité au quotidien. Ils ont moins de crises et n’ont pas eu besoin de médicaments neuroleptiques pour contrôler d’éventuels comportements problématiques.
Une autre manière de mesurer les effets de l’intervention consiste à utiliser la technique du suivi visuel (eye tracking) mise au point par l’équipe genevoise et qui permet de voir le monde à travers les yeux des enfants. L’expérience consiste à leur montrer une vidéo tandis qu’un petit dispositif en bas de l’écran émet de la lumière infrarouge qui se reflète sur leur cornée et permet de suivre la direction de leur regard sans qu’ils s’en aperçoivent.
Des études précédentes ont révélé que les enfants avec autisme ont tendance à faire vagabonder leur regard un peu partout ou à se focaliser sur des points d’intérêt atypiques tandis que ceux sans autisme se concentrent toujours sur les visages ou les interactions sociales. Vers l’âge de 2 ans, l’écart entre les deux groupes n’est pas très grand mais au cours des quelques années qui suivent, il se creuse de plus en plus.
Des résultats préliminaires obtenus par l’équipe montrent que les enfants avec autisme bénéficiant de l’intervention parviennent à réduire cet écart de manière très significative.
« L’intervention offre le coup de pouce nécessaire aux trois quarts des enfants avec TSA pour les remettre sur les rails d’un apprentissage typique, résume Marie Schaer. Le suivi dont ils ont besoin après cela est beaucoup plus léger. »
Le coût de l’intervention est important : entre 100 000 et 120 000 francs par an et par enfant. Mais les économies sur le long terme sont encore plus considérables. Selon les auteurs et autrices de l’étude qui ont réalisé une estimation chiffrée, pour les enfants qui peuvent intégrer la scolarité normale, l’investissement est amorti en deux ou trois ans (la scolarité spécialisée coûte tout de même jusqu’à 70 000 par an, sans parler du besoin d’une rente à vie de l’assurance invalidité qui peut survenir à l’âge adulte pour certains d’entre eux). Pour les profils les plus sévères, cette durée s’allonge à cinq ou six ans. Dans tous les cas, les coûts de l’intervention précoce intensive sont remboursés avant l’adolescence. Mais ceux qui en tirent le plus de bénéfices, ce sont les familles et, surtout, les enfants eux-mêmes. Sur le plan humain, les progrès de ces enfants n’ont pas de prix.

Un spectre de plus en plus large

Le nombre d’enfants avec autisme ne cesse d’augmenter. Il y a 10 ans, 1 enfant sur 110 naissait avec un trouble du spectre autistique. Aujourd’hui, c’est 1 sur 44. Cette hausse trouve des explications techniques : le diagnostic s’est amélioré mais il s’est aussi élargi avec l’adoption du concept de « spectre autistique », dans lequel de plus en plus d’enfants sont catégorisés. Mais il y a aussi des causes environnementales. L’âge des parents au moment de la conception en est un. Faire un enfant à 35 ans, ce qui est la moyenne à Genève pour le premier bébé, c’est courir le risque de transmettre à sa descendance du matériel génétique qui a eu davantage le temps d’accumuler des mutations qu’à 20 ans. Et l’autisme, justement, a une forte composante génétique. La procréation médicalement assistée semble aussi participer à cette hausse du risque d’autisme ainsi que l’amélioration des soins périnataux qui permet une meilleure survie d’enfants grands prématurés pouvant présenter des troubles du développement par la suite. Finalement, le rôle de facteurs environnementaux, comme les pesticides, les perturbateurs endocriniens, ou encore le cannabis, commence à être de plus en plus admis.