Campus n°151

«L’affaire Henny»: complément d’enquête

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Le 8 décembre 1936, l’avion qui ramène le délégué du CICR en poste à Madrid sur les rives du Léman est abattu. Cette attaque visait-elle à réduire au silence le témoin d’un des épisodes les plus noirs de l’histoire de la République espagnole ? L’historien Sébastien Farré a mené l’enquête.

Entre le 7 novembre et le 4 décembre 1936, alors que les troupes franquistes s’apprêtent à assiéger Madrid, des milliers de prisonniers détenus dans les prisons de la ville sont chargés dans des bus par les milices républicaines pour être transférés vers la commune voisine d’Alcalá de Henares. Près de 2500 d’entre eux n’arriveront jamais à destination. Exécutés en route, ils finiront leur chemin dans des fosses communes improvisées creusées aux environs de la localité de Paracuellos del Jarama.
Avec l’appui de diplomates étrangers (l’Allemand Schlayer, consul honoraire de Norvège et le chargé d’affaires argentin Pérez Quesada) ainsi que de son adjoint Andrés de Vizcaya, le Genevois Georges Henny, délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Espagne, s’efforce de documenter au mieux cet épisode qui compte parmi les plus sombres de l’histoire du camp républicain pendant la guerre d’Espagne. Il se rend dans les prisons concernées, dresse des listes, recherche les noms des disparus et rédige un rapport à destination du siège de Genève.
Mais le 8 décembre, le Potez 54 affrété par le gouvernement français qui est censé le ramener sur les rives du Léman est abattu en vol une quarantaine de minutes après son décollage. Le pilote parvient malgré tout à poser l’appareil en rase campagne aux abords du village de Pastrana. À l’intérieur, on relève plusieurs blessés, dont Henny, frappé à la jambe par une balle de mitrailleuse.
Qui était la cible de cet attentat, quel en a été le motif et quels en furent les commanditaires? Pour répondre à ces interrogations longtemps restées sans réponse, Sébastien Farré, directeur exécutif de la Maison de l’histoire, a mené l’enquête. Ses résultats viennent d’être publiés dans un ouvrage aux faux airs de roman d’espionnage dans lequel l’historien reconsidère également le rôle joué par le CICR dans ce conflit qui, à bien des égards, préfigure la gigantesque conflagration qui opposera à partir de 1939 les puissances totalitaires aux forces démocratiques.
«Georges Henny est un personnage qui a été totalement oublié par le CICR mais qui est très présent chez les historiens proches du franquisme, explique Sébastien Farré. C’est cette tension entre le silence de l’institution à son propos et la place qu’il occupe dans l’historiographie espagnole qui est le point de départ de cet ouvrage.» Un travail qu’il a conduit à la manière d’un enquêteur de police, en posant des questions et des hypothèses et en s’appuyant sur le travail de ses collègues espagnols pour confirmer ou infirmer telle ou telle piste.
Né à Genève le 10 avril 1907, Georges Henny étudie la médecine à l’UNIGE avant d’intégrer l’Hôpital cantonal en tant qu’interne, poste qu’il occupe lorsque débute la guerre d’Espagne. Également premier lieutenant de la compagnie sanitaire de montagne III/11 dans l’armée suisse, il exercera son métier au Grand-Lancy une fois revenu en Suisse, avant de s’éteindre, en étant resté célibataire et sans descendance, au mois de janvier 1991.
Recruté par le CICR, il s’envole pour l’Espagne le 15 septembre 1936 après une formation des plus sommaires qui se réduit probablement à une série d’échanges avec le secrétariat du CICR et Marcel Junod, responsable des opérations de l’institution en territoire espagnol.
Fidèle à la politique de neutralité intégrale adoptée par le Conseil fédéral et soucieux de couper l’herbe sous le pied à la forte mobilisation du mouvement ouvrier en faveur de la république, le Comité international s’est fixé trois priorités dans son action sur place : la transmission de secours médicaux, la mise sur pied d’une agence de renseignement pour les personnes incarcérées ou disparues et la négociation d’échange d’otages.
«À l’exemple des autres délégués en Espagne, Henny n’exerce pas sa profession de médecin lors de sa mission et il n’a pas le mandat de coordonner les initiatives sanitaires sur le terrain ou de dresser un bilan de la situation humanitaire d’un pays qu’il découvre progressivement, complète Sébastien Farré. En revanche, il fait partie intégrante du réseau des représentants diplomatiques étrangers, dont il partage le regard sur la situation révolutionnaire à Madrid et avec lesquels il collabore étroitement sur le terrain. Son statut de délégué du CICR lui permet de jouer un rôle complémentaire aux différentes initiatives menées par les représentants étrangers pour la protection des asilés et des prisonniers proches du camp nationaliste.»

Henny se trouve ainsi aux premières loges lorsque débute l’évacuation, dans la capitale, de la Prison modèle, ainsi que de celles de Porlier et de San Antón. Avec l’appui de Schlayer et de Pérez Quesada, mais aussi des directeurs et des gardiens de ces établissements, son adjoint et lui-même parviennent à établir 24 listes énumérant les noms de prisonniers détenus dans les geôles madrilènes. S’y ajoute un rapport daté du 24 novembre 1936 dans lequel Henny mentionne la découverte d’un charnier à Soto de Aldovea dans la municipalité de Torrejón de Ardoz, commune voisine de Paracuellos del Jarama. Un site duquel plus de 400 corps furent exhumés à la fin de la guerre pour être transportés à Paracuellos.
Est-ce parce qu’il en savait trop que l’avion qui le ramenait à Genève a fait l’objet d’une attaque ? Pour répondre à cette interrogation, il faut en premier lieu déterminer si Henny était bel et bien la principale cible de cet attentat.
Le délégué du CICR ne voyage en effet pas seul. À bord du Potez 54 se trouvent également, outre le pilote et le radiotélégraphiste, deux enfants issus d’une famille aristocratique, Dolores et Carlota Cabello Sánchez Pleites, ainsi que deux journalistes français: André Château de l’agence Havas et Louis Delaprée de Paris-Soir.
Or ce dernier, qui succombera à ses blessures quelques jours après l’attaque, est à l’époque bien plus connu que Georges Henny. «Prestigieux journaliste, reconnu pour son impartialité, Delaprée représente pour les Républicains une voix essentielle pour renverser, en France, l’opinion favorable à la non-­intervention et pour susciter l’empathie pour la cause républicaine, remarque Sébastien Farré. Ses chroniques publiées par le quotidien populaire Paris-Soir, meilleur tirage des médias francophones, et par le journal pacifiste Marianne, participent à la transformation de l’image de la République dans l’opinion et à la création du mythe de Madrid, ville martyre et héroïque en lutte contre le fascisme.»
De plus, comme le note l’historien, si c’est Henny qui était visé pourquoi tenter une opération aussi risquée contre un appareil battant pavillon français, plutôt que de l’éliminer à Madrid avant son départ?
Reste qu’Emmanuel Neuville, le consul français à Madrid, est, de son côté, certain que l’objectif de cette attaque était bien d’éviter que le délégué du CICR puisse transmettre les preuves documentaires des exécutions menées par les milices sur le territoire républicain. Un avis que partage le chargé d’affaires helvétique à Madrid, Émile Fontanel, pour qui «il est évident que le Dr Henny en savait trop long et que ses déclarations au Comité international de Genève n’eussent guère été favorables à la cause du régime.»
Même si la thèse semble crédible, elle s’accorde mal, selon Sébastien Farré, avec la réalité des faits et le contexte international de ce mois de décembre 1936. En premier lieu, parce que le rapport d’Henny a été transmis par voie diplomatique et qu’il est arrivé à Genève avant le 8 décembre, ce que ses assaillants auraient, il est vrai, pu ignorer. Ensuite et surtout parce que la Suisse, qui pratique alors une politique de neutralité intégrale, n’est plus membre de la Société des Nations et ne peut donc saisir son Conseil. Mener campagne contre le gouvernement républicain conduirait par ailleurs le CICR à aller à l’encontre de ses objectifs et de ses principes de fonctionnement.
Au sein de la communauté internationale, l’atmosphère est en outre plutôt favorable à l’apaisement, l’objectif étant alors d’éviter de nouvelles crispations entre le bloc des États démocratiques et les puissances révisionnistes de l’ordre international issu de Versailles.
Quant aux Soviétiques, ils auraient été mal inspirés d’organiser l’attaque d’un avion français au moment même où ils s’efforçaient d’opérer un rapprochement avec les démocraties et en particulier avec la France.
C’est compter sans un détail oublié dans les archives du CICR et sur lequel Sébastien Farré a mis la main : la balle retirée de la jambe de Henny. L’évaluation du projectile effectuée par un collaborateur de l’Institut de médecine légale de Lausanne à la demande du chercheur genevois ne laisse en effet pas de place au doute.
La taille et la masse de cette munition sont compatibles avec le calibre 7,62 X 54R utilisé, entre autres, par les mitrailleuses des chasseurs Polikarpov soviétiques. Sur sa surface, il est par ailleurs possible de distinguer quatre impressions de champ tournant à droite, qui correspondent à ce type de mitrailleuse. Enfin, la présence d’un revêtement ferromagnétique est caractéristique des munitions fabriquées dans les pays de l’Est.

Henny était-il un espion au service de l’Allemagne ou de l’Espagne rebelle ? Transportait-il des documents relatifs à la défense de Madrid avec la complicité de l’ambassade fraçaise ou s’agit-il plus prosaïquement d’un simple accident ?
Sans pouvoir totalement exclure la première hypothèse, Sébastien Farré penche plutôt pour la seconde. Pour cela, il s’appuie notamment sur le témoignage d’un certain Andrés García La Calle qui est le premier pilote espagnol à avoir intégré l’escadrille soviétique dirigée par Pavel Rychagov, qui commandera les forces aériennes soviétiques de manière éphémère entre août 1940 et avril 1941 avant d’être exécuté lors d’une purge quelques mois plus tard. Selon Lacalle, un des pilotes de cette escadrille en vol au moment de l’attaque aurait fait feu en riposte à des reflets du soleil sur la carlingue de l’avion de l’ambassade française qui auraient créé l’illusion de tirs depuis sa tourelle. Et si l’avion transportait effectivement des informations militaires sur la défense de la capitale, rien n’indique à ce jour que le pilote qui a abattu l’avion dans lequel il se trouvait en ait été informé.
«Georges Henny a mis fin à sa collaboration avec le CICR après son retour à Genève, conclut Sébastien Farré. Et son rôle précis dans la capitale espagnole reste encore très difficile à documenter. Il n’y a pas d’indices solides de sa participation à des activités d’espionnage ou à des évacuations clandestines. Cependant, son action s’est principalement concentrée sur les personnes menacées par les milices républicaines. On peut dès lors se demander si son activité a été fidèle à l’engagement de neutralité et d’impartialité de l’organisation humanitaire. Henny a, par ailleurs, régulièrement pris des risques
personnels, ce qui témoigne d’un certain courage, mais il a aussi opéré sans respecter les appels à la prudence du siège de Genève. En d’autres termes, il a composé, comme les autres délégués, avec l’improvisation et avec l’amateurisme qui caractérisent l’action du CICR en Espagne durant les premiers mois de la guerre.»

Vincent Monnet

Le CICR en Espagne: un bilan mitigé

En parallèle à l’enquête qu’il a consacrée au délégué Georges Henny, Sébastien Farré s’est efforcé de reconsidérer l’action du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) durant les premiers mois de la guerre d’Espagne. Se démarquant des récits hagiographiques calqués sur le récit du délégué en chef Marcel Junod, son analyse débouche sur un bilan mitigé.
Côté positif, il relève notamment le succès du service de renseignement sur les personnes disparues ou détenues mis en place dès le mois de septembre 1936 et qui aura permis au Comité de traiter plus de 4 millions de fiches en trois ans.
Mais l’historien constate aussi les moyens limités de l’organisation, son manque de préparation au début du conflit et sa méconnaissance du terrain qui l’oblige à tâtonner et à improviser sans cesse. La communication entre Junod, qui est basé à Saint-Jean-de-Luz, et les autres délégués actifs sur le territoire espagnol est par ailleurs loin d’être optimale. Enfin, l’action du CICR n’a pas l’impartialité qu’on pourrait en attendre, certains de ses membres cultivant une véritable aversion pour le mouvement communiste et le gouvernement républicain espagnol.
Très peu actif en faveur des détenus républicains, le Comité privilégie également les personnes issues de l’élite sociale lorsqu’il s’agit d’intervenir sur la question des prisonniers.
«Junod, comme beaucoup d’autres, pense que la victoire des nationalistes sera rapide, note Sébastien Farré. Il juge donc prioritaire de protéger des représailles les prisonniers nationalistes, ce qui est révélateur de son parti pris et de son silence au sujet des exécutions massives perpétrées en territoire nationaliste depuis juillet 1936.»