Campus n°152

Le cauchemar, ce mal contagieux

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Tout au long du XIXe siècle, médecins, spirites et hommes de lettres débattent de la possibilité que le cauchemar puisse être une expérience collective sur la base de très rares témoignages dont Juan Rigoli retrace la réception.

En 1886, Guy de Maupassant publie Le Horla. Un récit fantastique au fil duquel le narrateur, dont les nuits sont hantées par un monstre invisible, sombre lentement dans la démence. Beaucoup de lecteurs et de lectrices ont cru reconnaître dans cette fameuse nouvelle les troubles psychiatriques symptomatiques de la syphilis, mal qui emportera Maupassant cinq ans plus tard. Sans doute justifiée, cette interprétation de l’œuvre n’est cependant pas la seule possible. Le Horla s’inscrit en effet également dans un profond courant de pensée qui renvoie à la thématique du rêve et, plus précisément, au potentiel contagieux du cauchemar. Explications avec Juan Rigoli, professeur au Département de langue et de littérature françaises modernes (Faculté des lettres) et auteur de deux articles récents sur le sujet.

« Il y a peut-être dans Le Horla, on l’a beaucoup dit, un effet de miroir avec la propre folie de Maupassant, avance Juan Rigoli. Mais l’idée de cette créature qui, à la faveur d’une épidémie, s’insinue dans les rêves de ses victimes pour en ronger l’esprit ne sort pas de nulle part. Elle est ancrée dans une longue histoire qui porte sur le caractère contagieux du cauchemar, dont Maupassant, qui est aussi un lecteur de médecine, est pleinement conscient. On en trouve un signe discret dans la paronymie qui réunit le docteur Parent, inventé par Maupassant dans cette nouvelle, et le chirurgien Laurent, à qui l’on doit l’un des témoignages les plus connus à l’époque sur la possibilité que le rêve puisse être partagé par un grand nombre de personnes. »

Largement débattue tout au long du XIXe siècle, non seulement au sein du monde médical mais aussi par les tenants du spiritisme et autres hommes de lettres, l’hypothèse selon laquelle le cauchemar aurait le potentiel de se répandre dans les sociétés humaines au même titre qu’une épidémie apparaît pour la première fois dans les sources au Ve siècle avant notre ère. Dans ses Maladies chroniques, le médecin romain Caelius Aurelianus rapporte en effet le récit d’un certain Silimaque, disciple d’Hippocrate, qui aurait constaté à Rome un épisode collectif de rêves à caractère cauchemardesque conduisant parfois ses victimes jusqu’au trépas.

Longtemps unique, ce premier témoignage est repris en boucle des siècles durant dans la quasi-totalité des ouvrages relatifs au domaine des songes, au prix de réécritures successives qui voient Silimaque se muer en Lisémaque, Salimaque, Simaque ou même Télémaque. Nombre de ces commentateurs partagent l’analyse qu’en propose Louis Dubosquet dans sa Dissertation sur le cauchemar, publiée en 1815. Selon lui, « Il est probable que, dans ce cas, cette affection était le symptôme le plus marquant d’une maladie compliquée, et peut-être le masque d’une fièvre pernicieuse ».

La cause exogène sera également souvent mise en avant par le monde médical face à un autre cas, tout aussi énigmatique, sinon plus. L’histoire est rapportée en janvier 1818 à la Société de médecine de Paris, par le docteur Charles-Nicolas Laurent, chirurgien major des armées, afin, dit-il, de combattre les préjugés et les superstitions qui attribuent le cauchemar à « la maligne influence de quelque esprit malfaisant ». Rapidement publié, ce récit va se répandre comme une traînée de poudre dans les traités médicaux non seulement en France, mais aussi en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne, aux États-Unis et en Russie et ce, au moins jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. Au gré de ces reprises, le nom de Laurent subira un sort identique à celui de Silimaque : souvent changé en Parent, il deviendra même dottore Parenti.

Les faits rapportés sont les suivants : durant l’occupation française de la Calabre, vers 1815, le premier bataillon du régiment de La Tour-d’Auvergne, cantonné dans la commune de Palmi, reçoit l’ordre de rejoindre au plus vite la cité de Tropea, distante d’une soixantaine de kilomètres. Arrivée à destination après une journée de marche, la troupe, composée de 800 hommes, ne trouve à se loger que dans une abbaye abandonnée. Aux dires des villageois, la bâtisse serait hantée mais, sur le moment, personne ne prête attention à l’avertissement. Lorsque minuit sonne, des cris retentissent cependant aux quatre coins de la caserne improvisée. Pris d’épouvante, les soldats se ruent à l’extérieur et font tous le même récit : chacun a vu un gros chien à longs poils noirs s’élancer sur eux, lui passer sur la poitrine avant de disparaître avec la rapidité de l’éclair.

Après s’être efforcé de rassurer ses troupes, le docteur Laurent charge des officiers de veiller au grain dans chaque chambre la nuit suivante. Mais, à minuit, le scénario se reproduit à l’identique parmi la soldatesque. « Nous étions debout, bien éveillés, et aux aguets pour bien observer ce qui arriverait, et, comme on le pense, nous ne vîmes rien paraître », constate le chirurgien. Convaincu que le phénomène est dû à une cause naturelle, il met en cause la position inconfortable de ses hommes, la fatigue musculaire ainsi que la mauvaise qualité de l’air qu’il pense vicié par un quelconque « gaz nuisible ».

Cité par le docteur Ozanam dans sa monumentale Histoire des maladies contagieuses (1823), où il est décrit comme « un des exemples les plus singuliers de l’incube épidémique, et qui est peut-être l’unique dans l’histoire de la médecine », l’épisode suscite moult conjectures.

Dans un dictionnaire allemand de 1828, l’auteur croit ainsi deviner que l’émanation toxique supposée par Laurent était du gaz carbonique, qui est plus lourd que l’air, ce qui expliquerait que seuls les soldats couchés à même le sol, et non les officiers, en ont ressenti les effets. Il précise que le phénomène collectif ne peut avoir été simultané, le cri de l’un s’étant probablement transmis aux autres.

Également chirurgien militaire de son état, John Gideon Millingen penche plutôt pour l’absorption de « quelque fruit nocif au cours de leur marche, puisque c’était au mois de juin, au moment où beaucoup de baies poussent en abondance au bord des routes ». D’aucuns prétendent que tout cela n’est qu’un complot ou un canular fomenté par les habitants ou par les prêtres locaux, tandis que d’autres y voient la main d’un démon ou d’un fantôme.

L’illuministe et médium Jules de Mirville privilégie, quant à lui, la thèse des « lieux fatidiques », reprochant au corps médical de pousser à croire aux fantômes en proposant des explications insuffisantes dans la mesure où elles refusent de prendre en compte les « manifestations fluidiques » qui nous mettent en communication avec les « Esprits ».

À défaut de clore le débat, Maurice Martin Antonin Macario, qui signe Du sommeil, des rêves et du somnambulisme dans l’état de santé et de maladie en 1857, ajoute une nouvelle pierre à l’édifice. Persuadé que le cauchemar peut bel et bien être contagieux, il additionne aux récits de Silimaque et de Laurent une anecdote empruntée à l’homme de lettres Charles Nodier (lire ci-dessous).

Cette observation, dont Macario ne retient que ce qui l’arrange, met en scène un jeune fiancé qui, au cours d’un voyage en Dalmatie, est persécuté par deux sorcières voulant dévorer son cœur. Pour s’en protéger durant son sommeil, celui-ci fait appel à un vieux prêtre qu’il charge de pratiquer « quelque exorcisme » et de veiller sur lui. Mais à peine le jeune homme s’est-il endormi que le prêtre voit, sans pouvoir agir ni crier, les sorcières fondre sur son protégé et lui arracher le cœur. Au réveil, le jeune homme fait quelques pas, puis s’effondre mort. Pour Nodier, comme pour Macario, la conclusion est sans appel : « Ces deux hommes avaient fait le même rêve, à la suite d’une perception prolongée dans leurs entretiens ; et ce qui tuait l’un, l’autre l’avait vu. »

Et Juan Rigoli de conclure : « Ce qui est particulièrement frappant dans ces diverses tentatives visant à illustrer ou à réfuter la contagion du cauchemar, à prouver la puissance des causes naturelles ou l’insondable force des esprits, c’est que le mode de circulation des rares témoignages à disposition a lui-même quelque chose d’épidémique. Et que toutes ces reproductions, réécritures, réinterprétations et déformations font finalement écho au fonctionnement même des sciences. Élaborer un savoir, c’est en effet modéliser le réel afin de le rendre interprétable. Et modéliser, cela conduit à tenir compte de certains aspects et à en négliger d’autres. »

La langue du cauchemar

Membre de l’Académie française, bibliothécaire de l’Arsenal et auteur de contes, Charles Nodier (1780-1844) éprouve une fascination certaine pour le monde des rêves, dont il exalte la puissance créatrice dans plusieurs ouvrages.
Le rêve collectif dont il fait mention en 1830 dans « De quelques phénomènes du sommeil » (lire ci-dessus) a ainsi pour principale fonction d’illustrer la thèse selon laquelle le sommeil serait « non seulement l’état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée ».
« Ce qui intéresse Nodier dans le cas présent, confirme Juan Rigoli, professeur au Département de langue et de littérature françaises modernes (Faculté des lettres), c’est le fait que l’on puisse interagir et communiquer entre rêveurs, et former ainsi une communauté. Parce que si cette possibilité de communication se vérifie, cela signifie, pour Nodier, que l’espace du rêve est véritablement celui d’un autre monde. Un monde dans lequel se réalisent des faits qui échappent à notre connaissance positive. »
Publié en 1821, Smarra, ou Les démons de la nuit nourrit une toute autre ambition : celle de prendre appui sur la poésie pour révéler à la fois la « nature » et la « langue » du cauchemar.
Vertigineux, l’exercice ne vise pas à raconter un songe mais bel et bien à produire un texte dont la syntaxe, la construction et le style permettraient au lecteur d’en faire l’expérience. « Le défi est d’ordre littéraire, précise Juan Rigoli. Mais, ce faisant, Nodier est persuadé de contribuer à une science du rêve dans la mesure où en produire une forme qui soit transmissible revient à pouvoir le préserver et donc en rendre les propriétés disponibles à l’étude. »