Campus n°153

Et Staline affama l’Ukraine

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De l’été 1931 à l’été 1933, 7 millions de Soviétiques meurent de faim à la suite de la politique de collectivisation forcée des campagnes. Chapitre tabou de l’histoire russe, ce terrible épisode fut aussi, selon l’historien Nicolas Werth, un moyen de mater la résistance des Ukrainiens face au pouvoir stalinien.

«La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » affirme Clausewitz dans le traité qui l’a rendu célèbre (De la guerre, 1832).

À écouter Nicolas Werth, qui intervenait par visio dans le cadre du Festival Histoire et Cité à l’occasion d’une conférence consacrée aux famines qui ont frappé l’espace soviétique – et en particulier l’Ukraine –, on serait tenté de penser que la faim peut, à son tour, être la continuation de la guerre par d’autres moyens. Explications.

Aux côtés du goulag, de la Grande Terreur de 1937-1938 ou des déportations de masse, les famines qui frappent l’espace soviétique au début des années 1930 constituent sans nul doute un des épisodes les plus sombres de l’histoire de l’Union soviétique. En moins de deux ans – de l’été 1931 à l’été 1933 –, ce sont en effet près de 7 millions de personnes qui meurent de faim ou d’épuisement durant ce qui est la dernière grande famine qu’a connue l’Europe en temps de paix. Les victimes, qui sont dans leur immense majorité des paysans, se concentrent dans les régions agricoles les plus riches de l’URSS : le Kazakhstan (1,5 million de morts), les plaines du Kouban et de la Volga (qui affichent le même bilan) et surtout l’Ukraine, où le bilan s’élève à 4 millions de décès sur les 24 millions de ruraux que compte alors la région.

« Cette catastrophe n’est pas une famine comme une autre, précise d’emblée l’historien français. Elle ne ressemble pas à celles qu’avait connues à intervalles réguliers l’Empire russe ni à celle de 1921-1922 qui marque la fin de huit années de guerre mondiale, puis civile. Elle n’est en effet précédée d’aucune catastrophe météorologique telle que la sécheresse ou les inondations. Mais elle marque la fin d’un processus politique d’une rare brutalité, caractérisé par l’affrontement entre l’État et les paysans et qui a été inauguré quasiment dès la prise de pouvoir des bolcheviques. »
Après une relative accalmie durant les années de la Nouvelle politique économique (NEP), la mise au pas de la paysannerie, en grande majorité hostile au pouvoir des Soviets, connaît un tournant décisif avec la politique de collectivisation forcée des campagnes mise en place par Staline à partir de 1929. L’objectif est double. Il s’agit, d’une part, d’extraire de la paysannerie un lourd tribut afin de réaliser l’accumulation de ressources nécessaires à l’industrialisation du pays et, d’autre part, d’imposer un contrôle politique sur les campagnes, restées jusque-là largement en dehors des valeurs du régime.

Mais les résistances sont vives. Et, chaque automne, la campagne de livraison obligatoire aux organismes chargés de la collecte se transforme en une véritable épreuve de force entre l’État et un monde rural qui use de tous les stratagèmes possibles et imaginables pour conserver une part de la récolte et assurer ainsi sa survie.

C’est alors un véritable cercle vicieux qui s’engage. Tandis que la productivité, minée par la désorganisation complète du cycle de production, ne cesse de baisser – moins 20 % pour les céréales, moins 30 % pour les pommes de terre, moins 40 à 50 % pour les produits de l’élevage et la viande par rapport à l’époque de la NEP –, les prélèvements sont, eux, multipliés par trois.

Le résultat est quasiment mécanique : en trois ans, le Kazakhstan, qui abrite le plus important cheptel du pays, voit disparaître un tiers de ses éleveurs. Ceux qui ne sont pas décimés par la faim et les épidémies fuient vers la Sibérie ou la Chine, tandis que le nombre de bêtes fond de 90 %.
Le tout, dans la plus grande indifférence du pouvoir stalinien qui considère que ces souffrances ne constituent rien d’autre qu’un dommage collatéral à la modernisation de l’Empire soviétique. Il en va tout autrement en Ukraine ainsi que dans la région du Kouban, où la famine est intentionnellement aggravée à partir de l’automne 1932 par la volonté de Staline de briser par l’arme de la faim la résistance particulièrement opiniâtre des paysans à la collectivisation et d’éradiquer un sentiment nationaliste perçu comme une menace pour l’intégrité de l’URSS.

Les Ukrainiens, il est vrai, n’ont jamais caché leur mécontentement face à la politique de collectivisation forcée. En 1930, près de la moitié des 14 000 soulèvements qui surviennent dans le pays contre la mise en place de cette mesure éclatent sur leur territoire. Et en 1932, l’organe local du parti refuse tout bonnement de se plier au plan de collecte imposé par Moscou, jugeant ce dernier irréalisable.
Dire non au maître du Kremlin est certes un acte courageux, mais c’est aussi une entreprise périlleuse, ce que les dirigeants ukrainiens (Stanislav Kossior et Stanislas Redens) ne vont pas tarder à apprendre à leurs dépens.

Le « Petit Père des peuples » annonce la couleur dans une lettre datée du 11 août à Lazare Kaganovitch, un de ses plus proches collaborateurs : « Le plus important maintenant, c’est l’Ukraine. Les affaires de l’Ukraine vont lamentablement mal. Ça va mal du côté du Parti. On dit que dans deux régions d’Ukraine (celle de Kiev et celle de Dniepropetrovsk), environ 50 comités de district se sont exprimés contre le plan de collecte après l’avoir déclaré non réaliste. Dans les autres comités de district, on affirme que les choses ne vont pas mieux. […] Si nous n’entreprenons pas immédiatement le redressement de la situation en Ukraine, nous pouvons perdre l’Ukraine. Ayez à l’esprit que [Józef] Pilsudski (le chef de l’État polonais, ndlr) ne sommeille pas, son antenne d’espionnage en Ukraine est beaucoup plus forte que ne le pensent Redens et Kossior. Ayez également à l’esprit que dans le Parti communiste ukrainien (500 000 membres, ha, ha !) on ne trouve pas peu (non, pas peu !) d’éléments pourris […] et enfin des agents directs de Pilsudski. Sitôt que les choses empireront, ces éléments ne traîneront pas pour ouvrir un front à l’intérieur (et hors) du Parti, contre le Parti. Le plus grave, c’est que les dirigeants ukrainiens ne voient pas ces dangers. »

La reprise en main sera d’autant plus brutale que, sur le front des collectes, l’automne 1932 est catastrophique. Partout, les blés sont enfouis à peine récoltés, cachés dans des entrepôts clandestins, disséminés à la périphérie des villages, moulus dans des moulins de fabrication artisanale, détournés lors du transport vers les silos. Afin de briser toute résistance, Staline décide, le 22 octobre 1932, d’envoyer sur place deux commissions plénipotentiaires, l’une dirigée par son bras droit, Viatcheslav Molotov, l’autre placée sous le commandement de Kaganovitch.

« Parmi les premières mesures prises par ces deux commissions figure ce qu’on appelle à l’époque l’inscription au tableau noir de centaines et de centaines de kolkhozes et de districts, précise Nicolas Werth. Cette décision entraîne le retrait de tous les produits manufacturés et alimentaires des magasins, l’arrêt total du commerce, le remboursement immédiat de tous les crédits individuels ou collectifs en cours, une imposition exceptionnelle équivalente à 15 fois l’impôt habituel en viande et en pommes de terre, des arrestations massives de tous ceux qu’on appelle les saboteurs des collectes d’État ainsi que la déportation collective de nombreux habitants des villages les plus rebelles. » Et ce n’est pas tout. Fin décembre, sur ordre conjoint de Staline et de Molotov, les kolkhozes qui n’ont pas rempli le plan de collecte sont tenus de rendre, dans un délai de cinq jours, leurs prétendus « fonds de semences », soit les dernières réserves permettant d’assurer la prochaine récolte.

Le 22 janvier 1933, Staline en rajoute une couche en rédigeant une directive secrète qui vise à mettre immédiatement fin à l’exode de plus en plus massif des paysans ukrainiens. Le même jour, des patrouilles spéciales chargées d’intercepter les fuyards sont mises en place. Et, dès le lendemain, le dispositif bloquant les villages est aggravé par des mesures suspendant la vente des billets de train aux paysans. Le piège vient de se refermer sur ces villages déjà affamés où les arbres fruitiers sont par ailleurs systématiquement abattus.

Le résultat fait froid dans le dos, puisque entre janvier et juillet 1933, ce sont plus de 15 000 personnes qui meurent de faim et d’épuisement chaque jour. « Les témoignages dont nous disposons aujourd’hui dépeignent des villages totalement abandonnés à eux-mêmes, la terrible agonie des gens, la progressive déshumanisation des victimes, la multiplication des transgressions et notamment des trois plus grandes d’entre elles que sont les cadavres laissés sans sépulture, l’anthropophagie et l’abandon des enfants, détaille Nicolas Werth. Mais ils montrent aussi que la famine n’a pas frappé toutes les catégories de la population de façon égale. Les campagnes ukrainiennes ont payé un tribut bien plus lourd que les villes où vivaient une forte minorité de non-ukrainiens. Par ailleurs, les kolkhoziens sans spécialité étaient beaucoup plus vulnérables que les cadres ou les techniciens. »

Peut-on dès lors qualifier ce terrible drame humain de génocide ? C’est l’avis des autorités ukrainiennes actuelles qui, fin 2006, ont officiellement qualifié ainsi l’« Holodomor » (qu’on peut traduire par « extermination par la faim »). Une décision reconnue aujourd’hui par une vingtaine d’États, dont les États-Unis, ainsi que par le Parlement européen, mais qui est contestée par le Kazakhstan et la Russie.

« La Convention des Nations unies du 9 décembre 1948 qui définit le crime de génocide insiste sur deux conditions jugées nécessaires et indispensables à l’établissement de cette qualification, explique Nicolas Werth. Premièrement, l’intentionnalité et, deuxièmement, le ciblage d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel. Dans le cas de l’Ukraine, l’intentionnalité est clairement établie puisque les différents ordres donnés par Staline conduisent à une dégradation inévitable de la situation dans les territoires ukrainiens et uniquement dans ceux-ci. Mais sur la question du groupe-cible, les avis divergent. La famine a en effet aussi frappé d’autres citoyens de nationalité soviétique, ainsi que des Polonais et des Allemands et il n’a jamais été procédé à une forme de sélection sur une base nationale ou ethnique. Par ailleurs, durant cette période, de nombreux Ukrainiens ont participé à l’affamement d’autres Ukrainiens en collaborant avec Moscou. Enfin, il me semble que la famine avait pour objectif principal de briser une résistance paysanne plutôt que nationale. On se trouve donc là face à un processus très différent de la Shoah, du génocide arménien ou de celui des Tutsis. »

Devenu un point de clivage déterminant entre pro et anti-russes dans une Ukraine qui a renoué depuis une quinzaine de mois avec la guerre, ce débat, qui est loin d’être clos, laisse présager des difficultés que pourrait connaître la justice lorsqu’il s’agira de se pencher sur les crimes aujourd’hui reprochés aux armées de Vladimir Poutine sur ce même territoire.