Campus n°153

Le « Bœuf écorché », une œuvre qui se savoure

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Aujourd’hui conservé au Louvre, le célèbre tableau de Rembrandt représentant une carcasse de bœuf a fait l’objet de multiples interprétations. Grand spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles, Jan Blanc a livré la sienne dans le cadre du Festival Histoire et Cité.

Par le choix du sujet, sa palette réduite à l’essentiel, sa touche presque brutale et l’impression d’étrangeté qui s’en dégage, le « Bœuf écorché » est une des toiles les plus saisissantes peintes par Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606/1607-1669). Mais quelles étaient les intentions du maître néerlandais au moment de peindre ce tableau ? La critique traditionnelle y a vu tour à tour une référence à la vanité de la nature humaine, une allusion au message biblique, une commande destinée à garnir la devanture d’une boucherie et un manifeste pictural.

Professeur d’histoire de l’art à la Faculté des lettres et grand spécialiste du Siècle d’or hollandais, Jan Blanc suggère une autre lecture qui interroge le rapport moral que l’humanité entretient avec la consommation de viande. Une thèse qu’il a présentée dans le cadre du Festival Histoire et Cité, lors d’une conférence donnée au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. Explications.

Ce tableau « tue tout le reste » (« it kills everything ») constate le grand peintre et critique d’art britannique Joshua Reynolds lorsqu’il pose pour la première fois les yeux sur le Bœuf écorché de Rembrandt, à l’occasion d’un séjour à Amsterdam en 1781. Une manière de jouer avec le sens de ce qui est montré (un animal mort), mais aussi de signifier l’intensité du choc provoqué par la vision de cette œuvre à côté de laquelle la plupart des toiles de l’époque paraissent falotes, voire insignifiantes. D’autant que cette violence visuelle n’a, selon toute vraisemblance, rien de gratuit, Rembrandt ayant toujours eu à cœur de donner du sens à ses œuvres.

Du cadavre à la carcasse

« On sait que Rembrandt appartient à cette catégorie d’artistes qui avaient une conscience très aiguë de leur activité, confirme Jan Blanc. Il y a chez lui une réflexion presque théorique sur la façon dont il travaille. C’est quelqu’un qui se posait de nombreuses questions vis-à-vis de sa propre profession et, a fortiori, de ses propres productions. À mon sens, la plupart des analyses proposées jusqu’ici concernant le Bœuf écorché ont toutefois accordé une trop grande importance aux enjeux symboliques au détriment de ce que laisse réellement voir cette toile, à savoir non pas un cadavre mais une carcasse animale « habillée » par la main de l’homme (selon le terme employé par les bouchers) en vue d’être consommée. »

Dans le sillage d’artistes comme Francis Bacon ou Chaïm Soutine qui, au cours du XXe siècle, ont traité le motif du bœuf écorché comme une figure du pathos, l’interprétation dominante relève en effet d’une lecture anthropocentrique de l’œuvre de Rembrandt. Celle-ci consiste à voir dans la carcasse de l’animal une métaphore de la souffrance et de la mort. En d’autres termes, cette toile nous mettrait face à une tragédie, qu’elle soit humaine ou animale.

« Certains auteurs ont même fait le lien entre ce tableau et les massacres de Juifs qui sont alors perpétrés en Europe de l’Est et qui ont provoqué la fuite de beaucoup d’entre eux vers Amsterdam, explique Jan Blanc. Notamment parce qu’un texte des années 1650 mentionne le fait que les Juifs se trouvaient dans la même situation que les bœufs que l’on envoie à l’abattoir. »

Le titre même du tableau, qui assimile le cadavre de l’animal à un corps humain (un « écorché »), tendrait à confirmer cette idée. Sauf qu’il est apocryphe, puisqu’il n’apparaît que dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où cette toile entre dans les collections du Louvre. Jusque-là, elle est répertoriée sous l’appellation « bœuf » ou « bœuf abattu » (respectivement « os » et « geslachte os » en néerlandais). Aucun indice susceptible d’étayer ce genre d’association ne figure par ailleurs dans la composition choisie par le peintre. « Cette dimension doloriste semble, par exemple, plus évidente dans le tableau peint à peu près à la même époque par Jan Victors et actuellement conservé au Musée d’art et d’histoire de Genève, précise Jan Blanc. Victors – qui n’a pas été l’apprenti de Rembrandt, comme on l’écrit parfois, mais a suivi les activités du maître – opte en effet pour un rendu plus sanguinolent. Il intègre aussi dans son œuvre un petit enfant tenant dans sa main une vessie gonflée, ce qui est un commentaire comique sur l’allégorie classique de la brièveté et de la fragilité de la vie humaine. Or, Rembrandt, qui les connaît parfaitement, renonce volontairement à ce type de références. Et s’il ne les utilise pas, c’est qu’il y a une bonne raison à cela. »

Bœuf en croix

Une autre manière de comprendre la représentation de cet animal qui semble presque avoir été porté en croix a été d’y déceler un message à dimension religieuse. L’analogie avec la parabole biblique du retour du fils prodigue – dans laquelle un père sacrifie un veau pour célébrer le retour de son fils dans le giron familial – est certes possible mais, là encore, aucun élément matériel ne permet de l’étayer. Et c’est un motif que Rembrandt a par ailleurs peint en 1668 sans y intégrer le moindre animal.
Crédible sur le plan visuel, le rapprochement avec la crucifixion du Christ n’est pas non plus très convaincant aux yeux de Jan Blanc. « Si Rembrandt avait vraiment voulu faire référence à l’histoire du christianisme, il aurait probablement mis en scène un agneau, qui est le symbole sacrificiel par excellence de cette religion, appuie le spécialiste. Mais dans le cas présent, c’est bel et bien d’un bœuf qu’il s’agit. Et celui-ci est installé tête-bêche sur une croix, qui ressemble plus à celle de saint André, tout simplement parce que c’est comme cela que l’on procédait à l’époque lorsqu’un animal de grande taille était mis à mort à des fins de consommation. »

Selon une autre lecture assez largement répandue, la toile de Rembrandt constituerait un espace que le peintre aurait utilisé pour procéder à une forme de mise en abîme de son art. L’hypothèse selon laquelle on retrouverait dans les autoportraits du peintre le même traitement des chairs que sur ce tableau et qu’il faudrait donc y voir une façon de raconter la marche du vieillissement et l’approche de la fin n’est toutefois guère crédible. Pour la simple et bonne raison que Rembrandt ne s’est jamais représenté en personnage morbide ou moribond. « Il vieillissait et il voulait que cela se voie dans ses productions, parce qu’il voulait être un peintre de la vérité, note l’historien de l’art. Mais il a toujours choisi de se représenter de manière très positive, ironique ou héroïque – en saint Paul, en sage ou en philosophe –, sans chercher à se rabaisser. »

L’art du boucher

La piste d’une mise en parallèle du travail du boucher et de celui du peintre semble en revanche tout à fait envisageable. La précision portée à la manière dont la carcasse a été travaillée, la restitution extrêmement précise de la structure interne du corps, ainsi que l’intérêt connu de Rembrandt pour l’art de la boucherie, auquel il a consacré trois dessins fort détaillés et même annotés de sa main de l’artiste, semblent en tout cas plaider en ce sens.
« Rembrandt avait probablement perçu que le travail de la boucherie ne se limite pas à un savoir-faire purement technique mais qu’il implique une dimension esthétique, appuie Jan Blanc. Comme le peintre, le boucher transforme en effet la nature en image, pour en faire un objet susceptible de provoquer du plaisir, gustatif bien sûr, mais également visuel, notamment quand il expose ses carcasses aux yeux de ses possibles clients. Et comme le peintre, pour y parvenir, il se doit de maîtriser parfaitement les lois de l’anatomie et de la composition. Ce tableau est donc probablement aussi pour Rembrandt une manière de réfléchir au statut de sa profession et de se présenter comme un peintre savant. »

Du sens de la fête

L’essentiel n’est cependant pas là aux yeux du chercheur. Et pour s’en rapprocher, il convient tout d’abord de replacer l’œuvre dans son contexte, de l’arracher à une forme de singularité exceptionnelle pour le rattacher à une tradition qui est déjà presque centenaire au moment de sa réalisation. Qu’il mette en scène des porcs, des veaux ou des bœufs, ce type de tableau apparaît en effet dès le milieu de XVIe siècle, sous le pinceau d’artistes comme Pieter Aertsen, Joachim Beuckelaer, Martin van Cleve ou les frères Isaac et Adriaen van Ostade. Rembrandt en a également réalisé plusieurs avant celui qui est aujourd’hui visible au Louvre.

Offrant des compositions parfois très proches de celle du Bœuf écorché de 1655 – une carcasse dans un espace très sombre avec une ou deux figures humaines pour tout entourage –, ces œuvres se caractérisent par une référence quasi constante à l’abattage de l’animal. Celle-ci peut se concrétiser par la présence de la tête et/ou des boyaux de l’animal dans un plat ou au sol, par la mise en scène du boucher et de ses couteaux ou l’ajout d’une traverse que l’on plaçait autrefois dans la carcasse et qu’on recouvrait d’un linge mouillé afin d’éviter que la viande ne sèche trop vite.
Or, rien de tout cela n’apparaît dans le tableau de Rembrandt, si ce n’est la traverse, qui est presque invisible sous les replis de la chair. La seule présence hormis la carcasse est celle d’une figure féminine située à l’arrière-plan qui fixe le spectateur de manière assez énigmatique et qui semble renforcer l’idée que la scène se déroule dans un espace intérieur et donc que cette viande a été préparée pour être mangée immédiatement, conservée ou vendue.

« Ces différents éléments laissent penser qu’au fond, pour Rembrandt, il ne s’agit pas uniquement d’insister sur le travail du boucher mais de souligner ce qu’on pourrait appeler le “sens de la fête”, note Jan Blanc. Cette pièce de viande, qui est d’ailleurs beaucoup moins sanguinolente que celles de la plupart des autres tableaux du même genre, n’évoque sans doute pas pour le spectateur néerlandais du XVIIe siècle quelque chose de morbide mais bel et bien une promesse de bonheur : celle d’une bonne soirée qui se prépare ou d’une bonne saison qui s’annonce. »

Faut-il dès lors voir dans cette profusion de chaire rouge et brillante une forme d’hommage aux plaisirs de la table, au luxe et à l’opulence ? C’est en tout cas aussi ce que semble penser Vincent Van Gogh qui découvre cette œuvre près de deux siècles après sa création et qui confie dans sa correspondance, à Émile Bernard, qu’à son avis personne – Charles Baudelaire compris – n’a rien entendu à cette forme d’expérimentation picturale dont le propos renvoie davantage à la vie qu’à la mort.

Un sacrifice moral

À l’heure où les débats sur le statut de l’animal et les souffrances qui lui sont infligées dans le cadre de l’industrie agroalimentaire occupent une place toujours plus importante au sein de l’espace public, un tel propos peut apparaître choquant, voire déplacé sur le plan moral. Mais il ne l’était sans doute pas à l’époque où Rembrandt a peint son tableau et dans l’esprit qui était le sien au moment de le concevoir.

« Rembrandt, comme d’autres théoriciens de son époque, a pleinement conscience du fait que l’alimentation carnée implique la souffrance de l’animal, développe Jan Blanc. Son sacrifice, dès lors que, comme le bœuf, cet animal fait partie de ceux que l’on pense destinés par Dieu à être mangés par les hommes, appartient néanmoins à un ordre naturel des choses. Et une manière de lui donner du sens est de glorifier l’animal, de le remercier par l’image, en rendant hommage à sa beauté et au goût de sa viande. En faisant donc de la présentation de son corps un don que la nature fait aux hommes. Cette dimension, attestée dès l’Antiquité gréco-romaine, où le bœuf est l’animal sacrificiel par excellence, et que l’on retrouve dans de nombreuses civilisations extra-européennes, me paraît tout à fait centrale dans cette œuvre. D’autant que c’est une idée consubstantielle à la foi chrétienne – sans qu’une nouvelle fois, il faille identifier ce bœuf à l’Agneau de Dieu. Le Christ a en effet donné sa vie pour sauver les hommes du péché originel, tandis que l’histoire du sacrifice d’Isaac, qui est in extremis remplacé par un bouc, nous enseigne que le sacrifice animal est une manière d’éviter le sacrifice humain tout en témoignant son amour pour Dieu. Notons toutefois que le point de vue des Néerlandais du XVIIe siècle diffère suivant les animaux. Nombreux sont ceux qui, comme Rembrandt ou certains de ses poètes compatriotes, expriment une grande tendresse pour leurs animaux de compagnie. Ils chérissent leurs chats comme leurs proches et pleurent la mort de leurs chiens, mais non pas de leurs bœufs… »