Campus n°153

Allaiter, un geste simple, une histoire complexe

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Un ouvrage très complet, fruit d’un projet éditorial qui a duré cinq ans, revient sur l’histoire et les pratiques de l’allaitement en Europe, de l’Antiquité à nos jours. Une thématique bien plus complexe que le simple geste de donner le sein pourrait laisser penser.

Le premier repas d’un nouveau-né humain est, le plus souvent, une gorgée de liquide qu’il tète instinctivement d’un sein nourricier. La lactation est apparue au cours de l’évolution et permet d’assurer la survie et d’achever le développement des petits mammifères. Cependant, pour l’être humain, l’allaitement, qui peut durer plusieurs mois voire plusieurs années, représente bien plus que le geste élémentaire d’une mère nourrissant un enfant. Depuis l’Antiquité au moins, cette pratique fait en effet l’objet d’une multitude de constructions culturelles et sociales. Elle est chargée de symboles forts et son histoire est traversée par des tensions religieuses, sociales, politiques et économiques. Pour la reconstituer, une équipe de chercheuses, dirigée par Yasmina Foehr-Janssens, professeure au Département de langues et littératures médiévales, et Daniela Solfaroli Camillocci, professeure associée et directrice de l’Institut d’histoire de la Réformation, a rassemblé plus de 70 contributions originales dans un ouvrage de près de 1000 pages qui vient de sortir : Allaiter de l’Antiquité à nos jours : histoire et pratiques d’une culture en Europe. Fruit d’un projet Sinergia financé par le Fonds national suisse durant cinq ans (2013-2017) à hauteur de 1,5 million de francs, ce livre a également fait l’objet d’une table ronde durant le dernier Festival Histoire et Cité qui s’est déroulé à l’Université de Genève au printemps. Tour d’horizon non exhaustif en compagnie des deux responsables du projet et de deux autres membres du comité éditorial : Francesca Arena, historienne et maître-assistante à l’Institut Éthique Histoire Humanités (Faculté de médecine), et Véronique Dasen, professeure au Département d’histoire de l’art et d’archéologie de l’Université de Fribourg.

Campus : La question de savoir s’il faut allaiter son enfant ou pas se pose à chaque fois qu’une mère accouche. Et la réponse n’est pas toujours si simple. Comment le nourrissage au sein est-il perçu aujourd’hui dans le débat féministe ? Comme une assignation des femmes à un rôle reproducteur et nourricier ou comme un symbole de la puissance biologique de la procréation ?

Yasmina Foehr-Janssens (YFJ) : Ce débat est aussi vieux que le féminisme lui-même. Et la question est en réalité bien plus complexe que cela. Les deux positions que vous citez sont elles-mêmes ambiguës. La vision selon laquelle la femme pourrait s’arroger un pouvoir social, culturel ou politique en maîtrisant l’allaitement (l’empowerment dirait-on en anglais) souligne d’emblée l’asymétrie qui existe entre les hommes et les femmes dans les possibilités d’accéder au pouvoir, une asymétrie qui est justement construite sur le rôle reproducteur des femmes. Quant à l’injonction incitant les femmes à rester à la maison pour s’occuper de leurs enfants en bas âge, elle est certes souvent dénoncée mais elle est aussi utilisée pour exiger que les tâches reproductives dévolues aux femmes soient considérées à leur juste valeur et qu’elles obtiennent enfin la place qu’elles méritent dans la réflexion politique et économique de la société. Car si l’allaitement est une affaire privée, « le privé est politique », selon le fameux slogan du Mouvement de libération de la femme (MLF) dès les années 1960.

Daniela Solfaroli Camillocci (DSC) : Il y a dix ans, lorsque nous avons ouvert le chantier de ce travail de recherche, nous sommes parties du constat que lorsqu’il s’agit de nourrir les bébés, les mères ont toujours été tiraillées entre des attentes contradictoires. Selon les contextes de lieu, de culture et d’époque, voire même dans une même société et en même temps, soit elles allaitent trop, soit elles n’allaitent pas assez. Cette polarisation dans le discours est elle-même une construction articulée autour du corps des femmes et de son rôle reproductif.

Francesca Arena (FA) : L’objectif de notre travail était de montrer comment le débat autour de l’allaitement trouve une généalogie plus ancienne dans l’histoire. Nous avions envie de complexifier la situation actuelle dans laquelle la responsabilité du choix de nourrir ou pas son enfant au sein repose entièrement sur la mère biologique, soumise à une pression sociale, médicale et culturelle importante. L’allaitement exclusif (qui signifie que l’enfant ne reçoit que du lait et seulement de sa mère) est aujourd’hui le modèle prôné. Mais il est lui-même le résultat d’une construction contemporaine et largement mythifiée. En réalité, le nourrissage des bébés a toujours représenté une opération plus vaste dans laquelle entrent d’autres ingrédients que le lait et qui implique bien plus de monde que la mère biologique.

Les nourrices, par exemple, jouent un rôle important dans l’histoire de l’allaitement. Elles semblent toutefois avoir disparu aujourd’hui. Qu’en est-il ?

YFJ : Nous vivons en effet à l’ère de l’allaitement exclusif et nous avons les moyens, si la mère ne peut pas donner le sein, de faire survivre son enfant sans recourir à l’allaitement collectif. Mais cela n’a pas toujours été le cas et la réflexion autour des nourrices soulève de nombreuses questions qui trouvent encore un écho aujourd’hui.

Véronique Dasen (VD) : Le nourrissage est un sujet dont on parle dans l’Antiquité avec des points de vue assez différents. Il existe alors le concept de la parenté nourricière qui traduit l’idée que le lait produit par un sein fécondé poursuit la formation de l’enfant après l’accouchement. Le fait de partager la nourriture crée des liens, une famille ou, du moins, une para-famille. À tel point que Caton l’Ancien, l’exemple type du Romain austère et républicain, conseille à sa femme de nourrir les enfants de leurs esclaves dans le but de créer une telle familia. Soranos d’Éphèse, qui a rédigé au début du IIe siècle de notre ère un manuel d’obstétrique, de pédiatrie et de gynécologie, exprime de la compréhension pour la fatigue que cause l’allaitement à une femme de l’élite romaine. Elle peut donc déléguer cette tâche à d’autres mères. D’autres voix affirment au contraire qu’une femme qui refuse d’allaiter rejette son enfant. L’idéal, selon elles, serait que la mère donne le sein à son bébé tout en ayant près d’elle une nourrice qui peut prendre le relais le cas échéant.

Est-ce que le choix des nourrices est important à cette époque ?

VD : Oui, et elles sont choisies avec beaucoup de précaution car elles transmettent non seulement du lait et de la parenté mais aussi de la culture. Soranos d’Éphèse, dont les préceptes sont repris durant tout le Moyen Âge, estime d’ailleurs qu’il faut choisir non pas une, mais plusieurs nourrices, probablement afin de brouiller les pistes en multipliant les femmes susceptibles de contribuer au développement du petit. Selon d’autres sources, une nourrice suffit mais il faut qu’elle ressemble le plus possible à la mère. Elle doit avoir une bonne moralité, il faut qu’elle soit calme (pour éviter de malmener le bébé) et, ce qui est caractéristique du monde romain, qu’elle soit, si possible, bilingue. L’élite de cette époque parle en effet latin et grec. L’idéal est donc une nourrice grecque qui transmettra directement sa langue au bébé. Cependant, celle-là doit faire attention à ce qu’elle consomme car tout passe par le lait. Ainsi, s’il faut soigner un bébé constipé, c’est la pauvre nourrice qui doit prendre un laxatif. De la même manière, elle doit éviter de boire de l’alcool. Non seulement parce que la substance est transmise par le lait mais aussi parce que si la nourrice dort alors qu’elle est éméchée, elle risque d’étouffer le bébé sans le savoir en se retournant – ce qui nous apprend en passant que c’est elle qui dort avec le petit.

Les nourrices ont-elles toujours existé ?

DSC : Nous savons qu’il y a toujours eu un partage du travail reproductif entre les femmes. La femme a toujours travaillé, que ce soit en tant que responsable des stratégies familiales dans l’élite, en tant qu’artisane dans un atelier familial ou la boutique du mari, comme paysanne dans les champs ou encore comme ménagère dans le foyer. Si l’on ajoute à cela les morts en couche, les maladies ou encore des traditions culturelles, l’allaitement se révèle souvent une entreprise compliquée et le recours à une nourrice une alternative envisageable.

FA : Au XVIIIe siècle, la médecine s’empare du sujet de l’allaitement clairement pour le réguler et pour contrôler le corps de la femme. On organise des lieux où un médecin peut expertiser les nourrices, examiner leur corps et leur moralité et décider laquelle peut nourrir quel enfant. Cela n’empêche pas les femmes de mettre en place des pratiques de résistance et des transgressions. Il y a une différence notable entre les normes que la médecine édicte et les pratiques sociales. Les femmes s’organisent, surtout dans les classes populaires, entre celles qui se chargent du travail reproductif et celles qui s’occupent du travail productif.

DSC : Le geste de l’allaitement a toujours été chargé d’une forte composante symbolique qui a peu à voir avec le nourrissage et bien plus avec la transmission et la filiation. Les enjeux sont importants et permettent de comprendre la force des injonctions actuelles sur l’allaitement. Au XIXe siècle, par exemple, le concept de nation est souvent représenté par une mère qui allaite. La mère patrie nourrit ses citoyens et forme ainsi une communauté qui partage le lait symbolique de la nation. On représente alors aussi la France ou d’autres puissances coloniales comme une mère donnant un sein à un enfant blanc et à un enfant noir, comme une sorte de tentative de « blanchissement », ou de civilisation des populations colonisées à travers la maternité.

YFJ : L’image de la mère patrie nourrissant ses citoyens crée certes l’idée d’une nation (dont l’étymologie est d’ailleurs la même que celle de naissance) en théorie égalitaire, mais on voit émerger en même temps un mouvement inverse de renforcement du pouvoir des classes sociales aisées par la pratique individuelle de l’allaitement.

FA : Ces mouvements politiques visant à imposer un allaitement par la seule mère biologique concernent surtout les bébés des classes aisées. On estime alors que si ceux-ci sont nourris par des femmes ayant un statut inférieur, ils recevront une éducation qui ne sera pas digne de leur rang social et qui ne sera pas à la hauteur de la construction du nouveau citoyen. On voit alors émerger l’idée d’une endogamie de l’allaitement pour préserver et renforcer les élites au pouvoir.

DSC : Un médecin du XVIIIe siècle écrit toutefois un traité à contre-courant qui s’oppose au fait que les femmes de l’élite allaitent leur propre bébé car il estime qu’elles sont dépravées et que l’aristocratie est dégénérée. Pour éviter de transmettre leurs « maladies », il vaut mieux selon lui nourrir les petits avec du lait de vache ou de chèvre.

On apprend aussi dans votre livre que l’allaitement a également beaucoup inspiré les religions…

VD : La symbolique du lait entre par exemple dans la cosmogonie des Grecs anciens. Le nom de la Voie lactée (et le mot galaxie lui-même, d’ailleurs, tiré du mot grec pour laiteux) vient de l’histoire du bébé Héraclès, né des amours illégitimes de Zeus et d’Alcmène et confié à Héra pour le nourrir (les déesses ont du lait à volonté, c’est bien pratique). Cet allaitement offre une légitimité à l’enfant en tant que fils de Zeus et lui donne accès à l’Olympe. On dit que du surplus de lait produit par Héra serait née la Voie lactée.

YFJ : Dès le XIIe siècle, dans la société chrétienne, les représentations de la Vierge Marie allaitant son enfant s’installent durablement. En le nourrissant de son lait, la mère affirme l’incarnation d’un Dieu fait homme, elle donne à Jésus son humanité. Et par ce geste, elle nourrit non seulement son fils mais aussi, à travers lui, tous les êtres humains. D’autres représentations montrent des scènes plus surprenantes, comme celles où Marie donne sont lait à saint Bernard de Clairvaux. C’est une image très fréquente au Moyen Âge qui représente un acte mystique au cours duquel ce puissant abbé du XIIe siècle reçoit l’expérience de la foi. Dans un autre registre, certaines représentations mythologiques ou religieuses montrent des animaux allaitant des enfants. Le cas le plus connu est sans doute celui de Romulus et Rémus, nourris par une louve, dont les qualités qui lui sont attribuées (dynamisme, esprit de conquête, énergie vitale…) seront transmises au peuple de Rome. Au Moyen Âge, le bestiaire de l’allaitement animal se concentre essentiellement sur deux espèces, très fortement marquées par l’imaginaire aristocratique et chrétien : le lion et la biche. On voit des images d’enfants tétant des biches et des lionnes mais aussi des lions d’un genre un peu spécial. Le fluide nourricier, dans ce dernier cas, est la salive du félin, et le bébé tète la langue. On remarque là un empiètement de figures masculines sur cette force incroyable que l’allaitement donne aux femmes.

À ce propos, est-ce que la figure paternelle est évoquée dans votre ouvrage ?

VD : Oui à plusieurs reprises. Durant l’Antiquité, la puissance du pater familias est indéniable. C’est lui qui orchestre tout et on construit des discours pour le réintégrer dans le processus pourtant très féminin de l’allaitement. On considère ainsi que le lait est fabriqué par le sang matriciel fécondé par un homme. Par conséquent, dans les contrats de nourrice de l’Égypte romaine, il est demandé à la femme louée comme nourrice de ne pas avoir de rapports sexuels durant un an ou deux, entre autres à cause de la crainte qu’elle puisse concevoir de nouveau et donc transmettre une autre identité masculine au bébé. Soranos d’Éphèse rapporte même que certains évitent de faire allaiter une fille par une nourrice ayant accouché d’un enfant mâle pour éviter de la masculiniser (et inversement pour les garçons).

DSC : De manière générale, le discours sur l’allaitement a longtemps été masculin. Quand on lit l’histoire de l’allaitement à travers les documents personnels, on remarque que les contrats de nourrices se signent entre hommes, c’est-à-dire entre le père de l’enfant et le mari de la nourrice.