Campus n°154

« Le drame de la protection de l'enfant »

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Les bonnes intentions ayant dicté les premiers dispositifs légaux sur la protection de l’enfance ont pavé l’enfer pour des milliers d’enfants placés à travers la Suisse. Joëlle Droux et Olivia Vernay racontent.

«La politique de la protection de l’enfance est un exercice désespérément limité. » Le fatalisme de Joëlle Droux, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, n’est pas feint. La chercheuse connaît bien la question. Elle est l’auteure, avec Anne-Françoise Praz de l’Université de Fribourg, de Placés, déplacés, protégés ? L’histoire du placement des enfants en Suisse, XIXe-XXe siècles, un ouvrage paru en 2021 dans lequel elle analyse la manière dont le système progressivement mis en place pour protéger les enfants des maltraitances ou négligences subies au sein de leurs familles est lui-même devenu, par un douloureux paradoxe, la cause d’un grand nombre de traumatismes. Des milliers d’enfants suisses orphelins ou séparés de leurs parents ont été placés dans des familles ou des centres spécialisés trop fréquemment synonymes de déserts affectifs et de mauvais traitements sous la forme de coups, brimades, abus sexuels, etc. Commencée dans les années 1940 déjà, la prise de conscience collective des effets pervers de cette politique de protection a abouti à une loi réparatrice adoptée en 2016 par l’Assemblée fédérale. Dans la foulée, la Confédération a lancé le Programme national de recherche (PNR) 76 « Assistance et coercition », dont les résultats finaux seront publiés en 2024. Dans ce cadre, Joëlle Droux a codirigé une recherche sociohistorique en collaboration avec la Haute école de travail social de Genève (HETS) : Contraindre pour protéger ? Normes et processus décisionnels de la protection des mineurs à l’ère des droits de l’enfant (Suisse romande, années 1960 - années 2010). Récit.

« En Suisse, les premières lois qui visent la protection de l’enfance datent de la fin du XIXe siècle puis se généralisent avec le Code civil de 1907 entré en vigueur en 1912, explique Joëlle Droux. Les articles 283 et 284 donnent à l’État le droit d’intervenir dans les familles qui dysfonctionnent. En réalité, ce n’est pas la première intrusion des autorités dans le cercle privé familial. Dans les années 1870, la Suisse se dote en effet de lois interdisant le travail des enfants et la Constitution fédérale de 1874 instaure l’école obligatoire. Ces deux décisions, qui harmonisent des législations cantonales édictées en ordre dispersé depuis la première moitié du XIXe siècle, représentent des changements importants dans la vie des familles. La mise en place de lois visant la protection des enfants contre la maltraitance ou l’abandon n’est finalement qu’un pas supplémentaire, somme toute logique. »

On est alors en effet en plein dans la fabrique des nations. Les enfants sont considérés comme de futurs citoyens qu’il convient de former en conséquence. L’État décide donc d’investir en eux, ce qui représente vite des sommes considérables, l’instruction publique se taillant rapidement une part importante du budget des dépenses publiques. Les autorités sont alors convaincues que les « mauvais » parents sabotent l’éducation de leurs enfants et risquent de fabriquer de futurs délinquants ou des personnes condamnées à rester à l’assistance.

Une loi de réparation

Le processus national de réparation visant les enfants placés en Suisse aboutit avec l’adoption, le 30 septembre 2016, de la Loi fédérale sur les mesures de coercition à des fins d’assistance et les placements extrafamiliaux antérieurs à 1981. Ce texte, en vigueur depuis le 1er avril 2017, énonce que « la Confédération reconnaît que les victimes ont subi une injustice qui a eu des conséquences sur toute leur vie ». Par « mesures », on entend celles qui ont été « ordonnées et exécutées par des autorités […] dans le but de protéger ou d’éduquer des enfants, des adolescents ou des adultes et celles exécutées sur leur mandat et sous leur surveillance ».

Les « victimes » sont les personnes « qui ont subi une atteinte directe et grave à l’intégrité physique, psychique ou sexuelle ou au développement mental, notamment parce qu’elles ont été soumises à des violences physiques ou psychiques, à des abus sexuels, au retrait de leur enfant sous contrainte et à la mise à disposition de celui-ci pour l’adoption, à une médication ou des essais médicamenteux sous contrainte ou sans qu’elles en aient connaissance, à une stérilisation ou un avortement sous contrainte ou sans qu’elles en aient connaissance, à une exploitation économique par la mise à contribution excessive de leur force de travail ou l’absence de rémunération appropriée, à des entraves ciblées au développement et à l’épanouissement personnel, à la stigmatisation sociale ».

Un fonds de 300 millions de francs est créé pour dédommager les victimes. Celles-ci peuvent recevoir un montant forfaitaire de 25 000 francs. La loi demande également la mise en œuvre d’un programme de recherche scientifique sur la question des placements de force. Ce sera le Programme national de recherche 76 « Assistance et coercition » lancé en octobre 2018 et auquel participent plusieurs chercheurs et chercheuses de l’Université de Genève. Les travaux se sont terminés en 2023. La publication d’un rapport scientifique en trois volumes est prévue d’ici à 2024.
Référence : shorturl.at/afjCW


Un juge dans la brume
« Le problème avec ces lois, c’est qu’elles sont floues, explique Joëlle Droux. Elles se contentent de dire qu’il faut protéger le développement de l’enfant et éviter son abandon moral. Dans les faits, les textes sont interprétés de manière à protéger l’enfant contre des parents maltraitants, violents, alcooliques et négligents mais aussi de mœurs jugées légères (ou tout à la fois). »

Dans un dossier genevois de cette époque, le juge retire par exemple cinq enfants à la garde de leurs parents parce que le père est alcoolique, dépensier et violent, que la mère ne surveille pas sa progéniture et que, de surcroît, ils vivent dans le même immeuble que des prostituées.

« La décision est laissée à la seule appréciation de l’autorité de tutelle – à Genève, c’est un juge –, qui est obligée d’intervenir si elle reçoit un signalement, poursuit la chercheuse. Après l’enquête diligentée pour vérifier les faits, les deux seules sanctions dont elle dispose sont la déchéance de la puissance paternelle – une mesure très grave et très rarement appliquée car l’enfant est alors totalement coupé de ses parents – et le retrait de la garde. Ce dernier est suivi, en général mais pas toujours, d’un placement dans un établissement ou une famille. Le juge n’a aucune autre option. Résultat : on place les enfants. »

Au début du XXe siècle, personne ne questionne la méthode. Tous les pays voisins font de même. On n’imagine pas encore que ce remède pourrait s’avérer pire, ou du moins aussi mauvais, que le mal qu’il est censé soigner. Les acteurs du système sont, au contraire, persuadés d’œuvrer pour le bien des enfants et des parents.

Commence alors un enchaînement de décisions aux effets potentiellement délétères. Au moment de prononcer le placement d’un enfant, le premier critère du juge est le coût. La question est essentielle car à cette époque, tous les budgets cantonaux sont serrés, y compris à Genève. Les parents sont certes légalement tenus de payer l’entretien de leur enfant, même si sa garde leur est enlevée. Mais dans la grande majorité des cas, les familles concernées sont issues des classes populaires, dissociées ou recomposées, avec un parent seul, souvent veuf. Elles n’en ont souvent pas les moyens. C’est alors l’assistance publique qui prend le relais.

Le placement en famille étant le choix le moins onéreux, le juge cherche d’abord des oncles, tantes ou des grands-parents – qui sont souvent aussi ceux qui signalent le problème – prêts à recevoir le ou les enfants. Si ce n’est pas possible, l’administration est alors obligée de trouver une famille d’accueil ou un établissement. La situation se complique lorsque la famille de l’enfant n’est pas originaire du canton où il réside. À Genève, le cas se présente fréquemment, puisque ce canton urbain et industrialisé attire de nombreux confédérés. L’administration cantonale, s’efforçant de limiter ses charges, décide alors le plus souvent de rapatrier les enfants dans leur commune d’origine, comme l’y autorise la Constitution fédérale.

Rapatriement des enfants
« Ce mécanisme de rapatriement, poussé par le manque de financement, est le grand drame de la politique de la protection de l’enfance en Suisse, constate Joëlle Droux. Retournés dans leur commune d’origine, les enfants sont placés dans des familles de paysans ou dans des institutions religieuses de type orphelinat qui acceptent de les prendre. On voit se développer des méga orphelinats, avec parfois plus de 400 résidents. Les enfants placés s’y retrouvent transplantés comme des étrangers, ne parlent souvent pas la langue et doivent, dans bien des cas, endurer les maltraitances des responsables. Ce résultat dramatique est celui d’une longue et malheureuse chaîne d’événements et de décisions découlant du système légal mais dont tous les maillons ne sont pas forcément mal intentionnés. »
Les témoignages sur les conditions de vie dans ces établissements sont nombreux et se multiplient dès les années 1990 (lire l’encadré en page suivante).

« On n’avait pas forcément conscience à l’époque du désert affectif et des conditions de vie délétères dans lesquels on plongeait les enfants au motif de les protéger, précise Olivia Vernay, doctorante à la Faculté de psychologie et sciences de l’éducation et collaboratrice scientifique à la HETS qui mène une recherche doctorale dans le cadre du PNR 76. Il faut attendre des travaux comme ceux du Britannique John Bowlby dans les années 1950 pour mettre en évidence les carences affectives dont souffrent les enfants privés de leur mère très tôt et comprendre les effets que peuvent avoir les placements sur le développement de l’enfant. Le problème, c’est que ces nouvelles connaissances n’ont pas arrêté les abus. L’Institut Marini (lire également l’encadré en page suivante), par exemple, a continué à fonctionner jusqu’en 1979. »

Dilemmes de professionnels
Les pratiques éducatives commencent tout de même à évoluer après la guerre. « Dans le cadre du PNR 76, nous nous sommes plongés dans les dossiers des professionnels actifs entre 1960 et 2020 pour comprendre les dilemmes auxquels ils faisaient face, précise Joëlle Droux. Nous voulions déterminer si les pratiques décisionnelles avaient changé et, si oui, selon quels critères. »

Il se trouve qu’en plein milieu de cette période, en 1989, entre en vigueur la Convention internationale des droits de l’enfant. Les chercheuses font alors logiquement l’hypothèse que l’avènement de ce texte contraignant a dû avoir un impact. En réalité, un des résultats principaux de leur recherche est qu’elle n’en a eu aucun. Il faut dire que la Suisse ne ratifie la convention qu’en 1997. Force est de constater que l’idée des droits de l’enfant y est pratiquement inexistante jusque dans les années 2000.

« Ce qui a joué un rôle, en revanche, c’est l’idée de collaborer davantage avec les familles au lieu d’imposer des décisions de manière verticale, remarque Joëlle Droux. La méthode consiste à convaincre la famille du bien-fondé de certaines décisions et de lui permettre d’adhérer au processus. Cette stratégie va émerger dès la fin de la guerre et progressivement gagner en importance, aidée, il est vrai, par le boom économique des Trente Glorieuses. Le placement devient petit à petit une mesure de tout dernier recours. On développe d’autres solutions telles que des dispositifs d’écoute et de soutien pour les parents en difficulté, la formation d’éducateurs, la mise en place d’une assistance éducative pour les familles, etc. »

De nouveaux acteurs, convertis à ces approches collaboratives, émergent également. À Genève, ce sont notamment l’Astural (créée en 1954 par le Tuteur général) et la Fondation officielle de la jeunesse (FOJ, dont la création en 1958 est téléguidée par l’État). Ces structures laïques et professionnalisées bénéficient de subventions et ont comme mandat de gérer des foyers susceptibles d’accueillir les jeunes en situation difficile ou extraits de leur famille. La mise en place de ces bonnes pratiques prend néanmoins du temps. Dans les années 1950, le Centre de formation d’éducateurs pour l’enfance et l’adolescence inadaptées (dit « École Pahud ») ne forme qu’une douzaine de diplômés et de diplômées par an tandis que la Suisse romande compte environ 10 000 enfants placés (chiffres de 1960). Il faut attendre les années 1980 pour que les effectifs d’encadrement commencent à atteindre un niveau suffisant tant en qualité qu’en quantité.

Traitement genré
En dépit de ces évolutions et malgré l’essor économique de la seconde moitié du XXe siècle, le manque de moyens continue de faire souffrir le secteur, notamment à cause de l’explosion des coûts liés à la professionnalisation des acteurs. Pour survivre, les institutions chargées d’accueillir les jeunes se lancent à la chasse aux subventions. Et l’une des façons de les obtenir, c’est la spécialisation.

« Nous avons ainsi observé une surcatégorisation des jeunes ayant des troubles divers, note Olivia Vernay. On remarque aussi que le système gère certains dossiers de façon différenciée selon le genre. On a en effet tendance à pénaliser certains délits des garçons (chapardage, bagarre de rue...) afin de les faire entrer dans un circuit pénal qui les conduira vers des institutions destinées à leur prise en charge éducative à des fins de formation et d’insertion. Tandis que chez les filles, on observe souvent une psychiatrisation de leur comportement (fugues, soupçons avérés ou non d’une sexualité jugée dangereuse pour elles-mêmes, etc.), ce qui permet de les placer en hôpital psychiatrique et de les gérer par le confinement et la surmédication. »

Dans cet environnement, toute perspective de formation s’envole et le spectre d’une vie entière passée à l’assistance publique surgit, faute de moyens éducatifs de s’en extraire. Par ailleurs, l’espoir que la collaboration des familles dans le processus de protection des enfants fasse totalement disparaître la contrainte que représente le retrait de garde des enfants à leurs parents est rapidement douché. L’étude genevoise du PNR 76 montre en effet que les services de protection n’ont parfois pas d’autre choix que de prononcer de telles mesures afin de protéger des enfants en danger. Par ailleurs, même dans des situations où un dialogue peut se nouer avec les familles, le rapport de force, de par la loi, penche finalement toujours en faveur des autorités.

La marge de manœuvre des parents par rapport aux décisions qui les concernent demeure donc limitée. Car s’ils résistent ou s’opposent, des mesures de contrainte peuvent être prises et la coercition peut se substituer au principe collaboratif. On peut ainsi douter de la réelle valeur du consentement de certains parents lorsque l’alternative aux mesures qui leur sont proposées est de perdre totalement la garde de leurs enfants.

Douleur, larmes et Misère

• Dans son livre « Le Tour de Suisse en cage. L’Enfance volée » de Louisette aux Éditions d’en bas, Louisette Buchard-Molteni décrit son quotidien et les maltraitances qu’elle a subies durant les plus de dix années passées dans des orphelinats catholiques en Suisse dès 1938. Née en 1933 à Lausanne et décédée en 2004, elle a vécu son enfance dans un désert affectif sans avoir jamais eu le moindre jouet. La RTS lui consacre un portrait en 1991.
www.shorturl.at/cdeO3

• L’Institut Marini de Montet à Fribourg, fondé en 1881, a accueilli des jeunes placés durant des décennies. Catholique, tenu par des frères, cet établissement avait bonne réputation car il offrait une formation et gardait les jeunes jusqu’à l’âge de 18 ans. Une recherche historique indépendante, menée par Anne-François Praz de l’Université de Fribourg et publiée en 2016, en dresse un portrait autrement plus effrayant.
Il retrace la vie quotidienne de l’institut, marqué par la dureté du travail effectué dans l’exploitation agricole et la sévérité du système de discipline et de punitions, à la limite de la maltraitance, et expose longuement la problématique douloureuse des abus sexuels sur les enfants, entre témoignages, prise de distance nécessaire à l’analyse scientifique et contribution à une réflexion à la fois empathique et dépassionnée.
www.shorturl.at/dnD24

• L’exposition « Mémoires de jeunes filles (dé)rangées, Genève, 1900-2000 », réalisée en 2022, retrace quatre parcours emblématiques de jeunes filles placées à différentes époques entre 1890 et 2000. Réputées « incasables », ces filles en correction, en crise, indisciplinées ou rebelles mais aussi ignorées, isolées, malmenées et violées ont été, « pour les protéger contre elles-mêmes », confinées et privées d’un parcours éducatif ordinaire. Traversant tout le siècle, la série des portraits illustre les espoirs d’une politique de protection de la jeunesse autant que ses impasses ou ses impairs.
www.unige.ch/aijjr/invisibles/