Campus n°155

Le modèle Suisse

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Températures record, incendies géants, éboulements, tempêtes, sécheresse : l’année 2023 a été marquée par une succession inédite de catastrophes naturelles. Des risques contre lesquels on peut se prémunir.

Températures record aux quatre coins de la planète, incendies géants au Canada, tremblements de terre au Maroc et en Afghanistan, menace d’une gigantesque éruption volcanique à Naples, glissement de terrain à Brienz, tempête à la Chaux-de-Fonds : l’année 2023 a été marquée par une succession quasiment ininterrompue de crises et de catastrophes naturelles. Accentués par l’activité humaine et le changement climatique, ces risques font désormais partie de notre quotidien. Mais il existe de nombreux moyens pour s’en prémunir ou, du moins, en atténuer les conséquences. Dans ce registre, la Suisse s’est d’ailleurs dotée d’une stratégie que de nombreux pays lui envient, comme l’explique Markus Stoffel, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement et responsable de la chaire « Climate Change and Risks in the Anthtropocene ». Entretien.

Campus : Vous dirigez une équipe qui compte près de 40 chercheurs et chercheuses afin d’étudier l’impact et les risques liés au changement climatique durant l’anthropocène. Ce terme fait-il consensus auprès de la communauté scientifique ?
Markus Stoffel : Non, pas tout à fait. La communauté scientifique accepte l’idée que nous sommes entrés dans une ère caractérisée par le fait que les activités humaines ont une influence sur l’environnement et notamment sur le climat. Ce qui est discuté, par contre c’est la question de savoir quel site permet d’affirmer que l’anthropocène a commencé à tel ou tel moment. Certains considèrent que nos sociétés ont commencé à modifier leur environnement dès l’âge de pierre, en brûlant des forêts, ce qui a induit des glissements de terrain et l’apport de sédiments dans les lacs. D’autres estiment que l’anthropocène ne débute qu’avec la Révolution industrielle, parce que c’est à ce moment que la pollution devient plus massive et que les températures commencent à s’élever.

Où placez-vous le curseur, personnellement ?
L’approche que nous privilégions avec mon équipe est plutôt large puisque nous nous intéressons à la fois à des événements qui peuvent remonter à un passé lointain, à ce qui se passe actuellement et à ce qui pourrait arriver demain. Il s’agit donc d’un travail de reconstitution, d’observation et de simulation. L’idée est d’obtenir une image globale de la façon dont l’environnement a réagi depuis que l’être humain a commencé à jouer avec les paramètres du système (c’est-à-dire au Paléolithique), et ce, même si les changements survenus à cette époque étaient moins abrupts que ceux que l’on vit depuis 200 ans.

L’année 2023 a connu les mois d’été les plus chauds jamais enregistrés sur la planète ainsi qu’une hausse record de la température des océans. Constitue-t-elle un point de bascule ?
C’est effectivement une année très spéciale puisque d’après les chiffres fournis par l’Organisation météorologique mondiale et d’autres organismes qui effectuent un suivi des températures, nous avons atteint pour la première fois le seuil de 1,5 °C de réchauffement par rapport au début de l’ère industrielle (même s’il s’agit d’une année ponctuelle et non d’une moyenne). Dans le cadre d’un congé scientifique, j’ai passé quatre mois en Alaska cet été avec un thermomètre qui est monté jusqu’à 28, voire 30 degrés centigrades. La canicule n’est pas le seul domaine dans lequel nous voyons se réaliser des scénarios que les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) avaient plutôt prévus pour la fin du siècle.

Pouvez-vous préciser ?
La quantité de surfaces brûlées par les feux de forêts a atteint un niveau sans précédent. Les glaciers ont à nouveau reculé de façon effrayante et cela, même dans un pays comme la Suisse considéré comme le château d’eau de l’Europe, fait peser un risque latent sur la disponibilité de cette ressource. Cet été, on a par ailleurs vu apparaître dans le lit de l’Aar des bancs de sable qui n’avaient probablement jamais été émergés de mémoire d’homme. Et la déstabilisation des montagnes s’est elle aussi accélérée, ce qui s’est traduit par plusieurs chutes de pierres mortelles dans les Alpes, des coulées de laves torrentielles assez importantes, l’interruption des activités de certaines stations de ski, dont celle de Fiesch-Eggishorn ou la fermeture, probablement définitive, de la piste longeant le glacier d’Aletsch.  

Cette situation peut-elle être imputable à la présence d’« El Niño » dans l’océan Pacifique ?
Cette inversion des courants océaniques provoque effectivement une hausse de la température du Pacifique dont l’influence se fait sentir sur quasiment toute la Terre, entraînant une hausse générale des températures. La présence d’El Niño est donc incontestablement un facteur aggravant, mais elle n’explique pas tout.

Que peut-on faire pour se prémunir contre les risques d’origine naturelle ou liés au changement climatique ?
Il faut avant tout veiller à limiter autant que possible le réchauffement climatique. Et il faut également adopter une approche intégrée pour faire face aux risques que cela induit. C’est-à-dire qu’il faut prendre en considération l’ensemble des dangers auxquels une population donnée est exposée et ne pas traiter ceux-ci de manière individuelle. Dans ce domaine, la Suisse a très bien fait son travail puisque c’est un des premiers pays au monde à s’être doté d’un programme de gestion des risques allant dans ce sens.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
Ce qui est assez unique, c’est que chaque commune a l’obligation de répertorier et de cartographier l’ensemble des dangers qui peuvent toucher son territoire, qu'il s'agisse d'inondations, d'avalanches, de glissements de terrains, de chutes de pierres ou encore de laves torrentielles [une avalanche de matériaux composés d’un mélange d’eau, de sédiments fins, d’éléments rocheux, de blocs parfois énormes, d’arbres, de graviers se déplaçant à très grande vitesse, ndlr]. Ces divers dangers sont ensuite classés en fonction de la fréquence et de l’intensité avec laquelle ils sont censés survenir. Lorsqu’on se trouve dans une zone qui est frappée tous les trente ans ou moins en moyenne par un même type d’événement, toute construction est interdite. Dans une zone qui est affectée tous les trente à cent ans, les constructions sont autorisées sous certaines conditions. Par exemple, si une maison est située sur un versant exposé à des chutes de pierres, la porte d’entrée devra se situer sur le côté aval de la pente afin d’éviter que des cailloux n’entrent par là. Il existe aussi des réglementations portant sur la dimension des fenêtres ou imposant l’usage de certains matériaux comme le béton armé.

Qu’en est-il pour les événements qui surviennent plus rarement ?
Lorsque le temps de retour se situe entre 100 et 300 ans, on se contente généralement d’indications. La population est informée de l’existence du danger, et c’est tout.

Quelles sont les autres décisions que les pouvoirs publics peuvent prendre sur la base de ces informations ?
Sur la base des données portant sur les dangers auxquels elle est exposée, chaque commune doit dresser une carte synoptique qui résume tout ce qui peut arriver à un endroit donné. À partir de là, la Suisse a développé un système d’évaluation du risque que je trouve très bien pensé.

Comment fonctionne-t-il ?
D’une part, on évalue de manière très précise la valeur des biens et/ou des infrastructures qui peuvent être touchées par une catastrophe naturelle : combien vaut telle maison, telle route, combien de voitures circulent sur tel tronçon, à quel moment et avec combien de personnes à bord, à quelle vitesse le train traverse-t-il la zone concernée, etc. De l’autre, on calcule la probabilité que tel événement survienne à tel endroit et qu’il endommage telle habitation, telle route, telle voie de chemin de fer ou qu’il blesse ou tue tant de personnes. La combinaison de ces informations nous fournit un outil fondamental pour la gestion des risques et la planification du territoire. Il est si performant que la Suisse est souvent sollicitée par d’autres pays en matière de gestion des catastrophes naturelles et que le modèle que nous avons mis sur pied est aujourd’hui adopté par un nombre croissant d’autres États.

Lesquels ?
Notamment le Japon, le Groenland ou l’Autriche qui ont récemment envoyé des délégations en Suisse pour s’informer sur notre approche.

Avec quel type d’attentes ?
Historiquement, les gouvernements de ces pays ont souvent agi comme des pompiers, en réagissant une fois que les catastrophes étaient survenues. Les Japonais, par exemple, sont très bons lorsqu’il s’agit de stabiliser des versants. Ils sont capables d’injecter des millions de mètres cubes de béton pour consolider un pan de montagne. Ils sont aussi très au point dans tout ce qui touche au processus d’évacuation, mais, ce qu’ils n’ont pas fait, ce sont les cartes des dangers. Ils ne connaissent donc pas forcément les zones qui risquent d’être affectées par une catastrophe naturelle, celles qu’il faudra évacuer si cela se produit, celles qui sont sûres et celles qui ne le sont pas.

En va-t-il de même pour le Groenland ?
Le Groenland fait environ 40 fois la taille de la Suisse avec une population de quelque 55 000 habitants. La problématique est donc radicalement différente. Ce pays est surtout préoccupé par la fonte du pergélisol et le recul des glaciers qui posent énormément de problèmes. Problèmes qu’il ne sait pas trop par quel bout attaquer.

La pratique suisse implique-t-elle des interventions directes sur l’environnement afin de prévenir des risques ?
Oui, selon une logique très pragmatique. Chaque risque est traduit en un montant monétaire qui s’exprime en francs suisses par année. Les cartes établies au niveau communal montrent par ailleurs de façon très claire les endroits qui souffrent d’un déficit de protection. À partir de là, la décision d’intervenir ou non se fait en fonction d’une pesée d’intérêts entre les coûts engendrés et les bénéfices attendus.

Pouvez-vous préciser ?
Imaginons qu’un village ou qu’un segment de route est susceptible d’être inondé. Quelle est la valeur des infrastructures qui risquent d’être endommagées, combien coûterait la construction d’une digue, par exemple, et combien de temps tiendrait-elle ? Si le bénéfice apporté par cette construction est supérieur au coût engendré par l’événement, la solution est adoptée; sinon, on y renonce et on cherche une autre solution. Et dans le cas où une maison isolée est menacée d’une destruction imminente, il est parfois plus simple de demander à ses habitants de déménager.

Cette procédure d’analyse est-elle systématique ?
Non. La Confédération et les cantons ne disposant pas de moyens illimités, la priorité est donnée aux projets qui présentent le meilleur rapport coût/bénéfice. De plus, il n’est pas toujours évident de prouver qu’un risque existe et de le localiser précisément.

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C’est-à-dire ?

Pour les phénomènes d'ampleur, comme les crues, il n’y a pas de difficulté majeure. Le débit des cours d’eau est surveillé de manière régulière et on peut donc définir les phénomènes qui sortent de la normalité par des approches statistiques. Même chose pour les avalanches, qui sont facilement repérables, qui surviennent souvent sur les mêmes sites et qui sont bien documentées. Pour les chutes de pierres, par contre, on dispose généralement de très peu de données, ce qui rend très difficile l’identification de la source de l’éboulement. Un caillou de la taille d’un poing qui chute de plusieurs dizaines de mètres est capable de traverser le toit d’une voiture et de tuer la personne qui se trouve à l’intérieur. Mais c’est quelque chose qui est très difficile à modéliser parce que cela peut arriver n’importe quand sur n’importe quelle route de montagne. Et on ne peut raisonnablement pas bétonner ou installer des filets de protection sur tous les versants qui y seraient sujets.

On n’a donc pas d’autre choix que de se résoudre à vivre avec ce type de risque ?
Idéalement, pour avoir une idée plus précise de la situation, il faudrait que les cantonniers notent systématiquement sur le cadastre communal tous les cailloux qu’ils retrouvent sur les routes, ce qu’ils commencent d’ailleurs à faire. Mais c’est un travail assez fastidieux et trop souvent négligé. Pour y remédier, on peut aussi interroger le passé, notamment grâce à la dendrochronologie, ce qui est ma spécialité.

Comment cela ?
En se promenant dans une forêt où ont eu lieu des chutes de pierres par le passé, on peut assez facilement repérer les arbres qui ont reçu des impacts. En prélevant des carottes sur ces spécimens et en analysant leurs cernes, on peut identifier les blessures qu’ils ont subies et les dater de manière précise. En procédant de la sorte, nous sommes parvenus à identifier près de 1000 événements sur une période de cent ans pour une zone donnée alors que, jusque-là, on n’en avait recensé que cinq ou six. Ensuite, on peut déterminer l’aléa et le traduire en risque sur un tronçon particulier de route et même calculer le nombre de cailloux par mètres courants, ce qui au final permet d’obtenir une analyse très fine de ce type de risque.

Le changement climatique a-t-il une influence sur la gestion des dangers naturels ?
C’est une question à laquelle l’Office fédéral de l’environnement cherche actuellement une réponse. Les premières cartes des dangers qui servent à l’aménagement du territoire ont été établies dans les années 1950. Elles sont restées relativement simples jusqu’au changement de la législation sur l’eau et les forêts survenu dans les années 1990 qui les a rendues obligatoires dans l’ensemble du pays et pour tous les aléas. Depuis, elles sont révisées par des experts tous les quinze à vingt ans, selon les cas. Au cours de ce processus, le choix de tel ou tel scénario va dépendre de la manière dont ces praticiens vont évaluer les données disponibles. Or, si précis soit notre système, des incertitudes demeurent. Et selon moi, cette zone grise est suffisamment importante pour absorber la plupart des variations liées directement aux changements climatiques. Certaines régions, comme la Bavière, ont choisi d’ajouter une augmentation de 20 % dans l’intensité des crues. Pour ma part, j’estime que notre système est suffisamment solide et fiable pour le conserver tel quel. Il y aura toujours une part d’incertitude dans la façon dont nous définissons les événements parce que l’on n’arrivera jamais à maîtriser totalement la nature. Et il ne faut pas non plus perdre de vue que l’évolution des aléas ne sera pas forcément linéaire.

Que voulez-vous dire par là ?
La situation n’empire pas automatiquement à chaque fois que la température augmente d’un dixième de degré. Il y a aussi des choses qui vont s’améliorer.

Par exemple ?
Quand un glacier qui surplombe une vallée rétrécit, il arrive un moment où il ne produira plus de séracs susceptibles de dévaler la pente et de provoquer des avalanches. La fonte du pergélisol pose également beaucoup de problèmes à l’heure actuelle, notamment parce qu’elle augmente l’activité des laves torrentielles et des chutes de pierre. Mais c’est aussi un phénomène cyclique. Dans la vallée de Zermatt, par exemple, on a observé une augmentation de l’activité de chutes de pierres et de laves torrentielles dans les années 1920, puis dans les années 1940 et de nouveaux depuis les années 1980. Si on regarde les territoires qui ont été affectés, on arrive à la conclusion que les zones sources qui ont provoqué ces événements n’étaient pas les mêmes dans chaque cas et que les zones de départ les plus anciennes sont aujourd’hui stables parce que le pergélisol n’y existe plus. Nous allons donc passer par des périodes de crises avec des situations critiques à certains endroits, mais cela ne sera pas systématique et ne durera pas éternellement.

La Suisse est-elle également parée pour intervenir dans l’urgence, lorsqu’une catastrophe finit quand même par survenir ?
Oui, à chaque carte répertoriant les dangers est associé un plan d’intervention. Le territoire national est équipé de toute une série de systèmes d’alerte précoce. Cela peut être un suivi automatique de produits satellites ou des câbles installés de part et d’autre d’une fissure quand il s’agit de mesurer les mouvements de terrain. Comme il n’est pas possible de construire des digues partout, certains chenaux connus pour avoir donné lieu à des laves torrentielles sont également équipés d’un dispositif qui permet de bloquer l’accès aux routes et aux ponts situés en aval dès qu’un événement se déclenche et d’alerter les services d’urgence. À eux, ensuite, d’organiser la protection des populations concernées en relation avec la protection civile.

Ce système repose-t-il sur les seules communes ?
Non, il implique aussi la Confédération, au travers de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), les cantons, les assurances, les services d’urgence (pompiers, ambulances, police) et ceux de la protection civile.

Les services d’intervention sont-ils spécifiquement formés à ce type de situation ?
Oui, et chaque commune dispose par ailleurs d’une ou de plusieurs personnes spécialisées dans la gestion des dangers naturels. Elles peuvent s’appuyer sur une application de l’OFEV nommée GIN Suisse qui leur donne accès aux données radars, aux prévisions de précipitations à court et à moyen terme. Elles peuvent également suivre l’évolution du débit des cours d’eau ou des chutes de neige. Avec leur connaissance du terrain, elles arrivent ainsi souvent à gérer la situation en anticipant la survenue d’un événement, ce qui permet aux populations de ne pas être prises au dépourvu. Si quelque chose s’annonce avec une grande incertitude, on ne va pas demander aux pompiers d’enfiler leurs bottes, mais de se tenir prêts à réagir le cas échéant.

Certains risques sont-ils plus difficiles à anticiper que d’autres ?
Oui, on a encore pas mal de problèmes avec les orages. Un événement comme celui qui s’est produit l’été dernier à La Chaux-de-Fonds reste très difficile à prévoir. Durant l’été, selon les masses d’air en présence, les températures et le taux d’humidité, on peut prédire que quelque chose pourrait se produire quelques jours en avance. Le jour dit, on peut affirmer avec une probabilité assez élevée qu’il va y avoir des orages le long du Jura, par exemple. Mais on ne saura qu’avec une ou deux heures d’avance où une tempête comme celle de La Chaux-de-Fonds va frapper. C’est la limite des systèmes de modélisation dont on dispose actuellement parce que ces phénomènes, comme les averses de grêle d’ailleurs, restent très localisés.

Qu’en est-il des tempêtes très violentes qui se sont abattues cet été sur la Grèce ou des feux de forêts qui ont ravagé des quantités de territoire tout à fait inédites cet été, y compris en Suisse ?
Ce qu’on appelle « medicane », pour « Mediterranean Hurricane », constitue un phénomène relativement nouveau. Jusqu’à ces dernières années, il n’existait pas d’ouragans en Méditerranée, mais avec le réchauffement des eaux de surface, il faut se préparer à en voir plus souvent dès que les premières masses d’air froid arrivent dans cette zone pour entrer en contact avec une Méditerranée très chaude. Et pour l’instant, nous sommes assez démunis face à ce type d’événement.

Et qu’en est-il pour les feux de forêt ?
On a vu avec l’exemple du Canada ou précédemment en Australie à quel point ce type de catastrophe était difficile à juguler à partir du moment où il avait pris une certaine ampleur. Cela dit, dans de nombreux cas, il semblerait que l’origine de ces incendies soit accidentelle, comme à Hawaï où le feu s’est répandu à la suite de la rupture d’un câble électrique (elle-même probablement due à un manque de maintenance du système d’approvisionnement électrique). Il faut également noter que dans de nombreuses régions du monde, on a longtemps pratiqué des feux préventifs. Dans certaines parties de la Méditerranée et des États-Unis, ou en Australie, il était obligatoire de brûler certaines portions de forêts durant la période froide et humide pour enlever les buissons, les branches mortes, bref tout ce qui traîne par terre pour éviter, lorsqu’il y a un incendie en saison chaude et sèche, que celui-ci ne se propage de façon incontrôlée. Cela fonctionnait très bien parce que ce sont des écosystèmes qui ont toujours brûlé et qui ont même besoin du feu pour permettre la germination de la nouvelle génération. Le problème, c’est qu’avec le développement de l’activité humaine et l’évolution du climat, cela devient de plus en plus difficile aujourd’hui. D’une part, parce qu’une partie de ces zones sont aujourd’hui construites, comme c’est le cas en Californie. De l’autre, parce qu’avec la hausse des températures et la baisse des précipitations, la période durant laquelle il est possible de procéder à ces feux préventifs est de plus en plus courte quand elle n’a pas complètement disparu, comme en Australie. Et le plus inquiétant dans tout ça, c’est que ces méga-incendies, notamment dans l’hémisphère Nord, alimentent un cercle vicieux.

C’est-à-dire ?
Lorsqu’on s’approche de l’Arctique, les feux de forêts entraînent la disparition de la couverture au sol. Ce qui fait que le pergélisol est plus exposé au rayonnement solaire et qu’il va donc fondre plus vite. Des lacs vont se former et cette eau va, à son tour, contribuer à grignoter le pergélisol encore en place, qui va relâcher des quantités de plus en plus importantes de CO2 et de méthane. Des gaz qui sont connus pour contribuer au réchauffement du climat…

Peut-on dire que l’efficacité du système de gestion des risques naturels en Suisse doit autant aux moyens mis à disposition qu’à une bonne gouvernance ?
Ils sont indissociables. Et c’est par exemple ce qui nous différencie d’un pays comme l’Allemagne, qui dispose de moyens en suffisance, mais où la gouvernance peut faire parfois défaut.

Vous avez un exemple ?
En juillet 2021, l’ouest du pays a subi des inondations qui ont causé la mort de près de 200 personnes. Or, la plupart de ces victimes auraient sans doute pu être sauvées si les bonnes décisions avaient été prises au bon moment.

C’est-à-dire ?
Le village qui a été le plus sévèrement frappé a été construit dans un méandre de la rivière qui a débordé. De nombreuses habitations ont donc été bâties dans une zone fortement exposée en cas de crue, ce qui, du point de vue de l’aménagement du territoire, n’aurait pas dû se produire et qui serait apparu comme un risque évident avec une carte des dangers telle que celles dont nous disposons en Suisse. À cela s’est ajoutée une mauvaise synchronisation des services concernés. Les services météorologiques européens avaient en effet transmis à leurs homologues allemands une pré-alerte concernant de probables crues dans la région quelques jours plus tôt, avant de les relancer quelques heures précédant la catastrophe. Mais l’information est restée bloquée au niveau national et quand elle a enfin été transmise aux autorités locales, celles-ci ont hésité sur la démarche à suivre. Par crainte que les gens se fassent emporter par la crue alors qu’ils tentaient d’y échapper, elles ont choisi de leur demander de rester chez eux. Résultat : ces gens sont morts noyés dans leur maison. Là encore, avec un plan d’intervention bien établi, de nombreuses vies auraient pu être sauvées.

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«LE RISQUE ZERO N'EXISTE PAS»


C’est un cursus assez unique en son genre. Chaque année, le Certificat de spécialisation en évaluation et management des risques géologiques et risques liés au climat (CERG-C), dirigé par la professeure Costanza Bonadonna, forme une vingtaine d’expert-es à la gestion des catastrophes liées aux phénomènes géologiques ou climatiques. Étalé sur neuf semaines en continu, le programme alterne modules théoriques et stages de terrain selon une approche transversale permettant aux participant-es d’aborder des thématiques aussi variées que les séismes, les inondations, les sécheresses, les glissements de terrain ou les éruptions volcaniques, scrutées depuis l’île canarienne de La Palma. Le tout avec un objectif précis : limiter autant que possible les dégâts humains autant que matériels, tout en développant des stratégies d’adaptation. Explications avec la coordinatrice du programme, Corine Frischknecht, chargée de cours et adjointe scientifique au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences).

Ouvrant sa 35e session l’an prochain, le CERG-C est né en 1988, à l’initiative de deux professeurs de l’UNIGE (Jean-Jacques Wagner et Michel Delaloye) appuyés par un collègue de l’École polytechnique fédérale de Zurich (le Dr Dieter Mayer-Rosa).

La même année, l’Arménie est frappée par un séisme de 6,9 sur l’échelle de Richter qui cause entre 25 000 et 35 000 morts, tandis que trois ans plus tôt, l’éruption du Nevado del Ruiz en Colombie avait fait près de 23 000 victimes, parmi lesquelles la petite Omayra Sanchez, dont l’agonie avait été filmée par les caméras du monde entier.

« À l’époque, face à de tels événements, la tendance était plutôt à la réponse, replace Corine Frischknecht. C’est-à-dire que l’on agissait essentiellement après coup. L’idée de ces professeurs était qu’on pouvait faire quelque chose avant que ce type de catastrophe ne survienne. Car si dans la nature le risque zéro n’existe pas, rien n’interdit de chercher à en limiter au maximum les conséquences. Mais pour cela, il faut se donner les moyens de comprendre les phénomènes en question, de mettre en place des systèmes de surveillance afin d’en repérer les éventuels signes précurseurs, d’implémenter des mesures d’atténuation et de former les populations concernées à réagir de manière adaptée. C’est sur la base de cette idée que le CERG-C a été développé. »

Ouvert aux étudiant-es disposant au moins d’une formation universitaire de niveau master, en géosciences ou autres disciplines, ainsi qu’aux personnes déjà insérées dans le monde professionnel, le Certificat attire essentiellement des candidat-es provenant des pays dits « en voie de développement » ou « émergents » dont la venue à Genève est grandement facilitée par l’octroi d’une bourse couvrant les frais d’écolage et de logement.

« L’intérêt de cette formule, c’est de favoriser les échanges entre des personnes qui travaillent dans le même domaine mais qui ont des compétences ou des façons d’aborder certains problèmes très différentes selon leurs parcours, précise Corine Frischknecht. Au final, ce qu’on vise, c’est de rendre les participant-es capables d’appréhender tel ou tel risque sous différents angles et d’évaluer le type d’informations dont ils et elles vont avoir besoin pour y faire face. »

En matière de catastrophe liée aux phénomènes géologiques ou climatiques, il n’y a en effet pas de solution miracle. Chaque situation exige ainsi d’être analysée spécifiquement, les mesures d’atténuation des risques étant d’autant plus efficaces qu’elles ont été pensées en amont.

Pour ce faire, il s’agit en premier lieu d’identifier de manière aussi précise que possible la nature des menaces qui pèsent sur un territoire donné : quelles zones peuvent être affectées par une coulée de lave, une inondation ou un glissement de terrain ; quelle part de la population est-elle menacée par ce type d’événement ; quel type d’infrastructures est susceptible d’y résister ou d’être détruite ?

« À partir de là, on peut déterminer comment rendre certains bâtiments plus sûrs, former les populations à adopter un comportement adéquat le moment venu – comme cela se fait par exemple au Japon avec la prévention des séismes – ou encore donner les moyens aux communautés locales de réagir efficacement en situation d’urgence, développe Corine Frischknecht. Dans certains cas, comme les inondations, il est également possible d’intervenir sur la topographie en procédant à des élévations de terrains, en construisant des digues ou aménageant des zones inondables susceptibles d’absorber un afflux d’eau soudain. Tout cela ne s’improvise pas. C’est un travail de longue haleine, qui reste sans doute le meilleur moyen de préserver des vies humaines, mais qui a un prix. Or, à l’échelle globale, les investissements consentis aujourd’hui dans la réduction des risques de catastrophe ne représente que 5 à 10 % des coûts consacrés à la gestion des situations de crise. »