Campus n°155

Sous la menace des vidanges de lacs glaciaires

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Une étude récente dirigée par des chercheurs de l’UNIGE démontre que le risque de crues dues à la rupture de lacs glaciaires dans la région de l’Himalaya et du plateau tibétain va tripler dans les décennies à venir.

Le 4 octobre dernier, un glissement de terrain à progression lente tombe dans le lac glaciaire South Lhonak, perché à plus de 5200 mètres d’altitude dans le nord de l’État indien du Sikkim. L’apport massif de terre et de pierre fait monter le niveau de l’eau qui déborde et ouvre une brèche dans la moraine qui la retient. La vidange brutale de plus de la moitié du volume du lac provoque une inondation éclair déferlant dans la vallée à une allure de 15 mètres par seconde. Les dégâts sont importants, plus de 150 maisons sont emportées et plusieurs ponts s’écroulent, isolant le centre touristique de Chungthang. Le premier barrage du complexe hydroélectrique sur la rivière Teesta, récemment construit, est totalement détruit par la masse d’eau et de débris, aggravant d’autant l’inondation éclair en aval suivie de son cortège de destructions. Quelque 54 personnes sont déclarées mortes et 141 sont portées disparues.

Le plus dramatique dans cette catastrophe naturelle, c’est qu’elle a été prédite et même modélisée il y a deux ans avec une précision troublante. Paru le 1er septembre 2021 dans Geomorphology, le scénario imaginé par des scientifiques, dont fait partie Simon Allen, chercheur à l’Institut des sciences de l’environnement, ne diffère avec la réalité que sur la cause de l’événement. Et encore. À la place d’un glissement de terrain proche du lac, c’est une avalanche de glace de roche venant des flancs de la montagne rendus instables par le réchauffement climatique qui provoque un tsunami sur South Lhonak, ouvrant une brèche dans la moraine. Il en résulte une vague de glace, d’eau, de boue et de rochers de 30 mètres de haut qui déferle sur la vallée et atteint le centre touristique de Chungthang trois heures plus tard. La simulation précise également que le barrage sur la rivière Teesta est touché.

Un lac sous surveillance
Si cette simulation a été effectuée, c’est parce que le lac South Lhonak fait partie depuis plusieurs années d’un projet couvrant l’État du Sikkim et visant à instaurer des pratiques pour atténuer les risques en haute montagne, dont les vidanges brutales de lacs glaciaires. L’idée des scientifiques consiste à tester en conditions réelles les recommandations du Guide des meilleures pratiques pour l’évaluation des risques liés aux glaciers et au pergélisol, publié le 28 janvier 2022 dans la revue Natural Hazard Science, et dont le premier auteur est Simon Allen. Ce document combine une évaluation et une cartographie des risques fondées sur des scénarios et des modélisations. Il contient aussi une check-list facile d’usage pour aider les experts locaux à prendre en compte les facteurs les plus importants qui déterminent les risques dans leur région.

La mise en œuvre de ces lignes directrices au Sikkim, à laquelle participent Simon Allen ainsi qu’Anna Scolobig et Markus Stoffel, respectivement collaboratrice scientifique et professeur à l’ISE, et qui reçoit le soutien de la Direction du développement et de la coopération (DDC), a permis de dénombrer plus de 280 lacs glaciaires au Sikkim. En cartographiant ces derniers et les trajectoires potentielles des inondations ainsi que les installations hydroélectriques, les habitations, les routes et les terres agricoles, les scientifiques ont identifié deux lacs particulièrement préoccupants dont, précisément, le lac South Lhonak, l’un des plus grands et dont la croissance est la plus rapide.

Au moment de la catastrophe, les autorités indiennes et les experts suisses étaient en train de mettre en place des mesures susceptibles de réduire les risques futurs pour la population et l’économie de la région. Un système d’alerte précoce amélioré, comprenant des plans d’évacuation et d’intervention d’urgence, était également en cours d’élaboration.

« Il est regrettable que cette catastrophe se soit produite avant que nous ayons achevé l’installation complète du système d’alerte précoce prévue au cours de l’année prochaine, explique Simon Allen. Ce genre de dispositifs sont complexes et nécessitent de travailler avec les communautés locales et d’autres parties prenantes pendant un certain temps. J’espère que cette tragédie incitera les autorités à mettre davantage l’accent sur ce type de stratégies afin de réduire les risques associés au changement climatique rapide auquel est particulièrement soumis l’Himalaya. »

De catastrophe en catastrophe
Les vidanges brutales de lac glaciaire comme celle de South Lhonak et d’autres catastrophes similaires propres à la haute montagne sont appelées à se multiplier. En particulier dans ce qui est surnommé le « troisième pôle », à savoir la gigantesque région comprenant l’Hindu Kush-Himalaya, le plateau tibétain et les chaînes de montagnes environnantes. La dernière décennie enregistre de plus en plus d’événements similaires.

Dans un article de Nature Climate Change paru le mai 2021, une équipe codirigée par Markus Stoffel, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement, et Simon Allen relève en effet que sous l’effet du réchauffement global, la formation de nouveaux lacs due au recul rapide des glaciers pourrait tripler le risque d’inondation pour les communautés et les infrastructures en aval.

En s’appuyant sur l’imagerie satellitaire et la modélisation topographique, les scientifiques ont évalué les risques associés aux 7000 lacs glaciaires recensés sur le troisième pôle. Un sur six (soit 1203 au total) présente actuellement un risque élevé à très élevé pour les communautés en aval, notamment dans les régions de l’Himalaya oriental et central de la Chine, de l’Inde, du Népal et du Bhoutan. Si rien ne change en matière d’émissions mondiales de CO2, l’étude montre qu’une grande partie du troisième pôle pourrait s’approcher d’un état de risque maximal d’ici la fin du XXIe siècle. Plus de 13 000 lacs se rapprocheront progressivement des pentes abruptes et instables des montagnes dont la chute sur les plans d’eau pourrait provoquer de petits tsunamis et provoquer des inondations. Le nombre de lacs classés à haut ou très haut risque passerait ainsi de 1203 à 2963 et on verrait apparaître de nouveaux points chauds dans l’Himalaya occidental, le Karakorum et en Asie centrale.

Problèmes transfrontaliers
La gestion des risques dans cette région du monde est d’autant plus complexe que le troisième pôle s’étend sur onze pays. Le risque de vidanges brutales de lacs glaciaires pouvant entraîner des catastrophes naturelles transfrontalières pourrait ainsi, lui aussi, doubler à l’avenir, selon la même étude. La région entre la Chine et le Népal est un point chaud majeur en la matière et le restera tandis que d’autres émergent, telles que les montagnes du Pamir entre le Tadjikistan et l’Afghanistan. « Les régions transfrontalières sont particulièrement préoccupantes, déclare Simon Allen. Les tensions politiques peuvent constituer un véritable obstacle en empêchant le partage des données en temps voulu, la communication et la coordination nécessaires à une alerte précoce efficace et donc à l’atténuation des catastrophes. »

Le problème des vidanges brutales de lacs glaciaires touche également la Suisse, dont les montagnes ne manquent pas de glaciers en plein recul. « Cela représente toutefois une moins grande préoccupation qu’ailleurs, précise Simon Allen. Il y en a eu dans le passé et il y en aura certainement d’autres à l’avenir. Mais la plupart des glaciers instables, des pentes qui bougent ou des formations de lacs sont actuellement suivis de près. Et les barrages hydroélectriques, qui sont nombreux dans le pays, sont conçus pour résister à de tels événements. »

Où va l’argent ?

Dans le cadre du programme Adaptation at Altitude, lancé et soutenu par la Direction suisse du développement et de la coopération, Simon Allen, chercheur à l’Institut des sciences de l’environnement, a rédigé un rapport, Le financement public de l’adaptation va-t-il aux régions montagneuses qui en ont le plus besoin ?

Basé sur l’analyse de 444 projets mis en œuvre entre 2011 et 2019 dans 25 pays montagneux, ce document montre que les projets d’adaptation qui ciblent les régions montagneuses reçoivent en moyenne plus d’argent que les autres. Cela s’explique par les coûts plus importants engendrés l’étendue plus importante des espaces concernés par les risques naturels en montagne ainsi que leur plus grand isolement.

Par ailleurs, la Suisse, avec ses 71,3 millions de dollars, est l’un des principaux contributeurs au financement bilatéral (de pays à pays) des projets d’adaptation dans les régions de montagne. Elle est suivie par l’Allemagne (70 millions), le Canada (64 millions), l’Australie (36 millions) et la France (27 millions). Cela dit, la grande majorité du financement provient de donateurs multilatéraux (88 %), dont les Fonds pour l’environnement mondial, le Fonds pour les pays les moins avancés ou encore le Fonds vert pour le climat.

Les plus grands bénéficiaires sont la région de l’Hindu Kush-Himalaya (qui a reçu 1,8 milliard de dollars dont 1,1 milliard est allé à l’Inde), suivie des Andes (428 millions de dollars), de l’Asie centrale (300 millions de dollars) et de l’Afrique (250 millions de dollars).

Il en ressort aussi que l’aide financière à l’adaptation tend à se diriger vers les pays montagneux vulnérables mais pas vers les plus vulnérables. Ces derniers, tels que la République démocratique du Congo, l’Éthiopie, le Myanmar et la Tanzanie, n’ont ainsi reçu que peu de fonds pour l’adaptation des montagnes (17 % du total). Les donateurs semblent trouver un équilibre entre le besoin d’assistance du pays et sa capacité à mettre en œuvre l’adaptation. Le fait de favoriser uniquement les régions les plus vulnérables pourrait en effet mener à un échec en raison de leur incapacité à réaliser les mesures proposées.

L’étude suggère qu’en se concentrant davantage sur les projets d’adaptation venant des communautés montagnardes elles-mêmes (bottom-up), les donateurs pourraient obtenir de meilleurs résultats dans les pays les plus vulnérables. Ces initiatives communautaires ne sont généralement pas aussi dépendantes des institutions nationales et des structures de gouvernance. Cela signifie que des projets d’adaptation ciblés travaillant avec des ONG et des communautés locales pourraient être couronnés de succès et durables même dans les pays où le niveau de préparation est faible.