Campus n°156

La cognition sociale passe au scanner

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Espèce éminemment sociale, l’humain a développé une capacité à interagir de manière très efficace avec ses congénères. Un talent que les scientifiques de l’UNIGE étudient par différentes approches et à différentes échelles.

Les mécanismes à la base des interactions sociales entre êtres humains font littéralement dans la dentelle. Le réglage très fin de la cognition sociale qui permet aux humains de communiquer et de coopérer entre eux au point de pouvoir bâtir des civilisations entières est étudié depuis longtemps, mais conserve encore un grand nombre de ses mystères. Depuis août 2023, un cours ouvert et en ligne (MOOC) lui est consacré. Cet enseignement fait le point des connaissances sur les processus mentaux impliqués dans les relations sociales. Il présente également les objectifs du Laboratoire de cognition sociale expérimentale dont il est issu. Créé il y a tout juste un an, celui-ci est dirigé par Nicolas Burra, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Entretien.

Campus: L’humain est une espèce sociale. Mais ce n’est pas la seule. En quoi, dans ce domaine, diffère-t-il des autres?

Nicolas Burra: Il existe de nombreuses espèces animales chez lesquelles la vie sociale est essentielle à la survie, comme les grands singes, les dauphins ou encore les fourmis pour n’en citer que quelques-unes. Toutes ont développé des facultés leur permettant de s’organiser. Celles de l’être humain, cependant, lui ont permis de gravir la «pyramide de la culture» beaucoup plus haut que n’importe quelle autre espèce.

Qu’entendez-vous par là?

On peut voir cette pyramide de la culture comme une superposition de degrés représentant des croyances et des compétences, telles l’alphabétisation et la technologie (fabrication d’outils), qui ont la particularité de se transmettre d’une génération à l’autre par un processus liant mémoire et apprentissage. On sait que de nombreux animaux ont la capacité d’apprendre des choses. Certains ont même les moyens cognitifs de développer, localement, une sorte de culture, c’est-à-dire des comportements ou des techniques de chasse spécifiques qui sont enseignées aux membres d’un même groupe et qui perdurent, indépendamment de ceux qui les ont mises au point. On peut citer les chimpanzés qui utilisent des bâtons pour «pêcher» les termites dans leur termitière ou les baleines qui encerclent leurs proies avec des rideaux de bulles. Mais ces acquisitions ne débouchent pas sur la construction de nouveaux savoirs, comme c’est le cas chez l’être humain. Ce dernier a accumulé une quantité de connaissances inédite qui lui a permis de gravir la pyramide de la culture jusqu’au plus haut degré, qui correspond à la culture cumulative, c’est-à-dire la base pour la création de civilisations.

Quel est le lien avec les interactions sociales?

Cette capacité à créer des civilisations est entièrement basée sur la coopération et donc sur la capacité d’interaction exceptionnelle de l’être humain avec ses semblables. Les bénéfices de la coopération ne sont pas évidents à première vue. Elle est en effet très coûteuse en énergie, car il faut expliquer aux autres comment faire. Les autres n’agissent pas forcément comme on le souhaiterait, il faut souvent recommencer. Mais plus on travaille ensemble, plus on commence à se connaître, et plus on parvient à optimiser son fonctionnement. On devient beaucoup plus rapides et beaucoup plus efficaces. Et c’est en collaborant que notre espèce a pu dépasser ses limites physiques et cognitives. Ce particularisme, on le doit principalement à notre «cerveau social» particulièrement développé.

Qu’est-ce que le cerveau social?

On désigne ainsi les différentes régions du cerveau qui sont mobilisées lors des relations sociales. Elles gèrent aussi bien la perception de soi-même que celle de l’autre, la compréhension des signaux que l’on reçoit, etc. Il existe deux théories concernant les fondements neurologiques de la cognition sociale. La première affirme qu’au cours de l’évolution, notre cerveau a créé des réseaux spécifiques pour le traitement des informations sociales. Certains permettraient ainsi de comprendre son interlocuteur, d’autres de reconnaître son identité, etc. La seconde estime au contraire que le système nerveux central a détourné des réseaux déjà existants pour les utiliser également pour la gestion des relations sociales, des processus nettement plus complexes que les processus cognitifs «classiques».

Où se niche la vérité?

Un peu entre les deux. On sait que les régions cérébrales spécialisées dans la reconnaissance de l’identité des visages, par exemple, sont très localisées, très spécifiques. Tandis que lorsqu’on discute, en revanche, on doit mobiliser plusieurs aires à la fois afin de porter son attention sur ce que dit son interlocuteur, regarder les expressions de son visage pour s’assurer qu’il a bien compris nos propos, réagir en conséquence, etc. Tout cela fait appel à des systèmes cognitifs qui existaient probablement au préalable (ceux de l’attention, de la mémoire à long terme ou encore de la mémoire de travail) et qui ont été mobilisés et optimisés pour cette nouvelle tâche. À cela s’ajoutent aussi de nouveaux concepts.

Lesquels?

Une théorie assez récente – elle a moins de 10 ans – qui est actuellement testée en laboratoire est le «codage prédictif». Selon elle, deux cerveaux engagés dans une interaction anticipent sans cesse les réactions de l’autre en se basant sur des séries de présupposés stockés dans la mémoire afin de gagner du temps dans le traitement des données.

Comment fait-on pour tester ce genre de théorie?

Par des expériences empiriques utilisant principalement l’imagerie dont l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), l’électroencéphalographie (EEG) ou encore la magnétoencéphalographie (MEG). Le problème, c’est que la plupart des expériences menées à ce jour portent sur des êtres humains interagissant avec un ordinateur. Elles permettent un meilleur contrôle des multiples paramètres qui entrent en jeu dans une interaction, mais elles ont des limites évidentes. On n’étudie que la moitié du phénomène, au fond. Cela dit, on observe depuis peu un boom des études s’intéressant aux interactions sociales réelles, c’est-à-dire entre êtres humains, qui comprennent des mesures de l’activité cérébrale, des mouvements des yeux, des expressions faciales ou encore de l’activité cardiaque des deux protagonistes. Le but consiste à comprendre comment l’information émise par une personne a un impact sur le cerveau de l’autre et comment la réaction va à son tour affecter le cerveau de la première, et ainsi de suite. Cela représente un défi technologique de taille notamment en raison du très grand nombre de données que ce genre d’expérience génère. Mais des progrès récents en matière de traitement des données – notamment grâce au deep learning et à l’intelligence artificielle en général – et des sciences statistiques rendent la chose désormais possible. On peut donc commencer à étudier les paramètres de deux interlocuteurs engagés dans une interaction sociale et en mesurer la synchronicité, à savoir si la réaction d’un des individus est bien la conséquence du signal envoyé par l’autre et vice versa. La synchronicité désigne aussi cette sorte d’harmonie que peuvent atteindre deux cerveaux en interaction, une phase de compréhension mutuelle possible grâce notamment à ce codage prédictif.

Votre laboratoire va-t-il se lancer dans ce type d’expériences?

Oui. Nous allons en effet nous intéresser à l’étude des interactions sociales dans des situations réelles. Pour cela, nous allons utiliser l’hyperscanning, c’est-à-dire le scanning cérébral simultané de deux personnes (ou plus) en interaction. Nous élaborons également des sortes de scénarios, ou plutôt des mises en contexte telles que des jeux de collaboration très simples dans lesquels une personne guide l’autre. L’idée consiste, par exemple, à évaluer à quel moment et de quelle manière le cerveau et le comportement se préparent à suivre la personne qui impose un certain type de séquence. De telles expériences ont déjà montré que, sans que des ordres soient donnés, des comportements de leaders et de suiveurs apparaissent naturellement. J’aimerais en particulier m’intéresser aux mouvements oculaires pour comprendre de quelle manière les interactions par les yeux ont un impact sur l’activité cérébrale. Croiser le regard de l’autre créera-t-il une synchronisation de l’activité cérébrale? Qu’est-ce qui fait que l’on s’écarte du regard de l’autre ou, au contraire, qu’on s’y engage?

Le nombre de biais possibles dans ce genre d’expérience n’est-il pas très important?

La technologie permettant de mesurer la synchronicité entre deux cerveaux n’a émergé qu’il y a une dizaine d’années. Ce domaine est donc encore sujet à un regard critique très acéré. Dans mon laboratoire, spécialisé dans la psychologie expérimentale, nous allons tenter de développer un environnement qui reproduit au mieux les conditions naturelles tout en essayant de contrôler l’information pour éviter le maximum de biais. Mais on ne pourra pas se prémunir de tout. Il est possible, par exemple, que les résultats d’une expérience de cognition sociale soient influencés par leur appartenance au même sexe ou non, par le fait qu’ils se connaissent déjà ou non. En réalité, on n’en sait rien. Quoi qu’il en soit, il peut être intéressant de vérifier si deux personnes qui se connaissent bien parviennent à une meilleure synchronicité de leurs cerveaux que deux inconnus.

Une relation sociale, dites-vous, commence par la nécessité de se comprendre soi-même. Qu’est-ce que cela signifie?

Si l’on veut comprendre l’autre, il faut en effet commencer par s’asseoir en tant qu’individu. Si la représentation de soi-même est flottante ou si, au contraire, elle est trop autocentrée, on aura de la peine à y parvenir. Savoir qui l’on est fait appel au concept du soi, ou self en anglais, qui est basé sur un certain nombre de composants. Le premier est l’agentivité, c’est-à-dire le fait de savoir que c’est soi-même et non quelqu’un d’autre qui contrôle ses actions. Cela paraît évident sauf qu’en réalité, ce processus peut être déficient. C’est le cas notamment dans les troubles schizophréniques. Les personnes qui en souffrent perdent cette conscience de soi et attribuent parfois leurs propres actions à quelqu’un d’autre. Le deuxième composant, c’est l’incarnation, ou le fait de savoir que l’on occupe son propre corps, maintenant, à l’endroit où l’on se trouve. Il existe, là aussi, des distorsions. Certaines lésions cérébrales peuvent provoquer un découplage entre la représentation que l’on se fait de son corps et la réalité de sa position dans l’espace, ce qui peut entraîner des hallucinations telles que l’impression de sortir de son corps (out of body experience). Le dernier composant est la mémoire. Ce qui fait la personnalité d’un individu, c’est l’ensemble de souvenirs autobiographiques. Ils nous construisent et ils font que l’on est tous différents. Cette construction du soi est bien entendu influencée par l’environnement, en particulier le contexte social, dans lequel on vit.

Peut-on comprendre l’autre juste en le regardant?

Comprendre l’autre passe en effet d’abord par la perception de l’autre, donc par la reconnaissance de différents signaux visuels tels que la direction des yeux, les expressions du visage, la posture, etc. Sur la base de ces éléments, on invoque ce qu’on appelle la théorie de l’esprit. Il s’agit du mécanisme – central chez l’être humain – qui permet d’adopter le point de vue de l’autre. Il peut s’agir, littéralement, de la vue de l’espace où l’on se trouve si on occupait la place de l’autre. Mais la théorie de l’esprit désigne aussi, et surtout, la faculté de penser comme si on était l’autre en se basant sur les informations que l’on détient. Dans une discussion, et surtout dans un débat, il est essentiel de comprendre le point de vue de l’autre, de se mettre à sa place pour saisir son raisonnement. La théorie de l’esprit comprend également un volet plus affectif, l’empathie, qui désigne la capacité à ressentir les émotions de l’autre. Ces deux volets semblent mobiliser des réseaux neuronaux différents.

N’y a-t-il pas des différences culturelles ou ethniques susceptibles de troubler cette compréhension?

Les expressions faciales, pour ne prendre que cet exemple, sont plutôt universelles, même s’il existe des variations. Ce qui change, c’est leur interprétation. De nombreuses études ont démontré des différences interculturelles dans cette manière de comprendre les expressions du visage. En tant que chercheurs, ces variations liées à la culture chez les participants et participantes à nos expériences sont intéressantes à étudier puisqu’elles nous permettent de mieux comprendre les indices sociologiques qui déterminent le déroulement d’une interaction.

Avez-vous un exemple?

La reconnaissance des visages d’ethnicités différentes est souvent déroutante. L’exemple classique, c’est la personne ayant vécu toute sa vie entourée de visages de type européen qui rencontre des difficultés à distinguer des visages du type asiatique du Sud-Est – et réciproquement. Les études semblent indiquer que cela est lié au traitement cognitif des traits du visage. Les Occidentaux se baseraient sur la physionomie plus générale du visage et les Asiatiques davantage sur des détails. Les deux stratégies sont adaptées à leur propre contexte et il n’est pas facile de passer de l’une à l’autre. En matière d’interaction sociale, il existe d’autres différences d’ordre plus culturel. C’est le cas notamment pour la manière de collaborer qui dépend de la manière dont on se représente soi-même dans différentes cultures. Les Occidentaux ont une vision de soi très individualiste, tandis qu’en Asie du Sud-Est, les gens sont plus collectivistes. Cette divergence n’est pas qu’une observation sociologique puisqu’elle se mesure dans l’activité cérébrale.

Est-ce que tous les sourires véhiculent la même signification?

L’aspect contextuel peut, là aussi, être critique dans l’interprétation des indices sociaux tels que les sourires, les mouvements des yeux et autres. Un signal semblable peut en effet représenter deux choses totalement différentes selon le contexte dans lequel on le perçoit. Il existe des sourires authentiques et d’autres qui obéissent à des conventions sociales. Si une personne inconnue vous regarde de manière insistante, cela peut paraître bizarre. Mais si vous la connaissez bien, le sens que l’on va donner à cette interaction sera totalement différent.


Que se passe-t-il lorsque nous développons des relations d’amitié, d’amour ou simplement d’attachement à d’autres personnes?

La première interaction que vit un être humain survient juste à sa naissance et elle se manifeste par un attachement avec la personne qui prend soin de lui, le care giver. Il s’agit en général de la mère biologique mais parfois aussi d’une mère adoptive, du père, de certains proches, etc. Cet attachement est d’ailleurs réciproque. Tous ceux qui ont eu à s’occuper d’enfants savent à quel point ce sentiment est fort et se développe rapidement malgré les cris, les pleurs, les nuits blanches, les soucis et les angoisses. Les études montrent que les hormones, notamment l’ocytocine, jouent un rôle dans ce lien entre le bébé et la personne qui en prend soin. Mais cet attachement comprend aussi une part de construction. Quoi qu’il en soit, cet attachement est très important pour le bébé car il aura un impact sur la manière dont il élaborera à son tour des relations par la suite, aussi bien sur le plan amical qu’amoureux.

Pourquoi devient-on l’ami ou l’amoureux de quelqu’un et pas de quelqu’un d’autre?

Outre les explications bien connues telles que l’attirance physique, les points communs et surtout les valeurs communes, cela reste un mystère. Si je le connaissais, je serais probablement très riche.

Le bon déroulement d’une interaction entre deux individus est le fruit d’une mécanique incroyablement fine. Il ne faut donc pas grand-chose pour qu’elle se grippe…

Interagir avec les autres n’est en effet pas aussi facile pour tout le monde. Certaines personnes ne cherchent pas à créer de relation, par manque de motivation. D’autres essayent, mais n’y arrivent pas et se sentent rejetées, ce qui est dévastateur. Les causes de l’isolement de certains individus qui n’arrivent pas à créer des interactions avec les autres sont nombreuses. Aussi nombreuses que les rouages qui composent la mécanique complexe de la cognition sociale.

Un «MOOC» pour mieux se comprendre


Disponible en ligne depuis août 2023, le cours en ligne ouvert et massif (MOOC) «Cognition sociale» a été produit par Nicolas Burra, maître d’enseignement et de recherche et directeur du Laboratoire de cognition sociale expérimentale (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation). Composé de six modules, il est donné aux étudiants et étudiantes de la Faculté sous la forme d’un cours privé en ligne en petit groupe (SPOC pour Small Private Online Course).

«Il est donc suivi en ligne, c’est-à-dire potentiellement depuis chez soi, ce qui peut sembler paradoxal pour un cours sur la cognition sociale, admet Nicolas Burra. Mais je propose aux étudiantes et étudiants de créer des épisodes de podcast sur un thème de leur choix afin de favoriser la vulgarisation scientifique et le travail collaboratif. L’étude de la cognition sociale en ligne revient ainsi à construire des ponts de compréhension mutuelle, prouvant que même à distance, l’esprit humain sait se connecter
et collaborer.»

Le cours est également accessible à toute personne intéressée. Il est d’ailleurs gratuit pour le grand public et payant seulement si on veut obtenir un certificat.

Pour le chercheur, communiquer les connaissances de la cognition sociale au grand public est une manière d’encourager les gens à y faire attention et à se rendre compte qu’elle influence la vie de tous les jours. «On est toujours en communication avec les autres, note Nicolas Burra. Savoir que nous sommes construits sur des souvenirs et un contexte social, qu’il existe un système cérébral complexe qui permet d’interagir représente une base pour apprendre à nouer des relations sociales avec les autres, à mieux vivre ensemble. C’est d’autant plus vrai en temps de crise, en particulier lors des confinements récents liés à la pandémie du covid, où le risque de se retrouver dans une bulle est plus élevé.»

https://moocs.unige.ch/cognition