Campus 100

Géopolitique

L’héritage indécis de Tian’anmen

Il y a vingt ans, les autorités chinoises lançaient les chars d’assaut contre les manifestants regroupés depuis plusieurs mois sur la place Tian’anmen. Largement condamnée en Occident, la répression du «mouvement du 4 juin» a été reléguée au second plan en Chine par la spectaculaire croissance économique qu’a connue le pays

Chine
Avenue de la Paix éternelle, Pékin, 5 juin 1989.

Le 4 juin 1989, l’Armée populaire de libération chinoise lance l’assaut contre les quelques milliers de manifestants encore regroupés autour de la place Tian’anmen, au centre de Pékin. Dans le fracas des chars d’assaut, le monde entier – de nombreux médias étant sur place pour couvrir la visite de Gorbatchev en Chine – assiste, impuissant, à la fin d’un mouvement qui, depuis avril, s’était étendu à la plupart des grandes villes du pays. La terrible répression qui s’ensuit (dont on ignore encore aujourd’hui le bilan exact) met un terme brutal aux espoirs de ces foules composées d’étudiants, d’intellectuels et d’ouvriers qui, aux quatre coins du pays, avaient trouvé le courage de sortir du rang pour dénoncer la corruption et réclamer davantage de liberté et de démocratie.

En Occident, Tian’anmen, c’est d’abord une image. Celle d’un jeune homme en chemise blanche défiant à lui seul une colonne de chars sur une avenue de la Paix éternelle (sic) désertée. Martyr inconnu d’une cause perdue, celui que les médias anglo-saxons ont surnommé «Tank Man» est rapidement devenu le symbole de ce «Printemps de Pékin» avorté, l’incarnation de la liberté bafouée par la dictature. D’où une condamnation quasi générale du régime de Pékin, considéré dès lors comme impossible à réformer et incompatible avec la démocratie ou le respect des droits de l’homme.

«Dans la période précédant les événements de Tian’anmen, la Chine jouissait en Occident d’une image bien plus favorable qu’aujourd’hui, explique Nicolas Zufferey, directeur de l’Unité d’études chinoises (Faculté des lettres). On la considérait comme une nation en train de s’ouvrir et de progresser. De plus, elle restait assez faible pour ne pas trop inquiéter. Ce n’est naturellement plus le cas. D’où l’émergence de certaines dérives anti-chinoises, voire d’un certain racisme en Occident. Pour dépasser ce discours simpliste, il faudrait pouvoir introduire un peu plus de complexité dans notre analyse de la Chine. Or, le grand public n’aime pas la complexité.»

Un géant qui fait peur

Au lendemain des événements du 4 juin, la condamnation du régime de Pékin par les puissances occidentales ne se fait pas attendre. Alors que les médias s’enflamment contre le régime liberticide, l’ONU et l’UE décident, en guise de rétorsion, un embargo sur les ventes d’armes qui est toujours en vigueur. De leur côté, les Etats-Unis mettent un terme à la coopération entre les deux pays en matière militaire et de renseignement. Dès lors, il n’est plus question de considérer Pékin comme un précieux allié dans la lutte qui oppose le camp de la liberté (l’Ouest) à celui de la tyrannie (l’Est), mais comme un Etat autoritaire et répressif constituant une menace pour la paix et les intérêts du monde occidental.

«Ce sentiment anti-chinois s’est encore accentué ces dernières années, suite à la montée en puissance de l’économie chinoise, complète Nicolas Zufferey. Aujourd’hui, la Chine fait peur par les moyens dont elle dispose. L’accroissement de son influence hors de ses frontières suscite beaucoup d’inquiétude dans les pays occidentaux. Mais nous devons aussi -comprendre que la Chine revendique une part du gâteau. Jusqu’au XVIIIe siècle, ce pays représentait le quart de la production mondiale, voire plus. Aujourd’hui, il est simplement en train de reprendre cette place. Et, en soi, cela n’a rien d’alarmant.»

Au sein de l’Empire du Milieu, en revanche, «le mouvement du 4 juin», comme on l’appelle pudiquement, ne fait pas tout à fait l’objet de la même lecture. Pour beaucoup de Chinois en effet, Tian’anmen ne constitue pas une rupture fondamentale, mais une sorte d’accident de parcours dans la longue et difficile voie qui mène à la modernisation et au développement économique du pays. De l’épisode, la population semble en effet avoir surtout retenu que, s’il y avait effectivement des limites à ne pas franchir, on pouvait dire et faire beaucoup de choses tant qu’on ne les dépassait pas. «Suite à Tian’anmen, il n’y a pas eu de bouleversement en matière politique, constate Nicolas Zufferey. La Chine a poursuivi son évolution vers plus de liberté et un assouplissement du contrôle de la société. Et les Chinois ont parfaitement compris que, du moment qu’ils n’attaquaient pas de front le gouvernement, ils pouvaient s’exprimer à peu près sur n’importe quel sujet. C’est un fait qu’on ignore souvent en Occident, mais il existe aujourd’hui en Chine une presse relativement libre qui offre de vrais espaces critiques. Au travers d’enquêtes et de reportages solides, ces journaux font entendre un certain nombre de voix discordantes.»

Par ailleurs, même si Tian’anmen a effectivement sonné le glas d’une réforme en profondeur du régime, cet élément a été relégué au second plan par la très spectaculaire croissance économique qu’a connue le pays au cours de ces vingt dernières années. Un essor qui a permis à la Chine de s’imposer comme une puissance de premier plan sur la scène internationale et, par là même, de retrouver sa fierté.

Gratte-ciel et bouchons

Empruntant le chemin inverse de celui tenté au même moment par Gorbatchev avec la Glasnost, les dirigeants du PCC ont en effet opté, au moment de Tian’anmen, pour une stratégie alliant dictature politique et libéralisme économique, dont la principale conséquence est une augmentation notable du niveau de vie général.

«Pour les Chinois, les deux dernières décennies représentent un progrès économique énorme, même dans les campagnes, complète Nicolas Zufferey. Une partie de la population, qui représente peut-être 200 à 300 millions de personnes, a atteint un niveau de vie comparable à celui de l’Italie ou de l’Espagne. D’autre part, des dizaines de millions de Chinois voyagent désormais chaque année à l’étranger. Le changement des villes est également très impressionnant: la première fois que je suis allé en Chine, en 1983, Pékin était une ville plate. Il n’y avait quasiment pas un bâtiment qui était plus haut que les murs de la Cité interdite. Maintenant, c’est une ville avec des vagues de gratte-ciel, des logements plus confortables, plusieurs lignes de métro et des centaines de milliers de voitures bloquées dans d’immenses embouteillages.»

Quatre-cents millions d’internautes

Au quotidien, l’amélioration des conditions matérielles passe également par un attrait croissant pour des sujets comme la mode, le sport, l’art contemporain et, bien sûr, les nouvelles technologies. Ainsi, alors que le Web était quasiment inexistant dans le pays au milieu des années 1990, la Chine est aujourd’hui le pays qui compte le plus grand nombre d’internautes au monde. Et même si des dizaines de milliers de personnes s’efforcent de contrôler ce nouveau territoire, elles ne font guère le poids face aux 420 millions de personnes connectées (soit 32% de la population, contre 68% en Suisse) que compterait aujourd’hui le pays selon les chiffres officiels.

Soif de savoir

C’est que, dans cette Chine de l’après-Tian’anmen, on a soif de savoir. «Cette énorme envie d’apprendre est peut-être ce qu’il y a de plus frappant lorsqu’on va en Chine aujourd’hui, confirme Nicolas Zufferey. Quand on cherche à mettre en évidence les causes de la réussite économique de la Chine, on met souvent le doigt sur des facteurs comme l’organisation familiale de l’entreprise, la fidélité au chef, le respect de la hiérarchie, mais on oublie trop souvent l’éducation. Or, c’est une société dans laquelle les gens sont en permanence en formation. Le nombre de personnes inscrites à des maîtrises universitaires explose. Partout, on discute, on débat, on traduit. Résultat: les Chinois sont infiniment mieux informés sur l’Occident qu’on ne l’est sur la Chine.»

Tous ces éléments expliquent pourquoi le régime en place bénéficie du soutien de larges franges de la population. Un soutien manifeste au cours des récents Jeux olympiques et qui fait dire à beaucoup d’observateurs que si des élections étaient organisées aujourd’hui, le PCC les remporterait haut la main.

Mais l’équilibre est précaire et les menaces nombreuses. La grogne monte ainsi chez ceux, et ils sont nombreux, qui estiment être les laissés-pour-compte de la croissance. Loin d’être partagé par tous, l’accroissement de la richesse s’est en effet également traduit par une forte augmentation des inégalités. Dans les campagnes, parmi les retraités ou au sein des quelque 100 millions de migrants intérieurs que compte le pays, les bienfaits de l’option choisie par le gouvernement sont très relatifs. «Les problèmes sociaux sont énormes, explique Nicolas Zufferey. Pour dissimuler le chômage, qui concernerait 25% de la population, beaucoup de gens ont des emplois qui leur permettent à peine de subsister. Il est devenu presque impossible de se faire soigner si on n’a pas d’argent, et les conséquences écologiques du développement économique sont telles qu’une bonne partie de la population n’a plus accès à de l’eau potable.»

Dans ces conditions, il suffirait d’une réaction mal proportionnée des autorités ou que la croissance connaisse un coup de frein pour que la tension devienne difficile à contenir. Or, l’économie chinoise est un géant aux pieds d’argile que la présence de nombreuses bulles spéculatives (immobilières ou financières) rendent vulnérable.

La tentation nationaliste

Mise en application en 1979, la politique de l’enfant unique accentue encore ces difficultés. La Chine doit ainsi faire face à un vieillissement de la population beaucoup plus brutal que celui que nous connaissons en Occident. Par ailleurs, étant donné la relative rareté des filles, entre 25 et 40 millions de jeunes Chinois ne trouveront pas d’épouse dans les années qui viennent. Dans cette société sans fratrie, l’enfant unique est, en outre, source de tous les espoirs de la famille. Libres et choyés lorsqu’ils sont petits, ils subissent une énorme pression en grandissant, lorsque vient le moment de l’école. Dès lors, le droit à l’échec n’existe plus.

Enfin, la capacité du PCC à maintenir le cap suscite également des interrogations. Pour se donner une plus grande représentativité, le Parti a en effet intégré dans ses rangs des intellectuels, des entrepreneurs ou des avocats pour qui l’autoritarisme du régime commence à apparaître davantage comme un obstacle à la modernisation de la société chinoise et à l’approfondissement des réformes économiques que comme un atout. Dans ces conditions, les dirigeants en place pourraient être tentés de faire vibrer la corde du nationalisme pour fédérer le peuple derrière une cause commune. «Alors que c’était peu perceptible au moment de Tian’anmen, on assiste depuis quelques années en Chine à une montée du discours nationaliste, confirme Nicolas Zufferey. Au cours de ces deux décennies, la Chine a dépassé des pays comme l’Inde ou le Brésil en termes de PIB. Elle est devenue puissante et elle en est fière, d’où le développement d’une certaine xénophobie, notamment à l’égard du Japon. Je n’y vois pas de danger immédiat, mais en cas de crise sociale ou de baisse de la croissance, le risque que le pouvoir se cherche une nouvelle cause à l’extérieur des frontières du pays, vers Taïwan par exemple, n’est pas tout à fait inexistant.»

Formation: à chacun son chemin

Si, en vingt ans, la Chine a beaucoup changé, la manière dont on l’étudie a, elle aussi, évolué. Longtemps confiné aux filières littéraires, le monde chinois est aujourd’hui accessible à un public beaucoup plus large. L’Université de Genève propose ainsi trois voies pour approcher l’Empire du Milieu.

Première voie: Baccalauréat universitaire en langue, littérature et civilisation chinoises, suivi éventuellement de la maîtrise, voire du doctorat. Il s’agit d’une formation approfondie, avec un apprentissage intensif de la langue chinoise et des enseignements sur la civilisation, l’histoire, la littérature et la société chinoises, dans leurs dimensions anciennes et contemporaines, de Confucius à Internet. La maîtrise consécutive permet d’approfondir les connaissances acquises au cours du baccalauréat. Elle forme plus particulièrement à la recherche, à la traduction scientifique ou littéraire, ainsi qu’à certaines professions comme le journalisme, la diplomatie et le tourisme. La maîtrise prépare également au doctorat et autres diplômes spécialisés.

Deuxième voie: Maîtrise universitaire spécialisée pluridisciplinaire en études asiatiques, dispensée par la Faculté des lettres, la Faculté des sciences économiques et sociales et l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID). Premier diplôme de ce type en Suisse, le «Master-Asie» propose une formation pluridisciplinaire (culture, langue, histoire, société, économie, politique, relations extérieures, coopération au développement) et interculturelle. Il mobilise une quinzaine de spécialistes issus de l’Université, ainsi que des experts d’universités étrangères. Il est ouvert aussi bien à des non-spécialistes qu’à des candidats ayant déjà abordé l’étude de l’Asie, que ce soit en sciences humaines ou en sciences sociales. L’originalité du diplôme est de combiner théorie et pratique, préparant ainsi de manière aussi complète que possible les étudiants aux différentes professions en rapport avec l’Asie. Tenus de faire l’apprentissage d’une langue asiatique, les étudiants ont également l’occasion, au cours de leur formation, d’effectuer un séjour de recherche ou un stage, soit dans un pays asiatique, soit dans une institution travaillant en relation avec l’Asie. Il permet également d’envisager un doctorat ou un diplôme spécialisé.

Troisième voie: Enseignement de langue et conférences proposés dans le cadre de la formation continue. Attirant chaque année plus de cent participants, le programme proposé dans le cadre de la formation continue s’efforce d’appréhender les réalités présentes et les défis à venir de la Chine à travers une approche culturelle et historique. Il permet de mieux comprendre la civilisation de la Chine actuelle par l’apprentissage de la langue chinoise et la présentation de situations de communication courantes (affaires, voyages, tourisme, etc.). Les conférenciers sont des spécialistes reconnus de la Chine. L’initiation à la langue chinoise est donnée par des enseignants de l’Université de Genève. Les cours sont ouverts à toute personne déjà en contact avec la Chine ou envisageant des activités en rapport avec ce pays, pour des raisons professionnelles, personnelles ou touristiques, ainsi qu’à toute personne intéressée par la connaissance des rudiments de la langue chinoise et/ou les différents aspects de la culture de ce pays, dans un but professionnel ou personnel.