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Médecine

Gagner la guerre du poids

Des chercheurs de l’Université de Genève développent et promeuvent depuis plus de vingt ans une démarche originale qui vise à combattre l’obésité: l’éducation thérapeutique du patient. Cette approche a fait ses preuves, mais elle peine à se répandre

obésité

En Suisse, il semblerait que le nombre de personnes trop grosses plafonne. Selon les chiffres de l’Office fédéral de la santé publique, la part de la population adulte souffrant de surcharge pondérale (dont l’indice de masse corporelle* est supérieur à 25) a certes augmenté ces vingt dernières années en passant de 30,3% en 1992 à 37,3% en 2007. Mais un tassement est apparu ces dernières années et les projections semblent indiquer que cette proportion pourrait ne plus bouger beaucoup et s’établir à 37,7% d’ici à 2022. La tendance est la même en ce qui concerne le sous-groupe des personnes obèses (dont l’IMC est supérieur à 30) et dont la prévalence devrait rester aux alentours de 8%. Une telle stabilisation se retrouve dans quelques autres pays européens, notamment en Scandinavie, mais demeure une exception. Dans le reste du monde, la prévalence de la surcharge pondérale a continué à augmenter de manière importante, notamment aux Etats-Unis, pays précurseur en la matière et principal promoteur de la malbouffe, en France, connue pour son «french paradox», ou encore en Chine, pays populeux et en pleine croissance, où le nombre d’obèses a littéralement explosé en dix ans et atteindrait les 90 millions. L’Organisation mondiale de la santé, elle, parle de globésité et estime que plus de 400 millions de personnes dans le monde étaient obèses en 2005 et qu’elles seront 700 millions en 2015.

C’est dire si la Suisse, de ce point de vue, vit comme dans un microclimat légèrement dégagé, entouré de lourds nuages. Pour Alain Golay, professeur adjoint à la Faculté de médecine et chef du Service d’enseignement thérapeutique pour maladies chroniques aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), cette évolution est réjouissante, mais encore faut-il que les courbes se mettent à baisser maintenant. Car l’obésité, ça coûte. En argent et en années de vie.

Plus que d’obésité, il faudrait parler de syndrome métabolique. C’est Gerald Reaven, professeur à la Stanford Medical School, qui en 1988 en a donné la première définition: l’obésité, le diabète et l’hypertension ont une cause commune qui est la résistance à l’insuline. Il est apparu depuis que cette constellation de symptômes prédispose fortement au développement de maladies cardiovasculaires.

«Dans une étude récente, nous avons montré qu’il n’existe pas de patient obèse normal du point de vue métabolique, précise Alain Golay, qui a travaillé à Stanford entre 1983 et 1988. Chez ces personnes, tous les voyants (profil lipidique, tension artérielle, glycémie…) sont au moins à la limite du rouge, s’ils ne sont pas carrément dedans. Tôt ou tard, si elles ne perdent pas du poids, elles finiront par développer un diabète (qui peut déboucher sur des amputations ou la cécité), de l’hypertension, des maladies cardio-vasculaires ou encore des problèmes ostéo-articulaires. A cela s’ajoute une récente découverte: l’obésité multiplie par deux ou trois le risque de développer des cancers.»

«Bombe atomique»

En vingt ans, beaucoup de progrès ont également été réalisés sur la compréhension du fonctionnement des tissus adipeux. Ces cellules, que les chercheurs considéraient auparavant comme de simples espaces de stockage des graisses, possèdent en réalité de nombreuses autres fonctions, dont celles de sécréter des dizaines de molécules différentes. Parmi elles se trouvent des hormones qui jouent des rôles dans des processus comme la faim, la satiété et même l’inflammation. Ces diverses régulations hormonales sont perturbées chez les obèses. Autrement dit, «les tissus adipeux sont une bombe atomique», s’emporte Alain Golay.

Cette constellation de problèmes concerne avant tout les personnes obèses, mais touche également, bien que dans une moindre mesure, celles qui ne souffrent que d’une surcharge pondérale. Dans l’ensemble, les conséquences de cette maladie chronique ont un coût pour la société. Une étude commandée par l’OFSP en 2009 a estimé que le surpoids a représenté en 2006 un fardeau de 3,8 milliards de francs, soit 7,3% du total des dépenses de santé en Suisse. L’obésité seule a, elle, coûté 1,8 milliard de francs, ce qui correspond aussi à 0,38% du produit intérieur brut. Ce dernier chiffre se trouve d’ailleurs dans la fourchette des pays de l’Union européenne.

Jouer au yo-yo

Pour lutter contre ce fléau, il faut tenter de faire maigrir les obèses et, surtout, éviter que d’autres ne deviennent trop gros. Plus facile à dire qu’à faire. Pour y parvenir, Alain Golay ne parie pas un kopek sur les régimes minceurs de l’été. «Les régimes restrictifs que l’on découvre régulièrement dans la presse féminine représentent le meilleur moyen de grossir davantage, souligne-t-il. Ils fonctionnent un temps, jusqu’à ce que le patient se décourage et reprenne du poids. Son tour de taille commence alors à jouer au yo-yo. Par ailleurs, ces régimes sont souvent sévères et déséquilibrés. Ils provoquent chez les personnes obèses qui les suivent de nombreuses carences (fer, oligo-éléments, acides gras, vitamines, etc.) et aggravent les troubles du comportement alimentaire.»

Le médecin genevois a mieux à proposer. Pour lui, une partie de la solution passe par une démarche plus «humaniste», connue sous le nom d’«éducation thérapeutique du patient». L’idée est de centrer la thérapie sur les besoins du patient, mais aussi sur ses capacités à changer ses habitudes. «Il ne sert à rien d’imposer à une personne obèse des règles qu’elle ne pourra pas tenir sur le long terme, précise Alain Golay. Nous préconisons de chercher, au cas par cas, les changements que le patient peut apporter aisément à son mode de vie. Pour l’un, il s’agira de boire un peu moins d’alcool, pour l’autre d’arrêter les biscuits, pour un troisième de réduire sa consommation de pain ou de viande rouge, etc. Nous proposons d’enseigner au patient les liens entre son comportement et les symptômes de sa maladie pour qu’il puisse prendre lui-même les bonnes décisions. Il peut bien entendu bénéficier d’un suivi médico-pédagogique.»

DIminution de 80%

De manière générale, l’«empowerment» des patients donne de très bons résultats. Dans un article paru dans la revue Patient Education and Counseling du mois de juin 2010, le médecin genevois présente la compilation et l’analyse des résultats de centaines d’études scientifiques sur le sujet. Dans 64% des travaux retenus, l’éducation thérapeutique des patients souffrant de maladies chroniques ou d’obésité s’est avérée efficace. Les complications liées à ces maladies ont, quant à elles, été diminuées dans certains cas de 80%.

L’Université de Genève a beaucoup contribué au développement de l’«éducation thérapeutique du patient». Un des pionniers dans ce domaine est le professeur Jean-Philippe Assal, prédécesseur d’Alain Golay et aujourd’hui à la retraite. On parle même aujourd’hui de l’«Ecole genevoise». Preuve de l’activisme des chercheurs de la Cité dans ce domaine: le Service d’enseignement thérapeutique pour maladies chroniques des HUG a reçu le titre de «Centre collaborateur de l’OMS» en 1983 et c’est à Genève que s’est tenu le premier Congrès mondial d’éducation thérapeutique du patient en 1994, tout comme son équivalent européen en 2001.

Cela ne signifie pas pour autant que le monde entier a décidé d’adopter cette démarche. Alain Golay fait état de la venue de nombreux visiteurs étrangers, notamment une délégation du gouvernement français qui est en train de préparer une loi sur l’éducation thérapeutique. Mais l’approche que promeut Genève est encore peu enseignée dans les Facultés de médecine et les formations du personnel soignant. Elle est particulièrement absente aux Etats-Unis, où le problème est pourtant le plus criant (deux tiers des habitants de ce pays souffrent de surcharge pondérale et la proportion continue d’augmenter).

Mauvais exemple

«Ce pays est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire, estime Alain Golay. La médecine y représente un tel business qu’une démarche qui ne rapporte rien à personne, sauf au ministre de la Santé, a peu de chances de s’implanter. Pourtant, on sait que pour 1 franc investi dans l’éducation thérapeutique des patients, on peut en économiser 4 sur les complications médicales qui seront évitées.»

Si la connaissance de l’obésité et sa prise en charge ont considérablement évolué ces vingt dernières années, il est une chose qui n’a pas vraiment changé: les croyances des gens vis-à-vis de l’embonpoint. La plus répandue est celle qui veut qu’un enfant joufflu est en bonne santé, alors que celui qui est mince ne l’est pas. «Quand nous essayons d’introduire des cours de diététique à l’école, par exemple, certains parents se plaignent ensuite du fait que leurs enfants renâclent à manger leur nourriture, note Alain Golay. De manière générale, les gens estiment qu’être gros est un style de vie et non une maladie liée à un trouble du comportement alimentaire. C’est ce qui est le plus difficile à changer.»

Les efforts de l’équipe d’Alain Golay ont-ils contribué à stabiliser l’épidémie d’obésité en Suisse? Difficile à dire. Ils ont en tout cas œuvré dans le bon sens, tout comme les changements progressifs introduits depuis vingt ans dans l’environnement helvétique: plus de pistes cyclables, davantage de cours d’éducation alimentaire et physique à l’école, etc.

* L’IMC se calcule en divisant le poids de l’individu en kg par sa taille élevée au carré. Une valeur comprise entre 20 et 25 correspond à un poids normal. S’il se situe entre 25 et 30, l’indice traduit une surcharge pondérale. Au-delà de 30, on parle d’obésité. Ce calcul n’est pas valable pour les enfants de moins de 15 ans.