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Années 1970: le sexe en liberté surveillée

Après Mai 68, à Genève, la sexualité divise la société et oppose les tenants des normes traditionnelles (la sexologie, le planning familial et l’éducation sexuelle) aux mouvements contestataires féministes et homosexuels

Plus de limites! En matière de sexualité, on a tendance à considérer les années 1970 comme celles de la libération sexuelle qui se serait déchaînée sur la population en même temps que les pavés sur les autorités lors des révolutions de 1968. La réalité est nettement plus complexe. C’est en tout cas ce qui ressort de la thèse récemment défendue par Sylvie Burgnard, assistante à la Section des sciences de l’éducation. Loin de jeter au lac les normes traditionnelles concernant la sexualité, les institutions genevoises (la chaire de sexologie, le planning familial et l’éducation sexuelle) continuent à les promouvoir, parfois même au-delà des années 1980. En face, les mouvements féministes et homosexuels luttent contre l’ordre établi et pour une liberté sexuelle qui leur reste refusée.

«Considérer que, depuis 1968, on peut pratiquer le sexe comme on veut est faux, explique Sylvie Burgnard. Les normes n’ont pas disparu à cette date, elles ont été reconfigurées. L’énergie de 1968 a permis des manifestations spontanées et des discours novateurs, voire choquants pour certains. Mais elle n’a pas tout inventé et n’a en rien éclipsé les visions traditionnelles.»

Ces années-là, la vérité officielle en matière de sexe est revendiquée par la sexologie. Cette discipline, qui étudie les mécanismes biologiques et psychologiques de la pratique sexuelle, tente de décrire les difficultés et les anomalies rencontrées par les patients et de rétablir un rapport sexuel dit «normal».

Cette normalité, c’est le «coït conjugal hétérosexuel», une notion centrale dans la littérature scientifique romande d’alors. Tout ce qui sort de ce cadre (la sexualité des adolescent-e-s, des personnes âgées ou des homosexuel-le-s, les rapports extra-conjugaux, etc.) est décrit de façon à en souligner le caractère anormal ou pathologique. «La foi des sexologues en leurs connaissances est considérable, note Sylvie Burgnard. Elle leur donne l’impression de manier un savoir à la portée universelle et incontestable.»

Le couple hétérosexuel est également le modèle idéal présenté aux enfants dans le cadre de l’éducation sexuelle, instaurée en 1965 et systématique depuis les années 1970. Tout en jugeant indispensable d’aborder la thématique, cet enseignement semble tout faire pour retarder au maximum le moment où les jeunes passent à l’acte. Les élèves sont notamment mis en garde contre les dangers des maladies vénériennes, des grossesses non désirées, etc.

«Ces cours sont le résultat d’un compromis, précise Sylvie Burgnard. A la crainte des uns de voir les enfants prématurément rendus curieux par l’éducation sexuelle répond la peur des autres de les voir au contraire pervertis par de mauvaises influences qu’une information plus précoce aurait contrées.»

Quant au planning familial, créé en 1965, il vise, selon la loi, à favoriser la régulation des naissances. L’objectif consiste en réalité à s’attaquer au problème de l’avortement en promouvant, notamment, la contraception. Le planning familial devient un lieu où l’on parle de ces sujets encore souvent tabous dans la famille et la société. Mais c’est aussi l’endroit où l’on se bat contre les grossesses non désirées, c’est-à-dire, dans l’optique d’alors, celles qui surviennent à un moment jugé mal approprié, soit parce que les protagonistes ne sont pas «assez adultes», soit parce qu’ils ne sont pas mariés.

Le pôle formé par la sexologie, le planning familial et l’éducation sexuelle présente donc un discours très uni. Il faut dire que l’on retrouve souvent dans ces trois institutions les mêmes acteurs. Le professeur William Geisendorf (1906-1981), par exemple, qui a fondé le planning familial et l’Unité de gynécologie psychosomatique et de sexologie est aussi l’un des principaux défenseurs de l’éducation sexuelle. «Ces trois champs sont dominés par un pouvoir médical puissant, explique la chercheuse. Celui-ci se donne, par sa mainmise sur la prévention, la pédagogie et l’action thérapeutique en matière de sexualité, les moyens d’étendre son emprise à l’ensemble de la vie sexuelle et reproductive des individus.»

Soumission des femmes

Face à ce bloc uni et puissant, la contestation, représentée par les mouvements féministes et homosexuels, est renvoyée à la marge. La position de ces groupes est en totale rupture avec les institutions et ne considère pas leur époque comme une ère de transition. Ils s’élèvent contre la «rigidité des normes» et l’«immobilisme». Même la pilule contraceptive, prônée par le planning familial, ne trouve pas totalement grâce aux yeux de féministes qui y voient un outil susceptible de perpétuer la soumission des femmes au désir masculin.

Loin de tracer des chemins «normaux» dans la sexualité, ces mouvements souhaitent que chacun puisse acquérir la connaissance nécessaire à sa libre orientation. Leur réflexion se base sur leur propre vécu et leur action passe par la remise en question des normes établies.

«Ce profond clivage – les deux camps ne dialoguent presque pas – est la marque des années 1970, explique Sylvie Burgnard. Loin d’être libérée, la sexualité apparaît durant cette période comme un objet de luttes sociales et politiques ayant pour enjeu central la délimitation des pratiques autorisées.»

Anton Vos