Campus n°113

De la beauté toxique du «cliché exotique»

la vision du monde des Européens a été profondément influencée par les premières photographies que des grands voyageurs comme le genevois alfred bertrand ont ramenées des quatre coins de la planète au cours de la seconde partie du XIXe siècle

Alfred Bertrand, ancien propriétaire du parc de Champel qui porte aujourd’hui son nom, n’a pas ramené que des graines de séquoia de ses périples autour du globe. Le géographe-­explorateur genevois, qui compte parmi les premiers privilégiés à avoir eu la chance de s’offrir deux tours du monde à une époque où le tourisme était encore balbutiant, a également rassemblé une imposante collection comprenant près d’un millier d’objets hétéroclites et des photographies réalisées au cours de son voyage au pays des Ba-Rotse dans la région du Haut-Zambèse. Il a surtout laissé à la postérité un ensemble unique de 1700 « clichés exotiques ».

Ces images produites entre 1860 et 1890 par des studios professionnels figurent des scènes typiques, étranges ou pittoresques (portraits, monuments, curiosités botaniques ou géologiques). Elles sont au centre d’une exposition comprenant 55 panneaux et 250 photographies qui est présentée jusqu’au 30 septembre au parc Bertrand, grâce au soutien d’un fonds Agora du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS). Et elles tiennent également une place de premier plan dans les travaux menés depuis trois ans par l’équipe de Jean-François Staszak, professeur au Département de géographie (Faculté des SES) dans le cadre d’un projet également soutenu par le FNS.

«Ces objets n’ont jusqu’ici jamais été constitués en corpus de recherche ni fait l’objet d’une étude synthétique, explique le professeur. Nous avons d’ailleurs dû inventer ce terme de ‹ cliché exotique › pour les qualifier. Ils ont pourtant joué un rôle essentiel dans la construction de la culture visuelle occidentale et en particulier dans les représentations de ce que nous qualifions d’exotique. C’est à ce point vrai que, pour vanter les mérites de telle ou telle destination, l’industrie du tourisme continue à utiliser les mêmes lieux, les mêmes valeurs et les mêmes compositions que les photographes de l’époque.»

Cette étonnante continuité, qui fait que ces images nous hypnotisent aujourd’hui pour les mêmes raisons qu’elles fascinaient hier, s’explique en partie par leur diffusion relativement large.

Apparence trompeuse

Produites par des ateliers spécialisés qui pouvaient regrouper plus de 50 personnes et compter jusqu’à 70000 références dans leur catalogue (c’est notamment le cas des frères Alinari installés à Florence), elles étaient destinées en premier lieu à des voyageurs fortunés comme Alfred Bertrand, qui les collectionnaient dans des albums une fois rentrés chez eux. Mais elles ont également été utilisées par la communauté scientifique pour illustrer des articles, des ouvrages ou des conférences ainsi que par les marins et les soldats qui se trouvaient en garnison loin de leur foyer.

Pour le chercheur, le phénomène mérite réflexion pour deux raisons au moins. La première est que ces images ne sont pas ce qu’elles ont l’air d’être au premier regard. Sous leur apparence documentaire, que personne ne conteste à une époque où la photographie a valeur de preuve, elles relèvent en effet du faire-semblant, puisque dans leur immense majorité, elles ont été mises en scène, retouchées ou carrément truquées.

«La lourdeur du matériel et ses limites techniques imposaient parfois un travail en studio, explique Lionel Gauthier, assistant au Département de géographie où il consacre une thèse aux «clichés exotiques» et co-commissaire de l’exposition présentée au parc Bertrand. Mais ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que ce qui importait aux studios, c’est que ces images, relativement chères à produire, correspondent à ce qui était supposé être le goût du public. Un public sur lequel elles avaient un impact énorme puisque, pour beaucoup d’Occidentaux, ces photographies ont constitué le seul contact visuel avec le vaste monde jusqu’au développement des appareils portatifs dans les dernières années du XIXe siècle.»

Le second motif d’intérêt des « clichés exotiques » réside dans le fait qu’au-delà d’une qualité formelle parfois remarquable, ils ont une toxicité certaine. Porté par l’idéologie coloniale, le discours qu’ils véhiculent allie en effet racisme, misogynie et relation de domination.

«Dans certains cas, poursuit Jean-François Staszak, l’aspect stéréotypé de ces images est relativement facile à repérer. C’est par exemple le cas pour les images représentant des ‹ types raciaux › (lire en page 13), pratique qui paraît totalement dépassée aujourd’hui. Cependant, si le travail de déconstruction sur la notion de ‹ race › a été fait depuis près d’un demi-siècle maintenant, il existe d’autres matrices de domination qui n’ont peut-être pas la même évidence et pour lesquelles ce travail n’a pas été achevé.»

Légitimer la présence occidentale

L’attrait pour la cruauté, la misère ou la barbarie dont témoignent nombre de ces photographies est ainsi loin d’être innocent. Montrer une Chinoise aux pieds bandés, un Japonais décapité au sabre ou une famille en guenilles est en effet un moyen assez efficace d’affirmer la légitimité de la présence occidentale auprès de ces populations qui n’ont pas eu la chance d’être éclairées par la Divine providence.

«Certains observateurs estiment que la violence qui s’est manifestée dans la politique étrangère américaine au lendemain du 11 septembre, notamment à Abu Ghraib, ne vient pas de nulle part, mais qu’elle a été rendue possible par la réactivation de vieux fantasmes sur le comportement des populations arabes, complète Jean-François Staszak. Des idées qui se sont précisément cristallisées dans la seconde partie du XIXe siècle.»

Le regard posé sur les femmes par ces clichés est, lui aussi, sujet à caution. Sur nombre d’entre eux, on voit en effet une jambe, une cuisse ou des seins dénudés dans une pose qui se veut être le reflet de la réalité. Le problème, c’est que les modèles ont dans la plupart des cas été payés pour se dévêtir devant l’objectif quand ils n’ont pas été tout simplement recrutés parmi les prostituées. « Parce qu’on désire souvent ce qui est différent, la dimension érotique est une composante importante de l’exotisme, observe Jean-François Staszak. Elle se retrouve aussi bien dans les toiles de Gauguin que dans la littérature coloniale qui regorge d’aventures sensuelles avec de belles indigènes. Ce qui est extrêmement gênant dans le cas présent, c’est l’hypocrisie qui consiste à condamner moralement ce type de comportement en Europe et à le tolérer lorsqu’il est le fait de populations jugées à demi-sauvages. Cela revient à dédouaner totalement les clients occidentaux de leur désir voyeuriste pour faire porter toute la culpabilité sur ces femmes qui, en fin de compte, sont d’abord et surtout des victimes. »

«Clichés exotiques. Le tour du monde en photographies ( 1860-1890) », exposition jusqu’au 30 septembre, parc Bertrand, Champel (Genève) www.unige.ch/cliches-exotiques

Alfred Bertrand, l’explorateur bien-pensant

C’est probablement avec le sentiment du devoir accompli qu’Alfred Louis Bertrand (1856-1924) présentait, à qui voulait la voir, la collection d’images exotiques de son musée privé. Pour un homme de son état et de son époque, ces photographies étaient en effet moins choquantes que révélatrices du bien-fondé de la mission civilisatrice de la colonisation. Une idée que le Genevois a défendue avec vigueur tout au long de sa vie à grand renfort de conférences, de livres et de campagnes de soutien en faveur des missions protestantes.

Devenu très tôt orphelin, fortuné, mais sans situation, Alfred Bertrand commence par visiter les Alpes et le reste de l’Europe, avant de participer, en 1878, à l’un des tout premiers tours du monde organisé. Il a alors 22 ans et poursuit son chemin en solitaire vers l’Amérique du Nord et l’Asie lorsque la croisière du « Junon » est interrompue par une épidémie de fièvre jaune.

Chose rare pour l’époque, l’explorateur et géographe effectuera un second périple autour du globe en compagnie de son épouse à l’occasion de son voyage de noces en 1907. Composée de plus de 900 objets à caractère ethnographique et de 1700 images provenant d’une quarantaine d’ateliers de photographie, la collection constituée par ce « colon sans empire » est unique en son genre, à la fois de par sa très grande cohérence et de par son importance quantitative. Elle a été confiée au Musée d’ethnographie de Genève par la veuve de l’explorateur à la mort de ce dernier, en 1924.

La propriété familiale et le parc qui l’entourait (aujourd’hui le parc Bertrand) ont, quant à eux, été cédés à la Ville de Genève après le décès d’Alice Bertrand, survenu le 7 septembre 1941.