Campus n°115

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Dossier | ACQWA

Dans les pentes du ritigraben, sur les traces des laves torrentielles

Les coulées dévastatrices où se mêlent eau, terre et pierres devraient être moins fréquentes mais plus violentes au milieu du XXie siècle. C’est le principal résultat des travaux menés dans le cadre du projet ACQWA dans la vallée de zermatt

Coincée entre Zermatt et le Mont Rose, la région du Ritigraben abrite un site qui fait figure de référence incontournable pour tous les spécialistes des laves torrentielles. On y trouve en effet le cône de déjection de ces redoutables coulées le plus étudié au monde. Responsable scientifique du projet ACQWA et professeur assistant au sein de la Section des sciences de la Terre, Markus Stoffel y est pour beaucoup. Né à Viège, un peu plus bas dans la vallée, il connaît en effet comme sa poche chaque sentier, chaque arbre et chaque caillou de cette région dont il a fait son laboratoire.

Reportage

La meilleure façon de se faire une idée du potentiel dévastateur des laves torrentielles est peut-être de faire le voyage jusqu’à Gasenried, dans la vallée de la Viège. Peu avant l’entrée dans la forêt se trouve un petit pont de béton. C’est sous cet ouvrage anodin qu’est passée, en septembre 1993, la « mère » de toutes les laves torrentielles. « L’événement, une succession de 11 coulées, a charrié 60 000 m3 de matériaux, soit l’équivalent de 10 000 camions de chantier, et provoqué des centaines de milliers de francs de dégâts, explique Markus Stoffel. Jusque-là le chenal mesurait environ 2 mètres de large pour une profondeur à peu près égale. Après le passage des laves torrentielles, il était devenu cinq fois plus grand.» Le spectacle est éloquent : sur 10 bons mètres, les énormes blocs de pierre qui formaient le front de la coulée ont tout arraché, laissant derrière eux une tranchée chaotique aux flancs lacérés. «J’ai assisté à quelques coulées de laves torrentielles beaucoup moins importantes durant mes recherches, ajoute Markus Stoffel. Et c’était déjà extrêmement impressionnant. Sous l’effet des vibrations, je sentais la terre trembler sous mes pieds et puis il y avait cet énorme grondement qui faisait penser à un avion au décollage.»

Bien qu’exceptionnelle par son ampleur, la coulée survenue au Ritigraben en septembre 1993, était loin d’être une première. On savait en effet déjà à l’époque que de tels événements étaient survenus dans l’ensemble des Alpes depuis le début du XXe siècle. Ce qu’on ignorait en revanche, c’est leur fréquence et la nature du lien qu’ils pouvaient avoir avec l’évolution du climat.

«Outre la coulée du Ritigraben, il y a eu de nombreuses autres catastrophes naturelles dans les années 1990, comme les inondations de Brigue, explique Markus Stoffel. Compte tenu de l’ampleur des dégâts occasionnés (650 millions de francs dans le cas de Brigue), les autorités ont lancé un Programme national de recherche sur le sujet (le PNR 31) pour tenter d’y voir plus clair. Concernant les laves torrentielles sur le site du Ritigraben, les résultats obtenus ont permis de répertorier une dizaine d’événements depuis 1922. Avec des coulées en 1987, 1991, 1993 et 1994, on pouvait avoir l’impression que les choses s’étaient accélérées à la fin du XXe siècle et qu’il s’agissait d’un signe clair du changement climatique en cours. Nous savons aujourd’hui que ce n’est pas le cas: même si la trace la plus ancienne que nous avons retrouvée dans la région remonte au XVIe siècle, les laves torrentielles existent probablement depuis toujours. Par ailleurs, nous avons pu démontrer dans le cadre d’ACQWA que même si elles seront probablement plus violentes dans le futur, leur fréquence devrait diminuer au cours des prochaines décennies.»

Un site unique

Ces certitudes, Markus Stoffel les tire d’une connaissance minutieuse de ce site tout à fait unique. Surplombé par la silhouette cornue du Gabelhorn, un glacier rocheux qui culmine à 2600 mètres, le versant très pentu du Ritigraben forme un replat à hauteur de la forêt, ce qui offre un double avantage aux scientifiques. D’une part, parce que la réduction de la pente permet de freiner les coulées avant qu’elles ne chutent dans la plaine et donc aux énormes blocs de pierre qu’elles charrient de se déposer « in situ ». De l’autre, parce que les arbres, qui peuvent avoir jusqu’à 800 ans dans ce coin de la Suisse, ont conservé dans le bois la mémoire des divers traumatismes qu’ils ont subis au cours de ces événements. Encore faut-il être capable de déchiffrer ce genre d’archives, un art dans lequel Markus Stoffel est passé maître.

A quelques dizaines de mètres de l’endroit où l’on quitte la route pour s’enfoncer sous les mélèzes, le géographe indique ainsi une sorte de chemin creux couvert de végétation et au milieu duquel poussent quelques conifères. L’endroit qui semble tout à fait banal au premier regard est en fait un ancien chenal creusé par une coulée de lave torrentielle, ce dont témoignent notamment les gros blocs de pierre qui affleurent sur ces rives et la courbure caractéristiques de certains arbres.

Quelques centaines de mètres plus loin, deux vieux mélèzes semblent perdus au milieu d’une vaste clairière dont le sol est couvert d’un capharnaüm de gros rocs aux contours saillants. «C’est le résultat d’une coulée qui s’est produite en 1890 et qui a tout détruit sur son passage avant de s’arrêter ici, explique le chercheur. Ces deux survivants, qui ont près de 600 ans, ont été blessés et tordus par la pression des pierres, mais ils ont eu la chance d’en réchapper et de pouvoir reprendre une croissance normale.»

Faire parler la forêt

Des balafres comme celle-là, la forêt en est criblée. Sur l’ensemble du versant, Markus Stoffel et ses collègues ont ainsi cartographié 13 chenaux anciens sur une période qui remonte à 1570. Des chiffres que les chercheurs ont ensuite pu affiner en faisant parler la forêt.

«Lorsqu’un arbre est meurtri, à moitié enseveli ou encore penché par la pression d’une coulée, il va en garder des traces, même si extérieurement rien ne laisse plus deviner ce qui s’est passé, explique Markus Stoffel. Dans le premier cas, il va fabriquer du tissu calleux et des canaux résinifères pour cicatriser et se protéger contre les attaques d’insectes. Dans le second, sa croissance va être ralentie et ces cernes seront donc plus petits. Dans le dernier cas, enfin, il va produire ce que l’on appelle du bois de compression pour se redresser. C’est grâce à la présence de ces divers traumatismes que nous pouvons dater avec une précision annuelle, voire saisonnière, les différents événements survenus dans le passé.»

Pour dénicher ce type d’indices, quelque 2450 carottes ont été prélevées sur 1102 conifères. Résultats : 124 coulées de laves torrentielles ont été identifiées sur une période allant de 1570 à 2013, ce qui représente un net progrès au regard des 10 recensés depuis 1922 par le PNR 31.

«Nos résultats démontrent, d’une part, que l’augmentation mesurée à la fin du siècle dernier n’est qu’apparente, puisqu’il y a eu davantage d’événements au cours du XIXe siècle que durant le XXe siècle, commente Markus Stoffel. Ils ont permis, d’autre part, d’affirmer qu’il n’existe pas de lien direct entre la fréquence des laves torrentielles et le changement climatique, puisque nous avons pu établir que ces événements étaient également fréquents avant 1922, y compris durant le Petit âge glaciaire.»

Déplacement saisonnier

Quant aux prévisions concernant les cinquante prochaines années, objet de l’étude spécifique menée dans le cadre du projet ACQWA, les divers indicateurs pris en compte par les chercheurs (saisonnalité et seuil de déclenchement des coulées, évolution des précipitations et des températures) débouchent sur une perspective qui n’est qu’à moitié réjouissante. « Selon nos estimations, avec des étés plus secs, il y aura sans doute moins de coulées de laves torrentielles, mais elles seront d’une plus grande ampleur, conclut Markus Stoffel. Si le réchauffement du climat se confirme, il faut également s’attendre à un déplacement de ces événements de l’été vers les saisons « intermédiaires » : dès le mois de mars, en cas de dégel soudain cumulé à des précipitations, ou au mois de décembre, ce qui n’est jamais arrivé jusqu’ici, si les précipitations qui tombent à cette époque de l’année ne sont plus constituées de neige, mais de pluie. Dans tous les cas de figure, le mieux que l’on puisse faire pour se protéger, c’est de laisser faire la nature en s’efforçant de maintenir le chenal en bon état afin d’ouvrir le chemin à la coulée. Imaginer barrer le chemin à de telles forces en construisant un bassin de rétention, par exemple, est aussi illusoire qu’onéreux.»