Campus n°121

un assassin qui laisse peu de traces

Connu au moins depuis l’Antiquité, le cancer a longtemps représenté une fatalité contre laquelle la médecine ne pouvait pas grand-chose. Retour sur les grandes étapes d’une lutte discrète et silencieuse

Le cancer n’a pas toujours été «l’empereur des maladies» que décrivent de nombreux auteurs actuels*. Même s’il existe sans doute depuis que l’homme est homme, sa place dans l’imaginaire collectif et dans la médecine reste en effet secondaire au moins jusqu’à la Grande Guerre, son incidence sur la mortalité paraissant mineure au regard de celle des grands tueurs que furent la peste, la variole ou la tuberculose.

Sournois, capable de prendre de multiples formes, le cancer est longtemps un mal discret qui laisse derrière lui peu de traces exploitables pour l’historien. Les témoignages archéologiques font ainsi figure d’exception, tandis que les sources écrites restent rares et que les données statistiques sont pratiquement inexistantes avant 1900.

«Retracer l’histoire de cette maladie sur le long terme demande beaucoup de précautions et une certaine habileté à jongler avec des idées un peu différentes, explique Philip Rieder, collaborateur scientifique à l’Institut Ethique Histoire Humanités de la Faculté de médecine. Les connaissances sur le nombre de malades, leur devenir et le type de cancer dont ils souffrent sont en effet très maigres jusqu’à une époque récente parce que pendant des millénaires, c’est une maladie que l’on comprend mal et qui n’est pas toujours facile à repérer.»

Le terme «karkinos», qui signifie «crabe», apparaît dès l’Antiquité. On en trouve la première mention écrite dans le corpus hippocratique (Ve-IIe siècle av. J.-C.). Justifiée par des questions d’apparence (la plupart des lésions tumorales présentant une zone centrale arrondie et des ramifications ressemblant aux pattes de l’animal), l’analogie avec le crustacé est renforcée par la faculté de ce dernier à rester accroché là où il se trouve, ainsi que par ses capacités à se régénérer.

Dans le système d’Hippocrate, le corps humain, reflet en miniature de l’Univers, est constitué de quatre humeurs (le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire) qui sont la transposition organique de chacun des éléments fondamentaux constitutifs de l’Univers (l’eau, l’air, la terre et le feu). La maladie survient lorsque ces quatre humeurs ne se trouvent pas dans un état d’équilibre, le cancer étant spécifiquement causé par un excès de bile noire.

«Selon cette conception, qui va perdurer jusqu’à l’époque contemporaine, le cancer est un mal qui traduit un désordre général de l’organisme et contre lequel il n’y a pas de mesures précises à prendre, explique Philip Rieder. Pour l’essentiel, le traitement, lorsqu’il y en a un, est empirique. Il consiste pour l’essentiel à accommoder le mode de vie du patient en fonction de son tempérament, notamment en lui prescrivant tel ou tel régime alimentaire.» Des remèdes spécifiques sont aussi parfois tentés. Au menu: ail, fenouil, chou, emplâtre de crapaud mais aussi arsenic, plomb ou soufre.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, qui voit le développement de l’asepsie et de l’anesthésie, le recours à la chirurgie demeure, de son côté, réservé aux cas désespérés. En complément des saignées et de diverses purges, elle est cependant préconisée dans certains cas par le grand médecin gréco-romain Claude Galien (131-201) pour extirper ce qu’il nomme des «tumeurs contre nature» – c’est d’ailleurs lui qui forge le mot, à partir du verbe «tumere» (enfler).

Mille ans plus tard, le chirurgien français Ambroise Paré (1510-1590), défend une approche similaire en y ajoutant, lorsque le mal n’est pas trop avancé, l’application d’emplâtres contenant différentes substances destinées à attaquer l’épiderme à l’endroit de la tumeur. De son côté, l’Italien Giambattista Morgagni (1682-1771) qui aurait réalisé près de 4000 autopsies en soixante ans de pratique – est le premier à rattacher les tumeurs malignes à un organe ou à un tissu donné. De manière presque simultanée, Henri-François Le Dran (1685-1770), chirurgien du roi de France, apporte une autre pierre à l’édifice en mettant en évidence l’extension des cancers par les voies lymphatiques.

A l’image de Celse (25 av. J.-C.- 50), de nombreux praticiens préfèrent cependant se récuser devant les malades atteints de cancer jugés incurables par crainte de stimuler le mal et d’être taxés d’incompétence.

«Ce qui est très frappant, c’est que cette maladie est expliquée pratiquement jusqu’au XXe siècle par des facteurs moraux, explique Philip Rieder. En d’autres termes, le responsable, c’est le patient, la maladie étant le symptôme d’un comportement inadapté – on parle «d’excès de soi» – et d’une incapacité à gérer son tempérament et donc ses humeurs.»

Une première rupture avec le système hérité d’Hippocrate et de Galien intervient en 1858 lorsque Rudolf Virchow (1821-1902), qui compte parmi les fondateurs de la biologie cellulaire, propose sa «théorie irritative». Basée sur l’idée que toute maladie trouverait son origine dans des altérations des cellules du corps, cette conception va avoir une influence décisive pour la compréhension des cancers dont l’origine est désormais attribuée à la prolifération d’une cellule saine ayant subi une transformation. «Ce passage de l’humeur à la cellule ouvre la porte à des traitements locaux, qui, jusque-là, étaient considérés comme illogiques, commente Philip Rieder. Et c’est d’autant plus vrai que dans le même temps, les progrès de l’anesthésie entraînent une progression du nombre d’interventions chirurgicales et le développement de nouvelles techniques d’opération.»

Tout aussi capitale, l’étape suivante est franchie en 1894, lorsque Wilhelm Röntgen découvre les rayons X, qui vont permettre à la fois de mieux diagnostiquer et de mieux traiter les cancers. Dès l’année suivante, leurs effets sont testés sur des malades du cancer et, en 1901, Pierre Curie suggère d’insérer un tube de radium dans une tumeur afin de la réduire. Le premier traitement de ce type est réalisé en 1906.

L’efficacité des radiations en regard des traitements disponibles jusque-là impose rapidement cette méthode en complément de la chirurgie ou dans le cas de cancers difficiles à opérer. Dès le tournant du siècle, les centres de radiothérapie au radium se multiplient aux quatre coins de l’Europe. Genève n’échappe pas au mouvement avec l’ouverture d’une telle structure dans les environs de l’actuelle maternité. «Le problème, c’est que le radium est rare et extrêmement coûteux, ce qui pose d’importants problèmes d’ordre technique, logistique et économique», précise Philip Rieder.

A la même époque, se mettent en place la plupart des ligues nationales contre le cancer (1908 dans le cas de la Suisse, 1918 en France). Créées pour combler le manque de connaissances sur cette maladie qui tue de plus en plus, compte tenu du recul de la mortalité infantile et de celle liée aux maladies infectieuses, ces organisations vont s’atteler à une double mission: développer les données statistiques sur le nombre de cas et le taux de mortalité liés au cancer et effectuer un travail de prévention passant essentiellement par la diffusion de messages hygiénistes.

Incontournable depuis son apparition, la chimiothérapie se développe, quant à elle, à partir des années 1950, même si le mot apparaît dans la langue française dès 1911.

Ironie de l’histoire, les akylants, qui constituent une importante classe de médicaments anti-cancéreux, ont été découverts en partie grâce au fracas de la Deuxième Guerre mondiale. En décembre 1943, la Luftwaffe bombarde, dans le port de Bari, le navire américain USS Liberty dont les cales sont remplies de gaz moutarde. Chargé de l’enquête médicale, le colonel Steward Alexander constate chez certaines victimes la disparition de cellules sanguines ainsi qu’une fonte du tissu lymphoïde. D’où l’idée de traiter certains cancers (lymphomes et leucémies) par cette «moutarde» de sinistre mémoire.

* «Dictionnaire historique des cancers d’Hippocrate à nos jours», par Bernard Hoerni et Jacques Rouëssé, ed. Frison Roche, 2014, 610 p.