Campus n°123

J'ai mal aux maths, mais je me soigne

Rarement populaires auprès des élèves, les mathématiques ne manquent pourtant pas d’attrait. Développant la créativité et l’esprit critique, sollicitant peu l’ apprentissage par cœur, elles ont également joué un rôle essentiel dans le développement des sociétés humaines

Jugées arides, inutiles et trop abstraites, les mathématiques suscitent rarement l’enthousiasme auprès des jeunes. Largement partagé dans les pays occidentaux, ce désamour n’est pourtant ni universel ni inéluctable. Didacticien à la Section des sciences de l’éducation et au sein de l’Institut universitaire de formation des enseignants (IUFE), Jean-Luc Dorier analyse les raisons de ce désintérêt en soulignant à la fois les difficultés propres à cette discipline, l’importance du contexte culturel et les pistes qui pourraient être explorées par les enseignants pour redonner à leurs élèves le goût de cette discipline sans laquelle les sociétés humaines ne se seraient jamais développées.

«Le statut des mathématiques dans nos pays est aujourd’hui paradoxal, constate Jean-Luc Dorier. Au sein de l’IUFE, c’est la seule discipline pour laquelle il n’y a pas assez de candidats pour pourvoir les postes disponibles, ce qui montre bien qu’elle n’a pas vraiment la cote auprès des jeunes. Or, les maths jouent un rôle essentiel dans l’aventure humaine depuis au moins 5000 ans. Et c’est encore plus vrai depuis la révolution numérique qui s’est traduite par le développement d’outils technologiques basés sur des mathématiques de très haut niveau, comme l’ordinateur, le téléphone mobile ou le GPS, et dont nous sommes de plus en plus dépendants.»

Se réconcilier avec la science chère à Euclide et à Archimède, ne revient pas pour autant à la regarder avec les yeux de Chimène. Mieux vaut, au contraire, être conscient des difficultés qui lui sont propres afin de pouvoir plus facilement les dépasser.

La première est d’ordre culturel. Dans la plupart des pays d’Asie, qui trustent les sept premières places du classement PISA dans le domaine (la Suisse trônant tout de même à une très honorable neuvième place mondiale), les mathématiques sont en effet très valorisées. Cela s’explique notamment par le rôle dévolu à l’école, qui n’a pas pour vocation première de permettre à l’enfant de s’épanouir selon les préceptes rousseauistes mais de définir sa place dans une société à la fois très normée et très concurrentielle. Dans un tel contexte, les maths participent très directement à la possibilité d’accéder à une élite, d’où l’explosion du recours aux leçons particulières ou aux instituts privés qui, en Corée du Sud, par exemple, prennent en charge 80 % des enfants du pays le week-end.

«A cela s’ajoute le fait que dans beaucoup de ces pays, et notamment en Chine, l’enseignement des maths est assuré dès les classes primaires par des professeurs spécialisés et non par des généralistes ou des gens qui ont souvent gardé un mauvais souvenir des maths durant leur propre scolarité, comme c’est le cas chez nous, complète Jean-Luc Dorier. Enfin, il y a aussi des différences liées à la relation entre le système numérique et le langage.»

Dans la langue française – et dans une moindre mesure en allemand, en italien ou en anglais – le système écrit n’est en effet pas totalement cohérent avec le système chiffré qui s’est imposé tardivement, à partir du XVe siècle.

Après le nombre dix, un locuteur francophone dit donc onze, douze, puis treize, alors que la logique voudrait que l’on dise dix-un, dix-deux, dix-trois, comme le fait la langue chinoise qui, elle, suit exactement le système décimal de position des chiffres. Conséquence: lorsqu’un élève romand doit additionner de tête vingt et un et trente-quatre, il faut qu’il décompose le nombre vingt en deux dizaines et une unité et le nombre trente-quatre en trois dizaines et quatre unités – ce que traduisent immédiatement les écritures 21 et 34 mais moins directement les mots. Ensuite, il lui faut raisonner pour additionner séparément les dizaines et les unités, pour enfin parvenir au résultat final, à savoir cinquante-cinq. Pour la même opération, il suffit en revanche à un enfant chinois d’additionner «deux dix un» et «trois dix quatre».

Pour couronner le tout, notre idiome dispose de mots spécifiques pour les premières dizaines «vingt» et non «deux dix» (pour deux dizaines), trente et non trois-dix (pour trois dizaines), alors qu’on dit bien deux-cents et trois cents lorsqu’on passe à l’unité supérieure.

A cette complexité formelle, qui est plus marquée chez nos voisins de l’Hexagone qu’en Suisse romande (lire encadré), s’ajoute une spécificité unique aux mathématiques et qui tient à son caractère cumulatif. «Compte tenu des capacités intellectuelles que les maths mobilisent, il est essentiel de maintenir un niveau de compréhension constant, car il est indispensable de comprendre les étapes précédentes pour pouvoir réussir les suivantes, confirme Jean-Luc Dorier. Du coup, un décrochage temporaire, comme en connaissent beaucoup d’ados, peut avoir des effets plus lourds que dans d’autres disciplines où il est possible de s’en sortir après un passage à vide temporaire.»

Ces quelques obstacles sont cependant loin d’être insurmontables, d’autant qu’en contrepartie, les maths ne manquent pas d’attrait. Cette discipline constitue en effet pratiquement le seul domaine intellectuel dans lequel la notion de vérité est absolue et où il est possible d’argumenter à partir de faits démontrés de manière certaine. Mieux, les maths font peu appel au savoir appris par cœur et requièrent un type de réflexion somme toute assez mécanique.

«Cet aspect peut faire peur, concède Jean-Luc Dorier. Mais dès lors que l’on accepte de rentrer dans ce mode de pensée, on découvre une science qui peut s’avérer ludique et qui nécessite un esprit critique. Contrairement à ce que l’on pense souvent, la clé pour réussir une démonstration n’est en effet pas unique. Il s’agit donc de trouver le chemin le plus efficace pour parvenir à la solution, exercice qui exige une certaine créativité et qui peut devenir tout à fait grisant.»

Le problème, c’est que ce savoir est aujourd’hui devenu quasiment invisible pour le commun des mortels. «Il y a encore une trentaine d’années, l’utilité des maths était perceptible sur n’importe quel marché ou au moment de payer l’addition au restaurant, poursuit Jean-Luc Dorier. Depuis, avec le développement d’outils automatisant ces tâches, les maths élémentaires ont disparu de l’espace public, mais cela ne veut pas dire qu’elles sont devenues inutiles. Au contraire, nous sommes plus dépendants que jamais de technologies fonctionnant grâce à des mathématiques de très haut niveau.»

Rien d’illogique à cela puisque, dans les faits, les mathématiques sont omniprésentes dans l’histoire de l’homme depuis des millénaires. Pour dénombrer les biens et les hommes, pour partager le temps de travail et les richesses, pour bâtir rues et villes, il fallait en effet des outils qui ont tous été fournis par les mathématiques. La très ancienne problématique du décompte du temps en est une parfaite illustration. Si l’on compte aujourd’hui les heures à partir d’une base soixante et non d’une base dix comme c’est le cas pour les distances, par exemple, c’est en effet aux Mésopotamiens qu’on le doit. Au IIIe millénaire avant notre ère, ce sont eux qui ont développé un système numérique destiné notamment à répartir le temps de travail des ouvriers. «Le nombre douze est plus commode que dix dans la mesure où il peut être divisé par 2, 3, 4 et 6, tandis que le nombre dix, lui, ne peut être divisé que par 2 et 5, explique Jean-Luc Dorier. Qui plus est, lorsqu’on le multiplie par cinq, un obtient un diviseur supplémentaire (le cinq). Du coup, on obtient une valeur entière en minutes et en secondes lorsqu’on divise une heure par 2, 3, 4, 5 et 6 et tous leurs multiples. C’est ce qui permet notamment d’obtenir des quarts d’heure sur une horloge, chose qui est impossible en base dix. Le même principe est valable pour le calcul des angles, qui sont divisés en 360 degrés, soit six fois soixante. On ne sait pas vraiment comment les Mésopotamiens ont eu l’intuition géniale d’utiliser la base 60. Cette découverte semble antérieure au partage du temps et qui repose, lui, sur les douze cycles de la lune ou les douze mois de l’année. Mais il paraît fort probable que par leur grande pratique des calculs de partage, ils aient rapidement compris l’intérêt mathématique d’une base 60.»

Et que dire de la fameuse révolution «numérique» réalisée grâce aux ordinateurs – qui repose tout entière sur un langage binaire (fait d’une alternance de 0 et de 1) et des algorithmes – sinon que c’est sans doute le plus puissant moteur du changement qu’ait connu l’homme depuis l’apparition de la machine à vapeur.

Les filles et la «bosse des maths»

En étant la première femme à recevoir la médaille Fields (l’équivalent du Nobel des maths) en 2014, l’Iranienne Maryam Mirzakhani a apporté un démenti cinglant à tous ceux qui pensaient que la prédominance des hommes dans les filières scientifiques était liée à des prédispositions naturelles.

L’idée est loin d’être neuve. Elle a été formalisée au XIXe siècle par Franz Joseph Gall, l’inventeur de la «phrénologie». Une théorie selon laquelle les reliefs du crâne signaleraient les qualités innées de l’esprit humain. Chez les individus talentueux, ces prédispositions se traduiraient par la fameuse «bosse des maths». Un attribut qui, à en croire le neurologue autrichien, serait peu répandu au sein de la gent féminine.

Bien que très discutable sur le plan scientifique, cette thèse n’a guère suscité de protestations jusqu’au début du XXe siècle. Mieux: afin d’éviter à ces demoiselles de perdre leur temps dans une activité jugée hors de leur portée, on leur a longtemps interdit l’accès aux études mathématiques et aux sciences exactes en général. Pour contourner l’obstacle, Sophie Germain, connue pour le théorème d’arithmétique qui porte son nom, pour ses échanges avec le «prince des mathématiciens» Carl Friedrich Gauss, ainsi que pour ses travaux sur l’élasticité des corps, a été contrainte d’avancer masquée durant la plus grande partie de sa carrière, sous le pseudonyme plus masculin d’Antoine Auguste Le Blanc.

Pas de quoi faire frémir Lawrence Summers, ancien président de l’Université d’Harvard, qui affirmait il y a tout juste une dizaine d’années que l’absence de femmes parmi les grands mathématiciens était liée à des phénomènes biologiques.

Les faits tendent pourtant à démontrer que cette assertion ne correspond à aucune réalité. Pour s’en tenir à ce seul exemple, une étude menée en 2008 auprès de 7 millions d’élèves américains âgés de 7 à 17 ans n’a décelé aucune différence significative liée au genre en termes de compétence en mathématiques. Dès lors, c’est surtout le contexte social qui apparaît déterminant pour expliquer le nombre restreint de femmes parmi l’élite mathématique mondiale.

«Les études PISA montrent que les filles éprouvent plus d’anxiété face aux mathématiques que les garçons, relève un rapport récent de l’OCDE. A niveau de performance égal, elles ont moins confiance dans leurs compétences et dans leur capacité à résoudre des problèmes mathématiques. Elles ont également tendance à se rendre responsables de leur échec, alors que les garçons invoquent plutôt des facteurs extérieurs. Or, diverses études montrent qu’il y a une relation étroite entre la confiance en soi et les performances scolaires.»

Ce processus d’autodénigrement serait encore aggravé par ce que les spécialistes appellent le «double standard pédagogique». Un concept qui désigne le fait que les professeurs de mathématiques consacreraient nettement plus d’attention aux garçons, les interrogeant plus souvent que les filles et en leur laissant plus de temps pour trouver la bonne réponse. Ces mêmes enseignants seraient par ailleurs convaincus que leurs élèves garçons sont intrinsèquement plus forts en maths que leurs élèves filles. Sans en avoir forcément conscience, ils encourageraient donc plus fortement les garçons, qui, du coup, bénéficieraient d’une plus grande confiance en eux dans les matières scientifiques.

« Le mathscope permet de sortir de la logique d’évaluation »

Construit sur le modèle du physiscope, du chimiscope et du bioscope, Le mathscope veut casser l’image rébarbative des mathématiques en se tournant vers la pratique et l’esprit de déduction

Approcher les sciences d’une manière ludique et interactive afin de renforcer la motivation des élèves âgés de 4 à 19 ans: c’est l’objectif du Mathscope de l’Université, une émanation conjointe du Pôle de recherche national SwissMAP et de la Section de mathématiques. Ouverte au public depuis mars 2015, cette structure dont le fonctionnement est calqué sur celui du Physiscope, du Chimiscope et du Bioscope a déjà accueilli plus de 500 élèves de la région genevoise.

Les exigences du programme scolaire limitant la marge de manœuvre des enseignants, qui n’ont souvent pas le temps de développer le matériel pédagogique permettant de donner aux mathématiques un aspect plus concret en classe, le Mathscope propose une quinzaine d’activités clés en main couvrant sept thématiques principales: algèbre, arithmétique, analyse combinatoire, géométrie, logique, probabilité et statistique, topologie. D’une durée d’une heure, chaque atelier est encadré par deux animateurs et laisse une large place à l’interactivité et au travail en groupe.

«Un des grands intérêts du Mathscope, c’est qu’il permet de sortir de la logique d’évaluation, explique Pierre-Alain Cherix, maître d’enseignement et de recherche à la Section de mathématiques et coresponsable du Mathscope. Comme ils n’ont pas peur d’être notés sur ce qu’on leur présente, les élèves nous autorisent plus facilement à leur montrer quelque chose d’intéressant. L’approche de l’école et la nôtre sont toutefois parfaitement complémentaires dans la mesure où nous visons surtout à montrer aux élèves la finalité des outils qu’ils travaillent en classe.»

Pour casser l’image rébarbative et un peu sèche de la discipline, pas question, pour les organisateurs du Mathscope, de multiplier les calculs savants et autres démonstrations à rallonge. Ici tout est tourné vers la pratique et l’esprit de déduction.

Pour démontrer l’utilité du théorème de Pythagore, il est ainsi demandé aux participants de comparer des aires à la manière des Grecs anciens, en se servant de différents puzzles. «Ce type d’exercice permet, par exemple, de montrer que l’on peut ramener n’importe quel polygone à une série de triangles, puis à une série de carrés, précise Pierre-Alain Cherix. Grâce au théorème de Pythagore, on peut ensuite construire un carré ayant la même aire que le polygone de départ. Cela permettait aux Grecs de comparer des surfaces polygonales sans devoir en calculer l’aire.»

Selon la même logique, la théorie des graphes, aujourd’hui utilisée dans de nombreux problèmes liés à la notion de réseau, peut être expliquée à partir d’une maquette représentant la ville de Königsberg comme elle se présentait vers 1740 (aujourd’hui Kaliningrad). Cette dernière était construite autour de deux îles situées sur le fleuve Pregel qui étaient reliées entre elles par un pont. Six autres ponts reliaient les rives du cours d’eau à l’une ou l’autre des deux îles. Le problème consiste à déterminer s’il existe une promenade permettant de passer une seule fois par chaque pont en partant et en revenant du même point. «Dans le cas présent, on parvient assez facilement à se rendre compte de façon intuitive qu’un tel chemin n’existe pas, poursuit le mathématicien. Tout le défi consiste à comprendre comment, à partir de ce simple cas, on peut tirer une loi qui soit valable partout et en tout temps. »

Egalement fruit d’une collaboration entre la Section de mathématiques et le Pôle de recherche national SwissMAP, le Club des maths s’adresse, quant à lui, plus spécifiquement aux 10-16 ans. Deux fois par semaine (le mardi ou le mercredi en fin d’après-midi), il donne l’occasion à ses membres, répartis en groupes d’âge, de se retrouver pour résoudre différents problèmes avec l’aide d’accompagnants spécialisés. Le Club des maths organise également des «Olympiades de mathématiques» dont la dernière édition s’est tenue en novembre à Uni Mail.

clubmath(at)unige.ch