Campus n°123

Le tesson qui annonce le plus ancien village européen

Un sondage réalisé sur un site immergé dans le Péloponnèse a mis au jour un fragment de céramique enfoui sous 10 mètres d’eau et 2 mètres de boue. Il pourrait appartenir à un village néolithique dont la présence si loin au sud pourrait bouleverser la théorie décrivant l’ arrivée de l’ agriculture en Europe

Julien Beck aime bien les défis. En découvrant l’été dernier coup sur coup les restes d’une cité de l’âge du bronze ainsi qu’un tesson de céramique du Néolithique au fond de la baie de Kiladha dans le Péloponnèse, le chargé de cours au Département des sciences de l’Antiquité (Faculté des lettres) a été servi. Alors que les fondations de la ville fortifiée sont visibles sous à peine 1 à 3 mètres d’eau (lire encadré en page 12), le fragment de terre cuite, exhumé grâce à un forage exploratoire, était enfoui sous 10 mètres d’eau et 2 mètres de boue. Il n’a l’air de rien, de prime abord, mais pour l’archéologue genevois, il représente le meilleur argument connu à ce jour en faveur de la présence, au fond de cette anse du golfe de Nauplie, à quelques dizaines de mètres du rivage, d’un trésor préhistorique: le plus vieux village européen, datant du VIIe millénaire avant l’ère chrétienne. Si l’hypothèse est vérifiée, alors elle obligerait à corriger sensiblement la théorie décrivant la diffusion de l’agriculture sur le Vieux Continent en suggérant notamment que les premiers paysans étaient capables de voyager par voie maritime.

Mais avant de crier victoire, il convient de le trouver, ce village. Un seul tesson, c’est encore un peu maigre. Julien Beck doit donc attendre les résultats de carottages et de mesures géophysiques. S’ils sont positifs, il pourra s’attaquer au problème suivant qui n’est pas mince, à savoir mener des fouilles sous-marines et dans la boue.

L’avantage d’un tel milieu, c’est qu’il peut préserver d’éventuels objets organiques, comme le bois. Le désavantage, c’est qu’il est instable, la boue coulant ou s’effondrant au fur et à mesure que l’on creuse. L’archéologue genevois, qui travaille dans la baie de Kiladha sous l’égide de l’Ecole suisse d’archéologie en Grèce et en collaboration avec le Service grec des antiquités sous-marines, se donne jusqu’à l’été prochain (lui et son équipe ont reçu un permis de fouiller au moins jusqu’en 2018) pour trouver une solution satisfaisante et élégante qui lui permettrait d’explorer le site archéologique sans défigurer le beau paysage qui l’héberge.

L’idée de chercher un village néolithique à cet endroit est ancienne. Elle est née dans la grotte de Franchthi, qui surplombe la baie de Kiladha. Cette vaste caverne contient des traces d’occupation humaine durant au moins 35 000 ans. Elle est fouillée dès les années 1960 par une équipe américaine de l’Université d’Indiana qui choisit une approche très minutieuse, pionnière pour l’époque. Le travail est si bien mené qu’aujourd’hui encore des chercheurs continuent à publier des livres basés sur ces données.

«Nous savons qu’au cours du Néolithique, la grotte de Franchthi était utilisée mais pas comme lieu d’habitation, précise Julien Beck. Le niveau de la mer était alors plus bas qu’aujourd’hui et la baie de Kiladha était totalement émergée. Elle formait une jolie plaine côtière, un endroit idéal pour bâtir un village et cultiver des champs. Les vestiges néolithiques découverts dans la grotte proviendraient de ses habitants, agriculteurs et éleveurs, qui l’auraient utilisée sporadiquement pour diverses activités. Il faut dire que la caverne offre un espace abrité considérable.»

La possibilité d’un village Dans les années 1970, les archéologues américains pensent déjà à la possibilité d’un village, mais les quelques coups de sonde exploratoires qu’ils mènent dans la baie ne fournissent pas de résultats déterminants. L’idée est alors plus ou moins abandonnée, jusqu’à la parution d’une étude en décembre 2013 dans la revue Antiquity. En appliquant la méthode de datation au carbone 14 sur des graines domestiques trouvées dans la grotte de Franchthi, des chercheuses françaises réussissent à dater plus précisément les plus anciennes couches néolithiques du site. Et là, surprise! Ces semences carbonisées remontent au début du VIIe millénaire avant l’ère chrétienne, ce qui en font les plus anciens témoins à ce jour de l’agriculture sur tout le continent européen.

Ce qui interpelle les scientifiques, c’est que la théorie dominante décrit la diffusion du mode de vie néolithique, apparu il y a 12 000 ans au Proche-Orient, de manière exclusivement terrestre. Selon elle, après avoir traversé la Turquie et franchi les détroits du Bosphore et des Dardanelles, les paysans – ou la transmission de leur savoir-faire – font donc leur entrée en Europe via le nord-est de la Grèce et le sud-est de la Bulgarie. Et ce n’est que dans un deuxième temps qu’ils se répandent sur le reste du continent, y compris dans le Péloponnèse. Pourtant, les premiers sites néolithiques du nord de la Grèce et du sud de la Bulgarie sont sensiblement plus récents que celui de la grotte de Franchthi. Comment expliquer ce paradoxe?

«Il est possible que l’agriculture soit arrivée en Europe aussi par voie maritime, propose Julien Beck. Et cette route aurait très bien pu précéder celle qui passe par les terres. Cette hypothèse a été négligée jusqu’à présent. Il faut dire qu’il n’existe aucune preuve irréfutable en sa faveur. Nous n’avons par exemple jamais retrouvé en mer Méditerranée d’esquif datant de cette époque.»

D’autres indices indirects un peu partout dans le monde attestent toutefois que l’homme maîtrise la navigation en mer avant même le Néolithique. On trouve d’ailleurs dans la grotte de Franchthi des obsidiennes provenant de l’île de Mélos et qui n’ont pu atterrir là que par la mer. Munis de radeaux ou de pirogues rudimentaires, les agriculteurs ont en effet très bien pu longer la côte turque, passer d’île en île et suivre le rivage grec par cabotage à la recherche d’un lieu favorable. Or, l’Argolide, la région dans laquelle se trouve la grotte de Franchthi, bénéficie justement d’un climat chaud et sec qui, plus que le reste de la Grèce, ressemble à celui qui règne au Proche-Orient. Il est donc tout à fait concevable que les paysans, venus avec des graines et des animaux acclimatés aux conditions régnant dans le Levant, aient choisi cet endroit plutôt qu’un autre pour augmenter les chances de succès de leurs cultures et leur élevage.

Ce scénario est cependant difficile à vérifier. Notamment parce que presque toutes les plaines côtières de cette époque se retrouvent actuellement sous plusieurs mètres d’eau à cause de l’action conjuguée de la montée du niveau de la mer et de l’activité tectonique relativement intense de cette région. En d’autres termes, il y a 9000 ans, le territoire européen du début du Néolithique est beaucoup plus vaste qu’aujourd’hui et les restes d’éventuels villages côtiers datant de cette époque, s’ils n’ont pas totalement disparu, sont désormais engloutis et piégés sous des mètres d’eau et de boue.

Topographie de la baie Quoi qu’il en soit, la nouvelle datation des niveaux néolithiques de la grotte de Franchthi relance l’intérêt pour l’hypothétique village englouti. Après avoir obtenu le permis de fouiller, Julien Beck et son équipe se rendent une première fois sur place en été 2014 à bord du bateau solaire PlanetSolar (lire Campus 113) lors de l’expédition Terra Submersa. Au cours de cette campagne, des mesures géophysiques permettent de dessiner la topographie sous-marine et de retrouver, au fond de la baie, le lit d’un fleuve faisant un coude en bas de la grotte de Franchthi que les archéologues américains avaient déjà détecté. Elles révèlent également une couche de dépôts, de quelques centaines de mètres carrés de superficie. Bien qu’il soit trop tôt pour l’affirmer, Julien Beck pense qu’il pourrait s’agir des vestiges du village convoité.

«Les murs des maisons que nous connaissons de cette époque étaient en briques crues et ont dû être dissoutes par l’eau de mer, explique-t-il. Les fondations, en revanche, étaient en pierre. Elles sont peut-être restées.»

Au cours de l’été 2015, Julien Beck retourne sur le site. Il est, cette fois-ci, accompagné d’un géologue de l’Université de Berne et d’un spécialiste en acoustique de l’Université Libre de Bruxelles. L’objectif: réaliser des forages ainsi que des mesures géo-acoustiques, une technique expérimentale destinée à détecter des structures de densité différente dans les sédiments et qui n’a encore jamais été employées en archéologie sous-marine.

Contre toute attente, il n’aura fallu que deux jours pour donner raison aux espoirs de Julien Beck et remonter le fameux tesson de céramique.

Anton Vos