Campus n°124

Un été gris et froid provoque la famine

L’été pourri de 1816 est largement évoqué par la « Gazette de Lausanne » de l’époque dont les comptes rendus décrivent bien l’ ambiance de « fin du monde » qui règne alors dans une Europe à peine sortie des guerres napoléoniennes

Il pleut presque sans discontinuer en Suisse durant l’été 1816. La «belle saison» vient à peine de commencer que dans la Gazette de Lausanne datée du 21 juin 1816, on apprend que «le Rhin charrie sous les murs de Bâle des débris de maisons», que «l’Aar grossi a fait plusieurs invasions malheureuses», qu’une «partie du Fricktal a éprouvé des ravages affreux», que les «eaux ont dévasté les vignobles du canton de Schaffhouse», que la «belle vallée de l’Emme a souffert des désastres» et qu’une «immense nappe d’eau qui se prolonge jusqu’aux portes du Landeron semble réunir les lacs de Morat et de Neuchâtel».

Ce premier épisode diluvien annonce la couleur pour les mois à venir. Des récits de ce genre, plus ou moins alarmants, se multiplient dans la Gazette durant tout l’été et jusqu’en novembre. Dans l’édition du 9 juillet, une dépêche précise que «dans les contrées montagneuses, la neige ne peut pas fondre, les Alpes restent sans verdure et le bétail, qui, déjà au mois de mai, devait couvrir quelques montagnes, reste tristement dans les étables et ne s’y entretient qu’avec beaucoup de frais». Dans l’Oberland bernois, couvert de neige, les animaux sont ramenés en plaine et il faut recourir à l’orge pour les nourrir. Mais cela ne suffit pas et, faute de fourrage, il faut abattre un grand nombre de bêtes.

L’étendue du problème Le rédacteur du journal prend peu à peu conscience de l’étendue du problème. Le 12 juillet, il note ainsi que «cette calamité paraît presque générale, et tous les voyageurs attestent qu’elle se fait sentir en Turquie, en Hongrie, en Allemagne et dans toute l’Europe orientale». Les cantons, Berne et Vaud en tête, suivis de Genève, commencent alors à prendre des mesures pour contrer la montée soudaine – et en grande partie spéculative – du prix des grains et l’exportation en grande quantité de ces denrées vers des pays étrangers. Ces derniers prennent d’ailleurs des mesures symétriques visant à casser les tentatives d’accaparement.

Alors que le déluge se poursuit, l’édition du 16 juillet de la Gazette de Lausanne rapporte une rumeur sur la fin du monde circulant depuis plusieurs semaines. Selon quelques oiseaux de mauvais augure relayés par des «feuilles étrangères», surtout en Alsace, une pluie de feu devrait ainsi s’abattre sur la Terre le 18 juillet de cette année». Le journal s’évertue alors à démontrer le caractère ridicule de cette prédiction notamment en citant le naturaliste et cosmologiste français Buffon (1707-1788) selon lequel, «la nature, organisée telle que nous la connaissons pourra subsister encore pendant 93 200 ans et que, dans le cas où notre globe serait détruit par une comète, les calculs des plus savants astronomes fixent cette époque à 19 000 ans».

Mais l’affaire se corse car depuis quelque temps, des taches solaires sont visibles à l’œil nu. La crainte que des morceaux de l’étoile ne se détachent et tombent sur Terre se diffuse dans la population. Une fois de plus, la Gazette de Lausanne tente de raisonner ses lecteurs en expliquant, par les simples lois de la balistique, l’impossibilité d’un tel phénomène.

Ce que tout le monde ignore, toutefois, c’est que le fait que ces taches solaires – un phénomène naturel dû à l’activité magnétique de la surface de l’astre – soient visibles procède de la même cause que le mauvais temps: l’éruption géante du volcan Tambora en Indonésie en avril 1815. Les millions de tonnes de soufre injectés dans la haute atmosphère par cet événement cataclysmique jouent en effet le rôle de filtre pour les rayons solaires, provoquant la chute de la température en Europe occidentale et aux Etats-Unis tout en révélant à l’œil des observateurs profanes des détails de l’astre qui, en temps normal, sont rendus invisibles par sa forte luminosité.

D’ailleurs, pour la même raison, de nombreux témoignages font état à cette époque de couchers et de levers du soleil d’un rouge sanglant qui sont typiques de la présence d’un brouillard sec (dry fog) tel qu’il se rencontre déjà périodiquement à Londres à cause de l’utilisation du charbon pour le chauffage.

La raison ne convainc cependant pas tout le monde et, dans la Gazette du 23 juillet, on apprend que «toutes les églises de Belgique étaient pleines d’un peuple timoré et inquiet. En Allemagne, il est des lieux où l’on a interrompu le travail et dédaigné les travaux journaliers. A Naples, un prêtre a annoncé de la chaire des dévastations effrayantes. A Paris, le 17 encore, des colporteurs vendaient un misérable écrit sous le titre de Détails sur la fin du monde et attiraient autour d’eux tout un peuple alarmé. Le seul point sur lequel on n’était pas d’accord était celui de savoir si ce serait le feu, l’eau ou quelque fragment détaché du Soleil qui terminerait les destins de la Terre.»

Le même jour, le rédacteur de la Gazette prend toutefois un malin plaisir à noter que la fin du monde n’a pas eu lieu et que, bien au contraire, cette date a enfin ramené le beau temps.

Mais le répit est de courte durée. Dès le 29 juillet, la triste litanie des inondations, coups de froid et autres intempéries reprend. Les nouvelles mettant du temps pour traverser l’Atlantique, on y évoque pour la première fois la situation au Canada et aux Etats-Unis, où il a gelé et neigé jusqu’au milieu de juin.

Soupes économiques Genève n’échappe pas à la fureur des éléments. Fin juillet, le Rhône et l’Arve débordent à leur tour. Plusieurs maisons, dont une partie de celles de la Coulouvrenière, sont cernées par les eaux et il faut s’y rendre en bateau pour secourir les habitants. Les jardins et les champs de la Jonction sont sous l’eau. L’Arve charrie «en abondance» des débris de bâtiments, de moulins, de porcs et même de bœufs. La pluie tombe sans arrêt jusqu’au 2 août. Il n’y a alors presque plus de blé sur le marché et son prix, comme celui de la pomme de terre, explose. Le projet de rétablir des soupes économiques est organisé dès le lendemain. En plus des repas déjà délivrés en ville et dans sa banlieue, le gouvernement ordonne que l’on en distribue 600 supplémentaires chaque jour et gratuitement. Entre-temps, le lac inonde les rues adjacentes et les habitants des Pâquis sont obligés de quitter leurs demeures. On navigue en bateau sur la place du Molard et dans les Rues-Basses. Au milieu même d’une de ces rues, devant l’Auberge de la Couronne, aujourd’hui disparue, un chanceux capture même une truite de 15 livres.

Fin août, alors que les trois lacs de Neuchâtel, de Morat et de Bienne ne forment toujours qu’une seule étendue d’eau, les premiers signes de disette se font sentir. Le canton de Berne appelle à la générosité de ses ressortissants pour aider les victimes des inondations. On parle aussi du projet de grands travaux hydrauliques qui «tendrait à prévenir pour toujours les inondations» de la région des Trois-Lacs.

Le 24 septembre enfin, on peut lire que dans l’Emmental, la «neige a disparu des plus hautes montagnes, et les troupeaux viennent d’y remonter, précisément à l’époque où chaque année ils devaient en descendre».