Campus n°128

À la recherche de la preuve infinitésimale

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Meurtres, agressions sexuelles, vols avec effraction, identification de dépouille: l’ADN est devenu un auxiliaire incontournable de la justice. Explications avec Vincent Castella, responsable de l’Unité de génétique forensique du Centre universitaire romand de médecine légale, une Unité qui traite plus de 20 000 échantillons chaque année.

La justice est, paraît-il aveugle. Grâce aux progrès accomplis dans le domaine de la génétique depuis le tournant des années 2000, sa vue ne cesse pourtant de s’améliorer. À l’heure actuelle, il suffit ainsi de quelques jours aux experts de génétique forensique pour fournir le nom d’un suspect aux enquêteurs. Mieux, ils sont capables de le faire à partir de traces toujours plus infimes (à partir de quelques picogrammes d’ADN seulement) y compris lorsque l’échantillon contient des résidus d’ADN provenant de plusieurs individus. Exigeant précision et inventivité, ce travail est le lot quotidien de la vingtaine de spécialistes employés par l’Unité de génétique forensique, une structure rattachée au Centre universitaire romand de médecine légale (CURML) et dirigée par Silke Grabherr, professeure de la Faculté de médecine de l’UNIGE.
L’empreinte génétique a été utilisée pour la première fois dans le cadre d’une affaire judiciaire au milieu des années 1980 dans le cadre du viol et du meurtre de deux filles de Narborough, dans le centre de l’Angleterre. Avec succès puisque cette méthode a non seulement permis d’innocenter un suspect accusé à tort, mais également de confondre le coupable, qui dort depuis en prison.
Basé sur l’échantillonnage de séquences du code génétique hautement variables (les minisatellites), le procédé, inventé par le biologiste moléculaire britannique Alec Jeffreys, repose sur l’idée que si un échantillon de cellules présente une empreinte génétique similaire à celle d’un individu donné, on peut soutenir que ces cellules proviennent soit de cet individu, soit d’un éventuel jumeau monozygote.
« La technologie utilisée à l’époque était très différente de celle dont on dispose aujourd’hui, note Vincent Castella, responsable de l’Unité de génétique forensique du CURML. Il fallait alors utiliser des mécanismes d’hybridation assez lourds et on ne disposait pas encore du moyen de dupliquer in vitro et en grand nombre (avec un facteur de l’ordre du milliard) une séquence d’ADN à partir d’une faible quantité d’acide nucléique comme c’est le cas aujourd’hui grâce à l’amplification par polymérase (PCR). » Comparés aux empreintes génétiques d’Alec Jeffreys, les profils ADN actuels présentent par ailleurs le double avantage d’être facilement reproductibles en laboratoires et de produire des résultats peu volumineux – donc faciles à manipuler à l’intérieur de bases de données.
La Suisse, de son côté, s’est lancée dans la course en juillet 2000, lorsqu’elle a décidé de créer une banque nationale de profils ADN utilisant une dizaine de marqueurs, système qui a perduré une dizaine d’années.
« Depuis 2010, tous les pays membres de l’Union européenne sont tenus de faciliter l’échange de ce type d’informations au nom de la collaboration policière et de l’entraide judiciaire, explique Vincent Castella. Cette évolution était notamment nécessaire parce qu’en s’en tenant à une dizaine de marqueurs, compte tenu de l’accroissement du nombre de données mises en commun – plus de 10 millions de profils ADN à l’échelle de l’Europe –, le risque de tomber sur des correspondances fortuites devenait plus important. »
La norme est depuis fixée à une quinzaine de marqueurs choisis dans la partie non codante du génome et qui sont identiques dans l’ensemble des pays de l’Union européenne ainsi qu’en Suisse. « Ce nombre, poursuit le chercheur, est le fruit d’un compromis entre le besoin de limiter les correspondances fortuites et celui de disposer d’une information qui reste rapidement disponible. »
Alimentée par les sept laboratoires de génétique forensique suisses, la banque nationale de profils ADN compte, début 2017, quelque 250 000 références, ce qui, en regard de sa population, place notre pays dans le top 10 européen. On y trouve les profils réalisés à partir de frottis buccaux de suspects et de condamnés ainsi que ceux provenant d’échantillons « anonymes » de sang, de salive ou de sperme prélevés par la police sur les lieux d’infraction. Chaque personne perdant de minuscules lambeaux d’épiderme chaque fois qu’elle saisit un objet ou qu’elle touche un autre individu, s’y ajoutent de nombreuses traces dites « de contact ».
Représentant 85 % des échantillons actuellement traités par le CURML, ces traces sont autant d’indices susceptibles d’aider les enquêteurs dans leur tâche. La difficulté, c’est de les faire parler. Car ces résidus sont souvent infimes – une dizaine de cellules peuvent aujourd’hui suffire à l’analyse – et il arrive fréquemment qu’ils ne soient pas purs, l’échantillon contenant des éléments appartenant à plusieurs personnes.
Dans un tel cas de figure, plusieurs options s’offrent aux généticiens forensiques. Si le mélange contient beaucoup d’ADN féminin et peu d’ADN masculin, comme c’est souvent le cas lors d’une agression sexuelle, il est possible d’exploiter uniquement des marqueurs situés sur le chromosome Y. Une alternative développée actuellement par l’équipe de Vincent Castella consiste à séparer l’ADN des spermatozoïdes de celui des cellules épithéliales de la victime avant la prise de l’échantillon en marquant les premiers à l’aide d’anticorps.
À l’inverse, l’analyse peut aussi être ciblée sur le chromosome X ou l’ADN mitochondrial quand il s’agit de rechercher une lignée maternelle.
Lorsque l’ADN est de mauvaise qualité ou en trop faible quantité, les chercheurs ont par ailleurs la possibilité d’exploiter des profils partiels avec une précision qui ne cesse de croître.
« En utilisant un nouveau marqueur identifié par notre unité (les DIP-STR), nous sommes désormais capables de retrouver des contributeurs très minoritaires dans un mélange de deux ADN, ce qui est difficile avec les marqueurs classiques, explique Vincent Castella. Habituellement, si l’ADN d’une personne représente moins de 5 à 10 % de la quantité totale d’ADN présent dans l’échantillon, il reste en effet invisible aux yeux des chercheurs. Avec cet outil spécifique, on abaisse ce seuil à moins de 0,1 %, ce qui augmente considérablement la sensibilité de nos analyses. »
Au final, environ la moitié des échantillons qui parviennent au Centre universitaire romand de médecine légale contiennent suffisamment de matériel génétique pour être exploités. Après analyse, les traces anonymes sont identifiées dans un cas sur deux, l’Unité de génétique forensique fournissant chaque semaine une quarantaine de noms de suspects aux enquêteurs romands.
« Les techniques que nous utilisons permettent, dans l’immense majorité des cas, de fournir des éléments probants à la justice, précise Vincent Castella. Cela étant, ce n’est pas le travail du généticien de déterminer qui est à l’origine de la trace. C’est au magistrat de le faire. Notre mission consiste à livrer une interprétation probabiliste qui détermine dans quelle mesure nos résultats analytiques soutiennent l’hypothèse selon laquelle le suspect est à l’origine de la trace plutôt qu’une autre personne. »
Quant à la perspective de pouvoir dresser un jour un portrait-robot à partir d’une trace génétique, elle reste pour l’heure relativement lointaine. D’une part, parce que la législation suisse interdisait jusqu’à l’an dernier d’utiliser l’ADN pour déterminer des « caractéristiques propres à la personne », c’est-à-dire des informations relatives à son apparence et à ses prédispositions aux maladies.
De l’autre, parce que le domaine est complexe dans la mesure où la taille, la couleur des cheveux ou la pigmentation de la peau sont des traits contrôlés par un grand nombre de gènes qui, individuellement, ont peu d’effet. Cependant un certain nombre d’associations, parfois assez fortes, ont pu être établies ces dernières années entre des caractéristiques physiques et des marqueurs génétiques. Une doctorante de l’Unité de génétique forensique travaille d’ailleurs sur l’estimation de l’âge à partir de marqueurs situés sur le chromosome Y, certains sites ayant des taux de méthylation qui varient avec l’âge.
« Une fois encore, l’idée n’est pas de pouvoir un jour arrêter un individu possédant un phénotype particulier mais d’aider la police à limiter autant que possible le nombre de suspects dans une affaire donnée, explique Vincent Castella. C’est une approche qui génère encore certaines réticences autant dans la classe politique que dans l’opinion publique. Pourtant, il ne s’agirait en fin de compte que d’une forme de témoignage moléculaire, qui plus est, associé à une probabilité. »