Campus n°130

Le «Proletkult», ou la culture des masses

Dossier6.JPG

Méconnue et éphémère, la Culture prolétarienne est un mouvement issu du bolchEvisme qui a réussi à mobiliser des centaines de milliers de personnes des classes modestes dans des ateliers d’écriture, de théâtre, de musique et d’arts plastiques. Dénigré par Lénine et Trostki, le courant disparaît en 1920.

Symbolisme, rayonisme, néo-primitivisme, futurisme, cubo-futurisme, constructivisme, suprématisme : dans la Russie du début du XXe siècle, les mouvements artistiques foisonnent, se chamaillent et rivalisent sur la scène de l’avant-garde. En parallèle à ces courants reconnus apparaît également en octobre 1917 une organisation artistique et littéraire méconnue et éphémère mais qui connaît un succès populaire fulgurant : la Culture prolétarienne, ou Proletkult, selon l’acronyme russe. À son apogée, en 1920, le mouvement (qu’il ne faut pas confondre avec l’« art prolétarien » de l’époque stalinienne) revendique 400 000 membres, c’est-à-dire autant, voire plus, que le Parti communiste lui-même. Répartis en 300 sections locales, il édite une quarantaine de journaux et de revues. Il disparaît la même année, dénigré par une partie de l’élite bolchevique et intégré de force au Commissariat du peuple aux lumières (Ministère de l’éducation).
« Le projet du Proletkult est une tentative de créer une culture propre au prolétariat qui soit libérée de toute influence bourgeoise, explique Éric Aunoble, chargé de cours à l’Unité de russe (Faculté des lettres) et rédacteur d’un article sur ce sujet dans le Dictionnaire des Utopies réédité en 2008 aux éditions Larousse. De 1917 à 1920, en pleine guerre civile, alors que le pays, en ruines, est plongé dans le chaos, des individus issus des classes modestes se rassemblent dans des ateliers de musique, de peinture, de sculpture, d’écriture ou encore de théâtre. Dans des conditions de dénuement extrême, des centaines de milliers de ces « prolétaires » – il s’agit surtout de membres de la toute petite bourgeoisie, des employés, des paysans et des ouvriers qui savent au moins lire et écrire – montent des pièces, réalisent des toiles, écrivent des textes, etc. »

Bogdanov aux idées

Le concept de Culture prolétarienne est pensé par Alexandre Bogdanov (1873-1928). Ce biologiste de formation est, avec Lénine, un des fondateurs de la fraction bolchevique du Parti ouvrier social-démocrate russe en 1903. Les deux intellectuels divergent toutefois sur la philosophie que devrait adopter leur courant politique. Alexandre Bogdanov place dans le prolétaire (le « travailleur de la production mécanisée » selon sa définition) l’espoir d’une « réunification de l’homme » dans une société jusque-là « morcelée » ou « déchirée » par une hiérarchisation opérée selon les spécialisations professionnelles.
« Selon lui, le prolétariat n’est pas la classe stratégiquement capable de renverser l’ordre ancien, mais celle qui porte déjà en elle le communisme, précise Éric Aunoble. Bogdanov estime qu’une culture prolétarienne est possible avant même la révolution. Et elle va au-delà du mouvement des écrivains ouvriers tel qu’il se développe en France avec un auteur comme Henry Poulaille (1896–1980) ou aux États-Unis à la suite de Jack London (1876-1916). »
Pour Alexandre Bogdanov, cette culture passe par la « tectologie », un terme qu’il utilise pour désigner une discipline réunifiant les sciences humaines et naturelles et considérée selon certains comme un des précurseurs de la théorie des systèmes actuelle. Le penseur écrit d’ailleurs deux romans d’anticipation, L’Étoile rouge (1908) et L’Ingénieur Memmi (1912), dans lesquels l’agent de cette réunification est présenté par la figure de l’ingénieur (qui doit être compris dans le sens du technicien en non pas celui du cadre dirigeant). Alexandre Bogdanov se fait étriller par Lénine, notamment dans son Matérialisme et empiriocriticisme (1909). Mais la graine du « bogdanovisme » est semée et de nombreux militants marxistes russes, c’est-à-dire la future élite soviétique, la cultivent. Nourrie par l’ambiance insurrectionnelle, la fleur éclôt quinze jours avant la Révolution d’octobre 1917, lorsque se tient la première Conférence des organisations de culture et d’éducation prolétariennes, rapidement abrégée par Proletkult.

Ni style ni vedette

Le succès est immédiat et massif. Le mouvement ne se distingue pas par un style particulier. Il puise au contraire dans tous les courants, modernes ou classiques. Il ne dispose pas non plus de vedettes, le but n’étant pas la promotion des artistes mais, selon ses théoriciens, l’édification d’une nouvelle culture par l’introduction d’éléments d’esthétique dans la vie quotidienne, de formes collectives de vie culturelle, de nouveaux rites, etc.
« Toutes ces initiatives ne sont possibles que grâce à l’activité autonome des masses, souligne Éric Aunoble. Le Proletkult doit jouer le même rôle dans le domaine culturel que le Parti bolchevique dans la sphère politique ou les syndicats dans l’économie. Une ambition qui se heurte rapidement aux prérogatives du Commissariat du peuple aux Lumières. Ce qui signe la fin du mouvement. »
Les dirigeants communistes voient en effet d’un assez mauvais œil la diffusion du Proletkult alors même qu’il est issu de leurs propres rangs et qu’il est porté par des bolcheviks convaincus. Léon Trotski (1879-1940), par exemple, estime que le concept de culture prolétarienne, opposé à la culture bourgeoise, est un non-sens. Le prolétariat doit, selon lui, œuvrer à l’abolition des classes et, une fois ce stade atteint, c’est une culture à l’échelle de l’humanité tout entière qui pourra se développer. Lénine, qui a pourtant d’autres sujets de préoccupation, estime également dans un texte présenté le 8 octobre 1920 au 1er Congrès du Proletkult que « toute tentative d’inventer une culture prolétarienne est fausse sur le plan théorique et nuisible sur le plan pratique ».
« Il semblerait qu’il y ait eu une querelle d’appareils entre celui du parti et celui du Proletkult, chacun comptant tout de même des centaines de milliers d’adhérents, explique Éric Aunoble. Les dirigeants du mouvement culturel étant également des membres loyaux du Parti, ils finissent par accepter leur intégration forcée au Commissariat du peuple aux Lumières en 1920. »
Les militants de la Culture prolétarienne deviennent alors petit à petit des fonctionnaires, mais leur influence ne disparaît pas. Ils utilisent leur expérience pour créer des réseaux considérables de clubs ouvriers et continuent à y promouvoir l’« autonomie créative des masses ». C’est Staline qui met définitivement fin au mouvement. Il en réactive la rhétorique dans le but de valoriser l’industrialisation du pays entre 1929 et 1931 avant de réunir tous les organismes artistiques sous une chape de plomb  : celle du Réalisme socialiste.

 

la fabrique d’une civilisation soviétique

Dossier6bis.JPGAvant 1917, les milieux artistiques, à l’image du reste de l’intelligentsia, sont globalement contestataires vis-à-vis du régime tsariste, créant ainsi des points de passage naturels avec les révolutionnaires. Nombre d’artistes de cette époque ont un passé révolutionnaire, forgé notamment au cours des événements de 1905, qui marque durablement leur biographie et leur œuvre, qu’il s’agisse d’écrivains au style assez classique, comme Maxime Gorki (1868-1936), ou de ceux qui s’inscrivent dans l’avant-garde des années 1910, comme le poète Vladimir Maïakovski (1893-1930). Dans les années suivant la révolution de 1917, ils vont contribuer à la « fabrique du soviétique » dans les arts et la culture. Tour d’horizon en compagnie d’Éric Aunoble, chargé de cours à l’Unité de russe (Faculté des lettres).
Avec la révolution, certains artistes trouvent en effet un terrain d’entente avec les bolcheviks. Lorsqu’ils prennent le pouvoir, ces derniers ont en effet un grand nombre de postes administratifs à pourvoir, notamment ceux liés à la culture. L’avant-garde culturelle fournit au Parti de bonnes recrues : ces artistes s’étant eux-mêmes marginalisés par la pratique du scandale, n’ont pas fait partie de l’establishment sous le Tsar.
Pour les bolcheviks, la culture ne doit plus être le privilège des classes dirigeantes. Lénine, par exemple, pense en termes d’éducation culturelle pour les masses, avec, d’un côté, ceux qui possèdent la culture et, de l’autre, ceux à qui il faut la transmettre. C’est d’ailleurs contre cette perspective pédagogique que s’est créée la Culture prolétarienne, expérience méconnue et éphémère.
Les mouvements d’avant-garde sont, quant à eux, dans une logique de minorité agissante portant un projet culturel radical. Une minorité qui, selon un raisonnement très répandu à l’époque, est censée jouer dans le domaine culturel le même rôle que le parti bolchevique en politique, c’est-à-dire, en l’occurrence, celui de guide éclairé. Globalement, les futuristes, qui deviennent par la suite les constructivistes, se cherchent alors des positions de pouvoir dans le nouvel État afin d’influencer et de changer la culture.
Leur tactique rencontre un certain succès. Les tenants de l’avant-garde réussissent en effet à conquérir une place reconnue dans les années 1920. Mais s’ils acquièrent une reconnaissance individuelle parfois très importante, à l’image de Maïakovski ou du peintre, sculpteur, photographe et designer Alexandre Rodtchenko (1891-1956), ils ne disposent au final que de très peu de leviers institutionnels et n’exercent pas une grande influence sur la politique culturelle, contrairement aux membres de la Culture prolétarienne, parfaitement intégrés dans les structures de l’État soviétique malgré la disparition de leur mouvement en 1920.
Quoi qu’il en soit, jusqu’à la fin des années 1920, il existe un véritable pluralisme culturel en Union soviétique. Les futuristes publient la revue LeF, qui signifie le Front gauche de la culture, d’autres courants éditent leurs propres journaux ou almanachs comme le groupe d’écrivains Frères de Sérapion qui rassemble parmi les plus grands romanciers de la période. Même la Culture prolétarienne, qui a officiellement disparu, continue à publier une revue en Ukraine. Tous ces mouvements modernes coexistent avec des associations d’artistes d’origine prolétarienne préfigurant le réalisme socialiste de Staline.
Malgré la censure de la presse, on trouve également une certaine liberté de contenu qui varie selon les arts. Dans Littérature et révolution (1923), Léon Trotski qualifie ainsi de compagnon de route un mouvement d’écrivains certes favorables à la Révolution mais qui décrivent les événements de 1917 d’une façon qui ne respecte pas les canons bolcheviques. Boris Pilniak (1894-1938) et Isaac Babel (1894-1940), par exemple, donnent une image bolchevico-compatible d’un régime dominé par le prolétariat, résultat du soulèvement des classes pauvres contre la bourgeoisie, et intervenant désormais dans tous les secteurs de la société. Mais loin de mettre en scène ces événements dans une perspective de progrès de l’humanité vers un système parfait, ils les font émerger du chaos. Boris Pilniak fait ainsi ressurgir des traditions païennes dans le cadre des bouleversements provoqués par la guerre civile. Andreï Platonov (1899-1951), quant à lui, décrit la montée des classes pauvres tout en mettant en valeur le côté utopiste de leur progression.
Le problème, c’est que le chaos et l’utopie sont aux antipodes de l’image que le bolchevisme cultive de lui-même.
Dans les arts graphiques et le théâtre, classicisme et avant-gardisme s’affrontent aussi. L’une des affiches les plus emblématiques de la Révolution d’octobre est l’œuvre abstraite de Lazar Lissitzky (1890-1941) Battez les blancs avec le coin rouge (1919). Mais les années 1920 voient aussi briller les derniers feux de l’Art nouveau et même encore ressurgir le néo-classicisme, un style censé tracer une filiation directe partant de la République romaine jusqu’à la Révolution russe en passant par celle de 1789 en France avec, par exemple, des allégories féminines tenant un flambeau éclairant le monde.
Au théâtre, à côté d’un courant pratiquant le réalisme social ou vantant l’héroïsme révolutionnaire, il y a également de la place pour un art expérimental. En Russie, le metteur en scène Vsevolod Meyerhold (1874-1940) tente de révolutionner le jeu d’acteur avec la « biomécanique ». En Ukraine, La Sonate pathétique (1929), une pièce de théâtre du dramaturge ukrainien Mykola Koulich (1892-1937) a un ton très subversif. Reprenant un vieux principe du théâtre de marionnettes ukrainien, la pièce a pour décor un immeuble ouvert sur tous les appartements à la fois. Un dispositif qui permet une coupe de la société et une vision polyphonique de la Révolution dans laquelle un prolétaire unijambiste, une famille d’officiers tsaristes ou encore des petits-bourgeois nationalistes ukrainiens se répondent sans jamais sortir de leur logement. Interdite en Ukraine, l’œuvre est montée à Moscou.
On est alors à quelques années seulement de la mise au pas généralisée ordonnée par Staline en 1932. Il crée alors une association unique dans chaque branche d’activité culturelle. Désormais, toutes les décisions, y compris stylistiques sont formellement votées avant d’être imposées à tous.