Campus n°131

Aménagement du territoire : Le conseil fédéral serre la vis

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Menée en deux temps, la révision de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire s’est traduite en 2012 par un retour en force de la confédération. Parmi les mesures mises en consultation cet été, un article inquiète les juristes.

Comment faire face à la croissance de la population sans dégrader l’environnement et en préservant des terres cultivables en suffisance ? Dans un pays où l’espace disponible est restreint et où le fédéralisme implique une cascade d’intervenants, résoudre cette équation tient du casse-tête. C’est pourtant l’objectif visé par la nouvelle mouture de la Loi sur l’aménagement du territoire (LAT). Menée en deux temps, cette révision, qui marque un retour en force de la Confédération, a débouché en 2012 sur la mise en place d’un nouveau train de mesures comprenant notamment l’obligation pour les cantons de taxer les plus-values liées aux mesures d’aménagement et le renforcement du contenu des plans directeurs en matière d’urbanisation. Actuellement en consultation, la seconde phase du projet porte pour l’essentiel sur des modifications d’importance secondaire, à l’exception d’un article qui inquiète au plus haut point les juristes. En témoigne notamment la récente prise de position du Cercle de l’aménagement du territoire. Entretien avec Thierry Tanquerel, professeur au Département de droit public et membre de ce comité d’experts réunissant professeurs d’universités et praticiens de l’urbanisme.

Campus : La révision de la Loi fédérale sur l’aménagement du territoire, qui a débouché sur une première série de mesures en 2012 et dont le deuxième volet est actuellement en phase de consultation, est-elle appelée à marquer une rupture dans la gestion du territoire national ?

Thierry Tanquerel : Depuis son entrée en vigueur, le 1er janvier 1980, la Loi sur l’aménagement du territoire a fait l’objet de plusieurs retouches allant tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. En formalisant toute une série de dérogations permettant de bâtir en zone agricole, les modifications introduites en 2007 donnaient l’impression que le système allait vers une plus grande libéralisation. En 2012, c’est le signal contraire qui a été donné avec une volonté de serrer la vis clairement affichée par le Conseil fédéral.

Comment s’est concrétisé ce changement d’orientation ?
L’idée des instigateurs de la révision de 2012 était de revoir totalement le contenu de la LAT pour la remplacer par un nouveau texte qui aurait été baptisé « Loi sur le développement territorial ». Ce projet a toutefois rencontré de fortes oppositions dès la phase de consultation, ce qui a poussé les autorités fédérales à faire machine arrière et à proposer finalement une révision partielle en deux temps.

Pourquoi ce calendrier particulier ?
Dans un premier temps, les autorités ont été amenées à déposer un contre-projet indirect à l’initiative populaire de 2008 dite « pour le paysage » qui demandait le gel de la zone à bâtir pendant une durée de vingt ans. Ce texte, qui a finalement entraîné le retrait de l’initiative, visait surtout à renforcer les dispositions encadrant le développement de cette zone. Ce qui a été fait essentiellement de deux façons.

Lesquelles ?
D’abord en inscrivant noir sur blanc dans la loi la nécessité de réduire les zones à bâtir surdimensionnées, une mesure qui n’existait que de façon implicite dans le droit précédent.
Ensuite en augmentant considérablement les exigences en matière de plans directeurs cantonaux, dont il faut rappeler qu’ils sont soumis à l’approbation du Conseil fédéral.
Dans le même temps, les dispositions sur le prélèvement de la plus-value foncière ont également été renforcées avec l’obligation pour les cantons de taxer cette plus-value, lorsqu’elle résulte de mesures d’aménagement à hauteur de 20 %. Le principe de la taxation, sans taux minimal, existait depuis 1980 mais n’avait été mis en œuvre que par quelques cantons (lire également en pages 24-27).

Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Le Conseil fédéral a présenté en 2015 un projet portant sur le deuxième volet de la révision, qui a également soulevé de nombreuses oppositions. Ce qui a débouché sur la mise en consultation d’une nouvelle mouture cet été.

Quel est l’enjeu cette fois-ci ?
L’accent a principalement été mis sur les règles concernant les possibilités de construction hors de la zone à bâtir, c’est-à-dire pour l’essentiel la zone agricole et les forêts, ainsi que les réserves et les zones protégées non bâties. Le projet présenté est relativement long (une vingtaine de pages) et assez technique. Beaucoup d’éléments ont été déplacés ou reformulés par rapport à la législation existante, mais sur le fond on pourrait presque considérer qu’il ne s’agit que d’un simple toilettage si le texte n’introduisait pas un nouvel article qui, lui, représente un véritable enjeu sur le plan juridique.

Que dit-il ?
Seule innovation marquante, l’article 23d vise à redonner une marge de manœuvre aux cantons en ce qui concerne les constructions hors de la zone à bâtir puisqu’il prévoit de possibles dérogations aux règles de la LAT en la matière « si c’est nécessaire pour satisfaire des besoins spécifiques en raison des particularités de leur territoire ». Le texte ajoute que ces nouvelles constructions devront être compensées afin que la charge globale sur l’environnement et le paysage ne varie pas.

Qu’est-ce qui vous gêne dans cet article ?
On peut déjà s’interroger sur le fond de cette mesure. Sachant que les cantons ont mis du temps à respecter la LAT et qu’il a fallu que le Tribunal fédéral intervienne pour casser des dizaines de décisions avant qu’ils n’acceptent de filer droit, il paraît étrange de revenir aujourd’hui en arrière. Par ailleurs, comme l’ont souligné mes collègues du Cercle de l’aménagement du territoire dans leur récente prise de position, la forme de cet article pose également problème. Les termes employés pour décrire ce nouveau mécanisme sont en effet assez flous et les garde-fous peu nombreux. Cet article risque par conséquent d’ouvrir une brèche dans laquelle certains cantons pourraient s’engouffrer pour accentuer le mitage du territoire.

La loi évoque pourtant la nécessité de compenser toute nouvelle construction hors de la zone à bâtir…
L’idée n’est pas mauvaise en soi, puisqu’elle permettrait d’accélérer la reconversion de certains sites laissés à l’abandon. Mais dans le cas présent, ce sera aux cantons de gérer cet aspect, ce qui pose un problème de contrôle au niveau de la mise en œuvre. L’Office du développement territorial n’en a pas les moyens. Quant aux organisations de protection de l’environnement, elles ne peuvent pas être partout et leur droit de recours est, somme toute, limité.

Quelle est la conclusion de la prise de position émise par vos collègues ?
En gros, on nous propose d’échanger le droit actuel, qui peut choquer certains par sa rigidité, par un système totalement expérimental intrinsèquement mal conçu. Mes collègues du cercle de l’aménagement du territoire estiment donc, et je suis parfaitement d’accord avec eux, que, si le principe de cet article est malgré tout maintenu, il faudra impérativement que le Conseil fédéral revoie sa copie.

Quel serait le risque dans le cas contraire ?
Cet article pourrait mettre en péril l’ensemble de la révision. Il y aura peut-être une majorité parlementaire pour adopter cette proposition, mais les débats promettent d’être houleux. Et si c’est le cas, mon pronostic c’est que la menace d’un référendum sera immédiatement brandie. Avec des arguments du type « non au bétonnage du paysage », la campagne sera du pain bénit pour les opposants.

Certains cantons, dont Genève, espéraient que le statut des surfaces d’assolement, ces territoires qui doivent rester en permanence disponibles pour l’agriculture, soit renégocié dans le cadre de cette révision. Qu’en est-il ?
Je ne pense pas que le Conseil fédéral va entrer en matière sur le sujet. Le projet présenté stipule que la protection de ces surfaces va être renforcée en utilisant les instruments existants. Plus qu’à une modification de la loi, on peut donc s’attendre à un changement de pratique.
 
La question est cruciale pour Genève dans la mesure où le canton dispose de suffisamment de surfaces d’assolement pour poursuivre ses projets d’expansion jusqu’en 2023 mais pas au-delà. Que se passera-t-il alors ?
On pourra peut-être trouver des solutions comptables pour redécouvrir des surfaces d’assolement en qualifiant comme telles certains territoires aujourd’hui désaffectés ou placés en zone de verdure. Mais au bout du compte, il faut se préparer à l’idée de faire des efforts pour utiliser au mieux la zone à bâtir existante parce que le canton ne pourra peut-être pas réaliser l’ensemble des extensions de celle-ci envisagées pour les années à venir (lire également en pages 20-23).