Campus n°132

« L’argent de la recherche ne doit pas aller aux éditeurs mais aux chercheurs »

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Les premières revues scientifiques « Open Access » sont apparues il y a bientôt 20 ans. Créées en réaction aux tarifs élevés imposés par les éditeurs commerciaux, elles pourraient, selon marie Fuselier, directrice de la Division de l’information scientifique, imposer dans un avenir proche leur modèle économique.

En 2017, l’Université de Genève a dépensé 6,5 millions de francs pour acquérir de l’information scientifique dont environ 4,6 millions sont allés aux seules revues scientifiques. En chiffres absolus, c’est un record. Un record qui est d’ailleurs battu d’année en année. À l’heure de la science ouverte, de l’essor des publications libres d’accès, de la mise à disposition de tous des données de la recherche, cela peut sonner comme un paradoxe. En réalité, pour Marie Fuselier, directrice de la Division de l’information scientifique qui pilote les activités de la Bibliothèque de l’Université de Genève, nous sommes dans une phase de transition. Apparues au début des années 2000, les revues en libre accès (Open Access) sont en effet encore minoritaires sur le marché de l’édition scientifique – dominé par le modèle traditionnel d’abonnement – mais, d’ici à quelques années peut-être, on atteindra le point de bascule au-delà duquel un nouveau modèle économique pourrait bien s’imposer définitivement et développer enfin ses bénéfices à grande échelle, tant sur le plan budgétaire que de la qualité de la recherche scientifique.
« Le mouvement de l’Open Access est une réaction de la communauté scientifique contre le prix sans cesse croissant des abonnements aux revues scientifiques, explique Marie Fuselier. Bénéficiant d’une position dominante, certains éditeurs commerciaux offrent en effet un accès à l’ensemble de leurs journaux pour des prix parfois prohibitifs – les marges de profit dans ce secteur peuvent atteindre 30 à 40 %. Pourtant, l’accès à la connaissance est indispensable pour mener une recherche de qualité. La situation est donc considérée comme dommageable pour la science en général. Elle paraît d’autant plus inacceptable que la recherche est souvent financée par de l’argent public. Les résultats devraient donc eux aussi être librement accessibles au public. »

Les revues pionnières

La révolution commence au tournant du millénaire. À cette époque, le World Wide Web existe depuis une petite décennie. Les logiciels libres, les encyclopédies ouvertes, les dépôts d’archives en libre accès ont eu le temps de se développer et ont largement préparé le terrain et les esprits à l’avènement de l’Open Access.
Fondé en 1999 au Royaume-Uni, BioMed Central est le premier éditeur d’envergure à se lancer dans l’aventure avec Genome Biology. Le premier numéro paraît en 2000. Tous les articles, relus par les pairs (peer reviewed), sont immédiatement et gratuitement accessibles en ligne. Soutenue par une dizaine de scientifiques de renom, l’initiative ne repose, au début, sur aucun modèle économique défini. Dans les premiers temps, BioMed Central fonctionne même grâce à la fortune personnelle de son premier patron, l’entrepreneur d’origine polonaise Vitek Tracz.
Les choses évoluent ensuite rapidement. En 2001, l’initiative PLoS (Public Library of Science), une pétition lancée par trois chercheurs dont Harold Varmus, prix Nobel de médecine ou physiologie et qui était déjà impliqué dans BioMed Central, exhorte les scientifiques à rendre leurs résultats gratuitement accessibles via des archives en ligne publiques. Pas moins de 34 000 chercheurs et 180 États signent la lettre, s’engageant à ne publier que dans des revues acceptant le principe de l’Open Access.
Cependant, face à l’immobilisme des journaux traditionnels – et des chercheurs qui continuent malgré tout à leur envoyer leurs manuscrits –, PLoS décide finalement de devenir lui-même un éditeur et lance la revue PLoS Biology en 2003. Cette dernière paraît en ligne et son contenu est entièrement libre d’accès. Innovant, le modèle économique est basé sur la facturation unique des articles à leurs auteurs, les institutions qui les emploient ou leurs bailleurs de fonds. L’idée consiste à faire payer les frais de prise en charge des articles et non leur consultation. Elle s’avère rentable, car PLoS existe toujours. Sa revue phare, PLoS One, dégage même depuis plusieurs années des bénéfices qui permettent de soutenir les autres titres du groupe. Le modèle, appelé APC, pour Article Processing Charges, est aujourd’hui largement repris par les acteurs de l’Open Access.
Entre-temps, le mouvement commence à se structurer au niveau international avec, notamment, la Budapest Open Access Initiative. Signée par 16 chercheurs engagés de longue date dans le mouvement de la science ouverte et publiée le 14 février 2002, cette initiative définit plus précisément le concept d’Open Access et demande une harmonisation des pratiques. Elle est suivie en 2003 par la « Déclaration de Berlin sur le libre accès à la connaissance en sciences exactes, sciences de la vie, sciences humaines et sociales ». Les signataires de ce texte réclament la mise à disposition en libre accès de la littérature scientifique mondiale et de l’ensemble des données et logiciels ayant permis de la produire. Pour beaucoup, il s’agit en quelque sorte de l’acte fondateur de l’Open Access.

Qualité respectée

« Depuis, les revues en libre accès se sont multipliées – on en compte des milliers aujourd’hui – mais elles restent minoritaires sur le marché, précise Jean-Blaise Claivaz, responsable de l’Open Access et des données de la recherche à la Division de l’information scientifique. J’estime leur part sur le marché à 20 ou 30 %. La qualité des articles est la même que pour les journaux commerciaux, étant donné que le système de relecture par les pairs est respecté. Il ne s’agit pas de science au rabais. Au contraire. Certains journaux Open Access, comme ceux appartenant à PLOS, acceptent même de publier des recherches qui n’ont pas obtenu de résultats remarquables, voire pas de résultats du tout. Un résultat négatif est aussi un résultat scientifique. Et si le travail a été correctement et sérieusement mené, il mérite d’être publié. »
Le nouveau modèle économique ayant fait ses preuves et étant capable de générer des profits, les éditeurs commerciaux se sont à leur tour lancés dans l’Open Access en faisant payer aux chercheurs des frais de publication contre un accès libre et gratuit à leurs publications scientifiques. Par ailleurs, BioMed Central (BMC) a été racheté en 2008 par Springer (aujourd’hui Springer Nature après le rachat du groupe éditant la fameuse revue britannique en 2015). Grâce à cela, l’un des plus gros éditeurs scientifiques du marché peut désormais proposer dans son catalogue les quelque 300 titres en libre accès appartenant à BMC. Reed-Elsevier et Wiley-Blackwell, les deux autres acteurs dominants du marché, possèdent aussi leur lot de revues Open Access. Tout en conservant leurs titres-phares payants via des abonnements qui continuent à attirer les chercheurs en grande partie grâce à leur prestige et leur impact.
«Il existe aussi des revues hybrides dont certains articles sont libres d’accès, précise Marie Fuselier. Elles représentent une double charge pour la communauté scientifique et une manne pour les éditeurs. En effet, les chercheurs payent des APC tandis que les bibliothèques universitaires payent des abonnements complets. Pour cette raison, les agences de financement de la recherche ne soutiennent pas le versement des APC dans ces revues.»

Vers 100 % Open Access

Face à cette situation tendue, les universités du monde entier négocient sans cesse avec les éditeurs pour tenter d’obtenir des conditions plus favorables. « D’autres pays sont en avance sur nous dans ce processus, comme la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, l’Allemagne ou encore le Danemark, note Jean-Blaise Claivaz. Nous ne sommes pas les derniers non plus. Chacun adopte sa stratégie. L’Allemagne a pris l’option la plus radicale. Dans ce pays, les négociations avec l’un des éditeurs (Elsevier) n’ont pas abouti et les universités n’ont pas lâché. Résultat, cela fait plus d’une année et demie qu’elles ne payent plus d’abonnement. L’éditeur a évidemment coupé l’accès à leurs revues, mais il l’a rétabli quelques semaines plus tard, estimant sans doute qu’il s’agissait là de la solution la moins dommageable pour leur image de marque. »
Les négociations sont actuellement toujours en cours entre l’Allemagne et Elsevier, qui a annoncé en janvier que tous les accès des universités allemandes seraient maintenus au cours de ces prochains mois.
Il y a cinq ans, le Royaume-Uni a, de son côté, obligé les chercheurs travaillant avec de l’argent public à publier dans des revues libres d’accès. Il est le seul pays, pour l’instant, à avoir pris cette position mais la Communauté européenne, un acteur de poids dans le domaine de la recherche mondiale, et le Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNS) vont adopter des mesures similaires à l’horizon 2020, c’est-à-dire que tous les résultats de la recherche financée par ces organismes doivent être libres à la consultation.
Ils pourront l’être en suivant la voie dite « dorée » (celle des revues Open Access à proprement parler) ou la voie « verte », c’est-à-dire le dépôt dans une archive ouverte en ligne telle que l’Archive ouverte de l’UNIGE (lire ci-contre) après que le délai du copyright imposé par les éditeurs (en général entre six mois et une année) soit écoulé.

Négociations en Suisse

En Suisse, les universités, dont celle de Genève, se préparent elles aussi à négocier avec les éditeurs internationaux. Une stratégie a récemment été arrêtée et les discussions devraient commencer cette année encore. L’objectif est d’arriver à un modèle, déjà appliqué dans plusieurs pays européens, qui se fonde sur l’approche read and publish, soit une rétribution unique de l’éditeur à la fois pour les articles effectivement consultés et ceux publiés en Open Access par des chercheurs d’une université.
En attendant, le Rectorat de l’UNIGE a d’ores et déjà lancé en janvier 2018 un projet pilote d’un an visant à soutenir financièrement les jeunes chercheurs qui publient les résultats de leurs recherches scientifiques en accès libre. Pour cela un Fonds de 50 000 francs a été mis à leur disposition. Gérée par la Division de l’information scientifique (DIS), cette somme est destinée à couvrir une partie des frais de publication pour des articles (les APC), des livres (BPC pour Book Processing Charges) et chapitres de livres (BCPC pour Book Chapter Processing Charges), qu’un éditeur est susceptible de réclamer aux auteurs pour publier en Open Access.
Les éditeurs commerciaux sont également la cible d’attaques illégales mais efficaces de la part de la communauté des « pirates » dont le membre le plus important est Sci-Hub. Créé en 2011 par Alexandra Elbakyan, alors étudiante en neurosciences au Kazakhstan, ce site vise explicitement à contourner les « paywall » mis en place par les éditeurs pour protéger les articles scientifiques sous abonnement. Il offre un accès gratuit à plus de 65 millions d’articles. En d’autres termes, on y trouve tout. L’opération est évidemment jugée illégale par les éditeurs, qui ont ouvert une bataille juridique contre le site. L’adresse Internet de ce dernier change régulièrement, au gré des interdictions. Sci-Hub est également disponible sur le réseau Tor, c’est-à-dire le Dark Web.
À en croire certaines prises de position récentes, les éditeurs semblent avoir compris que l’avenir de l’édition scientifique, en Europe du moins, est dans l’Open Access. Mais comme ils conservent le pouvoir d’ouvrir ou de fermer à volonté l’accès à leurs revues en fonction des pays ou des institutions, il n’est pas sûr que le reste du monde bénéficie de cette évolution.


Déclaration de Berlin

 

 

La bibliodiversité, une richesse au service
de la connaissance


« La part des revues Open Access, dont le contenu est gratuitement accessible, augmente d’année en année sur le marché de l’édition scientifique, constate Marie Fuselier, directrice de la Division de l’information scientifique. Toutes les institutions publiques qui financent la recherche suivent le mouvement. Le changement de paradigme est inévitable, c’est une question de temps. Certains militants de l’Open Access dont certaines bibliothèques, veulent aller encore plus loin et promouvoir la bibliodiversité. » Comme le déclare l’Appel de Jussieux, lancé en octobre 2017 par un collectif français de chercheurs et des professionnels de l’édition scientifique, l’idée consiste à favoriser un modèle de libre accès qui ne soit pas fondé sur une approche unique de transfert des budgets des abonnements vers le système de frais de publication payés en amont pour autoriser l’accès libre à des articles (les fameux APC ou Article Processing Charges, lire article ci-contre). Cette approche est en effet considérée comme un potentiel frein à l’innovation.
Selon les signataires de l’Appel de Jussieux, l’accès ouvert doit s’accompagner d’un soutien à la diversité des acteurs de la publication scientifique, à savoir la bibliodiversité. Et ceci afin de mettre fin à la domination par un petit nombre d’éditeurs dictant de ce fait leurs conditions aux communautés scientifiques. Le texte précise que la « priorité doit être donnée aux modèles économiques de publication qui n’impliquent le paiement ni par les auteurs pour publier ni par les lecteurs pour accéder aux textes. De nombreux modèles économiques équitables existent, par soutien institutionnel, par implication ou souscription des bibliothèques, par commercialisation de services premium, par financements participatifs, par constitution d’archives ouvertes, qui ne demandent qu’à être étendus et généralisés. »
http://jussieucall.org/