Campus n°135

Mais où sont passées les neiges d’antan ?

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Entre 1995 et 2017, l’enneigement s’est réduit de façon spectaculaire en Suisse, aussi bien dans les régions de plaine qu’en altitude. Tels sont les premiers résultats obtenus grâce au « Swiss Data Cube ».

«Après la présentation de nos résultats, j’ai donné 23 interviews en quarante-huit heures, témoigne Grégory Giuliani, chargé d’enseignement au sein de l’ISE, chef d’unité au GRID-Genève et responsable de ce projet dont les conclusions se sont répandues à la vitesse d’une coulée de poudreuse. En plus des médias nationaux et français, la nouvelle a été relayée à Londres et en Catalogne. On en a même parlé en Australie. Tout le monde voulait savoir si la neige allait réellement disparaître ou si les touristes pourraient venir profiter de nos pistes pendant quelques années encore. »
Au cours de ces vingt dernières années, la part du territoire suisse sur laquelle il n’a pas ou peu neigé s’est étendue de 5200 km2, soit l’équivalent du canton du Valais. Dans le même temps, les neiges éternelles ont reculé sur près de 2100 km2. En d’autres termes, les conditions qui prévalent habituellement sur le plateau gagnent les vallées alpines et grimpent en altitude, tandis que les endroits où l’enneigement hivernal est systématique ont tendance à reculer.
Obtenus par une équipe regroupant des chercheurs de l’Institut des sciences de l’environnement de l’UNIGE (ISE) et du Programme des Nations unies pour l’environnement (GRID-Genève), ces résultats sont fondés sur l’analyse de milliers d’images capturées au-dessus de la Suisse entre 1995 et 2017 par le satellite américain Landsat, qui survole le pays tous les seize jours, et son homologue européen Sentinel-2, qui passe à près de 800 km au-dessus de nos têtes tous les cinq jours. Ces données ont été traitées grâce à un nouvel outil développé sur mandat de l’Office fédéral de l’environnement – le «Swiss Data Cube» – au potentiel très prometteur en matière de suivi, de compréhension et d’anticipation des changements climatiques.

Ballon d’essai

Pour en avoir le cœur net, il leur faudra toutefois patienter un peu. Ballon d’essai du Swiss Data Cube, dont la naissance remonte au printemps 2016, cette première étude dresse un état des lieux de la situation au cours des vingt derniers hivers mais ne dit en effet rien du futur. Pour l’instant du moins, car d’ici deux à trois ans, les chercheurs devraient être en mesure de fournir un index d’enneigement pour chaque canton et chaque commune du pays. Ces travaux permettront non seulement de savoir quasiment en temps réel où la neige tombe mais également d’élaborer différents scénarios pour les années à venir.
En complément, le projet « snowcover.ch », mené dans le cadre du partenariat stratégique signé entre l’UNIGE et l’Université de Zurich en 2017, apportera le moyen de distinguer différentes qualités de neige (poudreuse, en cours de fonte, glacée).

L’imagination au pouvoir

« L’objectif de « snowcover.ch » est d’utiliser les compétences de nos collègues alémaniques en matière d’imagerie radar pour nous concentrer sur la fraction de neige en cours de fonte, précise Grégory Giuliani. Cette information est très utile pour estimer la quantité d’eau disponible à tel ou tel moment de l’année, voire pour anticiper des coulées de boue ou autres catastrophes naturelles. Mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de ce qui est possible. Maintenant que nous avons démontré que la technologie du « Data Cube » fonctionne, la seule limite réside dans notre imagination d’analystes, sachant qu’un tel outil offre la possibilité d’étudier de nombreuses autres ­thématiques comme l’évolution de la végétation, la rotation des surfaces agricoles, l’urbanisation ou encore la qualité de l’eau. »
Développé en Australie, la Suisse étant le deuxième pays à l’adopter, le Data Cube est un pur produit de l’ère « open access ». Le code lui permettant de fonctionner est en effet public, tandis que les images qui l’alimentent sont libres d’accès depuis 2008. « Jusque-là, complète Grégory Giuliani, il fallait débourser entre 500 et 1000 francs par cliché. Comme il faut huit images pour couvrir la totalité du territoire suisse, une étude telle que la nôtre aurait coûté plusieurs millions. »

Précision inédite

Le premier résultat du « Swiss Data Cube » a demandé la collecte de 6500 images sur une période de vingt-deux ans. La signature spectrale des 450 millions de pixels que contient chacune d’entre elles a ensuite été analysée grâce à des algorithmes conçus spécialement afin d’identifier la présence ou l’absence de neige.
Sur cette base, les chercheurs ont alors construit deux cartes – une pour la décennie 1995-2005, l’autre pour les années 2005-2017 – avant d’en produire une troisième (voir ci-dessus) illustrant les zones où la situation a évolué durant toute la période considérée.
Supposant d’importantes capacités de calcul, la méthode a l’énorme avantage de fournir une vue très détaillée de la situation, contrairement aux données de MétéoSuisse qui sont issues d’extrapolations basées sur une quarantaine de points d’observation.
Comme souvent avec les phénomènes climatiques, la situation est loin d’être homogène sur l’ensemble du territoire national. Le recul de la neige est ainsi plus marqué à la frontière orientale du canton de Saint-Gall, dans le Jura vaudois, les Préalpes fribourgeoises et la vallée du Rhône, avec une baisse de près de 25% par endroits. À l’inverse, une partie de la Suisse centrale, les cantons du Tessin, du Jura, de Bâle et d’Argovie ont bénéficié de davantage de flocons durant la période considérée (environ 10% d’augmentation).
« Pour l’instant, nous n’avons pas les moyens de comprendre ce qui se passe exactement, ni de savoir si ce phénomène est durable ou général, conclut Grégory Giuliani. Il faut donc rester prudent dans nos interprétations, car ces changements peuvent avoir de multiples causes potentielles même si celle du réchauffement climatique semble la plus vraisemblable. »
Il est donc peut-être un peu tôt pour mettre lattes et anorak au rebut, d’autant que l’an dernier a été marqué par des précipitations exceptionnelles (130 à 175% au-dessus de la moyenne 1981-2010 pour l’ensemble du pays, 200% pour le Valais) qui se sont traduites par un enneigement record entre le mois de décembre 2017 et celui d’avril 2018. De quoi redonner un peu d’air à un secteur, le tourisme, qui génère plus de 45 milliards de francs de recettes par année à l’échelle nationale. Mais jusqu’à quand ?

Vincent Monnet

www.swissdatacube.org