Campus n°137

Le sportif augmenté, star de demain

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Le dopage, qui vise à améliorer les performances des athlètes, est une pratique réprimée à l’aide d’un arsenal de mesures similaire à celui utilisé contre l’usage des drogues. À contre-courant, Bengt Kayser, de la Faculté de médecine, propose une relaxation progressive de ces règles.

Même sans trop forcer sur le cynisme, la devise olympique, «plus vite, plus haut, plus fort» (citius, altius, fortius), peut se comprendre comme une invitation implicite au dopage. Ce qui est évidemment cocasse étant donné l’acharnement avec lequel le Comité international olympique (CIO) cherche à bannir des stades cette pratique honnie. Professeur à la Faculté de médecine et directeur de l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne (avec lequel l’ancien Institut des sciences du mouvement et médecine du sport de l’UNIGE a fusionné en 2013), Bengt Kayser estime, quant à lui, que cette contradiction n’est pas une fatalité. Contre l’avis de l’ensemble des institutions sportives de la planète, le médecin genevois et un nombre croissant de ses collègues du monde académique jugent en effet que sport d’élite et dopage – qui n’est après tout qu’une tentative parmi d’autres d’améliorer les capacités des athlètes – pourraient en réalité faire bon ménage. À condition de procéder à une libéralisation partielle et progressive des produits dopants et, surtout, d’accompagner les sportifs de manière à en réduire les risques.
Après avoir abordé une première fois cette thématique dans un article paru dans The Lancet en 2005 – qui lui a d’ailleurs valu une exclusion du bureau de la Société suisse de médecine du sport –, il développe et discute aujourd’hui son point de vue alternatif dans une thèse qu’il a défendue en mai 2018 à l’Université catholique de Louvain*. Éclaircissements.


Inégalité des chances

«L’un des arguments les plus populaires de la lutte antidopage est l’égalité des chances, note Bengt Kayser. C’est un leurre. Ça n’a jamais existé. Tout le monde ne bénéficie pas au départ des mêmes dispositions génétiques, du même environnement de vie ou encore du même accès à l’argent et à la technologie. Comme l’a formulé le physiologiste suédois Per-Olof Astrand, celui qui voudrait devenir champion olympique devrait commencer par bien choisir ses parents.»
Cette variabilité entre individus se retrouve aussi dans les réponses des athlètes à un même entraînement, à une même alimentation, etc. Dans ce contexte, on pourrait considérer que l’interdiction de produits améliorant les performances relève d’une forme de discrimination à l’encontre des sportifs chez qui ces substances auraient un effet susceptible, par exemple, de combler un déficit lié à leur héritage génétique.
Plus anecdotique : toute méthode visant à modifier l’ADN d’un concurrent étant strictement prohibée, les enfants récemment nés en Chine à la suite d’une supposée manipulation génétique leur octroyant une résistance à une forme du virus du sida sont d’ores et déjà exclus des compétitions professionnelles. Pour ces bébés, l’égalité des chances s’est envolée avec leur premier cri.
L’interdiction du dopage n’en reste pas moins une règle du jeu, comme le hors-jeu en football ou le let en tennis. Chacun doit la respecter, qu’il l’aime ou non, au risque de s’exposer à une juste indignation. Mais, estime Bengt Kayser, pour qu’une règle soit acceptée par tous, spectateurs, dirigeants et sportifs, il faut qu’elle fasse sens. Et sur ce point, le médecin genevois émet des doutes.
«La lutte antidopage est problématique à tous les niveaux, avance-t-il. Elle est d’abord très intrusive. Les athlètes doivent être disponibles tous les jours de l’année pour des contrôles inopinés, même la nuit. Ils doivent annoncer où ils se trouvent trois mois à l’avance. En cas de contrôle, le sportif est suivi jusque dans les toilettes. Il doit se dénuder devant l’inspecteur, des mamelles aux genoux afin de montrer que l’urine sort de son orifice anatomique. On utilise aussi des techniques forensiques permettant de cibler les individus et les moments dans leur carrière où le risque de dopage est le plus élevé. Sur son site internet, l’Agence mondiale antidopage (AMA) offre même la possibilité de dénoncer des cas de dopage. Les choses vont tout de même assez loin.»

Trois conditions

Pour faire régner l’ordre, l’AMA dispose d’une liste de substances et de méthodes proscrites. Pour y figurer, ces dernières doivent remplir au moins deux des trois conditions suivantes : avoir le potentiel d’améliorer la performance sportive, représenter un risque pour la santé de l’athlète et violer l’« esprit du sport ».
Pour Bengt Kayser, ce dernier concept est particulièrement pernicieux. Il a été défini de telle manière qu’il permet d’inclure un très grand nombre de substances, dont certaines n’ont aucun effet sur les performances. C’est le cas des dérivés du cannabis. Aucune recherche n’a pu montrer que fumer un joint ou manger un space cake donnait un quelconque avantage sportif
(ce serait plutôt le contraire). Mais comme le cannabis est une drogue, interdite par la loi, il est également banni du sport car contraire à son esprit.
«Il ne faut pas oublier que si la lutte contre le dopage et celle contre la drogue ont des points communs, c’est que certaines des personnes qui les ont mises en œuvre au départ étaient les mêmes, surtout aux États-Unis», remarque Bengt Kayser.
La traque aux sportifs dopés s’avère toutefois inefficace. Environ 1 ou 2 % des contrôles seulement débouchent sur une suspicion de violation de la règle antidopage. Et, selon une analyse publiée en 2016, dans 40 % de ces cas, il n’y a pas assez d’arguments pour dire avec certitude que l’athlète avait l’intention de se doper. Il peut s’agir, par exemple, de l’utilisation d’un médicament de la même marque qui, dans un pays, est « propre » tandis que, dans un autre, il comprend un composé prohibé en trop faible concentration toutefois pour avoir un effet sur la performance. Le sportif pris en faute sera puni malgré tout, en raison de l’application du principe de responsabilité absolue en vigueur dans la lutte contre le dopage.
En réalité, les spécialistes ont de bonnes raisons de penser que la proportion de sportifs recourant à des produits augmentant les performances avoisine la dizaine de pourcents, voire même plusieurs dizaines de pourcents dans certains pays et certaines disciplines – la plupart d’entre eux passant inaperçus lors des contrôles. «Cela implique non seulement que, malgré les moyens considérables mis en œuvre pour démasquer les sportifs dopés, on a de bonnes chances d’en retrouver sur les podiums mais, en plus, que près de la moitié des personnes qui se font avoir malgré tout n’ont probablement pas eu l’intention de se doper, relève Bengt Kayser. Bref, c’est immoral.»

L’essence du sport

Fort de ces constats, Bengt Kayser défend l’idée qu’il faut accepter que l’amélioration des performances, le dépassement de soi comme le prône le mouvement olympique, représente l’essence même du sport. L’athlète devrait dès lors avoir le droit de disposer de l’arsenal complet de moyens permettant d’y parvenir. Cela comprend l’entraînement, l’adaptation de son alimentation, la possibilité d’effectuer des séjours en altitude pour augmenter le taux de globules rouges dans le sang, de soumettre son corps à toutes sortes de conditions particulières mais aussi le recours à certaines pratiques aujourd’hui interdites.
«Nous proposons une relaxation partielle de la règle anti­dopage, précise Bengt Kayser. Nous pourrions commencer par enlever de la liste des produits prohibés ceux qui n’ont aucun lien avec l’amélioration des performances. La seule exigence que nous voulons conserver est celle qui préserve la santé des athlètes. L’idée consiste à autoriser petit à petit des produits connus pour doper les capacités sportives tout en mettant en place un suivi médical pour surveiller l’effet de ces actions sur la population des athlètes. Si l’on détecte une augmentation de morbidité liée à la libéralisation d’un produit, rien n’empêche de revenir en arrière.»
Cela dit, l’efficacité de certaines substances ou méthodes n’est pas toujours établie. Les comités d’éthique ne sont pas friands de protocoles d’expérience visant à quantifier les effets de produits dopants, craignant justement d’en promouvoir la consommation auprès de la population. Les connaissances sur le sujet sont donc souvent lacunaires.

Le juste milieu

Leur dangerosité est également débattue. La célèbre érythropoïétine (EPO), par exemple, est une hormone qui stimule la production de globules rouges chargés de transporter l’oxygène vers les muscles et les organes. On sait que son effet peut être mortel chez les souris transgéniques lorsque leur taux d’hématocrite dans le sang atteint des pics de 70 ou 80 %. Les patients anémiques et souffrant d’une insuffisance rénale, auxquels on prescrit justement de l’EPO, sont également susceptibles de développer des effets secondaires. Mais rien n’indique que ce soit le cas dans la population de sportifs a priori en excellente santé. En tout cas, des études sur la mort subite ont montré qu’on n’en trouve pas plus dans la communauté des athlètes que dans la population générale. Sauf que quand cela survient dans un stade, c’est plus spectaculaire.
«Nous pourrions donc fixer une limite à 50 % pour le taux d’hématocrite, comme c’était le cas auparavant, propose Bengt Kayser. Peu importe comment le sportif y arrive. Une telle mesure est très facile à mettre en place. Nous estimons d’ailleurs que, dans son ensemble, notre approche serait moins coûteuse que la lutte antidopage telle qu’elle est menée actuellement. De toute façon, éradiquer le dopage, c’est impossible. Le libéraliser totalement est également impensable. Notre proposition se situe entre les deux.»
Sa mise en œuvre – de toute façon irréaliste à l’heure actuelle – doit néanmoins encore être réfléchie plus en détail, admet le médecin genevois. L’exemplarité des sportifs pour la jeunesse, notamment, ne doit pas être sous-estimée et toute forme de dopage doit continuer d’être interdite aux mineurs, comme c’est le cas pour l’alcool et les cigarettes. La prise de substances améliorantes doit aussi être transparente, afin que le public sache à quoi il a affaire. Pour des raisons de fair-play, tous les athlètes devraient évidemment avoir les mêmes droits en la matière tout en étant informés et responsabilisés. Quant au débat sur l’impact de la libéralisation du dopage sur l’humanité, dont les conséquences peuvent aller assez loin grâce aux progrès génétiques et technologiques, il demeure ouvert. Au final, Bengt Kayser estime que le spectacle sportif pourrait même y gagner en intensité et en intérêt.


* «Ethical Aspects of Doping and Anti-Doping. In Search of an Alternative Policy», DOI : 10.13140/RG.2.2.30064.56327