Campus n°138

Quand les données transforment l’hôpital

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L’émergence des nouvelles technologies a révolutionné le fonctionnement du monde hospitalier qui se dirige à grands pas vers une médecine plus rapide, plus prédictive et plus proche des individus. Rencontre avec Christian Lovis, un des architectes de cette mutation aux Hôpitaux Universitaires de Genève.

Au moment de sa création, en 1856, l’Hôpital cantonal de Genève disposait de 250 lits gérés par une trentaine de personnes. En ce début de XXIe siècle, le fonctionnement des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) qui lui ont succédé mobilise près de 12 000 collaborateurs pour 1890 lits et plus d’un million de prises en charge ambulatoires par année. Cette spectaculaire transformation reflète l’évolution d’une discipline – la médecine – qui, en un siècle et demi, a été contrainte de se réinventer sans cesse afin d’intégrer les révolutions successives entraînées par la découverte de l’asepsie, du stéthoscope, de la pénicilline, du microscope, de la radiographie, de l’imagerie ou encore de la génétique. Dernière en date, l’intrusion des technologies de l’information a, elle aussi, apporté son lot de changements, entraînant le plus grand hôpital universitaire de Suisse dans l’ère de la « Data Driven Medicine ». Explications avec Christian Lovis, professeur à la Faculté de médecine, principale cheville ouvrière de cette nouvelle mutation qui laisse entrevoir un système de soins plus rapide, plus efficient et plus ouvert au patient.
« Avec la transformation de certaines pathologies comme le cancer ou le sida en maladies chroniques, on est passé d’une médecine aiguë dont le premier objectif est de guérir – quand elle y parvient – à une médecine qui soigne ou qui soulage sans forcément guérir, observe le spécialiste en informatique clinique. Cette perspective change non seulement le rôle des patients, qui deviennent les principaux acteurs de leur santé, mais aussi celui des professionnels, qui doivent être capables d’analyser rapidement des quantités de plus en plus considérables de données cliniques. Même si Genève est loin d’être à la traîne dans ce domaine, nous en sommes encore au début et il va falloir beaucoup travailler dans les années à venir pour identifier sur la base d’évidences scientifiques les bénéfices clairs et ceux qui sont potentiels, mais aussi les dangers qui sont liés au traitement massif des données. Il ne faut pas perdre de vue que c’est en inventant l’avion qu’on a inventé l’accident d’avion.»
Cette précaution est d’autant plus louable que le domaine est sensible, l’opinion restant assez rétive à l’idée que des informations personnelles puissent se retrouver librement accessibles. « Il y a là une double confusion, poursuit le professeur. La première, c’est que dans le monde actuel, il est devenu presque impossible de rester totalement anonyme. Il existe aujourd’hui une abondante littérature portant sur des techniques permettant de reconnecter des données individuelles anonymisées, techniques qui sont abondamment exploitées sur les réseaux sociaux ou dans la publicité ciblée. La seconde, c’est que l’objectif du FAIR data (pour « Findable », « Accessible », « Interoperable », « Re-useable », lire Campus 132, ndlr), dont on parle beaucoup aujourd’hui n’est pas de rendre toutes les données accessibles à tous mais de préparer celles-ci de manière à ce qu’elles puissent être utilisées, c’est-à-dire comparées, avec d’autres, pour autant qu’un certain nombre de conditions éthiques, légales et commerciales soient réunies. Ce que nous construisons aujourd’hui aux HUG, c’est donc un environnement de données partageables et non pas partagées. La nuance est importante.»
Cet écosystème informationnel est composé de bases de données alimentées par les informations cliniques relatives aux patients (à ne pas confondre avec le dossier électronique du patient, lire en page 32) qui ont été rendues sémantiquement interopérables. Il permet notamment de simplifier certains aspects organisationnels et logistiques de la vie de l’hôpital comme l’évaluation des besoins en médicaments ou en ressources humaines. Il sert également dans le domaine financier, par exemple, pour optimiser l’identification des critères requis par les systèmes de remboursement, très complexes en Suisse.
Mais son apport sans doute le plus intéressant concerne le développement d’instruments innovants visant à soutenir la prise en charge des patients à la fois dans le cadre du diagnostic et du processus thérapeutique. « La vie des patients ne commence pas à leur admission à l’hôpital, développe Christian Lovis. De nombreux patients ont une longue histoire médicale et des dossiers pouvant contenir plusieurs centaines, voire des milliers de documents lorsqu’ils arrivent chez nous. Il est alors essentiel que les professionnels de santé puissent prendre en compte l’ensemble de ces informations dans un délai raisonnable. Or, cela devient parfois impossible si on se met à lire tout cela page par page comme on le faisait jusqu’ici.»
Un des projets phares de l’équipe de Christian Lovis consiste donc à développer des « rapports intégratifs » capables de résumer les faits saillants de ces innombrables trajectoires individuelles, tant à partir de données numériques structurées que des rapports et textes constituant un dossier patient complet. Le tout en tenant compte des besoins particuliers d’un hôpital universitaire comme celui de Genève.
« Nos patients parlent le français, nos collaborateurs parlent le français, nos documents sont écrits en français, poursuit le chercheur. Ce n’est pas de l’anglais ni du chinois, c’est du français, donc les instruments analytiques pour traiter et essayer de comprendre le texte doivent être développés spécifiquement pour cette langue. Sans quoi, cela ne marche pas. Le problème, c’est qu’apprendre une langue à une machine, c’est beaucoup plus complexe que de lui faire avaler des chiffres.»
Constamment amélioré par de nouvelles ressources lexico-sémantiques, le système utilisé aux HUG est aujourd’hui capable d’analyser des expressions liées au parler local (« tomber dans les pommes » ou se plaindre d’un « mal de reins » alors qu’on souffre du dos, par exemple). Il sait aussi faire la différence entre l’artère fémorale et l’artère du fémur tout en comprenant qu’une inflammation de la conjonctive correspond à une conjonctivite. Et il parvient également à s’y retrouver au milieu de la foule de pronoms qui émaillent la langue de Molière.
« Un rapport médical concernant une fracture du bras pourrait ressembler à quelque chose comme ça, explique Christian Lovis : « La patiente a été hospitalisée pour une fracture de l’humérus droit. Elle a été confirmée par la radiologie. Elle a été traitée par immobilisation. Elle a pu quitter les Urgences le même jour.» N’importe quel professionnel qui lit ce rapport comprendra de façon implicite si ce « elle » se rapporte à la patiente ou à la fracture. Cette distinction est beaucoup plus difficile à faire pour une machine.»
Malgré les nombreux écueils qui se dressent encore sur la route des scientifiques, ces développements devraient, à terme, apporter une contribution notable à la médecine personnalisée. À partir du moment où l’on dispose des outils rendant possible l’analyse complète d’un dossier, il devient en effet envisageable de faire la même chose avec l’ensemble de ceux-ci, puis de comparer un cas spécifique avec tous les cas similaires ayant été pris en charge aux HUG. Le traitement des données permettra ainsi de soutenir les décisions diagnostiques et thérapeutiques en temps réel, en montrant le nombre de patients qui ont bénéficié de tel ou tel traitement avec tel ou tel résultat. Au médecin ensuite de faire son choix en fonction de ces informations.
In fine, la capacité de traiter toutes les données, y compris textuelles, permettra d’améliorer grandement les systèmes d’alerte ou de pré-alerte existants, en identifiant des événements sentinelles ou des perturbations inattendues, par exemple dans le cas de potentiels effets médicamenteux indésirables.
Dans tous les cas de figure cités jusqu’ici, les données sont utilisées uniquement dans le cadre de la prise en charge des patients et par les professionnels directement concernés, ce qui ne suppose pas de nouvelles contraintes légales. Il en va cependant autrement lorsque ces mêmes données sont utilisées à des fins de recherche.
« Nous respectons strictement les conditions imposées par la loi relative à la recherche sur l’être humain (LRH), et tous les projets de recherche menés par mon équipe qui sortent du mandat hospitalier reposent sur des protocoles soumis au préalable aux instances compétentes, notamment éthiques, précise d’emblée Christian Lovis. Seules ces instances ont la compétence pour définir les exigences en matière de consentement et le degré de confidentialité requis pour les données.»
Dans le cadre d’un projet de recherche du Swiss Personalized Health Network (SPHN), les équipes informatiques des HUG travaillent justement sur des procédés permettant de désidentifier du texte libre de manière automatique (projet DeID). La procédure retenue consiste à soumettre des rapports médicaux ou des ordonnances à des logiciels qui permettent d’éliminer ou de remplacer par des éléments neutres les noms, prénoms et toutes les autres informations personnelles définies par le « Health Protection Act » américain, seul document à l’heure actuelle à avoir établi une procédure globale dans ce domaine.
Avec le concours du même SPHN et de la Fondation Leenaards, Christian Lovis et ses collègues planchent par ailleurs sur une infrastructure nationale bâtie sur la technologie des « blockchains » visant à permettre aux citoyens de gérer dynamiquement leur consentement.
Toujours en lien avec l’initiative SPHN, les mêmes chercheurs participent activement à la mise sur pied d’un « Private Cloud for Clinical Research ». Ce nuage hautement protégé a pour ambition de faciliter la recherche clinique à l’échelle nationale en offrant un support technique inédit aux scientifiques.
Dans un premier temps, ce nouvel outil permettra à n’importe quel chercheur de consulter les données qui l’intéressent au sein des hôpitaux membres du réseau, par exemple pour connaître le nombre de patients atteints d’une sclérose en plaques ayant suivi tel ou tel traitement en Suisse. Il obtiendra ensuite une réponse sous forme chiffrée qui devrait l’aider à déterminer si le projet poursuivi mérite d’être mené à terme. Dans ce cas, et après acceptation d’un protocole de recherche par les commissions d’éthique compétentes, le chercheur pourra accéder à une nouvelle plateforme (baptisée Biomed IT) lui offrant un accès direct aux données ainsi qu’un support en termes de puissance de calcul. De leur côté, les patients concernés pourront à tout moment modifier leur consentement.
« Dans un État fédéral, 26 cantons et lois cantonales sur la santé, où l’on parle quatre langues, cela représente un énorme travail d’interopérabilité technique, sémantique, mais aussi éthique et légal, souligne Christian Lovis, mais les choses sont aujourd’hui en bonne voie.»

 

 

Genève ouvre la voie du dossier électronique du patient


Entrée en vigueur en avril 2017, la loi fédérale sur le dossier électronique du patient prévoit que chaque citoyen suisse puisse bénéficier d’un tel dispositif d’ici à 2020.
Alors que la plupart des cantons hésitent encore sur la marche à suivre, Genève dispose d’une bonne longueur d’avance dans ce domaine. L’application locale du projet fédéral – sobrement baptisée « Mon dossier médical » – a en effet été lancée en 2003 sous l’impulsion notamment du professeur Antoine Geissbuhler, actuel vice-recteur chargé de la stratégie numérique et de l’innovation.
Elle profite aujourd’hui à près de 50 000 patients.
Les objectifs sont multiples, puisque l’outil vise à la fois à renforcer la qualité des soins médicaux, à améliorer les processus thérapeutiques, à augmenter la sécurité des patients, à accroître l’efficacité générale du système de santé et à promouvoir le développement des compétences des patients en matière de santé.
Reprenant les éléments pertinents du dossier informatisé qui se trouve à l’hôpital, l’application intègre l’ensemble des informations fournies par les autres prestataires de soins, tels que les médecins de famille, les pharmaciens ou encore l’Institution genevoise de maintien à domicile.
Hautement sécurisé, le processus est totalement transparent pour le patient qui peut ainsi avoir un accès direct à tous les documents médicaux le concernant et autoriser ou non à tout moment leur consultation par des tiers. Depuis ce printemps, il peut également y ajouter lui-même des documents. « Cette innovation constitue une brique importante dans le développement de la médecine de précision, commente Christian Lovis. Celle-ci suppose en effet que chaque citoyen soit un acteur à part entière de sa santé. Or, pour jouer ce rôle et être en mesure de poser des questions pertinentes, il est essentiel d’être bien informé. C’est d’autant plus important que la très vaste majorité des patients, même ceux qui sont très malades, ne passent que très peu de temps avec le personnel de santé. Le plus souvent, ils sont seuls face à leur souffrance.»
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