Campus n°141

Au cœur de la machinerie du langage

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Mots d’amour, dialogues de sourds, brèves de comptoir, propos de boudoir, négociations, alexandrins, discours…
L’une des adaptations les plus spectaculaires apparues au cours de l’évolution de l’être humain est sans doute sa capacité à s’exprimer et à communiquer par le langage oral. Cette caractéristique d’Homo sapiens, portée à un niveau de complexité sans égal dans le règne animal, peut être considérée comme un succès évolutif majeur si l’on se réfère au nombre de sons différents que notre espèce arrive à produire, aux combinaisons presque infinies de syllabes et de mots que ceux-ci peuvent former, à la quantité ahurissante de concepts (utiles autant que futiles) qu’ils permettent d’exposer dans des centaines d’idiomes distincts ou encore au rôle de la parole en tant que lubrifiant et organisateur social.
En même temps, il est frappant de constater à quel point le langage, que l’on utilise pourtant tous les jours, même pour ne rien dire, est, au fond, une faculté méconnue, en particulier du point de vue de son origine évolutive ou des conditions biologiques et neurologiques qui sont nécessaires à sa mise en application. Le Pôle de recherche national (PRN) Evolving Language, qui démarre officiellement le 1er juin de cette année, compte bien combler un certain nombre de ces lacunes. Codirigé par les universités de Genève et de Zurich, ce vaste programme scientifique, financé pour quatre, et probablement huit ans par le Fonds national de la recherche scientifique (FNS), rassemblera des groupes de recherche actifs dans des domaines aussi divers que la linguistique, la philosophie, l’éthique, la biologie, les neurosciences, la psychologie ou l’informatique.

Entretien avec Anne-Lise Giraud, professeure au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine) et codirectrice du PRN avec Balthasar Bickel, professeur à l’Université de Zurich.


Campus : Qu’est-ce que les sciences du langage ?

Anne-Lise Giraud : L’étude du langage a longtemps été restreinte aux sciences humaines, essentiellement à la linguistique et à la philosophie. Ces disciplines se sont surtout intéressées à la structure (syntaxique, grammaticale…) et à l’évolution des langues les unes par rapport aux autres. À partir des années 1990, les progrès réalisés en neurosciences, en biologie et en psychologie ont commencé à offrir de nouveaux éclairages sur l’évolution biologique du langage et sur ses rouages fondamentaux, présents dans le cerveau, le cortex, les synapses ou encore les gènes. Encore plus récemment, l’informatique et l’intelligence artificielle ont ouvert de tout nouveaux champs de recherche dans les sciences du langage, que ce soit dans la reconnaissance vocale, la traduction automatique, la production de parole par les ordinateurs ou encore la mise au point de prothèses neurologiques (c’est-à-dire reliées au système nerveux) pour traiter les maladies du langage.


Les sciences du langage sont-elles une tradition à l’Université de Genève ?

Historiquement, l’UNIGE compte dans ses rangs le précurseur du structuralisme en linguistique, à savoir Ferdinand de Saussure (1857-1913), souvent présenté comme le fondateur de la discipline. Aujourd’hui, l’institution compte un nombre impressionnant de chercheuses et de chercheurs toujours actifs dans les sciences du langage au sens large. L’idée de concevoir un pôle de recherche national à Genève avait d’ailleurs déjà germé au début des années 2010. Elle ne s’était pas réalisée mais avait abouti à la création du réseau « communication et langage » fédérant des scientifiques provenant des Facultés de lettres, de médecine et de psychologie et sciences de l’éducation. Par la suite, le projet d’un PRN sur le langage a refait surface dans la perspective du nouvel appel d’offres émanant du FNS en 2018. Il se trouve que l’Université de Zurich avait alors un projet similaire. Au lieu de jouer la concurrence, nous nous sommes alliés. Un choix qui s’est avéré bénéfique car nos compétences sont complémentaires et nos objectifs alignés.


Quel est l’objectif principal du PRN « Evolving Language » ?

Le pôle cherche à comprendre pourquoi l’être humain est la seule espèce à maîtriser la communication interindividuelle à un tel niveau de complexité symbolique et syntaxique. Nous pensons que cette particularité est due à une convergence unique de traits (biologiques, neurologiques, cognitifs et sociaux…) qui sont par ailleurs largement distribués dans le règne animal. Pour atteindre notre but, nous avons décidé de créer des synergies transdisciplinaires et de donner un coup d’accélérateur à l’ensemble des champs de recherche en se concentrant, bien sûr, sur un nombre limité de thèmes précis. Pour résumer, on peut décliner le pôle Evolving Language selon trois axes majeurs.


Lesquels ?

Le premier est l’étude de la structure du langage, de la syntaxe, de la grammaire, etc. C’est le domaine traditionnel de la linguistique mais il est traité dans le cadre des nouvelles technologies et des moyens de communication. Par exemple, Paola Merlo, professeure associée au Département de linguistique (Faculté des lettres), dirige un projet portant sur l’évolution de la complexité linguistique et plus particulièrement de la « compositionnalité », un terme qui désigne une propriété du langage selon laquelle le sens d’une combinaison de mots (une phrase) dérive du sens des parties (les mots). Elle utilisera notamment des techniques de deep learning pour étudier comment la structure du langage naturel a progressivement évolué à partir d’une simple juxtaposition de chaînes.


Quel est le deuxième axe de recherche du PRN ?

Il s’agit de déterminer les fondations biologiques du langage et l’étude des mécanismes neurologiques qui rendent cette faculté possible. Nous allons consacrer des projets (workpackages) aux mécanismes de perception et de production du langage ainsi qu’à certaines pathologies qui touchent la fonction de la parole. Dans nos expériences, nous allons, entre autres, utiliser le chien comme modèle de recherche.


Pourquoi ?

C’est le seul animal qui ait vraiment envie de nous parler. Les grands singes sont certes plus proches du point de vue évolutif mais ils ne montrent en général aucune volonté de communiquer avec l’humain.

 

On dit d’ailleurs du chien qu’il ne lui manque que la parole…

Le chien est bien sûr biologiquement incapable d’articuler des sons bien qu’on ait observé des tentatives d’imiter nos vocalises. Ce que nous voulons investiguer, c’est sa faculté à répondre aux ordres, voire tout simplement comprendre ce que nous lui disons sans exiger une action. Nous aimerions savoir jusqu’à quel point il utilise ou distingue des éléments de syntaxe comme la place du verbe dans une phrase. Selon certaines théories, notre cerveau posséderait, imprimé dans ses circuits d’une façon qui est encore un mystère, les structures syntaxiques que nous utilisons pour parler. Avec des linguistes de l’Université de Zurich, nous cherchons à reconstruire les liens abstraits qui existent entre les différents éléments d’une phrase et la manière dont ils seraient codés (entendre) puis décodés (parler) dans le cerveau. C’est un des plus grands défis scientifiques du pôle.


Comment allez-vous vous y prendre pour réaliser des expériences sur les chiens ?

Nous n’allons pas implanter d’électrodes dans leur cerveau. Notre pôle de recherche va dans le sens d’une expérimentation animale uniquement basée sur la volonté de l’animal d’interagir avec nous et les machines, et donc totalement non invasive. Chez le chien, nous allons utiliser l’électroencéphalographie (EEG) pour mesurer les oscillations neuronales, leur amplitude, leur localisation, leur fréquence, etc. Chez l’humain, ces mêmes oscillations neurales peuvent être encore mieux appréhendées grâce à la magnétoencéphalographie (MEG). L’achat d’un appareil de magnétoencéphalographie est d’ailleurs prévu en synergie avec un projet de PRN. Ce sera le premier instrument de ce type en Suisse.


Quel est son avantage par rapport à l’EEG ?

Les deux techniques sont complémentaires. Elles ne mesurent pas exactement les mêmes choses. L’EEG mesure les variations du champ électrique tandis que le MEG capte celles du champ magnétique. Le MEG se présente comme une sorte de casque, semblable à celui que l’on trouve chez le coiffeur. Il fonctionne sans contact direct. Il n’y a donc pas besoin de fixer des électrodes sur le crâne. Il est plus adapté que l’EEG pour mesurer les signaux de très haute fréquence et permet une reconstruction dynamique des activités neuronales à l’aide de modèles plus simples. Il est toutefois plus cher à l’achat et à l’utilisation.


Servira-t-il aussi à la recherche sur la production de la parole ?

Oui. Cette partie de la recherche est essentiellement traitée par Marina Laganaro, professeure associée au laboratoire de neuro-psycho-linguistique (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation). Les fondations neurologiques de la production du langage recouvrent un domaine qui va de l’aire de Broca (une des principales zones du cerveau humain responsables du traitement du langage) aux articulateurs (mâchoire, langue, larynx, appareil respiratoire…), en passant par le cortex moteur, responsable des mouvements. On s’intéressera à toutes ces étapes séparément puis de manière un peu plus globale dans le cadre de certaines pathologies.


Lesquelles ?

Nous allons nous intéresser en particulier à l’aphasie (absence de voix) acquise, par exemple à la suite d’un accident vasculaire cérébral, et à la dyslexie phonologique, un trouble neuro-développemental qui provoque des difficultés dans la lecture. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la dyslexie est un problème plus auditif que visuel. En effet, l’apprentissage de la lecture passe par une association entre un graphème et un son que le cerveau peut isoler. Le problème, c’est que chez les dyslexiques, certaines des oscillations qui émergent du cortex auditif n’ont pas la bonne fréquence. Ces patients échantillonnent les sons autrement. Ils découpent la parole en davantage de morceaux plus petits que les personnes normales. Cela pose ensuite le problème d’une surcharge au niveau de la mémoire de travail, qui doit gérer plus d’informations à la fois, et, surtout, d’une distorsion du format représentationnel qui fait correspondre les sons aux graphèmes. Nous avons un article actuellement en phase de publication qui montre qu’une stimulation électrique transcrânienne (par courant alternatif) du cortex auditif chez des adultes dyslexiques à l’aide d’un signal réglé à la bonne fréquence permet d’obtenir de meilleures performances de perception des phonèmes et de lecture. Pour l’instant, l’effet est limité dans le temps. Mais il est possible qu’avec les enfants, qui ont des circuits neuronaux plus plastiques, les résultats soient meilleurs, voire durables. Cela dit, il est pour l’instant exclu de placer des électrodes électriques sur leur crâne. Nous réfléchissons à des expériences alternatives.


La dyslexie a-t-elle des causes génétiques ?

Oui, plusieurs gènes sont impliqués dans ce trouble du langage. Certains d’entre eux produisent des défauts dans la migration neuronale qui a lieu au cours du développement de l’enfant. Il en résulte que les cellules n’occupent pas leur place normale mais vont un peu trop loin et forment des sortes de petites bulles (des ectopies) à la surface du cortex. Nous pensons – ce n’est encore qu’une spéculation – que cette malformation est à l’origine de la fréquence trop rapide des oscillations neuronales.


Combien de gènes sont impliqués dans le langage ?

Il y en a des centaines mais la génétique du langage reste un domaine peu exploré dans le monde. D’ailleurs j’aimerais développer cette direction de recherche à Genève durant la deuxième phase du PRN Evolving Language qui commencerait en 2024. Je compare souvent le langage humain à la tour Eiffel. C’est un édifice complexe composé de très nombreux éléments qui assurent sa stabilité. Il est aussi robuste car même si on dévisse un certain nombre de boulons, il reste debout. Mais si on en enlève un peu trop, l’ensemble finit par s’effondrer. L’idée consiste à comprendre comment est agencé ce mécano géant qu’est la tour Eiffel du langage, sorte de tour de Babel de l’ère génétique.


Comment cela se fait-il que l’être humain soit le seul à avoir développé un langage aussi sophistiqué ?

Cette question est celle qu’aborde le troisième axe du pôle, à savoir les conditions sociocognitives du langage. Homo sapiens est une espèce sociale au sein de laquelle la collaboration joue un rôle très important. Il est probable qu’une très grande pression sociale, ajoutée à des traits cognitifs favorables ont rendu possible l’apparition du langage. Mais nous considérons que, même pour cette faculté en apparence unique, l’être humain n’est pas si éloigné des autres animaux. C’est pourquoi le PRN compte de nombreux biologistes qui étudient d’autres espèces animales sur le terrain.


Lesquelles ?

L’objectif est de construire une sorte d’arbre phylogénétique de l’évolution du langage, sur l’exemple de celui qui existe pour l’évolution des espèces. Cet arbre comprendrait les nombreuses espèces animales qui ont développé des formes de communication par vocalisation. On a par exemple identifié chez certains singes des prémices de « compositionnalité ». Certains individus émettent en effet des vocalises différentes, chacune chargée d’un sens spécifique, et qu’ils combinent pour faire passer un message à leurs congénères. On sait aussi que les oiseaux chanteurs sont capables de produire des sons qui sont en apparence combinés. Cependant, ils le font moins pour communiquer que pour imiter ou séduire. Les suricates possèdent, quant à eux, un certain nombre de pépiements, trilles, grognements et autres aboiements dans leur répertoire vocal pour informer les autres membres de leur groupe d’un éventuel danger ou autre. Nous pensons aussi à développer une expérience pour les chiens domestiques. On leur proposerait une série de buzzers, chacun correspondant à un mot différent, qui leur permettrait de former éventuellement des embryons de phrases avec des prémices de syntaxes en évitant, bien sûr, de tomber dans le travers du conditionnement, qui n’est pas du tout le but recherché. Bref, les exemples sont légion et sont tous intéressants car ils nous montrent la large palette des traits cognitifs nécessaires à la communication.


Comment se divise le travail entre les deux principaux contributeurs du PRN, les universités de Genève et de Zurich ?

En gros, l’Université de Genève s’occupe principalement des aspects neuroscientifiques, psychologiques et informatiques. Celle de Zurich est plus active dans les domaines de la linguistique et de la biologie animale, avec l’Université de Neuchâtel. Cela dit, les frontières dans le PRN sont grandes ouvertes et d’autres institutions y participent : c’est le cas pour l’instant des universités de Bâle, à Fribourg et à Lausanne, les écoles polytechniques fédérales de Lausanne et de Zurich, ainsi que l’Institut d’intelligence artificielle perceptive de Martigny (Idiap).


Combien de personnes sont impliquées dans Evolving Language ?

Nous sommes une trentaine de chercheuses et de chercheurs principaux, accompagnés de leurs équipes, ce qui fait d’emblée plus d’une centaine de personnes. Pour la première phase allant de 2020 à 2023, le PRN bénéficie d’un budget de 34,6 millions de francs (dont 17 millions provenant du Fonds national pour la recherche scientifique). Tous nos projets de recherche sont collaboratifs, c’est-à-dire qu’ils sont supervisés par deux chercheurs issus de deux institutions différentes et bénéficient de la collaboration de plusieurs autres membres du PRN.


Quelles sont les plateformes que vous allez mettre en place ?

Nous allons concevoir un cursus doctoral visant à aider les étudiantes et les étudiants à choisir un parcours intelligent à travers l’offre existante en matière de sciences du langage dans toutes les universités suisses. Nous allons aussi organiser une école d’été annuelle dont la première aura lieu début septembre. Par ailleurs, le PRN fonctionnera avec des task forces transversales destinées à éviter les doublons et à créer une culture commune. Dans ce cadre, nous utiliserons et enrichirons une plateforme technologique déjà existante (La Brain Computer Interface du Campus Biotech). Nous offrirons l’accès à des bases de données (il existe entre autres des collections considérables d’enregistrements de conversations de toutes sortes à l’Université de Zurich qui doivent pouvoir être exploitées de manière optimale) et à des outils statistiques pour les traiter. Il y aura aussi des task forces plus théoriques qui aborderont des sujets comme celui des concepts, afin que tous les participants partagent un répertoire de notions communes, ou celui de l’éthique, une notion cruciale pour aborder des problèmes liés à l’intelligence artificielle ainsi qu’au traitement des troubles du langage par des moyens de neuro-ingénierie.


Pensez-vous déjà à la postérité du PRN ?

Notre but à long terme est de créer un institut national pour l’étude interdisciplinaire de l’évolution du langage, qui permettra non seulement de pérenniser les activités du pôle, mais de les faire évoluer. Il entrera en fonction après la seconde phase du pôle qui se déroulera de 2024 à 2027.