Campus n°142

Le bien-être vu à travers les indices économiques

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En limitant notre liberté de mouvement, en bouleversant nos relations sociales, notre rapport au travail, aux loisirs et à la consommation, le COvid-19 questionne la notion de bien-être. Mais au fond, c’est quoi le bonheur ? Les scientifiques se sont emparés de la question.

L’argent ferait-il le bonheur, malgré tout ? Historiquement, en effet, et contrairement à ce que prétend le proverbe, c’est bien à l’aune de ses richesses qu’on a longtemps mesuré le degré de bien-être régnant au sein d’un pays, le produit intérieur brut (PIB) faisant office de mesure officielle du sourire des citoyens. Depuis quelques décennies, cependant, le vieil adage semble prendre sa revanche. En tout cas, la croissance économique ne fait plus figure de baromètre absolu. À l’initiative d’organisations internationales comme les Nations unies ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le facteur humain, puis les enjeux environnementaux ont progressivement été intégrés à de nouveaux indices au sein desquels les pays dits développés ne figurent plus systématiquement en tête de peloton. Entretien avec Jaya Krishnakumar, professeure à la Faculté d’économie et de management.


Campus : La mesure du bonheur, ou plus précisément de la qualité de vie des sociétés, a longtemps été une chasse gardée des économistes. Pourquoi ?

Jaya Krishnakumar : Le bonheur est un concept très subjectif. Deux personnes vivant dans des conditions tout à fait comparables peuvent ressentir un degré de satisfaction très variable quant à leur existence, ce qui rend la chose compliquée à mesurer de manière objective. Le concept d’utilité a été forgé au XVIIIe siècle déjà pour définir le but recherché par les activités de l’être humain. Mais il souffre lui aussi de cette difficulté d’être non mesurable et non comparable. Les économistes ont toutefois pu résoudre cette difficulté en supposant que ce concept d’utilité est dérivé de la consommation de biens et de services. Il est donc une fonction du revenu qui, à son tour, peut servir de mesure du bien-être. Au niveau d’un pays, cela se traduit par le revenu moyen, qui est une donnée facile à obtenir et à traduire dans une unité permettant la comparaison entre les pays et la mesure de son évolution dans le temps. Pendant longtemps, le PIB (qui quantifie la valeur totale par habitant de la production annuelle des agents économiques résidant à l’intérieur d’un territoire comme les ménages, les entreprises, les administrations publiques, etc.) ou le revenu national brut (qui ajoute au PIB les entrées nettes en provenance de l’étranger) sont restés les seuls instruments utilisés pour quantifier le bien-être. Et la croissance économique, qui n’est rien d’autre que le taux de variation annuelle du revenu moyen d’un pays, est ainsi devenue la principale priorité des gouvernements.


Ce mode de calcul comporte pourtant un certain nombre d’inconvénients...

Dès les années 1950, de nombreuses critiques ont commencé à viser cette façon de procéder. Le PIB ne considère en effet qu’une partie de la valeur créée par l’activité humaine. Il ne prend pas en compte les activités positives à la fois non marchandes et non administratives, comme les activités bénévoles ou encore les soins domestiques assurés au quotidien au sein de la famille. Il ne tient pas non plus compte des effets négatifs de la production économique, par exemple sur l’environnement. Bref, toutes les activités auxquelles on ne peut pas associer un « prix » pour une conversion monétaire n’y figurent pas. De plus, le PIB est une donnée qui peut être assez facilement instrumentalisée à des fins politiques par les États. Pour toutes ces raisons, le concept de développement économique a donc progressivement pris le relais.


En quoi est-il différent ?

Le concept de développement économique élargit celui de croissance économique en y ajoutant d’autres aspects comme la distribution des revenus, ce qui permet d’étudier les inégalités entre individus, groupes sociaux, ethniques et religieux, ou la pauvreté, ce qui permet de prendre également en compte la section de la population disposant d’un revenu inférieur au seuil jugé nécessaire pour assurer les besoins vitaux. Il prend aussi en considération l’emploi généré ou non par le processus de croissance et l’impact économique sur l’environnement.


Il reste toutefois limité à la sphère économique. Est-ce que le bien-être ne dépend pas aussi d’autres éléments que de la satisfaction ou non de nos besoins économiques ?

Oui, bien sûr. Et cette idée est justement au centre de l’Indice de développement humain (IDH) proposé en 1990 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et inspiré des travaux de l’économiste indien Amartya Sen, Prix Nobel d’économie en 1998 et docteur honoris causa de l’UNIGE.


De quoi s’agit-il ?

Plutôt que de reprendre l’approche basée sur la notion d’utilité, Amartya Sen privilégie le concept de « capabilité ». Dans cette optique, le bien-être naît de l’opportunité qu’a chaque individu d’être et de faire ce qu’il a raison de valoriser. Sans nier l’importance de la croissance économique et du développement, Amartya Sen prône la prise en compte de toute une série d’autres facteurs comme la santé physique et mentale, l’éducation, mais aussi l’environnement naturel, les relations sociales ou la sécurité. Ces éléments sont jugés importants non pas parce qu’ils permettent d’augmenter son revenu mais pour leur valeur intrinsèque. On est bien parce qu’on est en bonne santé, parce qu’on est éduqué, parce qu’on a de bonnes relations sociales, etc. Ce nouveau concept de bien-être se réfère à juste titre au développement humain puisqu’il met, ou remet, tous les aspects de la vie humaine au centre du débat. Ce qu’il y a de radicalement nouveau dans la pensée d’Amartya Sen, c’est non seulement son approche multidimensionnelle mais aussi l’idée selon laquelle les choix de vie d’un individu sont des éléments tout aussi pertinents que les conditions effectives de son existence.


Concrètement comment est constitué cet indice ?

L’Indice de développement humain qui a finalement été développé par le PNUD est un outil très simple qui ne reflète que très partiellement le concept de base. Il repose sur trois dimensions : la santé, l’éducation et les conditions de vie. Chacune de ces dimensions est mesurée par un indicateur : l’espérance de vie à la naissance pour la santé, les années espérées et les années moyennes de scolarité pour l’éducation et le revenu pour les conditions de vie. Ce qui est un peu compliqué, c’est que ces indicateurs s’expriment dans des unités différentes, en années ou en dollars. Mais grâce à un processus de normalisation, il est possible de ramener ces valeurs à une échelle allant de 0 à 1, le 0 correspondant par exemple à une espérance de vie de 25 ans et le 1 à 85 ans.


La liste des indicateurs pris en compte est-elle fixe ?

Non. Un des avantages de l’approche multidimensionnelle, c’est justement qu’elle laisse une marge de manœuvre dans la sélection des dimensions et des indicateurs. Ce qui suscite d’ailleurs de nombreux débats. On peut soit penser qu’il existe un certain nombre de dimensions « incontournables » dans toutes les sociétés et à toutes les époques (selon une école de pensée représentée par la philosophe américaine Martha Nussbaum), soit penser que la liste doit être définie par la société elle-même au cours d’un processus de débat démocratique (un point de vue défendu par Amartya Sen). À l’image de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Martha Nussbaum propose une liste universelle avec les dimensions fondamentales du bien-être. Amartya Sen estime par contre que le choix revient à chaque société pour chaque époque et qu’on doit laisser une certaine liberté dans la sélection des dimensions à prendre en compte ou non. Le paradoxe, c’est qu’au final les tenants des deux approches arrivent à peu de chose près à la même liste.


L’IDH a-t-il également ses limites ?

L’objectif du PNUD était de publier un indice valable pour le plus de pays possible. Les données étant lacunaires dans de nombreux pays moins développés, il a donc fallu limiter le nombre de dimensions prises en compte. Pour autant, le revenu a été maintenu. Et, pour ma part, je pense qu’il ne devrait pas entrer en ligne de compte parce que le revenu, contrairement à l’éducation, à la santé ou à un environnement de bonne qualité, ce n’est pas une fin en soi mais un moyen permettant d’atteindre ses objectifs. Enfin, pour des raisons d’ordre plus politique, d’autres dimensions telles que les libertés politiques et religieuses n’y figurent pas. Ce compromis un peu étroit est évidemment regrettable mais cela reste négligeable au regard des aspects positifs.


Pouvez-vous préciser ?

Le classement des pays selon l’IDH est pris au sérieux par les États et il est même parvenu à rivaliser avec le sacro-saint revenu par tête. Sa publication chaque année dans le Rapport sur le développement humain, qui décrit la situation dans le monde concernant différents aspects du développement humain et de pauvreté multidimensionnelle, est un événement que tous les pays attendent avec beaucoup d’intérêt, par exemple pour savoir s’ils ont remonté dans le classement, ou encore comment ils se situent par rapport aux pays voisins avec qui ils se comparent. Les publications du PNUD ont aussi permis de mettre en lumière des pays qui ont démontré qu’il n’était pas nécessaire d’attendre une croissance économique pour être bons dans d’autres dimensions comme l’éducation ou la santé. L’instruction publique gratuite est en effet plutôt une question de volonté politique. À l’inverse, de nombreux pays riches baissent dans le classement de l’IDH à cause de leur mauvaise performance en éducation et/ou en santé.


Cette démarche a-t-elle fait des émules ?

On peut presque dire qu’elle a ouvert une boîte de Pandore. Aujourd’hui, il existe une multitude d’indices de développement multidimensionnels utilisés par différentes institutions internationales. Au point que le marché est saturé !


Certains indices sont-ils plus pertinents que d’autres ?

Chaque indice a ses points positifs et négatifs et convient pour des contextes spécifiques. Il n’est pas possible d’avoir un outil de type one size fits all. Cela dit, l’indice bâti par l’OCDE, le Better Life Index mérite une attention particulière. Il est très complet puisqu’il comprend une dizaine de dimensions, elles-mêmes informées par un grand nombre d’indicateurs. Sa présentation graphique interactive en forme de fleur le rend par ailleurs facile à interpréter. Mais il couvre moins de pays.


Un mot sur l’indice de « bonheur national brut » instauré au Bhoutan il y a maintenant un peu plus de dix ans ?

Toute démarche visant à évaluer le degré de bonheur au niveau d’une population nationale est toujours délicate à cause du caractère subjectif du concept de bonheur. À titre d’exemple, dans le cadre d’une étude bien connue dans ce domaine*, il a été demandé aux citoyens de la Chine et du Mexique d’évaluer leur pouvoir d’influence dans les décisions gouvernementales. Les premiers résultats suggéraient que la situation était meilleure en Chine qu’au Mexique. Les chercheurs ont ensuite introduit des questions-vignettes, désignant des situations abstraites et permettant aux gens de donner un avis indépendamment de leur vécu, en se plaçant à l’extérieur de la scène décrite. Le classement des deux pays s’est alors inversé. Par ailleurs, dans certaines enquêtes qui évaluent à la fois les conditions objectives dans lesquelles évolue une population et leur degré de satisfaction par rapport à leur vie, on constate qu’une majorité des gens se disent « satisfaits de leur vie » même lorsque les conditions de base montrent des privations importantes. Il faut donc éviter d’analyser ce type d’enquêtes sur la base de données brutes, surtout lorsque le niveau de satisfaction déclarée est utilisé comme critère pour des politiques publiques. Car il deviendrait alors très facile pour les gouvernements de dire que tout va bien et que les gens n’ont pas besoin d’avoir accès à l’électricité pour être heureux. Trop d’articles publiés utilisent encore de telles données subjectives et brutes de satisfaction ou de bonheur. Ce n’est toutefois pas le cas de l’Indice de bonheur national brut du Bhoutan.


Comment s’y prend ce pays pour mesurer le bonheur de sa population ?

L’Indice du bonheur national brut n’est de loin pas aussi subjectif que son intitulé pourrait le laisser croire. Il couvre en effet un large spectre de dimensions qui vont de l’économie à l’éducation, en passant par la santé, les relations sociales, la qualité de l’environnement, la vie spirituelle ou encore le ressenti de la population par rapport à sa situation. Sans entrer dans les détails, à partir de cet ensemble d’informations, les gens heureux ou non sont définis selon un seuil de suffisance atteint ou non dans la plupart des dimensions. Et ce qui est capital, c’est que le gouvernement utilise les résultats dans le processus d’évaluation des politiques publiques.


Peut-on aller encore plus loin ?

Les 17 Objectifs de développement durable (ODD ou SDG en anglais), adoptés par tous les État membres de l’ONU en 2015, constituent une étape de plus dans cette direction. Maintenant, il s’agit d’évaluer non seulement la performance des pays mais aussi et surtout celle des organismes privés et publics à l’intérieur d’un pays. L’UN Global Compact a d’ailleurs mandaté une organisation à but non lucratif pour développer un outil d’évaluation. Cet outil, baptisé SDG Action Manager, à la conception duquel j’ai eu l’honneur de participer en tant que conseillère, a été tout récemment lancé en janvier 2020. Ce questionnaire à destination des entreprises et des sociétés publiques et privées touche toutes les dimensions des ODD en demandant de nombreux détails pour chaque dimension. À n’en pas douter, c’est un outil qui permettra de comprendre et de gérer ces objectifs en vue de les atteindre dans un avenir que j’espère pas trop lointain.


* King, G., C. J. L. Murray, J. A. Salomon, and A. Tandon (2004), « Enhancing the validity and cross-cultural comparability of measurement in survey research », American Political Science Review 98 : 191-205.

 

Le bonheur, ça (se) compte

 

Du PIB au « Happy Planet Index », tour d’horizon des différentes méthodes utilisées pour tenter de quantifier le bien-être.

1665 : Pionnier de l’utilisation
des statistiques en matière de gestion publique, l’économiste et mathématicien britannique William Petty (1623-1687) est le premier à avoir l’idée de mesurer le revenu national, non pas pour estimer le niveau de bien-être de la population mais pour critiquer les taxes levées sur les propriétaires fonciers afin de financer les guerres anglo-néerlandaises entre 1652 et 1674.


1934 : L’économiste Simon Kuznets crée une comptabilité nationale aux États-Unis et invente le produit intérieur brut (PIB) afin de mesurer l’effet de la Grande Dépression sur l’économie. Il met d’emblée en garde contre l’utilisation de cet outil comme un indicateur de bien-être.


1944 : Destinée à réguler le système monétaire international à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, la conférence de Bretton Woods institue la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) ainsi que le Fonds monétaire international (FMI). Le PIB devient le principal outil permettant de mesurer la situation économique d’un pays.


1990 : Inspiré des travaux de l’économiste et philosophe indien Amartya Sen, l’Indice de développement humain (IDH) vise à appréhender le bien-être social. Il se fonde à l’origine sur trois critères : le PIB par habitant, l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’éducation des enfants de 17 ans et plus. Sa formule de calcul est toutefois modifiée en 2010 afin de le rendre plus sensible aux inégalités.


2000 : 193 États membres de l’ONU et une vingtaine d’organisations internationales adoptent les objectifs du millénaire pour le développement (OMD). Ces objectifs recouvrent de grands enjeux humanitaires comme la réduction de l’extrême pauvreté et de la mortalité infantile, la lutte contre plusieurs épidémies dont le sida, l’accès à l’éducation, l’égalité des sexes, et l’application du développement durable.


2006 : Le Happy Planet Index (HPI), ou indice de la planète heureuse, est un indicateur économique alternatif créé par un laboratoire d’idées britannique, la New Economics Foundation, le HPI (échelonné entre 0 et 100) est calculé à partir de quatre indicateurs : l’empreinte écologique (en hectares globaux), l’espérance de vie (en années), le degré de bien-être des populations (indice de 0 à 10 obtenu par sondage) et l’indicateur d’inégalité des revenus.


2008 : Créée à l’initiative du président français Nicolas Sarkozy, la « Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social », dite « Commission Stiglitz », développe une « réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives » et d’élaborer de nouveaux indicateurs de richesse. Une première version de ses 12 recommandations est en ligne depuis juin 2009.


2008 : Inscrit dans la Constitution promulguée le 18 juillet 2008, le Bonheur national brut est un indice servant au gouvernement du Bhoutan à mesurer le bonheur et le bien-être de la population du pays. Préconisé par le roi du Bhoutan dès 1972, il a pour but de guider l’établissement de plans économiques et de développement pour le pays tout en respectant les valeurs spirituelles bouddhistes. Il repose sur quatre piliers fondamentaux : un développement économique et social, durable et équitable ; la préservation et la promotion des traditions culturelles bhoutanaises ; la sauvegarde de l’environnement ; une bonne gouvernance.


2011 : Le World Happiness Report est une mesure du bonheur publiée par le United Nations Sustainable Development Solutions Network chaque année depuis 2011. Il classe 156 pays selon le degré de bonheur perçu par leurs citoyens et intègre six variables censées traduire « des effets favorables avérés sur le bien-être » :
le revenu individuel, l’espérance de vie en bonne santé, l’accompagnement social, la liberté, la confiance et la générosité.


2011 : Création par l’OCDE de l’indicateur du vivre mieux (Better Life Index). Cet indicateur permet aux individus de comparer les pays selon leurs propres préférences au moyen de 11 thèmes considérés comme essentiels au bien-être : revenus, logement, emploi, santé, sécurité, vie en communauté, gouvernance, éducation, environnement, sentiment de satisfaction personnelle, équilibre entre vie professionnelle et vie de famille.


2015 : L’Agenda 2030 de l’ONU établit la liste des 17 Objectifs de développement durable (SDGs pour Sustainable Development Goals). Visant à éradiquer la pauvreté sous toutes ses formes et dans tous les pays, à protéger la planète et à garantir la prospérité pour tous, les 169 cibles identifiées par les États membres sont souvent regroupées en cinq domaines, les « 5P » : peuple, prospérité, planète, paix, partenariats.