Campus n°144

La sexualité à l’infini pluriel

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La sexualité humaine, dans toute sa diversité et dans toute son ampleur, bénéficie depuis peu d’un institut de recherche qui lui est entièrement dédié. Le « Centre universitaire Maurice Chalumeau en sciences des sexualités » entend promouvoir une approche scientifique « des sexualités » qui soit interdisciplinaire et inclusive des « minorités » sexuelles.

Le 17 novembre dernier, l’Université de Genève a inauguré le Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités. Cette nouvelle structure académique reprend la gestion des ressources du Fonds universitaire Maurice Chalumeau (FUMC) qui, depuis des décennies, a permis de financer des activités de recherche en sexologie et de placer Genève à la pointe de cette discipline dans le monde francophone. L’objectif de la création de ce centre universitaire est de mieux répondre aux dernières volontés de l’homme qui, à sa mort en 1970, a légué sa fortune (l’équivalent de 2,3 millions de francs suisses) à l’Université de Genève pour qu’elle crée un « institut » dédié à l’étude de la « sexualité humaine », incluant les « minorités » sexuelles et conçu dans un esprit interdisciplinaire. Personnage discret, voire mystérieux, Maurice Chalumeau voulait ainsi contribuer à libérer les sexualités des « traditions », « préjugés » et « dogmes » discriminants. Il aura fallu attendre cinquante ans pour que, grâce notamment à l’évolution des mentalités, sa volonté soit pleinement respectée. Un long chemin sur lequel revient Juan Rigoli, professeur au Département de langue et de littérature françaises modernes (Faculté des lettres) et président de la Commission scientifique du Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités (CMCSS).

 

Campus : Comment êtes-vous arrivé à la tête de la Commission scientifique du CMCSS ?

Juan Rigoli : Il se trouve que mon champ de recherche et d’enseignement est la littérature, principalement du XIXe siècle, et que je m’intéresse plus particulièrement aux rapports qu’elle entretient avec la médecine et la psychiatrie. La sexualité est devenue pour moi un objet d’étude car elle se trouve à l’intersection de ces deux domaines, à la frontière entre l’histoire des savoirs médicaux et la littérature érotique des XVIIIe et XIXe siècles. C’est pourquoi en 2007, peu après ma nomination à l’Université de Genève, on m’a demandé de participer au FUMC et de codiriger une formation continue en sexologie clinique. J’ai d’abord été membre de la Commission scientifique du Fonds avant d’en accepter, en 2018, la présidence.


Pourquoi avoir créé un Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités alors qu’il existait déjà un fonds permettant de financer des recherches ?

Il s’agissait d’abord de répondre aux volontés de Maurice Chalumeau. Son testament donne en effet comme mission explicite à l’Université de Genève de fonder un « institut de sexologie », c’est-à-dire une véritable structure académique, plus active scientifiquement que ne peut l’être un « fonds » distribuant des subventions. Nous avons opté pour un centre universitaire en inventant un mode de gouvernance adéquat, dont la structure est scientifiquement indépendante de toutes les Facultés mais en relation avec chacune d’elles.


Quel rôle concret le centre va-t-il jouer dans l’étude des sexualités ?

Rattaché à l’administration centrale de l’Université, le CMCSS a l’ambition d’être un organe non seulement de soutien mais aussi d’impulsion, d’interconnexion et de promotion de la recherche et de l’enseignement dans le domaine des sexualités. Mais une part essentielle de ses missions est aussi de créer des liens entre l’académie et la Cité. Maurice Chalumeau voulait en effet que les savoirs sur les sexualités produits et diffusés par l’Université puissent contribuer à « une évolution de l’opinion publique vers une conception plus libérale » des sexualités, en démantelant l’empire des « traditions », des « préjugés » et des « dogmes » discriminants.


Qu’est-ce que Maurice Chalumeau, qui n’était pas médecin, entendait par sexologie ?

Dans son testament, la « sexologie » désigne un champ de connaissances qui est loin d’être homogène. Si Maurice Chalumeau se réfère aux enquêtes du biologiste et sexologue américain Alfred Kinsey (1894-1956), il mentionne aussi deux ouvrages qui lui servent de répertoires de sujets et de problèmes à étudier. Le premier est La sexologie normale et pathologique (1959) du psychiatre et psychanalyste français Angelo Hesnard. Les premières pages de ce manuel établissent que l’étude de la sexologie requiert les compétences de la biologie, de la médecine, de la psychologie, de la sociologie, de l’ethnologie, et plus globalement d’une analyse culturelle, à laquelle Hesnard lui-même se livre. Le reste du volume ne correspond toutefois pas du tout à la vision de la sexualité de Maurice Chalumeau puisque même si le contenu accorde une place aux « variations » de la sexualité, il les confronte néanmoins à la norme stricte d’un « rapprochement sexuel copulatoire » qui ne peut avoir lieu, sauf « perversion », qu’avec un « individu du sexe antagoniste ».


Quelle est la seconde référence de Maurice Chalumeau ?

Elle se situe à l’opposé de la première. Il s’agit des Minorités érotiques (1964), un ouvrage polémique et houleux écrit par le jeune psychiatre suédois Lars Ullerstam et qui connaît alors une grande diffusion européenne (la traduction française est publiée en 1965 par Jean-Jacques Pauvert, le premier éditeur non clandestin des œuvres de Sade). Lars Ullerstam y dresse l’inventaire de ce que la médecine classe sous la catégorie des « anomalies » sexuelles : inceste, exhibitionnisme, pédophilie, saliromanie, algolagnie, homosexualité, scoptophilie et « autres déviations sexuelles » (cf. glossaire). Mais il conteste vigoureusement les termes de « déviation » ou d’« anomalie », sa conviction étant que, « sexuellement, chaque être humain est unique en son genre » et que la sexualité humaine doit être considérée comme un ensemble continu de « variantes ». Certaines d’entre elles, ne pouvant être totalement acceptées socialement, appellent toutefois chez l’auteur des nuances et des contorsions rhétoriques. Quoi qu’il en soit, le vœu de Maurice Chalumeau est que les pratiques sexuelles soient abordées sous tous leurs aspects et qu’elles soient libérées du champ de la pathologie chaque fois que l’on aura scientifiquement établi qu’elles sont sans danger pour soi et pour autrui. Cela revient à réformer le partage entre le « normal » et le « pathologique » opéré par la sexologie de Hesnard et de ses successeurs.


Pourquoi Maurice Chalumeau était-il intéressé par cette question ?

On connaît peu la vie de Maurice Chalumeau (lire sa biographie ci-dessous). Les témoignages de ses amis comme les traces publiques qu’il a laissées sont rares et discrets. Le peu de fois où son nom est évoqué, il est associé à l’homosexualité. Était-il lui-même homosexuel ? Peut-être. La question est à mes yeux sans pertinence. L’homosexualité n’est pas explicitement mentionnée dans son testament mais, en 1959, elle a été le motif d’un vif affrontement entre Maurice Chalumeau et le pasteur évangéliste Maurice Ray, professeur de théologie pratique. Dans l’une des émissions Le courrier du cœur qu’il animait sur les ondes de Radio Lausanne, ce responsable de la Ligue pour la lecture de la Bible avait parlé de l’homosexualité en des termes qui l’assimilaient à une déviance physique et spirituelle. À quoi Maurice Chalumeau avait répondu que « l’homosexualité est un phénomène naturel » dont les « métaphysiques imbéciles » ne devraient plus se mêler. « Le temps des idéologies invérifiables est révolu », avait-il prophétisé. Maurice Chalumeau voulait que la « sexualité humaine » tout entière soit étudiée et ainsi libérée. Il ne me paraît donc pas opportun de considérer que sa pensée est nécessairement déterminée par son orientation sexuelle.


Comment s’est passée l’acceptation de son legs par l’UNIGE ?

Ce que nous savons de cet épisode montre qu’il y a eu de longues discussions et qu’il a fallu trouver des compromis. Ce n’était déjà pas facile en 1970 pour l’Université de Genève d’accepter un legs l’obligeant à étudier la sexualité et à lui consacrer un institut. C’était encore plus difficile, voire impossible, d’imaginer que ledit institut aurait pour mission d’étudier, comme le demande le dernier codicille du testament, toutes les expressions de la sexualité humaine, y compris celles des « minorités érotiques ». C’est William Geisendorf, célèbre obstétricien genevois et fervent défenseur de l’accouchement sans douleur, qui a permis la naissance du Fonds. Il a en effet convaincu ses collègues d’accepter le don (un des plus importants que l’Université ait reçus) en leur proposant de commencer le travail par l’étude de la sexualité du plus grand nombre, hétérosexuelle et reproductive, pour n’aborder celle des « minorités » que dans un second temps. Autant vous dire que durant quatre décennies, on n’a jamais dépassé cette première étape. La sexualité du couple hétérosexuel semblait s’imposer d’elle-même comme objet de recherche prioritaire et la finalité reproductive de la sexualité a même été, pour certains des travaux soutenus, l’objet central sinon unique. Ce n’est que depuis les années 2010 que les positions ont commencé à évoluer et cela fait à peine deux ans que les sexualités, au pluriel, sont véritablement devenues la bannière du fonds, puis du centre.


Pourquoi a-t-il fallu autant de temps avant de respecter pleinement la volonté du donateur ?

Au début, quelques personnalités scientifiques issues de la Faculté de médecine, en particulier William Geisendorf (décédé en 1981) et les deux psychiatres genevois Georges Abraham et Willy Pasini, ont mis à profit les ressources du FUMC (dont ils étaient les principaux animateurs) pour instaurer et développer une discipline qui n’existait pas encore dans la Cité de Calvin. Des stages aux États-Unis leur ont permis d’importer les thèses et méthodes de la sexologie américaine. Ils ont ainsi pu mettre sur pied une véritable école genevoise de sexologie, devenue la plus importante dans l’espace francophone, associant l’enseignement à la pratique clinique et à la thérapeutique. Ils ont également participé à un symposium de l’Organisation mondiale de la santé en 1974 (avec le soutien du FUMC) qui a abouti à une première définition consensuelle de la notion de « santé sexuelle ». De nombreuses publications marquantes accompagnent cet essor scientifique et didactique, dont celle en 1974 de l’ouvrage codirigé par les deux psychiatres genevois, Introduction à la sexologie médicale, devenu une référence. Après ce très grand succès, les choses ont continué dans la même voie mais avec de moins en moins d’élan au fil des ans. Le renouvellement de la commission du Fonds il y a un peu plus de dix ans a très progressivement ouvert de nouvelles perspectives.


Est-ce que le changement des mentalités a contribué à cette transition ?

Il est bien sûr beaucoup plus facile de lancer un tel projet aujourd’hui qu’en 1971. Les mœurs sexuelles et la place de la sexualité dans nos vies, dans la société, dans le champ juridique, y compris dans le champ médical et psychologique ont profondément changé. L’homosexualité, pour ne prendre que cet exemple, n’est plus considérée comme un « obstacle à la vie sexuelle », contrairement à ce qu’on pouvait encore lire dans le volume rassemblé par Georges Abraham et Willy Pasini sous la plume de médecins comme le psychiatre genevois Gaston Garrone (1924-1991).


La morale religieuse puis la psychiatrie ont défini les comportements sexuels qu’elles considéraient comme normaux et anormaux. En sommes-nous détachés aujourd’hui ?

L’homosexualité a été officiellement « dépathologisée » par l’Association américaine de psychiatrie (APA) en 1973. Retirée en 1980 du fameux DSM III (3e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux édité par l’APA), elle n’y reviendra plus. Même si quelques praticiens ont continué à mener, de plus en plus secrètement, des « thérapies de conversion » visant à soigner des attirances ou des identités sexuelles jugées pathologiques, avec les terribles effets que l’on sait, bien peu osent aujourd’hui penser que l’homosexualité est une maladie. Les convictions morales, les peurs et rejets à l’égard de ce qui s’écarte de la norme hétérosexuelle sont pourtant encore bien ancrés et cette norme continue à être diffusée. Il suffit de consulter, par exemple, les sites Internet consacrés à la sexologie médicale ou psychologique dont l’iconographie laisse bien peu de place, sinon aucune, à la représentation d’une sexualité qui ne soit pas celle de couple hétérosexuel.


Cette morale que vous évoquez est-elle un héritage de la tradition judéo-chrétienne ?

Les modes de transmission, directs et indirects, de ces croyances et comportements discriminatoires sont nombreux. Il est difficile d’en faire la généalogie mais les valeurs religieuses y ont à l’évidence une grande place. Mais cet héritage confus de morale répressive et de licence ne nous détermine pas absolument et nous avons la chance, chaque jour, de nous approcher d’une vision ouverte et inclusive des sexualités. Nous apprenons à comprendre les différences, la nôtre autant que celle d’autrui, et à assimiler l’idée d’une continuité dans les sexualités. Nous acceptons le fait que nous ne sommes pas définis, à l’échelle individuelle ou collective, de manière homogène ni nécessairement stable dans le temps. Et nous arrivons ainsi à admettre le mouvement et la variété dans les sexualités.


Cela ne se fait pas sans heurts, pourtant…

Cette compréhension se construit en effet contre un puissant binarisme qui prétend clairement distinguer le masculin du féminin et lui assigner des rôles sociaux qu’il considère comme rigoureusement inscrits dans la nature. Cette morale croit pouvoir asseoir sa légitimité sur une réalité biologique (bien plus complexe qu’elle ne l’imagine) et affirmer que l’acte sexuel ne s’explique et ne se conçoit sainement que par sa finalité reproductive. Des enquêtes ont pourtant montré, s’il en était besoin, que ce n’est pas là l’idée la plus présente à l’esprit des personnes engagées dans une relation sexuelle. La résistance à cette conception ouverte des sexualités s’exprime souvent par de violentes attaques contre une « théorie » ou « idéologie » du genre supposée nous éloigner du fondement « naturel » de nos convictions et connaissances.


Que pensez-vous de la notion de « théorie du genre » ?

L’expression « théorie du genre » a été forgée par les milieux les plus conservateurs pour contrer un mouvement qui visait à nommer et à corriger des inégalités sociales en matière de genre. Or, si l’on admet qu’il existe une « théorie » ou une « idéologie » du genre, il faut également admettre qu’il existe une idéologie ou une théorie sous-jacente à tout discours sur les sexualités, y compris à ceux qui se réclament des sciences biomédicales. Car il n’existe pas et il n’a jamais existé de discipline appliquée à la sexualité exclusivement objective, fondée sur la preuve. Les sciences s’exercent, se pensent et s’institutionnalisent dans des sociétés et au sein de cultures. Les personnes qui les animent sont elles-mêmes immergées dans ces cultures. D’où l’importance de porter sur les disciplines scientifiques un regard historique et épistémologique qui les invite à leur propre critique et à comprendre la part de croyance qui leur est constitutive. Sans être historien ni épistémologue, Maurice Chalumeau a d’ailleurs souhaité que les nombreuses disciplines impliquées dans l’étude des sexualités n’établissent pas entre elles des rapports de dominantes à dominées et, surtout, qu’aucune ne s’impose sur les autres. Quand il projette l’étude de la sexualité humaine, c’est avec l’ambition de réformer et la société et les sciences, dont les représentant-es, médecins, psychologues, juristes, sociologues et autres, sont toutes et tous également invité-es à l’école de la sexologie. Il en appelle à un « travail critique » qui doit conduire, il en est convaincu, à une augmentation du bonheur collectif par la multiplication des bonheurs individuels.


Vous utilisez les « sexualités » au pluriel alors que le mot « sexualité », qui est générique, existe déjà. Pourquoi ?

Ce pluriel permet de signifier une volonté de « détaxonomiser » la sexualité et de libérer les sciences de leur attachement au chiffre 2 dont elles parviennent difficilement à se défaire. C’est d’ailleurs ce binarisme que mettent en échec les personnes intersexes (nées avec des caractères sexuels, génitaux, gonadiques ou chromosomiques qui ne correspondent pas aux définitions types des corps biologiquement mâles ou femelles). Non pas en tant qu’« anomalies » mais en tant que révélateurs d’une continuité que les sciences doivent comprendre plus finement et dans le respect le plus entier de la personne.


Que pensez-vous du sigle LGBTIQ+? Cette segmentation ne crée-t-elle pas de nouvelles frontières ?

Ce sigle désigne des réalités et des vécus très différents qui concernent le sexe, les orientations sexuelles ou les identités de genre. S’il faut évoquer à leur égard une frontière, il faut d’abord penser à celle, discriminatoire, que la sexualité « majoritaire » a instituée et à laquelle les « minorités » ont répondu en se constituant en communautés. Bien sûr, comme il s’agit formellement d’une liste, même ouverte, elle suppose une taxonomie. À titre personnel, je dirais que ce que je préfère dans cet acronyme, c’est le signe « + », indiquant la possibilité de rajouter de nouvelles lettres, tellement peut-être que le principe de classification se perdra et que la conscience d’une continuité s’imposera. Cela dit, il faut respecter chacune des lettres (ainsi que leur ensemble, bien sûr) car dans la réalité, elles correspondent à différentes communautés qui se sont constituées et auto-désignées pour acquérir et défendre des droits qui ne leur sont pas reconnus et pour se positionner contre les discriminations qu’elles subissent. Que ce type de mouvement puisse reconduire parfois des critères d’inclusion et d’exclusion, qui rappellent ceux de ladite majorité, constitue probablement une étape nécessaire, appelée à être dépassée.


En attendant ce jour, où est-ce que l’égalité des droits achoppe encore ?

Les manières de s’adresser les uns aux autres, le langage, les configurations culturelles contraignantes du masculin et du féminin, la violence des rapports sociaux, l’accès inégal à la santé… On n’en finirait pas d’énumérer les difficultés, des plus subreptices aux plus graves et urgentes, sur lesquelles on achoppe encore et qui ouvrent autant de possibilités de progresser en matière d’égalité des droits. Mais d’importants changements ont lieu. La Suisse était l’un des derniers pays d’Europe occidentale à ne pas autoriser le mariage civil pour tous. Il vient d’être adopté par les deux chambres du Parlement, après plusieurs années de procédure, même si un référendum est encore possible.


Qu’en est-il du droit à l’adoption des enfants et de la PMA (procréation médicalement assistée) pour les couples homosexuels ?

L’acceptation sociale de ces questions évolue constamment. Elles mobilisent des débats éthiques et scientifiques qui prennent le pas, difficilement mais sûrement, sur les affrontements passionnels. La récente révision de la loi française de bioéthique, autorisant la PMA aux couples de femmes, est un marqueur des changements profonds que nous vivons et qu’il faut savoir accueillir. Ces changements extrêmement rapides impliquent une mise à l’épreuve et une reconfiguration des principes juridiques et éthiques. Et ce n’est certainement qu’une étape. Ce qui est également frappant, c’est la vitesse avec laquelle, après des oppositions d’une virulence pourtant extrême, ils tendent
à constituer une normalité apaisée. On est ainsi parvenu à comprendre, à ressentir intimement, que l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, dans les pays où elle a été rendue possible, n’était pas contraire à l’intérêt de l’enfant, comme on l’a longtemps soutenu, mais consacrait de nouvelles formes de famille et d’amour.

Le mystère chalumeau

Il existe très peu d’informations sur Maurice Chalumeau, dont le legs a permis de créer un fonds puis un centre universitaire portant son nom.


Les origines : Maurice Chalumeau est né à Genève le 22 février 1902 dans une famille dont les origines genevoises remontent au moins à la fin du XVIIIe siècle. Son père, Lucien Chalumeau (1867-1932), est maître d’histoire à l’École secondaire et supérieure de jeunes filles. Son grand-père, François Chalumeau (1828-1890), est pasteur, membre du Consistoire de Genève et auteur,
en 1854, d’une fervente Réfutation de quelques accusations portées contre le protestantisme.

Quant à la mère de Maurice Chalumeau, Marie-Louise Kleinefeldt (?-1962), elle est la fille de Louis Napoléon Auguste Kleinefeldt (1839-1901), un riche fabricant
de joaillerie et de bijouterie installé
à Genève.

Un homme utile à son pays : Maurice Chalumeau fréquente l’école Privat, une institution privée fondée en 1814, sorte de « république en miniature » chargée de former les garçons de l’élite genevoise en leur faisant jouer, dès leur plus jeune âge, les « rôles » qu’ils sont appelés à assumer en tant qu’« hommes utiles à leur pays ».

Le physicien et chimiste : après le collège, il s’inscrit à la Faculté des sciences de l’Université de Genève et décroche en 1926 une Licence ès sciences physiques et chimiques. Cette formation laisse une empreinte forte qui se traduit par une exigence scientifique et une foi inébranlable dans le pouvoir d’élucidation de la science, seule arme efficace, à ses yeux, contre l’idéologie, les dogmes, les obscurantismes.

L’ingénieur : entre 1929 et 1930, il est à la tête d’un grand garage pour automobiles au cœur de Genève, résultat d’une puissante passion pour la mécanique, doublée de connaissances si étendues dans le domaine que beaucoup l’appellent alors l’« ingénieur ».

Le technopsychologue : en 1931, Maurice Chalumeau s’inscrit à l’Institut Jean-Jacques Rousseau, future Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Il y suit les cours d’Édouard Claparède, de Jean Piaget et d’Eugène Pittard. Il entreprend une thèse de doctorat sous la direction de Claparède. Mais la mort du maître en 1940 y met un terme. Dans ces années-là, il intervient deux fois à la radio, avec une conférence consacrée à l’orientation professionnelle et un « entretien psychologique » sur « la formation du caractère », dans lequel il est présenté en tant que « technopsychologue ».

Le juriste : une autre des vies multiples de Maurice Chalumeau, parallèles ou successives, rendues sans doute possibles par une extrême aisance intellectuelle plus encore que matérielle, fait de lui un collaborateur régulier du CICR, dans l’entourage de Jean Pictet. Il est engagé dans la formulation philosophique et morale, mais à des fins juridiques, des fondements des « droits individuels » devant garantir « l’épanouissement de la personnalité de tous les hommes ». Ses missions dans ce cadre, dont l’une en Turquie, s’étendent sur une quinzaine d’années et les témoins privilégiés de sa vie évoquent cette activité comme celle d’un « juriste ».

Le décès : le 6 juin 1970, Maurice Chalumeau décède à Genève. Sans héritier direct, il désigne l’Université de Genève comme seule légataire de la fortune héritée de sa mère.