Campus n°144

Intersexe : histoire d’une population invisible

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Stigmatisée parce qu’elle transgresse les lois de la nature ou idéalisée parce qu’elle transcende le masculin et le féminin, la figure de l’hermaphrodite a traversé les âges en toute discrétion, mais en laissant de nombreuses traces. Magali Le Mens a reconstitué son parcours dans un livre fleuve.

Ils et elles sont le « I » du fameux sigle LGBTIQ+. Minorité parmi les minorités, les personnes intersexes y forment le groupe probablement le moins nombreux (un peu moins de 2% de la population mondiale selon les estimations disponibles), le moins visible, le moins facile à définir et, sans nul doute, le moins étudié. Pionnière dans le domaine – du moins dans l’espace francophone –, Magali Le Mens s’intéresse à cette frange de la population depuis plus de deux décennies. Étudiante en histoire de l’art, elle n’a que 22 ans lorsqu’en arpentant les rayonnages de la Bibliothèque nationale de Paris, elle tombe un peu par hasard sur un ouvrage édité par le philosophe Michel Foucault qui reproduit le journal tenu par une certaine Herculine Barbarin, institutrice de son état. Laquelle, après avoir eu la conviction que son corps était masculin, change d’état-civil et devient Abel. Réalisant qu’on ne le reconnaîtrait pas non plus comme un homme, il connaît une profonde dépression qui le conduit à mettre fin à ses jours.
Bouleversée par ce récit, Magali Le Mens cherche dès lors à en savoir plus sur celles et ceux qu’on a longtemps appelés hermaphrodites. Elle découvre une série de photographies de Nadar, puis l’œuvre du théoricien de l’art Johann Winckelmann, qui achève de la convaincre qu’elle tient là «son» sujet. Procédant par cercles concentriques, elle n’a depuis cessé d’élargir son champ de recherche pour y intégrer l’histoire de l’antiquité, celle de la médecine, des idées, du droit, de la biologie ou encore de la littérature. Il en est ressorti une thèse de doctorat, de nombreux articles scientifiques et plusieurs ouvrages, dont le dernier en date, publié en 2019, est une somme de plus de 700 pages à laquelle Magali Le Mens a mis la dernière main alors qu’elle était maître assistante au Département d’histoire de l’art (Faculté des lettres) et au bénéfice d’un subside «Tremplin» du Bureau de l’égalité et de la diversité de l’UNIGE. Diaporama.
Les premières pièces du vaste puzzle que constitue Modernité hermaphrodite renvoient à une série de mythes forts anciens. Dans Le Banquet de Platon, Aristophane raconte ainsi qu’au commencement du monde, il existait trois espèces: les êtres femelles, les êtres mâles et les êtres androgynes (de andros pour homme et gûné pour femme). Sphériques, possédant quatre bras, quatre jambes et deux appareils génitaux, ceux-ci se reproduisent sans recourir à la sexualité. Punis pour avoir tenté de rivaliser avec les Dieux, ils seront séparés en deux moitiés dotées d’organes génitaux spécifiques qui n’auront dès lors de cesse que de se retrouver pour reformer l’être originel.
Le personnage d’Hermaphrodite, quant à lui, nait sous la plume d’Ovide. Fils d’Hermès et d’Aphrodite, dont il a hérité de la beauté à parts égales, le jeune homme repousse un jour les avances de la nymphe Salmacis dont il a croisé le chemin aux abords d’un lac. Ne pouvant se résoudre à ce rejet, celle-ci obtient de Zeus que leurs deux corps soient unis pour toujours. Accablé par ce funeste destin, Hermaphrodite demande alors à son tour que le lac de leur rencontre soit maudit à jamais et qu’il rende efféminée toute personne s’y baignant.
Du côté de la tradition chrétienne, hormis les anges qui, c’est bien connu, n’ont pas de sexe, on trouve dans certaines versions de la Genèse l’idée qu’Adam était, lui aussi, à l’origine, un être double possédant à la fois les attributs du masculin et du féminin.
«Les récits de ce type ont durablement parasités les représentations de celles et ceux qu’on appelle aujourd’hui intersexes, note Magali Le Mens. Notamment en les ancrant très fortement dans une lecture binaire qui poussera de nombreux savants, philosophes et médecins à rechercher le «vrai sexe» des personnes indéterminées afin de pouvoir les ranger soit du côté masculin soit du côté féminin.»
Le sujet suscite également une certaine fascination chez les artistes. Outre le célèbre Hermaphrodite endormi conservé au Louvre et qui représente un corps doté d’un sexe d’homme et des formes voluptueuses d’une femme lascivement allongé, on trouve en effet de nombreuses représentations d’éphèbes dans la statuaire classique et néo-classique.
Les peintres ne sont pas en reste. L’ange de La vierge aux rochers et le Saint Sébastien de Léonard de Vinci semblent ainsi vouloir combiner la grâce du jeune homme et les attraits de la jeune fille. Et on peut en dire autant des chérubins de Pierre-Paul Prud’hon ou de Claude Ziegler. Francisco Goya ou William Blake, de leur côté, revisitent le mythe de l’androgyne tel que raconté par Aristophane, tandis qu’Anne Louis Girodet et François Joseph Navez mettent en images l’idylle tragique de Salmacis et d’Hermaphrodite.
Très lu tout au long du XIXe siècle, l’archéologue et érudit Johann Winckelmann propose, quant à lui, une théorie esthétique fondée sur l’idée que l’idéal de beauté se trouve au croisement de l’anatomie masculine et féminine et que, pour s’en approcher, il est bon de s’inspirer des eunuques, castrats et autres hermaphrodites.
Cette thèse, qui va donner lieu à de nombreuses recherches symboliques, trouve des échos jusque dans l’œuvre de Piet Mondrian. Profondément imprégné par la religion théosophique (une forme de syncrétisme basé sur les traditions de l’hindouisme et du bouddhisme), le plasticien néerlandais se perçoit lui-même comme un «hermaphrodite spirituel». Dans ses toiles, il cherche, au-delà de l’abstraction, à promouvoir l’hermaphrodisme au rang de principe créatif. Jouant avec les lignes – verticales pour le masculin, horizontales pour le féminin – il s’efforce de trouver l’équilibre parfait entre les forces sexuelles qui, selon lui, animent le monde.
Dans le monde littéraire, rares sont les auteurs qui vont jusqu’à de telles extrémités. Si Balzac, Baudelaire, Hugo, Zola, Lautréamont, Stendhal, Huysmans ou Oscar Wilde puisent dans le champ lexical de l’intersexuation, c’est tantôt pour décrire le trouble causé par ces corps au sexe indécis, tantôt pour évoquer en termes métaphoriques toutes sortes d’attitudes et de comportements échappant aux normes de l’époque.
«Au XIXe siècle, précise Magali Le Mens, les termes «androgynes» ou «hermaphrodites», qui sont parfaitement interchangeables, sont utilisé à la fois pour décrire ce qui relève de l’ambiguïté sexuelle et ce qui apparait comme hybride ou composite, qu’il s’agisse d’une couleur, d’un parti politique ou du tempérament d’une personne. Bref, tout ce qui était complexe ou résultant d’un compromis entre des éléments opposés.»
De compromis, il n’est guère question dans l’univers médical. En première ligne lorsque vient au monde un enfant dont l’appartenance la sexuation n’est pas claire, le médecin s’est en effet longtemps vu assigner la lourde charge de corriger ce qui apparaissait alors comme une erreur de la nature. «La plupart des médecins se sont longtemps accrochés à l’idée que chaque individu possédait une sexualisation masculine ou féminine même si celle-ci était cachée, précise Magali Le Mens. Il s’agissait dès lors de faire accepter à leur patient de se conformer à l’un ou l’autre sexe, en dépit du ressenti ou de l’éducation qu’avaient pu recevoir ces derniers.»
Parce qu’elle menace l’ordre établi, parce qu’elle suppose des désirs inconnus et incontrôlés, parce qu’elle remet en cause le lien entre amour charnel et procréation, parce qu’elle semble par là-même contredire les lois de la biologie, l’intersexuation passe dès lors dans le champ du pathologique. En guise de remède, il revient au médecin de chercher les traces du testicule ou de l’ovaire qui signerait la véritable identité sexuelle de ces «monstres sociaux» auxquels il est recommandé de ne confier aucune fonction ni dans la famille ni dans le monde. Mais les choses ne sont pas si simples dans les faits, puisque dans de nombreux cas, il s’avère impossible de trouver l’un ou l’autre, quand les deux ne sont pas présents de façon simultanée. Faute de mieux, on se base alors sur des critères secondaires comme l’apparence générale, la chevelure ou la pilosité, la voix ou encore la musculature pour trancher la question.
Qu’à cela ne tienne, sitôt que les techniques chirurgicales le permettront – soit à partir du début du XXe siècle – , ce type d’«anomalie» sera corrigée dès la naissance à grands coups de bistouris, quitte à causer chez les patients des mutilations irréversibles.
Et jusqu’à une période très récente, rares sont les voix qui s’élèveront contre ce type de pratiques. C’est le cas du docteur Louis Ombrédanne (1871-1956) qui fait figure de pionnier dans la lutte contre les dommages imposés à ce type de patients. Laissant de côté la morale et la quête du «vrai sexe», il suggère que ces individus longtemps ostracisés aient eux aussi le droit de construire des liens amoureux et de vivre leur vie comme ils l’entendent.
«Malgré tous les progrès accomplis, en particulier grâce au travail des associations qui ont émergé à partir des années 1990, il persiste aujourd’hui une tension permanente pour ramener les intersexes dans les catégories classiques, relève Magali Le Mens. Le continnum entre les sexes modélisés dans les années 2000 par les biologistes, reste encore trop enfermé entre les deux pôles binaires. Il serait temps de reconnaître et d’admettre l’existence de variations anatomiques, hormonales et chromosomiques, en lieu et place du masculin et du féminin, dont les critères de définition apparaissent de moins en moins solides.»

« Modernité hermaphrodite. Art, histoire, culture », par Magali Le Mens,
Éd. du Félin, 728 p.