Campus n°83

Dossier/Climat

«L’information ne suffit pas»

Nos sociétés commencent à prendre conscience de la menace des changements climatiques. Les obstacles à l’action individuelle restent toutefois nombreux. Sociologue au sein du Centre d’écologie humaine, Cédric Lambert s’est penché sur les causes de cette inertie. Entretien

Campus: Comment analysez-vous l’attitude de nos sociétés face à la problématique du changement climatique?

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> Cédric Lambert: Les sociétés occidentales ne favorisent pas l’application du principe de précaution. Selon ce principe, si nous avons l’intuition qu’il existe un lien entre nos comportements et l’évolution du climat – ce qui est aujourd’hui clairement le cas – nous devrions entreprendre tout ce qui est possible en vue de réduire notre impact sur l’environnement. Et ce même sans connaître exactement la portée des risques encourus. Or ce n’est pas du tout le chemin que nous prenons pour l’instant.

Est-ce à dire que le message n’est pas passé auprès des populations?

> La question des changements climatiques pose un problème de communication scientifique dans les médias. Certains points précis suscitent encore la controverse au sein de la communauté scientifique et les médias ont tendance à répercuter très fortement cette dimension. Du coup, cela fait planer un doute sur l’ensemble du phénomène dans l’opinion publique. Celà étant, l’information en tant que telle ne suffit pas à motiver de réels changements de comportements. La plupart des études menées sur le sujet montrent que dans ce domaine, il existe encore un décalage énorme entre les intentions et l’action.

Certains progrès ont pourtant été réalisés ces dernières années…

> Globalement, les actions qui se situent en bout de chaîne (trier des déchets, diminuer sa consommation énergétique en isolant sa maison ou en optimisant l’éclairage) trouvent en effet un certain écho. Au niveau de l’éducation à l’environnement, il y a également eu des avancées importantes, notamment par le biais du projet climaticsuisse.ch(lire ici). En revanche, pour ce qui touche aux modes de consommation et à la mobilité, l’investissement individuel est très nettement moindre. Les populations d’Europe occidentale sont encore très réticentes lorsqu’il s’agit de remettre en cause la notion de croissance économique. Et s’il n’y a pas de réelle incitation matérielle, la résistance au changement est forte. Comme l’a montré une série d’enquêtes menées récemment par le CRIOC1 en Belgique, on veut bien investir dans sa maison pour faire des économies d’énergie dans la mesure où cela permet d’allier confort et baisse des charges, tout en correspondant à une certaine image du progrès. Mais il ne faut pas se leurrer, pour la majorité des citoyens l’aspect écologique est rarement primordial.

Est-il possible de contourner cette difficulté?

> Je le pense. On a tendance à croire que l’action est la conséquence d’une prise de conscience «mûrement réfléchie». Or, on constate que la réalité est plus complexe. Les changements de comportement interviennent souvent par tâtonnements et pour des raisons pratiques. Le passage à l’action n’est pas toujours la conséquence d’une profonde réflexion. Il se fait souvent de façon assez spontanée, au gré des impulsions et des pressions, sa justification étant construite par la suite pour le stabiliser et communiquer. Il est alors capital que l’équilibre entre le sacrifice consenti et le bénéfice qui en résulte soit satisfaisant, sans quoi l’action sera jugée improductive ou inutile.

Existe-t-il d’autres bras de levier que les incitations financières?

> La pression sociale, la crainte pour la santé ou le risque d’une catastrophe écologique n’ont qu’un très faible impact sur les comportements dans ce domaine. L’aspect émotionnel peut en revanche s’avérer un levier efficace. Selon une étude franco-canadienne2, le sentiment de solidarité constitue en effet un puissant moteur à l’action. Mais pour que cela fonctionne, il faut que le groupe considéré ait pris le temps de discuter de la valeur des actions à mener. Il faut que celles-ci aient pris sens au travers de diverses expérimentations concrètes. Particulièrement dans le domaine environnemental, la vulgarisation scientifique ne suffit pas. Le fait de pouvoir visualiser l’impact sur un terrain connu est également important, bien que ce ne soit pas chose facile en matière de changement climatique. Il est essentiel de pouvoir faire le lien entre des données scientifiques qui sont souvent assez abstraites pour le citoyen et des pistes d’action possibles. Dans tous les cas, on ne peut pas se contenter de distribuer des brochures didactiques au coup par coup. Il faut mettre en place des approches très globales qui nécessitent un suivi assez lourd, en s’appuyant par exemple sur des structures de proximité comme il en existe dans le monde associatif.

La balle est donc dans le camp des politiques?

> Oui, mais la marge de manoeuvre est assez réduite. La classe politique suisse est prise en étau entre un discours sur le développement durable qui donne l’impression qu’un changement de paradigme est possible et un soutien indéfectible à la croissance économique. Sans compter la pression de l’électorat qui semble pour l’instant redouter davantage des menaces à court terme comme le terrorisme, l’insécurité ou la dégradation des conditions de travail. Enfin, les mandats politiques étant d’une durée relativement restreinte, il est rare que les initiatives courageuses aillent jusqu’au bout. A Genève, par exemple, il ne reste plus guère que des miettes du plan «circulation 2000» qui avait été élaboré sous l’autorité du conseiller d’Etat Bernard Ziegler, pour améliorer la qualité de vie en réduisant et en redistribuant les flux de trafic. Dans un tel contexte, il sera donc difficile d’aller beaucoup plus loin que la stratégie des accords volontaires qui est poursuivie actuellement. Sur le plan politique, c’est sans doute efficace, mais je ne suis pas certain que la réponse soit proportionnée à l’ampleur du problème.

1 Centre de Recherche et d’Information de Consommateurs (Crioc), «Consommateurs, environnement et développement durable. Typologie des perceptions» (2003), «Logiques d’attitudes et de comportements à l’égard de la consommation d’énergie» (2005-2006).

2 Pruneau Diane et alii (2000), «Les Facteurs qui influencent le désir d’action environnementale» Revue des sciences de l’éducation, vol. XXXVI no. 2 p. 345-413.