Campus n°83

Dossier/Climat

Touche pas à ma conso!

Adopter un mode de vie durable, du point de vue de l’environnement et des ressources naturelles, exigera une modification profonde de la manière de penser collective. Pour Francine Pellaud, la solution passera par l’école

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Trier ses déchets, économiser l’eau, isoler sa maison: soit. Limiter ses habitudes de mobilité et de consommation: pas question. C’est, en gros, le constat auquel est arrivée Francine Pellaud, maître assistante à la Section des sciences de l’éducation, à l’issue de la thèse qu’elle a menée il y a quelques années sur l’implication des individus dans le domaine du développement durable. Selon ce travail, basé sur 150 entretiens, la plupart des personnes interrogées – du chômeur en fin de droits au chef d’entreprise – estiment que le développement durable est une bonne chose, même si tout le monde n’en connaît ni le concept ni la problématique. D’ailleurs, plusieurs affirment trier leurs déchets, préférer acheter des produits de saison, etc. En revanche, peu d’entre eux imaginent que leur action personnelle et très locale puisse avoir des effets globaux. Et très rares sont ceux qui accepteraient que l’on restreigne aussi peu que ce soit leur liberté de consommation ou de mobilité. Aux yeux des sondés, utiliser sa voiture, acheter ce qu’il lui plaît quand cela lui plaît sont des gestes de la vie quotidienne qui font partie de la sphère privée, de la notion même de liberté, telle qu’elle est vécue dans notre société. En d’autres termes: pas touche! Pourtant, la consommation dope l’industrie et la voiture brûle de l’essence. Ces deux secteurs (industrie et transport), pris dans leur ensemble, sont responsables de près de 70% des émissions de CO2 en Suisse (et de 50% de l’ensemble des gaz à effet de serre, selon les critères du Protocole de Kyoto). Si l’on veut lutter contre les changements climatiques et la surexploitation des ressources de la planète – un combat qui rallie tout le monde, du moins en théorie –, il semble bien que ce soit par là qu’il faille commencer. Notre société est donc dans une impasse.

«Pour changer de mode de vie, il nous faut d’abord changer de paradigme, c’est-à-dire de manière de penser collective, analyse Francine Pellaud. Chaque société, à une époque donnée, est bloquée par certains paradigmes. La nôtre porte la liberté individuelle au pinacle. Et celle-ci est vécue surtout à travers l’acte de la consommation, du «toujours plus». En fait, tout notre système de pensée est modelé par les règles de l’économie de marché et le progrès scientifique. On a beau le savoir, notre raisonnement retombe ainsi dans les mêmes travers. Résultat: les individus cherchent à posséder toujours davantage et la vision politique est en général limitée au court terme, le temps d’une législature. On est également souvent convaincu que, pour tout problème, il existe une solution (technique, politique, financière ou autre) et qu’il suffit de la trouver. Vivre selon les principes du développement durable signifie tout le contraire. C’est un mode de vie dans lequel l’intérêt collectif prime souvent l’intérêt individuel et qui, par définition, vise le très long terme. Par ailleurs, le développement durable n’aspire pas à chercher la solution. L’idée est plutôt de trouver un fonctionnement optimal à partir des innombrables paramètres qui déterminent notre mode de vie.»

Pour la chercheuse, il est très difficile de changer la façon de penser de la majorité de la population adulte, nettement plus préoccupée par l’insécurité, le terrorisme, l’immigration ou le chômage que par une éventuelle élévation du niveau des océans ou par la disparition des glaciers suisses d’ici à un siècle. Notre société aurait par ailleurs été largement contaminée par la déresponsabilisation, convaincue que la plupart des problèmes, dont l’ampleur dépasse trop souvent les capacités de l’individu, sont gérés et réglés par l’Etat, les assurances, les banques, les tribunaux, etc. Car, bien entendu, tout seul, «on ne peut rien y faire». «Malgré cela, je crois fortement à la puissance de l’exemple, précise Francine Pellaud. Chacun à son échelle peut laisser un sillage derrière soi. S’afficher ouvertement comme le propriétaire d’une voiture hybride ou roulant au biogaz, venir au travail en vélo lorsqu’on est chef d’entreprise, fermer le robinet lorsqu’on lave les dents de ses enfants: autant de petits gestes qui battent en brèche les valeurs plutôt égoïstes d’aujourd’hui et éveillent à la conscience nos responsabilités vis-à-vis de notre environnement.»

Comme la publicité

Malheureusement, la publicité fonctionne de la même manière, mais avec plus d’efficacité, en visant généralement un objectif totalement opposé et plus facile à atteindre: augmenter la consommation en offrant au regard, par exemple, une voiture tout-terrain roulant dans une nature immaculée et magnifique, conduite par de superbes créatures des deux sexes. Et, du coup, tout le monde veut vivre cette même expérience et s’achète un 4x4 pour se rendre à son travail ou aller chercher ses enfants à la sortie de l’école. «Nous avons étudié les annonces publicitaires transmises à la télévision de service public juste après le journal du soir, explique Francine Pellaud. Pratiquement toutes véhiculent les valeurs de pouvoir, de liberté, de beauté, de vitesse ou de richesse, que ce soit pour vendre une voiture ou du chocolat.»

«Changement de paradigme»

Finalement, s’il doit y avoir une révolution, c’est à l’école qu’elle se fera, auprès des enfants, futurs décideurs politiques et économiques du pays. C’est par le système éducatif que le «changement de paradigme » pourra s’opérer dans la société, si du moins telle est la volonté des enseignants, des autorités et de la population. Pour Francine Pellaud, il ne s’agit pas de créer un cours intitulé «développement durable». «Le changement doit être plus subtil et plus profond, précise-t-elle. En conservant ou non les disciplines actuelles, il s’agit d’offrir aux élèves des possibilités de comprendre autant ce qui les unit que ce qui les différencie. N’importe quel thème d’actualité offre cet espace, pour autant qu’il soit exploité de manière transversale.

Appliquée dès l’école enfantine, cette approche permettrait également de donner aux sciences de l’environnement, à l’éducation à la santé ou encore à la citoyenneté, la place qu’elles réclament depuis tant d’années. Dans son état actuel, le système éducatif ne permet pas de comprendre la complexité du monde. Il privilégie une approche analytique à une vision systémique et transdisciplinaire. Les élèves n’apprennent pas les liens de cause à effet, les phénomènes de rétroaction, enfin toutes les interactions entrant en jeu notamment dans le phénomène des changements climatiques, mais aussi dans de nombreux autres domaines comme l’économie ou la politique. A ce propos, il est tout de même frappant de constater que dans notre monde régi par les lois du marché jusque dans les moindres détails, on n’aborde pas l’économie avant la fin de l’école obligatoire.»

Il faut dire que la formation des enseignants, qu’elle soit primaire ou secondaire, ne comporte pas beaucoup d’initiation à l’environnement et au développement durable. Sur toute la durée du cursus, elle propose aux futurs instituteurs deux cours à option traitant du sujet ainsi qu’une inscription dans la didactique des sciences qui, elle-même ne dure qu’un semestre. Quant aux enseignants du secondaire, pour l’instant, ils n’ont que des formations continues non obligatoires d’une durée très limitée. L’autonomie des enseignants étant grande à Genève, cela n’empêche pas ceux qui le souhaitent et le peuvent d’introduire les spécificités du développement durable dans leurs cours. Et certains le font avec succès.

Francine Pellaud se défend de vouloir imposer une quelconque idéologie à l’école (environnementaliste, en l’occurrence), propre à provoquer un rejet légitime tant de la part des parents que des élèves. Il s’agit plutôt d’ouvrir l’esprit sur les réalités de notre monde, de clarifier les valeurs des élèves comme des enseignants. Il doit ainsi être possible pour tout le monde de comprendre la contradiction qui existe entre la volonté d’avoir un look toujours à la mode et d’affirmer vouloir réduire les disparités sociales. Entre le désir d’accéder à un poste bien rémunéré dans l’espoir de s’acheter une voiture de marque prestigieuse mais gourmande, et celui de réduire les émissions de CO2.