Campus n°83

Dossier/Climat

La Suisse se réchauffe, et ça se voit

L’empreinte la plus visible du réchauffement climatique est la fonte des glaciers. Pour le reste, il ne faut pas s’arrêter à un épisode extrême, mais observer la tendance à long terme. Explications avec Martin Beniston, professeur en climatologie

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Campus: Quel est le meilleur moyen de se convaincre que le réchauffement global est en route? Peut-on le constater de ses propres yeux?

> Martin Beniston: La conséquence la plus visible est le recul généralisé des glaciers de la planète, aux pôles et dans les montagnes. La banquise est aussi affectée, bien que l’Antarctique représente un paradoxe, puisque la calotte augmente en épaisseur. En fait, le réchauffement global accentue le cycle hydrologique et augmente les précipitations. Au pôle Sud, comme il fait toujours froid et que l’altitude est tout de même de 3000 mètres, celles-ci tombent sous forme de neige et s’accumulent.

Si les glaciers sont les premières victimes du réchauffement, le citoyen suisse est donc aux premières loges…

> En effet. Tous nos glaciers alpins fondent. Notre pays subit pour l’instant un réchauffement deux fois plus important que la moyenne de la planète. Les stations de mesures en altitude (Säntis, Jungfraujoch, etc.) indiquent toutes une augmentation de la température atteignant jusqu’à 2°C en un siècle au lieu de 0,7°C (moyenne globale). En gros, le réchauffement est plus visible en montagne qu’en plaine, en hiver qu’en été et la nuit que le jour. Je tiens à préciser que des épisodes isolés de canicule, d’inondation ou autres ne sont jamais la preuve d’un bouleversement climatique, car encore trop rares pour y être statistiquement reliés. Ils peuvent en être une conséquence, mais ce sont les tendances à long terme qu’il faut observer.

A quoi ressemblera le climat en Suisse?

> Il nous est impossible de prédire la météorologie de l’année prochaine. Mais nous avons une idée plus précise de la tendance qui s’imposera durant les cent ans à venir, car le réchauffement sera plus fort à la fin du siècle que maintenant. Nous aurons davantage d’épisodes extrêmes comme la canicule de l’été 2003. Et les inondations seront plus fréquentes, même si en moyenne le climat sera plus sec.

Quelle sera, à l’échelle du globe, la conséquence la plus dramatique du réchauffement climatique?

> L’élévation du niveau des mers. Plus de la moitié de la population mondiale vit près des côtes et des régions entières seront submergées faute d’avoir les moyens de construire des digues. De plus, si les océans montent d’un mètre en un siècle, tous les événements catastrophiques comme les ouragans (dont la fréquence augmentera également) ou les tsunamis pénétreront beaucoup plus à l’intérieur des terres, occasionnant davantage de dégâts.

Que préconisez-vous pour éviter ces catastrophes, si c’est encore possible?

> Il faudrait sortir de notre dépendance aux énergies fossiles, responsables de l’émission des trois quarts des gaz à effet de serre. Mais le monde n’en prend pas le chemin. Au contraire: on investit dans des forages de grande profondeur pour exploiter les gisements les plus inaccessibles, on cherche à utiliser les schistes bitumeux du Canada, etc. Une solution serait d’augmenter le prix de ces ressources pour en limiter l’usage. Mais depuis les années 1970, le prix du pain a plus augmenté que celui de l’essence. De toute façon, même s’il existait une solution immédiate, le système climatique planétaire possède une telle inertie que tout ce que nous avons envoyé dans l’atmosphère développera des effets durant encore au moins un siècle.

Le recul des glaciers ne suffit pas pour affirmer qu’il existe un réchauffement climatique et que l’homme en est responsable. Quelles sont les preuves?

> Le terme de preuve est mal choisi car en matière de climatologie, il n’y a rien d’absolu. Nous possédons en revanche un faisceau de présomptions qui indiquent toutes la même chose: la température moyenne de la Terre augmente et cette tendance n’est explicable qu’en tenant compte des activités humaines.

Quels sont ces éléments?

> Nous possédons d’abord toute une série d’observations directes et indirectes. L’homme mesure la température de son environnement depuis un siècle et demi. Résultat: la température moyenne de la Terre a augmenté de 0,7°C ce dernier siècle, plus de la moitié de cette hausse ayant eu lieu ces vingt dernières années. Les chercheurs se sont ensuite fait une idée de la variation naturelle du climat en étudiant son passé plus lointain à l’aide de la dendrochronologie, des carottes de glace du Groenland ou de l’Antarctique ou encore de l’analyse du corail. La comparaison montre que durant les deux ou trois dernières décennies, nous sortons clairement de cette marge naturelle.

Est-ce que cela ne pourrait pas être le fruit du hasard?

> C’est difficile à croire. Les principaux facteurs responsables des variations naturelles du climat sont les cycles dits de Milankovitch (plusieurs dizaines de milliers d’années), ceux des taches solaires (environ onze ans), les grandes éruptions volcaniques ou des phénomènes tels que El Niño. Mais la plupart de ces perturbations ont des effets qui ne sont pas durables (ou sur le trop long terme, dans le cas des cycles de Milankovitch). Elles exercent une influence pendant quelques mois ou quelques années avant de s’estomper. La Terre, de son côté, affiche actuellement un réchauffement persistant depuis plusieurs décennies dont la courbe ne semble pas vouloir s’inverser. Tout indique que le phénomène se comptera en siècles.

Une hausse de la température de la Terre de 0,7°C en un siècle, est-ce si inhabituel?

> Il a existé par le passé (lointain) des épisodes de réchauffement rapide dans certaines régions du globe. Mais il s’agit à chaque fois de cas très particuliers, incomparables avec la situation actuelle. Certains ont lieu durant les périodes glaciaires. On les explique par l’apparition sporadique de chenaux pénétrant profondément dans la calotte glaciaire couvrant alors la majorité de l’hémisphère Nord. L’eau chaude s’engouffre dans ces passages emmenant avec elle de l’air également tempéré et joue le rôle de radiateur provisoire provoquant des montées rapides de la température. Des variations de 1 ou 1,5°C ont également existé au cours des périodes interglaciaires, mais elles se sont toujours étalées sur plusieurs milliers d’années. Pas sur quelques décennies.

Ces arguments risquent de ne pas convaincre tout le monde.N’avez-vous rien de plus solide?

> Si. Nous savons que l’homme a modifié la chimie de l’atmosphère. Le taux de CO2 a augmenté considérablement depuis le début de l’ère industrielle. La combustion du charbon, du pétrole et du gaz naturel a entraîné une hausse de 40% de la teneur de l’air en CO2. Nous avons par ailleurs démontré que ce gaz possède un pouvoir thermique. A l’instar du méthane, il provoque le fameux effet de serre, indispensable à la vie, mais potentiellement dangereux s’il devient trop important.

Et qu’est ce qui prouve que cette hausse du CO2 est effectivement responsable du réchauffement climatique?

> On peut arguer que le système climatique terrestre est très complexe, qu’il comprend une multitude de processus différents, aux effets parfois contradictoires. C’est pour cela que nous avons conçu des modèles de simulation les plus performants possibles tenant compte de tous ces facteurs. Grâce aux connaissances sans cesse plus grandes en climatologie et aux capacités de calcul des ordinateurs, ces modèles nous permettent désormais de reproduire très fidèlement l’évolution du climat durant tout le XXe siècle et la deuxième moitié du XIXe. Résultat: si l’on néglige l’augmentation de la teneur en CO2 dans l’atmosphère tout en tenant compte des influences naturelles (l’activité solaire, surtout), la simulation donne une courbe qui diverge de celle des observations à partir des années 1950 environ (voir le graphique ci-contre). Dans le cas contraire, les deux courbes ne concordent pas parfaitement non plus. Mais si l’on intègre l’influence de l’homme et les variations naturelles, le modèle reproduit très justement la réalité. Il ne s’agit pas là d’une preuve à proprement parler, mais d’un argument scientifiquement fondé.

Petits chiffres, grands effets

Différents modèles mathématiques ont été mis au point pour prévoir les variations climatiques. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) propose trois types de scénarios. Le plus optimiste correspond à une augmentation de la température moyenne de 1°C et une élévation du niveau des mers de 15 cm à l’horizon 2100. L’hypothèse médiane table sur une augmentation de température de 2°C et une élévation des mers de 50 cm. Une telle montée des eaux menacerait 90 millions de personnes. Quant aux prévisions les plus pessimistes, elles font état d’une élévation de température de 3,5°C, qui s’accompagnerait d’une montée des océans de 95 cm touchant directement près de 120 millions d’individus.