Campus n°83

Extramuros/Panama

Le pharmacien chasseur demolécules

De retour du Panama, où il entretient une collaboration depuis vingt ans, le professeur de pharmacognosie Kurt Hostettmann évoque l’importance pour lui du transfert de technologie et de savoir-faire en direction du Sud

Les régions tropicales disposent d’une biodiversité sans commune mesure avec l’Europe. Pas étonnant dès lors que Kurt Hostettmann, professeur et directeur du Laboratoire de pharmacognosie et phytochimie, y traîne ses guêtres plus souvent qu’à son tour. Pour ce spécialiste des plantes médicinales également auteur prolifique d’ouvrages de vulgarisation scientifique, il s’agit là en effet d’un de ses principaux réservoirs – en plus des régions alpines de haute altitude – de «matière première» pour ses recherches. Ces dernières consistent essentiellement en l’identification et la caractérisation de molécules d’origine végétale encore inconnues et susceptibles d’exciter l’intérêt de la médecine, de l’agrochimie ou de la cosmétique. Après la Thaïlande et juste avant l’Indonésie, son dernier voyage l’a mené, en octobre, au Panama dans le cadre d’une collaboration que ce pays entretient avec l’Université depuis plus de vingt ans.

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Promouvoir la chimie

Pas de cueillette de plantes au programme, mais des séances de travail durant une semaine, avec de la théorie le matin et de la technique de laboratoire l’après-midi. Une forme de transfert de savoir-faire et de technologie auquel Kurt Hostettmann tient beaucoup. «Une dizaine d’anciens étudiants et doctorants formés dans mon groupe occupent aujourd’hui une place de professeur dans des pays comme le Brésil, l’Indonésie, le Mali, le Bangladesh, le Pakistan, le Maroc, le Vietnam et la Chine, note-t-il, non sans fierté. Je cultive ces liens et mes fonctions de professeur et membre d’une ONG, l’IOCD, qui promeut la chimie dans les pays en développement, m’amènent sans cesse à organiser des colloques, des rencontres, des symposiums dans les pays du sud.»

La séance de travail du Panama, qui a réuni une trentaine de personnes venant de neuf pays latino-américains, en fait partie. D’ailleurs, le professeur panaméen qui a organisé la rencontre, Mahabir Gupta, est également passé par l’équipe de Kurt Hostettmann, lorsqu’elle était encore installée à l’Université de Lausanne (le déménagement à Genève s’est achevé en octobre 2004). La collaboration scientifique panaméo-helvétique est fructueuse puisqu’elle a débouché, au cours des deux dernières décennies, sur une trentaine de publications et l’identification de pas moins de 90 substances actives prélevées sur des plantes récoltées dans les forêts tropicales. Aucune n’a pour l’instant débouché sur la commercialisation d’un médicament ou d’un quelconque produit thérapeutique ou cosmétique. Mais qu’il n’y ait pas d’intérêt immédiat pour ces molécules ne signifie pas qu’il faille les abandonner. Au contraire. Elles pourraient éventuellement s’avérer utiles au gré des découvertes dans la recherche médicale.

Concrètement, le travail de terrain, c’està- dire la récolte des échantillons, est effectué par les chercheurs locaux. «Je ne ramasse plus de plantes moi-même et nous n’en importons plus non plus depuis cinq à six ans, précise Kurt Hostettmann. Nous faisons en sorte que la plus grande partie du travail soit réalisée sur place. De plus, dans la mesure des moyens techniques dont ils disposent, les chercheurs locaux produisent euxmêmes les extraits des végétaux, voire même les fractions, qui sont les premières séparations des milliers de substances chimiques que contient chaque plante. Les ateliers de travail comme celui que l’on a tenu au Panama permettent justement d’enseigner des techniques simples et bon marché pour y parvenir. Du coup, ce que nous recevons à Genève, ce sont généralement de petits flacons de quelques millilitres de produits à partir desquels nous effectuons le travail final qui est la purification de chaque substance et la détermination de sa structure moléculaire. Ces dernières tâches nécessitent du matériel de pointe très onéreux que les équipes de chercheurs du tiers-monde ne peuvent pas acquérir.»

Le Panama, dont la surface vaut moins de deux fois celle de la Suisse, ne compte pas moins de 13 000 espèces de plantes sur son territoire, contre environ 3500 en Suisse et 12 500 en Europe. Sachant que chaque végétal renferme des centaines, voire des milliers de molécules potentiellement intéressantes, il convient de faire le tri en les passant à la moulinette des chromatographes et des spectromètres de masse. La chimiotaxonomie est une solution. Il s’agit d’avancer par analogie. Si l’on connaît une substance intéressante, mais peu active dans une plante, on se tourne vers les autres espèces de la même famille dans l’espoir de trouver une molécule équivalente, mais nettement plus puissante.

En dehors de la cueillette aléatoire, les chercheurs se basent aussi sur des informations fournies par la médecine traditionnelle. Cette source n’est pas toujours fiable, toutefois, puisqu’il s’est parfois avéré que des guérisseurs prescrivent des potions qui peuvent être toxiques à long terme. Leur savoir ancestral reçoit cependant souvent une confirmation pharmacologique.

Le brevet et le vivant

A ce propos, dans l’espoir – pas toujours exhaussé – de dissiper tout soupçon de bio-piraterie, Kurt Hostettmann veille à respecter scrupuleusement la Convention de Rio sur la biodiversité et les réglementations propres de chaque pays qui définissent les modalités au cas où la découverte d’une molécule permettrait d’envisager un développement commercial. En bref, les communications scientifiques sont signées par les deux parties, mais le brevet, s’il y en a un, est la propriété de l’institution du pays hôte de la plante. L’Université de Genève peut être associée à cette patente, mais en aucun cas se l’arroger. «Aucun brevet n’est déposé sur une molécule d’origine végétale, précise Kurt Hostettmann. En revanche, on peut protéger le procédé d’extraction de la substance ou son activité pharmacologique.» Une manière de détourner la critique de ceux qui voient d’un très mauvais oeil que l’on puisse breveter le vivant.

Le chercheur admet néanmoins que son pouvoir de contrôle éthique s’arrête là. Si l’on découvre une substance intéressante dans une plante cueillie sur le territoire des Indiens du Panama, par exemple, rien ne garantit que les indigènes bénéficient d’éventuelles retombées financières. Cela devient l’affaire du gouvernement. Tout au plus, le professeur peut-il s’assurer de l’honnêteté des chercheurs avec qui il collabore, mais certainement pas dicter leur conduite aux autorités.

Cela dit, la bio-piraterie n’est pas la seule préoccupation des chercheurs. En effet, découvrir une substance active extrêmement prometteuse peut, paradoxalement, représenter une menace pour la survie de la plante hôte. C’est ainsi qu’une sorte de fougère chinoise a failli disparaître parce qu’on a découvert qu’elle contenait de l’huperzine A, une molécule connue pour avoir des effets remarquables contre la maladie d’Alzheimer. Comme cette plante est presque impossible à cultiver, son exploitation sauvage l’a envoyée directement sur la liste rouge des espèces menacées d’extinction.

«Nous avons pensé à chercher l’huperzine A dans des lycopodes suisses, assez proches de l’espèce chinoise, explique Kurt Hostettmann. Nous en avons trouvé une qui en contenait beaucoup et qui aurait éventuellement pu se prêter à la culture. Nous avions déjà des rêves de diversification de l’agriculture de montagne en Suisse. Mais il y a peu [début octobre, ndlr], les chimistes ont réussi ce qu’ils croyaient jusqu’alors impossible: la synthèse de la molécule, dix fois moins chère que son extraction. Du coup, plus besoin de plantes, sauvages ou cultivées. C’est une déception, mais cela ne nous a pas empêchés de poursuivre nos recherches. Nous nous intéressons notamment aux problèmes liés au vieillissement de la population (maladie d’Alzheimer, ménopause, prostate) et aux maladies négligées parmi lesquelles prédominent les affections parasitaires tropicales comme la malaria, la schistosomiase ou la leishmaniose.»

Anton Vos