Campus n°96

Dossier/La révolution verte

«Ce qu’il nous faut, c’est une révolution»

Pour Franco Romerio, chercheur à l’Institut des sciences de l’environnement, il est possible de parvenir à une société propre. A condition d’opérer un changement radical de notre mode de vie

Campus: Que vous évoque la notion de «révolution verte»?

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Franco Romerio: C’est une idée, pas si récente, dont on reparle abondamment depuis le déclenchement de la crise financière et économique que nous vivons actuellement. Basée sur l’investissement massif dans les nouvelles technologies de l’énergie et la décarbonisation progressive de notre société, la révolution verte (Green New Deal, lire ci-dessous) est présentée non seulement comme une solution permettant, dans une certaine mesure, de relancer l’économie, mais aussi d’assurer une croissance économique à long terme. Et cela, bien sûr, tout en préservant l’environnement et en demeurant dans l’esprit du développement durable. Le président des Etats-Unis, Barak Obama, a affirmé qu’il favoriserait cette voie, notamment via son plan de relance qui prévoit de consacrer beaucoup d’argent au financement de projets de recherche et de développement dans ce domaine. Il y a environ une année à Paris, le commissaire européen à l’Energie, Andris Piebalgs, tenait lui aussi un discours encourageant l’Union européenne à se lancer dans cette «troisième révolution industrielle».

Prend-on ce chemin, dans les faits?

A mon avis, on n’agit pas assez. Je vois néanmoins des signes encourageants. Des industries et des projets se créent dans le domaine des énergies renouvelables, notamment dans le solaire. Très localement, au Tessin, par exemple, une usine de panneaux solaires a été inaugurée cet été avec une centaine d’emplois à la clé. A une tout autre échelle, le gigantesque projet allemand Desertech a été présenté au public récemment. L’objectif est de récolter, d’ici à 2050, l’énergie solaire dans le Sahara et de l’acheminer, via une nouvelle interconnexion électrique qui s’étendra des pays du Maghreb à la Méditerranée, jusqu’en Europe du Nord. On se dirige donc dans la bonne direction, notamment en Europe et aux Etats-Unis.

Quel est l’objectif de cette révolution verte? S’agit-il à terme de se passer du pétrole, du gaz et du charbon dans notre approvisionnement en énergie?

Oui, mais pas seulement. Il s’agit certes de développer les technologies nécessaires à la production d’énergie renouvelable (via le solaire, l’éolien, la biomasse, la géothermie…) qui, dans l’idéal, devrait couvrir tous nos besoins. Mais cela ne sera possible que si, parallèlement, on améliore l’efficience énergétique, ce qui implique une chasse au gaspillage et, de manière générale, une forte réduction de notre consommation. Dans ce domaine, le potentiel est énorme.

En fabriquant des appareils et des machines moins gourmands en énergie, par exemple?

C’est un des points importants. Certaines mesures ont d’ailleurs déjà été prises dans ce sens, comme l’usage d’ampoules économiques pour l’éclairage privé et public qui est entré dans la législation suisse. Mais il existe d’autres secteurs où les améliorations possibles sont importantes. Le parc de voitures, par exemple, est relativement inefficient. Il pourrait, dans son ensemble, consommer beaucoup moins d’essence s’il était renouvelé et si les constructeurs recouraient à certaines technologies qui sont déjà sur le marché. Cela dit, le domaine où les économies sont les plus faciles à réaliser est celui du chauffage des maisons. De trop nombreux bâtiments, surtout ceux construits dans les années 1960, possèdent une mauvaise isolation thermique. Leur assainissement pourrait produire des résultats spectaculaires.

En combinant efficience énergétique et énergies renouvelables, pourra-t-on se passer entièrement du pétrole un jour?

On y arrivera de toute façon, les réserves de pétrole n’étant pas illimitées. Selon les avis, compte tenu des taux de prélèvement actuel, les ressources pourraient s’épuiser d’ici trente à soixante ans. La grande difficulté qu’il faut surmonter est la transition. On ne peut pas se débarrasser de notre dépendance aux énergies fossiles (qui représentent aujourd’hui 80% de la consommation totale en énergie) du jour au lendemain, ni même en dix ou vingt ans. L’inertie de l’industrie face aux changements est énorme (lire ici)). C’est pourquoi, si l’on veut que cela se déroule de manière acceptable et pas trop douloureuse, il est fondamental de prendre immédiatement les décisions et les mesures politiques adéquates. Ces mesures doivent favoriser les économies d’énergie et le développement de technologies propres, mais aussi, et c’est là peut-être la partie la plus ardue, préparer un changement important dans notre style de vie. Cela prendra du temps, mais il faut que dans le courant de ce siècle, d’ici cinquante ou cent ans, notre organisation sociale et nos comportements, presque totalement basés sur le pétrole, se modifient radicalement.

Comment?

On peut imaginer une organisation sociale moins basée sur les biens matériels et les ressources, mais davantage sur des valeurs qualitatives. Au lieu de créer du revenu et de la richesse à tout prix, pourquoi ne pas essayer de mieux profiter du temps libre et des loisirs? En d’autres termes, remplacer un peu du pouvoir d’achat par un capital de temps libre, tout en résistant aux produits extravagants offerts par l’industrie des loisirs.

Est-ce encore tabou que de demander aux gens de changer leur mode de vie?

Ce n’est en tout cas pas une évolution triviale. Pour commencer, nous souffrons tous d’une vue à court terme. Il n’est pas facile de demander aux gens, y compris aux décideurs, d’étendre leur horizon temporel à cinquante ou cent ans et d’imaginer quel serait le monde si l’on ne fait rien. De plus, remettre en question le modèle de société provoque des débats qui ne sont pas aisés à mener. Le politicien qui s’y essaye court le risque de soulever une tempête de protestations et d’être désavoué par ses électeurs. C’est d’autant plus difficile que le modèle actuel, basé notamment sur la croissance économique, fonctionne assez bien, en apparence du moins, puisque tout le monde en tire profit: le secteur privé, les travailleurs, le système social, etc. Tous ces éléments font que personne n’a vraiment envie de tout remettre sur la balance, sauf peut-être les chercheurs universitaires qui ont la liberté de se poser ces questions fondamentales sans entrer en conflit avec de puissants intérêts économiques et politiques.

Changer de mode de vie peut-il conduire à une diminution des libertés individuelles?

La Suisse est un pays démocratique qui dispose d’un instrument redoutable: le référendum. Cela implique qu’il est indispensable de parvenir à un consensus. Sans cela, le risque est grand de créer des résistances et il sera alors impossible de faire passer des mesures de protection de l’environnement. Les solutions proposées doivent donc être politiquement et socialement acceptables et l’évolution des mentalités encouragée de façon positive. En offrant, par exemple, un système de transports publics encore plus efficace et bon marché afin que les gens renoncent petit à petit à leur voiture personnelle. Dans un pays comme la Suisse, il vaut mieux utiliser la carotte que le bâton. Certains économistes, de leur côté, proposent de passer davantage par des mesures incitatives comme les taxes (lire ici). Mais de telles idées ont toujours eu de la peine à être acceptées par le parlement.

Pour vous, le changement de mentalité pourrait prendre un siècle. La situation environnementale (changements climatiques, destruction des milieux naturels, chute de la biodiversité, surexploitation des ressources) semble pourtant appeler des mesures urgentes. Ne peut-on pas aller plus vite?

Nous sommes en effet en train de nous hâter lentement. C’est une question de volonté politique. Le Conseil fédéral a fixé comme objectif pour 2100 la mise en place d’une société à 2000 watts (lire ci-dessous). Aujourd’hui, chaque habitant en Suisse consomme en moyenne 5000 W. L’effort à fournir n’est donc pas négligeable puisqu’il faut diviser par deux et demi notre train de vie actuel. Mais cet effort se heurte à de fortes résistances, notamment dans certaines branches de l’industrie qui ont des intérêts opposés. A cela s’ajoute le fait que les politiciens ne sont pas toujours très conscients de l’urgence environnementale et qu’ils sont par ailleurs confrontés à toute une panoplie d’autres problèmes sociaux et économiques perçus comme plus prioritaires. La meilleure preuve de cet état d’esprit est le financement que la Confédération consacre aux problèmes de l’énergie. Il y a une quinzaine d’années, elle prévoyait d’allouer des moyens importants à ces questions. Mais les autorités ont par la suite opéré des coupes importantes à chaque fois que des difficultés économiques se sont présentées. Sachant cela, il peut paraître paradoxal que l’on entende maintenant de toutes parts qu’il faut profiter de la crise pour investir massivement dans le domaine de l’énergie.

Ce qui nous ramène à une logique économique, alors que vous parliez de changer les comportements…

Le discours économique, mêlant rentabilité et création de places de travail, est efficace et bien connu des politiciens. En l’occurrence, prétendre que la révolution verte est potentiellement porteuse de croissance permet de montrer que l’environnement n’est pas nécessairement l’ennemi de l’économie et du travail. Toutefois, la croissance économique, quel que soit son moteur (le progrès technologique par exemple), est elle-même un problème. Elle ne peut pas continuer sans fin à évoluer positivement, même à un taux de 1 ou 2% (des chiffres sur lesquels des pays comme la Suisse comptent en général). La Terre et ses ressources naturelles possèdent des limites physiques. Le système économique a lui-même ses propres limites.

Faut-il remettre en cause la croissance?

Le changement de mode de vie passe, inévitablement, par la remise en cause de la croissance économique et par un développement plus qualitatif. D’aucuns vous diront que si l’on diminue la croissance, cela posera des graves problèmes en ce qui concerne les assurances sociales ou le remboursement des dettes publiques. De plus, les catégories sociales les plus défavorisées ne vont certainement pas accepter de diminuer leurs revenus déjà modestes, voire insuffisants. Idem pour les pays pauvres qui appellent de leurs vœux une croissance pure et dure afin de développer leurs systèmes sociaux, d’éducation ou de santé. Comment leur donner tort?

Comment faire alors?

Au risque de rajouter un slogan, je me demande si l’on ne pourrait pas mettre en place une sorte de plan Marshall global écologique (il existe une initiative qui porte ce nom depuis une décennie), dont l’objectif serait de combattre la pauvreté dans le monde en passant par la révolution verte. Du point de vue politique, l’idée est attrayante, par le simple fait que le plan Marshall historique, instauré à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et qui a contribué au rebond économique de l’Europe occidentale, a été un grand succès. Il ne faut pas se cacher la complexité considérable d’un tel plan. Tous les pays devraient participer à son élaboration, même si elle devrait être menée par les Etats industrialisés et émergents (surtout la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud) qui possèdent les moyens technologiques et financiers pour le réaliser. Un plan Marshall global écologique pourrait sans doute contribuer à accélérer l’avènement de la révolution verte, tout en ne laissant pas les pays pauvres sur le bas-côté de la route.

Votre scénario est-il réaliste?

Je le pense en tout cas. D’autres experts estiment le contraire, il faut le reconnaître. Certains prétendent que le XXIe siècle sera celui du charbon. Ils se basent sur les chiffres, les problèmes du développement des pays pauvres, les besoins des pays riches et émergents, etc. Selon eux, il ne faut pas se faire d’illusions. Nous ne pourrons pas diminuer la consommation énergétique mondiale, et la seule ressource qui peut la soutenir sur le long terme avant épuisement est le charbon. Il est vrai que de se tourner vers les énergies renouvelables et, de manière générale, vers le développement durable tout en réglant les problèmes économiques des uns et des autres est un défi extraordinaire.

Mais si l’on ne fait rien, les risques sont également considérables…

Un des scénarios étudiés par les scientifiques est celui que l’on appelle business as usual: on continue comme si de rien n’était. Les plus optimistes estiment que, même dans ce cas, les effets environnementaux seront contenus. Les autres prévoient des catastrophes naturelles et humaines de grande envergure. Cela fait partie des débats scientifiques. Il existe un autre scénario que l’on pourrait attribuer à l’Agence internationale de l’énergie, sise à Paris: les pays riches tentent de corriger le tir à coups de conférences internationales, de mesures du type de celles de Kyoto, etc. C’est un peu ce qui se passe actuellement. Ce n’est pas suffisant, à mon avis. Et puis certains élaborent des scénarios ambitieux auxquels j’adhère et dont on vient de parler. Mais pour qu’ils deviennent réalité, il ne faut pas se contenter de réformettes. Il faut une véritable révolution.

A lire aussi: «Les Controverses de l’énergie», par Franco Romerio, collection Le savoir suisse, PPUR, 2007, 133 p.

Inauguration officielle
de l’Institut des sciences de l’environnement

Fonctionnel depuis deux ans, l’Institut des sciences de l’environnement (ISE) a été officiellement inauguré le 24 septembre dernier. L’événement a notamment été marqué par une conférence de Claude Lorius, professeur émérite au CNRS et membre du Groupe intergouvernemental pour l’étude de l’évolution du climat (GIEC) sur le thème «Climat et Environnement: le message des glaces»

Fruit de la refonte du Centre universitaire d’écologie humaine (CUEH), du Centre universitaire d’étude des problèmes de l’énergie (CUEPE) et de l’Institut d’architecture, l’ISE mobilise également des membres de la Faculté des sciences économiques et sociales et de la Faculté des sciences.

La vocation de l’Institut est de promouvoir l’enseignement et la recherche pluridisciplinaires dans des domaines comme le climat, l’énergie, l’eau, la biodiversité, l’urbanisme, la santé ou encore la gouvernance.

Sur le plan de la recherche, l’ISE connaît déjà d’importants succès avec la coordination de deux grands projets européens ACQWA et ENVIROGRIDS, la participation à de nombreux autres projets financés par l’Union européenne, le Fonds national suisse de la recherche scientifique, le secteur public ou le secteur privé.

Les liens internationaux de l’ISE comprennent une participation active aux travaux du GIEC, co-récipiendaire en 2007 du Prix Nobel de la paix, à ceux du Programme des Nations unies pour l’environnement ainsi qu’avec l’Organisation mondiale de la santé. Pour renforcer son caractère international, plusieurs accords d’échange de chercheurs et d’étudiants existent déjà avec des universités telles que l’UCLA (University of California at Los Angeles) et l’UQAM (Université du Québec à Montréal).

Côté enseignement, depuis l’entrée en vigueur de la maîtrise universitaire en sciences de l’environnement (MUSE) à la rentrée académique de 2007, l’ISE accueille environ 40 nouveaux étudiants par année.

Trois mots à la mode: «Green New Deal»

Faisant référence au vaste plan de relance mis en œuvre par le président américain Franklin D. Roosevelt en 1933, le terme de Green New Deal est apparu pour la première fois sous la plume de l’éditorialiste Thomas Friedman dans les colonnes du New York Times le 19 janvier 2007. Constatant les effets du réchauffement climatique et l’inaction de l’administration de George W. Bush, il pensait qu’un tel plan serait le seul capable de changer radicalement l’approvisionnement en énergie des Etats-Unis.

• Début 2007, un groupe de pression britannique s’inspire lui aussi de Franklin D. Roosevelt lorsqu’il se baptise Green New Deal Group. Composé de personnalités politiques, de journalistes, d’économistes et de défenseurs de la nature, il publie un rapport le 21 juillet 2008 dans lequel il énumère les mesures politiques qu’il faudrait prendre pour tenter de contrer les effets des changements climatiques, de la crise financière actuelle et du peak oil, c’est-à-dire le moment où la production mondiale de pétrole commencera à décliner. Publié par the New Economics Foundation, un think-and-do tank britannique, le rapport appelle à une nouvelle régulation de la finance, des taxes ainsi qu’à un investissement gouvernemental massif dans les sources d’énergie renouvelable.

• En octobre 2008, c’est au tour du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) de reprendre à son compte l’initiative du président Roosevelt. L’agence onusienne appelle elle aussi à un Green New Deal, car «la mobilisation et la re-focalisation de l’économie mondiale sur les investissements dans des technologies propres et des infrastructures naturelles, telles que les forêts et les sols, sont le meilleur pari pour une réelle croissance, pour combattre le changement climatique et provoquer des créations d’emplois au XXIe siècle».

La Société à 2000 watts

La Société à 2000 watts est un concept créé par l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich en 1998. Il s’agit d’une vision à long terme dans laquelle chaque habitant des pays industrialisés ne consommerait qu’en moyenne 2000 watts, toutes énergies confondues (chauffage, mobilité, électricité…), y compris l’énergie grise. Et ce, sans diminuer le niveau de confort ni la qualité de vie auxquels l’Occidental est habitué. Les trois quarts de cette puissance proviendraient de sources renouvelables (soleil, vent, biomasse, géothermie…). Seuls 500 watts pourraient être tirés des énergies fossiles (pétrole, gaz et charbon).

Deux mille watts correspondent à la puissance moyenne consommée par chaque Terrien aujourd’hui. Mais les disparités sont grandes. Un Bangladeshi n’utilise que quelques centaines de watts, alors qu’un Suisse en consomme 5000, ce qui est juste en dessous de la moyenne européenne, située à 6000 watts. Les habitants des Etats-Unis font exploser les jauges avec leurs 12 000 watts par tête. Le Genevois, quant à lui, obtient un score honorable avec 4000 watts.

Ramener le train de vie de chacun à 2000 watts (ce qui revient à une consommation de 2700 litres de pétrole par an), c’est revenir au niveau de consommation en vigueur dans les années 1960. Cela obligerait les riches à des économies drastiques, mais pas impossibles, tout en offrant aux Etats plus pauvres une marge de développement importante.

En 2002, le Conseil fédéral a intégré le concept de la Société à 2000 watts dans sa stratégie pour le développement durable. En 2007, le canton de Genève a décidé d’adopter à son tour ce principe dans sa nouvelle Conception générale de l’énergie. Cette stratégie fixe un certain nombre d’objectifs à court terme. Il s’agit ainsi de parvenir, d’ici à 2010, à réduire la consommation d’énergie fossile de 200 watts par habitant (-6,25% par rapport à 2005), d’augmenter l’approvisionnement en énergies renouvelables de 100 watts par habitant (+11% par rapport à 2005) et de maintenir un approvisionnement en électricité d’origine non nucléaire.