Campus n°97

Dossier

photo1

Aux sources de l’histoire

De par son importance politique primordiale pour le développement des Etats-nations, l’histoire nationale a longtemps été prédominante. Mais ce n’est de loin pas la seule manière d’aborder cette discipline, comme l’explique Michel Porret, directeur du Département d’histoire générale

Le développement de l’histoire nationale est indissociable de l’émergence des Etats-nations au XIXe siècle. Quel est le fondement de cette relation?

Michel Porret: Le modèle classique, qui domine tout le XIXe siècle et perdure, à quelques notables exceptions, jusqu’aux années 1950, est forgé en France dans les années qui suivent la Révolution de 1789. Il s’agit d’un récit éminemment politique dans la mesure où l’objectif visé est de relier l’expérience révolutionnaire, qui est fondatrice de la liberté moderne, aux origines mêmes de la nation. En d’autres termes, il faut parvenir à montrer que la chute de l’Ancien Régime n’est pas une sorte d’accident de l’histoire, mais la continuité ou plutôt l’aboutissement d’un processus de perfectibilité inhérent à la modernité.

Est-ce à dire que l’histoire des nations n’est que pure invention?

Pas tout à fait. Tout récit historique repose certes sur l’interprétation et la position idéologique de son auteur. Il peut par ailleurs être utilisé à des fins purement politiques, mais il y a une limite qu’on ne peut pas franchir. Sans sources, il ne peut en effet être question d’écrire l’histoire. Ce qui fait la différence entre un récit de fiction et un récit d’histoire, c’est que ce que raconte l’historien doit toujours pouvoir être vérifié dans les archives. Franchir cette limite, c’est manquer à ce que Bronislaw Baczko (qui a enseigné à l’Université de Genève entre 1974 et 1989, ndlr) appelait «la responsabilité morale de l’historien». Or, le XIXe siècle, c’est également l’âge d’or de la source. C’est à ce moment que l’on commence à publier la plupart des documents anciens sur lesquels les chercheurs travaillent aujourd’hui encore. Et même si les historiens de l’époque interprètent les sources dans le sens qu’ils souhaitent donner au récit national, ils disposent d’un immense corpus pour justifier les faits qu’ils avancent.

Quelles conséquences cette façon de travailler a-t-elle sur l’écriture de l’histoire?

Elle a eu une influence durable qui s’est traduite par une prééminence très nette pour tout ce qui touche au passé de l’Etat et des institutions, ainsi qu’à l’histoire militaire. La profession a négligé l’ensemble des sources évoquant des thèmes comme la vie quotidienne, la justice ou la culture jusqu’aux années 1930. Ensuite, cette lacune a commencé à être comblée avec l’avènement, autour de «l’histoire-problème», de ce que l’on pourrait appeler l’histoire des mentalités.

C’est-à-dire?

Si on cherche, par exemple, à comprendre pourquoi le passeport s’impose après la Révolution française, il y a deux façons de procéder. D’une part, si l’on s’en tient à l’approche classique, on peut essayer de retrouver désespérément l’origine du passeport en recherchant dans les archives, ce qui a peu de chances d’aboutir. De l’autre, on peut s’efforcer de démontrer comment, dans une société centrée autour de la figure du citoyen, l’idée d’identifier un individu à un document écrit parvient à s’imposer dans la culture politique. Cette façon de faire de l’histoire régressive ne demande pas une érudition particulière, mais une mise en problématique rigoureuse des documents. Ce qui compte, c’est de parvenir à poser un problème pour comprendre un sujet d’actualité. C’est ce que faisaient déjà des auteurs comme Montesquieu ou Voltaire en expliquant que le déclin de la monarchie française vers 1750 était dû à un héritage de l’absolutisme neutralisant les corps intermédiaires de la société et empêchant de ce fait les idées libérales de progresser. C’est aussi ce que feront les historiens de l’«école» des Annales à partir des années 1930.

Que se passe-t-il à ce moment?

Le développement de l’histoire-problème est en partie une réaction à l’utilisation qui a été faite de l’histoire dans les événements qui ont conduit au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Pour des auteurs comme March Bloch ou Lucien Fèbvre, l’histoire mise au service de la nation et de l’impérialisme est une impasse puisqu’elle conduit à la guerre. Plutôt que de continuer dans cette voie, il s’agit donc de se pencher sur des phénomènes qui sont à la fois plus significatifs et moins visibles comme les structures économiques ou les mentalités. La crise de 1929 a également joué un rôle en amenant de nombreux économistes à s’intéresser à l’histoire. C’est notamment le cas d’Ernest Labrousse, qui, dans les années 1930, se base sur une analyse de l’évolution du prix du blé pour expliquer la Révolution française et non plus uniquement sur l’opposition entre monarchie et tiers état. Ce genre d’approche a ouvert un énorme champ de recherche que nous n’avons pas encore fini d’explorer aujourd’hui.

L’historien américain Francis Fukuyama avait donc tort lorsqu’il évoquait la «fin de l’histoire» en 1989?

Fukuyama considère alors que le consensus sur la démocratie libérale qui s’imposera immanquablement à la suite de l’effondrement du bloc communiste marque la fin de la progression de l’histoire humaine, qu’il envisage essentiellement comme un combat entre des idéologies antagonistes. Depuis le 11 septembre 2001, il paraît évident qu’il s’est trompé.

Vous avez participé cette année aux Rendez-vous de l’histoire qui sont organisés à Blois. Cette manifestation, qui en est à sa douzième édition, réunit des centaines d’historiens en tout genre et un public considérable. Qu’en avez-vous retiré?

Le premier constat est que l’histoire suscite aujourd’hui un très grand intérêt. Même si les tirages sont parfois modestes, l’offre est très large et il y a beaucoup plus de titres disponibles sur le marché qu’il y a vingt ou trente ans. J’ai également été frappé par la domination écrasante des livres sur l’histoire du corps et des écrits de vie de soldats de la Première ou de la Deuxième Guerre mondiale. Il semble que face à un système économique dont plus personne ne comprend le fonctionnement, on assiste aujourd’hui à un retour vers l’individualité en mettant en avant des héros anonymes et non plus la vie de quelques «grands hommes».

Président de la Commission d’experts chargée d’éclaircir le rôle de la Suisse durant la Deuxième Guerre mondiale, Jean-François Bergier est décédé récemment. Quel impact ont eu ses travaux?

La Suisse a longtemps vécu avec l’idée qu’elle pouvait avoir la conscience tranquille par rapport à son passé. Aux yeux de nos parents et de nos grands-parents, la Mobilisation ou le rationnement alimentaire montraient que la Suisse avait fait ce qu’il fallait pour échapper au mal durant la Deuxième Guerre mondiale. Le Rapport Bergier a prouvé de manière incontestable que nous nous étions accommodés comme les autres de la réalité du moment et que nous n’avions pas forcément les mains propres. Ce qui a largement contribué à désenchanter la vision que les Suisses avaient d’eux-mêmes.

Peut-on faire un lien entre cette profonde remise en question de l’identité nationale et le succès de formations politiques défendant des idées xénophobes?

Toucher à la mémoire nationale conduit forcément à modifier la configuration politique d’un pays. Et pour l’heure, pour beaucoup de citoyens suisses, il semble encore difficile d’accepter le désenchantement.