Campus n°97

Sociologie

Les masses silencieuses ont la parole

Les classes populaires sont davantage marquées par un certain décalage par rapport aux normes sociales dominantes que par une très grande précarité matérielle. C’est ce que démontrent les résultats d’une enquête basée sur deux douzaines de témoignages

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Dans un monde où l’individu est roi, la notion de classes populaires fait-elle encore sens? Cette interrogation est au centre d’un ouvrage signé par un groupe de chercheurs conduit par Franz Schultheis, professeur au Département de sociologie jusqu’à son départ pour l’Université de Saint-Gall en 2008. Un travail qui démontre que cet objet d’étude conserve aujourd’hui encore toute sa pertinence. Car même si l’effondrement du monde ouvrier au profit d’une société de services a entraîné une perte de repères et une érosion de l’identité collective des couches défavorisées de la population, ces dernières n’ont pas disparu pour autant. Moins marquées par la précarité matérielle que par un certain décalage par rapport aux normes dominantes, elles forment bel et bien un ensemble cohérent dont l’habitus se démarque de celui des couches moyennes. Explications

«Depuis quelques décennies, on constate une forme de dédain envers les réflexions sur les classes sociales, explique Arnaud Frauenfelder. Aux yeux de nombreux sociologues, c’est un sujet qui est devenu obsolète dans des sociétés désormais marquées par l’individualisme où l’on serait tous membres, à des degrés divers, d’une même couche moyenne. L’objectif de notre ouvrage est de remettre en cause ce discours, aujourd’hui largement repris par les milieux politiques et médiatiques, et d’évaluer sa pertinence en examinant de très près la manière dont ces populations vivent leur quotidien. En d’autres termes, il s’agit de voir dans quelle mesure des conditions d’existence matérielle relativement précaires peuvent être associées à des attitudes envers la vie quotidienne qui structurent la manière de penser et d’agir de certaines catégories de la population.»

Basée sur une approche qualitative, l’enquête menée par les chercheurs genevois présente et analyse deux douzaines de témoignages centrés sur l’économie domestique, l’éducation des enfants, les comportements alimentaires, le rapport à l’école, les loisirs ou l’hygiène. A une exception près – un père de famille monoparentale – c’est la voix des femmes qui a été privilégiée en raison de la position centrale qu’elles occupent au sein de la sphère domestique. Caméristes, gardes d’enfant ou restauratrices de meubles anciens, les personnes interrogées pour les besoins de l’enquête ont presque toutes une activité rémunérée en dehors de leurs tâches de mères au foyer. Souvent indispensables pour «joindre les deux bouts», ces emplois peu valorisés, mal rémunérés et exigeant peu de qualifications ne sont cependant pas jugés très favorablement par celles qui les occupent. «Cette façon d’appréhender le monde professionnel reflète la persistance d’un modèle hérité du XIXe siècle dans lequel c’est l’homme, considéré comme le chef de famille, qui est chargé d’assurer le gagne-pain, constate Arnaud Frauenfelder. Il ne faut toutefois pas s’y tromper: il ne s’agit pas d’une soumission aveugle, mais d’une forme d’accord sur le partage des tâches reposant sur le consentement mutuel des deux membres du couple.»

A cette division sexuelle des rôles très marquée s’ajoute un fort attachement à la sphère familiale. Alors que le travail à l’extérieur du foyer est souvent associé à une certaine pénibilité, la vie «entre soi» se caractérise d’abord et surtout par une attitude hédoniste qui vise à privilégier les petits plaisirs de l’existence tant dans les activités domestiques que durant les moments de loisirs, la plupart du temps vécus en commun. «Qu’il s’agisse du temps passé devant la télévision, de l’usage des jeux vidéo par les enfants ou du rapport à l’alimentation, le plaisir passe généralement avant la réflexion dans ces milieux, complète Arnaud Frauenfelder. Pour ces familles, qui ont relativement peu de contacts avec l’extérieur et peu de perspectives d’ascension sociale, il s’agit avant tout de profiter de l’instant présent.»

Ce n’est pas pour autant que les classes populaires se montrent «laxistes» dans l’éducation de leurs enfants. Dans ce domaine en effet, le respect, le travail et la discipline demeurent des valeurs essentielles. Contrairement à ce qui se passe au sein des classes moyennes, où c’est l’autorégulation de l’enfant qui est l’objectif à atteindre, l’éducation vise ici surtout à surveiller et à interdire. Peu d’espace est laissé au débat et il s’agit d’obéir sans discussion en cas de conflits. Et quand les choses vont trop loin le recours aux châtiments corporels (claques, fessées) n’est pas exclu. «De nombreux témoignages montrent que ces parents sont conscients du fait que le recours à la violence physique est perçu par la société comme une mesure inappropriée et contestable d’un point de vue moral, précise Arnaud Frauenfelder. Mais dans le même temps, c’est une pratique qui se justifie à leurs yeux parce que, chez eux, «c’est comme ça qu’on fait» ou parce que, plus simplement, c’est un moyen efficace de venir à bout d’une crise.»

Ne posant pas véritablement problème à l’intérieur du cercle familial, ce décalage par rapport aux normes majoritairement acceptées dans le reste de la société – que l’on retrouve dans de nombreux autres domaines – nourrit une relation très ambivalente avec le monde extérieur et en particulier avec des institutions telles que l’école, le psychologue, le logopédiste ou le pédiatre. Fait relativement nouveau par rapport aux populations laborieuses du siècle précédent, les personnes interrogées dans le cadre de l’enquête s’efforcent en effet dans leur immense majorité de jouer le jeu, d’aider leurs enfants à faire leurs devoirs, voire de suivre les prescriptions des milieux médicaux. Comme le montrent de nombreux exemples, elles sont parfaitement capables de donner le change, soit en collaborant de manière minimale aux injonctions extérieures, soit en déployant des tactiques d’évitement permettant de se protéger d’une culture dont elles ne maîtrisent pas complètement les codes. Mais ce désir de conformité se heurte souvent à une forme d’incompréhension de la part des acteurs officiels du système, ce qui génère un sentiment de honte et d’illégitimité aboutissant souvent à renforcer la valeur refuge du foyer familial et la tendance de ces familles à se replier sur elles-mêmes.

«Le paradoxe, c’est qu’au moment même où les classes populaires ont commencé à accéder à un niveau de vie leur permettant de se conformer au modèle bourgeois de la famille qui s’est imposé à partir du XIXe siècle dans les couches plus aisées de la population, ce modèle a commencé à se transformer radicalement pour évoluer vers un individualisme moral qui fait qu’aujourd’hui ce n’est plus l’individu qui est au service de la famille, mais la famille qui est au service de l’individu, conclut Arnaud Frauenfelder. Ce phénomène a débouché sur la constitution de nouvelles barrières sociales d’autant plus infranchissables que, dans la plupart des cas, les spécialistes de l’éducation semblent exiger des classes populaires une adhésion aveugle à des règles dont ils ne comprennent pas la légitimité et qui, à leurs yeux, ne font pas vraiment sens sur le plan rationnel. Et cela sans jamais vraiment chercher à comprendre ce qui motive ces attitudes ni à dépasser le jugement moral. A cet égard, il est troublant de constater à quel point nos sociétés, qui ne cessent de valoriser le pluralisme et la diversité, peuvent dans certains cas se montrer intolérantes à l’égard de ceux qui ne rentrent pas tout à fait dans le moule.»

Vincent Monnet

* «Les Classes populaires aujourd’hui. Portraits de familles, cadres sociologiques», par Franz Schultheis, Arnaud Frauenfelder, Christophe Delay, Nathalie Pigot, Ed. L’Harmattan, 536 p., publié avec l’appui du FNS.