Campus n°98

Médecine

Benzodiazépines et dépendances

Des chercheurs ont découvert les mécanismes par lesquels ces médicaments aux pouvoirs somnifères et anxiolytiques peuvent développer une addiction. Il serait même possible d’éviter cet effet secondaire en choisissant la bonne molécule

benzo
On sait depuis longtemps que les benzodiazépines sont susceptibles de provoquer une dépendance. On ignore en revanche par quel mécanisme cette classe de molécules aux nombreuses vertus (somnifère, anxiolytique, antiépileptique, myorelaxante et amnésique) s’y prend pour s’attacher durablement les faveurs de la personne qui en consomme. Une lacune désormais comblée grâce à un article paru dans la revue Nature du 11 février 2010. Christian Lüscher, professeur au Département de neurosciences fondamentales, l’assistante postdoctorale Kelly Tan et leurs collègues y confirment d’abord que le Valium et ses innombrables cousins stimulent bel et bien la libération de dopamine (l’hormone de la récompense) dans le cerveau. Les chercheurs démontrent ensuite que les benzodiazépines induisent un changement dans la transmission synaptique, ce qui est considéré comme une signature indéniable du passage dans le système nerveux central d’une substance addictive. Ils concluent enfin qu’il est possible de développer des benzodiazépines dépourvues de cet effet secondaire indésirable, mais qui conservent un pouvoir anxiolytique.

«C’est le souhait de tout le monde (industrie pharmaceutique, médecins et patients) que de pouvoir séparer ces différents effets, explique Christian Lüscher. Les benzodiazépines représentent une famille de substances qui compte aujourd’hui une centaine de molécules différentes. Et un très grand nombre de médicaments disponibles sur le marché en fait partie: le Valium, qui est le plus ancien, le Dormicom, le Stilnox, le Dalmadorm, le Xanax… Le problème de l’addiction à ces produits concerne de nombreux patients qui en consomment sur prescription de leur médecin, mais qui finissent par perdre le contrôle. Il touche aussi d’autres personnes qui les utilisent à des fins récréatives.»

Le sixième effet

Il y a dix ans, une équipe zurichoise a franchi un premier pas. Elle est parvenue à différencier, du point de vue moléculaire, deux des cinq effets des benzodiazépines. En travaillant sur un modèle animal, ils ont remarqué que ces molécules induisent la somnolence en agissant sur un récepteur situé à la surface des neurones et qui s’appelle GABAA de type α1. L’effet anxiolytique, lui, est obtenu via un récepteur très semblable, mais tout de même différent, le GABAA de type α2. Les chercheurs ont pour cette étude conçu des souris génétiquement modifiées de telle sorte que les benzodiazépines ne peuvent plus s’amarrer au récepteur de type α1.

Ce sont ces animaux transgéniques qui ont permis à l’équipe de Christian Lüscher d’étudier le sixième effet de la benzodiazépine: l’addiction.

Les drogues connues qui ont le pouvoir de rendre leur consommateur accro ont toutes comme résultat d’augmenter le taux de dopamine dans le cerveau. Mais elles le font de manière différente. La première est indirecte. Les opioïdes et les cannabinoïdes, par exemple, bloquent des inhibiteurs qui empêchent, en temps normal, un type de neurones de produire trop de dopamine. La nicotine, elle, agit directement sur ces mêmes neurones et ouvre les vannes aux hormones du plaisir. La cocaïne, enfin, entrave la capture de la dopamine libérée dont la concentration finit par augmenter dans le cerveau.

Les résultats obtenus par l’équipe genevoise ont permis de confirmer que les benzodiazépines appartiennent à la première classe de drogues. Elles agissent sur la désinhibition des neurones à dopamine, à l’instar de l’héroïne ou du cannabis. Leur action dopaminergique est confinée à l’aire tegmentale ventrale (ATV) du cerveau et s’appuie sur les récepteurs GABAA de type α1, les mêmes qui sont impliqués dans l’effet somnifère.

Laisser des traces

«Le fait que ces substances agissent sur le système dopaminergique est une condition nécessaire, mais pas suffisante pour pouvoir prétendre qu’elles détiennent un quelconque pouvoir d’addiction, précise Christian Lüscher. Il faut encore qu’elles laissent une trace de leur passage dans le cerveau. En l’occurrence, ce que nous cherchons est une modification dans la transmission synaptique.»

En testant différentes molécules et différentes souris, ils ont pu mettre en évidence la présence de cette signature lors de l’utilisation de certaines formes de benzodiazépine. «C’est le cas du midazolam, un produit puissant et pour lequel le risque de dépendance est bien connu, explique Christian Lüscher. C’est le cas aussi du zolpidem, ce qui est davantage une surprise. Cette molécule, vendue sous le nom de Stilnox, a été introduite sur le marché, il y a dix ans, avec la promesse qu’elle présenterait un risque de dépendance très faible. Nos résultats démontrent qu’il n’en est rien, ce dont on se doutait déjà, en réalité, mais sans en avoir la preuve.»

La bonne surprise vient plutôt des benzodiazépines encore expérimentales qui activent tous les récepteurs, sauf le GABAA de type α1. En d’autres termes, ces molécules n’entraînent pas de somnolence, ni de phénomène d’addiction. Mais elles conservent leurs pouvoirs anxiolytiques. Chez les souris du moins.

«Un tel médicament, s’il parvient un jour à obtenir toutes les autorisations de mise sur le marché, serait très intéressant, souligne Christian Lüscher. On pourrait par exemple l’utiliser pour soigner d’autres addictions grâce à son effet anxiolytique. Et ce, tout en évitant d’ajouter une deuxième addiction à la première et de provoquer des problèmes de somnolence qui sont fréquents dans ce genre de traitements.»

Les résultats des chercheurs genevois ne fournissent en revanche pas de solution pour séparer l’effet somnifère de l’addiction, étant donné qu’ils dépendent tous deux de l’action de la benzodiazépine sur le même récepteur (le GABAA de type α1). La seule différence est spatiale. L’addiction commence avec une action dans l’ATV, la somnolence, elle, est contrôlée par des centres dans le tronc cérébral. Et, à ce jour, il n’existe pas de médicament qui puisse agir dans une zone du cerveau et pas une autre. Le sang, par lequel tout traitement arrive au système nerveux central, inonde tout.

Anton Vos