Les accidents de la route impliquant des véhicules affectés au transport de marchandises sont souvent spectaculaires et provoquent un grand nombre de victimes. C'est ainsi que les chauffeurs poids-lourds se trouvent concernés en première ligne (23). C'est pour cette raison que le législateur a promulgué des lois visant à s'assurer de leur bonne santé.
L'ordonnance fédérale du 27 octobre 1976 réglant l'admission des personnes et des véhicules à la circulation routière (OAC) fixe les exigences légales (Annexe 1) concernant l'aptitude à conduire des chauffeurs poids-lourds, en particulier les examens périodiques médicaux auxquels ces derniers sont soumis. Les cantons en règlent l'organisation de détail.
A Genève, le Service des Automobiles et de la Navigation s'adjoint la collaboration de médecins-conseils installés en cabinet, volontaires, nommés par le Conseil d'Etat, au nombre de 30 (mai 2000). Chaque titulaire de permis de conduire d'un véhicule de type poids-lourds reçoit par courrier postal une convocation pour cet examen périodique, complétée de la liste des médecins-conseils, généralistes et internistes pour la plupart. Le libre choix à l'intérieur de la liste est préservé. Le titulaire d'un permis poids-lourds peut changer de médecin-conseil d'une fois à l'autre, s'il le désire.
Médecin généraliste installé en cabinet privé depuis 1981, dans une région de campagne genevoise proche de grandes zones industrielles et de gravières, je suis devenu médecin-conseil du Service des Automobiles et de la Navigation depuis janvier 1987. A ce titre, j'ai reçu plusieurs centaines de titulaires de permis de conduire de type poids-lourds; les uns, majoritaires, chauffeurs de métier, les autres exerçant diverses autres professions, mais souhaitant garder ce type de permis qu'ils avaient acquis un jour.
Dès les premières consultations, j'ai été frappé par la fréquence des chauffeurs présentant des signes manifestes d'excès de poids, voire de franche obésité. Cette forte prévalence me paraissait nettement dépasser celle des patients représentant le reste de ma consultation quotidienne. Ceci d'autant plus que ces hommes me consultaient pour un motif administratif et non pas pour une pathologie dont ils se seraient plaint.
J'ai trouvé, et je trouve toujours, un grand intérêt à ce type de consultation administrative car ces hommes, théoriquement en bonne santé, aiguillonnent ma curiosité à plus d'un titre, devant répondre à plusieurs questions :
C'est ainsi assez naturellement que le sujet de cette présente thèse s'est présenté à mon esprit, ce d'autant plus que les dossiers " patient poids-lourds " s'accumulaient au fils des ans, proposant un " terreau " de recherche à portée de main. En effet la recherche au cabinet médical est un sujet d'actualité qui permet de créer des passerelles entre le milieu médical universitaire et la pratique de la médecine privée (38).
Ce travail s'articule en deux parties : une revue de la littérature, d'une part, dans laquelle nous découvrirons avec surprise que les publications en langue française sont quasi inexistantes, et d'autre part une contribution plus personnelle sous la forme d'une étude épidémiologique longitudinale sur quatorze ans, s'appuyant sur mes dossiers médicaux.
Diverses questions peuvent dès lors être formulées ainsi :
C'est à ces questions que ce travail va s'efforcer de répondre, en utilisant, je l'ai dit, le matériel récolté au cabinet médical et celui mis aimablement à disposition par le Service d'épidémiologie clinique du Département de médecine communautaire des Hôpitaux Universitaires de Genève.
Une première recherche sur Internet fut infructueuse : les publications récentes intégrant les chauffeurs poids-lourds concernaient surtout les risques infectieux, sida en particulier. Il s'agit en effet d'une population migrante par métier, vivant de ce fait de longues périodes éloignée de son domicile et dans des conditions socioprofessionnelles souvent difficiles.
Un travail plus approfondi révéla par la suite que les chauffeurs professionnels ont été très étudiés depuis longtemps sur le plan de leur exposition à d'autres facteurs de risques, cardio-vasculaires en particulier, mais aussi ceux liés aux conditions de la circulation routière.
Nous nous concentrerons donc d'abord sur les facteurs de risques cardio-vasculaires majeurs, ensuite sur les facteurs professionnels.
La prévalence des maladies cardio-vasculaires augmente avec l'âge. Ce qui est vrai pour la population en général l'est aussi pour les chauffeurs professionnels et poids-lourds (5, 22, 23, 24).
Cependant, ces dernières catégories sont soumises à des contrôles médicaux réguliers tout au long de leur vie professionnelle dont on peut espérer un meilleur suivi médical. Nous rappelions dans notre introduction la fréquence obligatoire de ces contrôle pour la Suisse (Annexes 1, 2). D'autres pays observent des règles proches. A noter que certains d'entre eux limitent l'accès à la profession de chauffeur poids-lourds en cas de pathologies spécifiques : troubles de la vue importants, épilepsie, diabète insulinodépendant (2, 5, 11, 32, Annexe 1).
Par ailleurs, l'examen médical périodique peut amener le médecin à refuser l'autorisation de conduire en cas de découverte d'une pathologie importante, ignorée jusqu'alors comme un alcoolisme et une épilepsie par exemple.
La carrière professionnelle d'un chauffeur commence vers l'âge de 20 à 25 ans, pour se terminer vers l'âge de 65 ans. Mais la répartition des âges des chauffeurs en activité ne correspond pas à la pyramide des âges de la population générale. En particulier pour les classes plus âgées, nettement moins représentées.
Le tableau 1 illustre cet aspect sur un collectif de 2945 chauffeurs d'une étude américaine de 1993 (16).
Fréquemment, dans leur dernière décennie professionnelle, les chauffeurs changent de fonction dans leur entreprise, ou de métier après une maladie importante comme un infarctus du myocarde (10, 12, 13), des dorsalgies invalidantes (12, 13, 14), ou des accidents (13); ceci afin de retrouver une vie plus calme et moins stressante, mieux adaptée à leur âge ou à leur nouvel état de santé.
Les chauffeurs professionnels présentent souvent des valeurs élevées des lipides sanguins. La moyenne des taux de cholestérol se situe ainsi au-dessus de 6,0 mmol/l. (8, 25, 26). Il en est de même pour les triglycérides (8, 25).
La relation de ces valeurs élevées avec des conséquences négatives sur la santé des chauffeurs se retrouve dans plusieurs études. Une des plus anciennes, datant de l966 (22), montre des taux très élevés dans les cas de maladie coronarienne ischémique chez 667 chauffeurs et contrôleurs de bus londoniens. Précisons que les chauffeurs présentaient " des niveaux de lipides sanguins substantiellement plus élevés que les contrôleurs du même âge. "
En 1983, une étude norvégienne (8) met en évidence des valeurs de lipides plus élevées chez 52 chauffeurs poids-lourds et de bus en les comparant à 52 travailleurs de l'industrie de la porcelaine.
Au contraire, une étude suédoise de 1993 (12) ne relève pas de différences significatives pour les taux de cholestérol total, de HDL cholestérol et des triglycérides en cherchant à identifier des indicateurs de risque de maladie coronarienne ischémique chez les chauffeurs professionnels, afin d'élaborer une stratégie de prévention. Sont comparés un groupe de 440 chauffeurs professionnels (333 poids-lourds et 110 bus) et un autre groupe constitué de 1000 participants à l'étude MONICA (MONItoring of determinants and trends in CArdio-vascular diseases) de l'OMS.
Facteur de risque cardio-vasculaire important, la tension artérielle est mesurée dans un grand nombre d'études.
L'étude anglaise de 1966 (22) sur les " busmen " londoniens révèle en particulier qu'ils présentent dès 50 ans une pression systolique plus élevées que les contrôleurs.
Une étude américaine de 1979 (5) dirigée par D. Wyckoff, professeur associé à l'Université de Harvard a étudié 9630 questionnaires concernant des chauffeurs poids-lourds recrutés sur 300 sites du territoire des USA.. 2,6 % des moins de 25 ans ont déclaré être atteint d'hypertension artérielle, 6,3 % entre 30 et 50 ans et 10,5 % des plus de 50 ans.
L'auteur reconnaît cependant que son étude repose sur des déclarations personnelles de l'état de santé des chauffeurs. Des mesures précises n'ont pas été effectuées, ce qui affaiblit grandement la valeur de ce travail.
Une étude danoise de 1981 (10) met en évidence une tension plus élevée chez 1741 chauffeurs de bus de Copenhague comparés à 1444 chauffeurs de locomotives du pays.
En 1987, une étude américaine (15) suit pendant cinq ans 1500 chauffeurs
(noirs et blancs) de bus, " cable-cars " et autres tramways. Leur tension artérielle est significativement plus élevée que dans les trois groupes comparés, à savoir des individus recrutés pour des études locale et nationale de santé et d'autres provenant d' examens d'embauche comme futurs chauffeurs.
L'étude norvégienne (8) citée plus haut observe que les valeurs élevées de pression systolique provoquent une incidence augmentée de 20 % pour la survenue de maladies cardio-vasculaires chez les chauffeurs.
Plus originale, une étude suédoise de 1992 (27) rapportée par Belkic et coll. (19) mesura la tension artérielle ambulatoire durant une journée de travail chez 30 chauffeurs de bus citadins comparés à 20 journalistes, travaillant en bureau, tous étant normo tendus. Elle mit en évidence une augmentation significative des valeurs systoliques et diastoliques chez les chauffeurs juste avant, pendant et après leur période de conduite; et ce comparé aux même temps de travail chez les journalistes. En dehors des heures de travail, les tensions artérielles des deux groupes ne différaient pas significativement.
Perloff et coll. (28) considèrent à ce sujet qu'une tension plus élevée enregistrée ambulatoirement est un meilleur prédicateur d'événements cardiaques aigus, comparé à une mesure enregistrée en cabinet.
Signalons ici que l'étude suédoise (12) citée plus haut, ne trouva pas de différence significative pour les valeurs tensionnelles mesurées non ambulatoirement chez les chauffeurs professionnels par rapport au groupe de l'étude MONICA.
La fumée représente un risque majeur chez les chauffeurs poids-lourds en particulier, car leur vie professionnelle se déroule en grande partie en cabine, milieu confiné par définition. Ils sont donc soumis activement et passivement à leur fumée.
De plus, ce sont souvent de gros fumeurs comme le montre une étude américaine de 1993 (16) concernant 2945 chauffeurs interrogés lors d'un grand rassemblement professionnel. En effet, plus de 50 % déclaraient fumer, dont 37 % plus d'un paquet de cigarettes par jour. La moyenne américaine des fumeurs blancs se situe entre 30 % et 35 % en 1987.
Chez les chauffeurs, les fumeurs dépassent les 60 % entre 25 et 45 ans, et diminuent à 45 % chez les 45-64 ans. A noter qu'un fumeur sur quatre a manifesté le désir de recevoir des informations sur les programmes de désaccoutumance.
Ces chiffres sont confirmés par d'autres travaux (12, 22); mais, paradoxalement certaines études ne reconnaissent pas la fumée comme un problème pour les chauffeurs (5: étude plus sociologique que médicale), ou ne notent pas de différences avec d'autres professions (8, 10).
A noter que l'étude danoise (10) déjà citée, conclut que les chauffeurs de bus ne fument pas plus que la population urbaine du pays, tout en remarquant qu'il leur est interdit de fumer durant leur travail ! Ceci d'ailleurs pourrait expliquer une différence avec les chauffeurs poids-lourds qui ne sont pas en contact direct avec le public et de ce fait plus indépendants dans leur choix.
Différentes équipes se sont intéressées à aider les chauffeurs professionnels à cesser de fumer, avec difficultés comme on peut le supposer.
Ainsi une étude suédoise de 1998 (17) présente et compare deux programmes tentant à réduire les niveaux de plusieurs indicateurs de risques de maladie cardio-vasculaire chez les chauffeurs de métier.
Ces programmes ne se concentrent pas uniquement sur le tabagisme, mais l'incluent au même titre que l'activité physique, la diététique et la gestion du stress.
Un groupe de 41 chauffeurs est pris en charge plus individuellement et intensivement que le groupe de référence de 47 autres chauffeurs pour la plupart.
Elle cite Godin (29) révisant vingt-quatre études sur l'efficacité de programmes de désaccoutumance au tabac chez des personnes à risque cardio-vasculaire. Ces études ne concernent pas spécifiquement des chauffeurs poids-lourds. Sept études montrent des changements bien documentés et quatre seulement sont significatives. Il en conclut qu'un programme d'intervention doit se concentrer exclusivement sur la seule désaccoutumance au tabac pour être efficace.
Belkic et coll. (19) citent un succès de 18 % après un suivi de quatre ans pour 66 chauffeurs, en constatant cependant que 25 % d'entre eux avaient augmenté leur consommation de tabac ! Ils relèvent que la difficulté d'arrêter est particulièrement grande chez les gros fumeurs de plus de 30 cigarettes par jour (18), et chez ceux qui fument depuis plus longtemps (30).
Dès les années 1990, la notion d'indice de masse corporelle (IMC), obtenue par le poids divisé par la taille au carré - souvent utilisée dans la littérature scientifique sous sa dénomination anglaise: Body Mass Index (BMI), s'est rapidement imposée, même si son emploi peut susciter quelques restrictions (24 et letters), liées à sa formule de calcul, et surtout son interprétation.
Les valeurs de l'IMC indiquent une insuffisance pondérale de 10 à 18,4 ; un poids normal de 18,5 à 24,9 ; un surpoids de 25 à 29,9 ; une obésité de 30 à 34,9 ; une obésité sévère de 35 à 39,9 ; une obésité morbide à 40 et au-dessus.
Une enquête sur la surcharge pondérale publiée en Suisse en 1999 (1) par Eichholzer et coll. démontre que notre pays compte 33 % d'hommes avec un surpoids, 6 % ont une obésité, 5,8 % une obésité sévère et 0,3 % une obésité morbide.
Au cours de la décennie 80 et au début des années 90, on a constaté aux USA, en Grande Bretagne et en Allemagne une progression nette de la surcharge pondérale de la population. La Suède en revanche n'a présenté qu'une progression minime. A noter que la comparaison entre les trois enquêtes MONICA datant respectivement de 1984-85, 1988-89 et 1992-93 ne révèle une progression significative que pour les hommes de 45 à 54 ans avec un IMC supérieur à 30 (1).
L'obésité chez les chauffeurs poids-lourds a été mise en évidence dans plusieurs études. Rappelons que c'est la perception spontanée de ce problème dans notre consultation quotidienne qui nous a motivé à réaliser le présent travail.
Citons d'abord l'étude londonienne de 1966 (22), qui utilise pour évaluer le degré d'obésité, la mesure de l'épaisseur des plis cutanés sur trois niveaux du corps. Elle démontre que la prévalence de la maladie coronarienne est nettement plus élevée chez les " busmen " obèses.
En 1981, une étude américaine informelle (9) joliment intitulée : " Entre la ceinture de sécurité et le volant : l'espace qui se rétrécit ", mesura le gain constant de poids rencontré chez les chauffeurs poids-lourds. Une évaluation sur deux ans montra un gain de 5,4 kg pour 82,5 % d'entre eux, une perte de 3,1 kg pour 12 %, 5 % restèrent stables. Le nombre de chauffeurs n'est pas cité.
L'étude suédoise de 1993 (12) comparant 440 chauffeurs à un groupe MONICA cite un IMC moyen de 26,3 pour les chauffeurs et de 25,9 pour les autres. La différence est jugée statistiquement significative pour la tranche d'âge 55- 64 ans (Figure 1).
L'étude américaine de 1993 (16) mesure les IMC de 2945 chauffeurs, qu'elle catégorise comme obèse pour une valeur supérieure à 27,8 : 50 % atteignent cette valeur par rapport à 25 % pour le groupe contrôle, composé d'hommes blancs de 20 à 74 ans.
D'autres études vont dans le même sens (6, 7, 12, 17, 18, 26).
Il est important de souligner ici que le poids est souvent sous-estimé par un individu, et ce d'autant plus s'il est obèse, lorsqu'il remplit un questionnaire ou répond à un interview (18, 24, 31).
Toutefois, une étude norvégienne de 1983 déjà citée (8) affirme que le poids ne doit pas être considéré comme un facteur de risque cardio-vasculaire important. Cette étude se base sur la mesure de l'IMC médian d'un groupe de 52 chauffeurs professionnels qui est mesuré légèrement plus élevé que celui d'un groupe contrôle de 52 ouvriers d'une fabrique de porcelaine. La différence entre les deux groupes n'est pas statistiquement significative.
Signalons enfin que ce facteur n'a pas été pris en compte dans certaines études (5, 10, 13).
Les progrès dans la détection et le traitement du diabète font qu'il n'y a pas lieu de limiter le droit de conduire des véhicules pour les chauffeurs professionnels (cf Annexe 1). Cela n'a pas toujours été le cas aux USA (2). Par ailleurs, il y a lieu de rappeler ici que les examens périodiques auxquels les chauffeurs sont soumis permettent la détection des conséquences de cette affection, troubles de la vue, troubles artériels périphériques par exemple.
Diverses études ont montré que le fait d'être diabétique n'augmentait pas de façon significative les risques de la conduite (32). D'autres montrent au contraire une augmentation du risque d'accidents selon le type de véhicule, ou chez les insulinodépendants (2, 11, 37).
Nous n'avons trouvé que deux études mentionnant une histoire familiale de maladie coronarienne chez les chauffeurs (8, 18).
L'étude norvégienne citée plus haut (8) compare les facteurs de risque cardio-vasculaire entre chauffeurs et travailleurs dans l'industrie de la porcelaine.
Le groupe contrôle montra une prévalence plus haute de maladies cardio-vasculaires dans l'histoire familiale alors que ce sont les chauffeurs qui présentaient une prévalence plus importante de ces maladies.
Assis au volant durant plusieurs heures par jour, avec des heures de travail irrégulières, loin de son domicile, on imagine aisément qu'il est difficile pour un chauffeur poids-lourds de pratiquer une activité physique régulière.
De plus, le chauffeur au long cours (" long haul truck drivers ") ne revient pas régulièrement à son domicile, dort souvent dans son camion ou dans des relais ne proposant pas d'infrastructures adéquates : chambres individuelles de repos, restaurants avec nourriture équilibrée, salles de détente ou permettant une pratique sportive.
Or, la surcharge pondérale ou l'obésité ne favorisent pas l'exercice physique régulier (5, 9).
L'étude suédoise de 1993 citée plus haut (12) démontra que les chauffeurs ont une activité physique moindre que le groupe contrôle durant leurs jours de congé.
Par ailleurs, certains chauffeurs (chauffeurs-livreurs) doivent charger et décharger leur camion, passant brusquement d'une dépense physique minimale - la conduite - à une activité intense - la manutention (14, 33, 34).
A cet égard, l'étude bordelaise (14) de Gala et coll. 1971, mentionne que la plupart des accidents encourus par les routiers sont des accidents de manipulation.
Dans l'étude américaine de 1993 (16) citée précédemment, concernant les habitudes de santé de 2945 chauffeurs, seuls 8 % reconnaissent pratiquer une activité physique régulière, 39,5 % parfois et 49,6 % jamais. 2,9 % ne répondent pas.
De plus, les chauffeurs professionnels montrent des niveaux de performance physique plus bas que les contrôles, selon des mesures effectuées sur des bicyclettes ergométriques (19).
Pour contrer ces déficiences, des programmes d'amélioration des facteurs de risques cardio-vasculaires incluent la stimulation et l'encouragement à pratiquer des sports. Leur succès est souvent relatif, mais s'améliore s'ils englobent les familles et sont taillés sur mesure pour chaque participant (17, 18, 19).
La littérature scientifique s'est aussi intéressée aux conditions particulières de travail dans ce métier de chauffeur professionnel.
Nous traiterons donc d'abord des sources de stress typiques de ce métier, à savoir celles liées au matériel : le camion, son chargement ; au milieu : la route et aux conditions socioprofessionnelles.
Ensuite, conséquence de ce stress, la fatigue sera prise en compte. Enfin, son corollaire, les accidents.
Pour essayer d'être complet, quelques lignes s'intéresseront à la condition féminine dans ce métier.
Les chauffeurs vivent souvent en symbiose avec leur véhicule, qui est parfois leur propriété, et qui fait partie d'eux-mêmes comme ils le reconnaissent volontiers. Il suffit pour cela de feuilleter les nombreux périodiques professionnels que l'on trouve dans les maisons de presse de chaque pays.
L'étude " Truck drivers in America " de D.D. Wyckoff (5) est riche d'enseignement. Elle nous fait part des conditions de vie en cabine, du confort relatif parfois de celles-ci, et du degré de fiabilité des chauffeurs dans leur matériel : état des freins, influence du bruit, des trépidations, des gaz inhalés (CO) ; elle évoque enfin les dorsalgies, les hémorroïdes, la contrainte constante du port de la ceinture de sécurité, etc. (9, 15, 16, 19).
Penser ici au fameux livre de Georges Arnaud " le Salaire de la peur "... Les matières dangereuses sont une source de stress supplémentaire pour les chauffeurs ; ils sont d'ailleurs particulièrement sujets aux ulcères gastriques, aux céphalées, à une nervosité accrue (5). A noter que ces chauffeurs-là consomment moins de stimulants (" pep pills ") que les autres chauffeurs.
Les conducteurs transportant des personnes rencontrent des problèmes supplémentaires : exigences multiples, mauvaise humeur et agressions (12, 19, 35). " Au moins, ma cargaison, elle me laisse tranquille ! " : remarque en consultation un chauffeur ayant pratiqué les deux fonctions...
Mentionnons enfin, les trafics illicites en tous genre : migrants non déclarés, contrebande, drogues, etc.
Rouler prudemment demande une attention permanente et sans faille, chaque conducteur le sait. La conduite sur de longues distances, dans un trafic souvent très dense, par tous les temps, de jour comme de nuit expose d'avantage les chauffeurs professionnels. Citons encore la qualité du réseau routier qui varie selon les régions ou les pays (transport international).
Ce stress de la conduite a été attentivement investigué de façon ambulatoire. Citons pour mémoire ses conséquences physiques telles que les modifications du rythme cardiaque, de la tension, de l'ECG ou de l'EEG (2, 3, 5, 7, 19, 36).
Il est frappant de constater que les dépassements d'horaire existent et perdurent depuis le début du transport motorisé sur route (4, 5, 9, 14, 16, 17, 19, 27). Lors d'un grand rassemblement de chauffeurs américains, 45,7 % d'entre eux déclaraient dépasser les dix heures de conduite quotidienne légales (16). Dans ces cas, la consommation d'amphétamines augmente de façon importante (5). Les plus jeunes chauffeurs (< 25 ans) respectent le moins bien ces règles (5).
Le corollaire obligé est la prolifération de règlements, d'appareils sophistiqués - les tachygraphes ont remplacé les livres de bords (4, 5, 16) - limitant les heures de conduite, imposant des pauses régulières et systématiques, interdisant la route la nuit ou les week-ends, etc.
Ces règlements ont parfois des effets pervers : un chauffeur me confia en consultation qu'il lui est souvent impossible de programmer une pause ou un repas dans un lieu adéquat (restaurant, relais routier) car les aléas du trafic l'empêchent de respecter les horaires très stricts des pauses obligatoires . Conséquence : un repas en cabine, " sur le pouce ", mal équilibré par définition et une fatigue supplémentaire...
Les horaires irréguliers,(" split-shift " des chauffeurs de bus), avec de longues périodes d'attente suivies d'activités intenses (chargement, déchargement, attente en douane, etc.) représentent un stress particulier (4, 5, 12, 17, 18, 19).
Enfin, principalement pour les chauffeurs au long cours, la vie hors du domicile est imposée. Ce qui est vécu comme une forme de liberté par certains, est aussi une contrainte avec ses conséquences sur la santé physique et psychique (5, 16, 17, 18). Par exemple, plus de la moitié des 2945 chauffeurs poids-lourds de l'étude de Korelitz et coll. (16) déclarent être absents plus de six mois de leur domicile ; 69,6 % d'entre eux sont mariés.
Un chauffeur professionnel est soit patron, soit employé. Par ailleurs, il peut travailler à son compte ou pour une organisation. On comprend que ce statut puisse influencer les conditions de travail. Les syndicats de transporteurs américains sont connus pour leur impact politique et les récentes grèves en France (1999), capables de paralyser un pays tout entier, sont un exemple plus proche.
L'étude " Truck drivers in America " (5) datant de 1979, est très détaillée à ce sujet. Sur les 9630 questionnaires remplis, 1017 le sont par des propriétaires de leur véhicule. Ceux-ci sont décrit comme étant globalement en meilleure santé physique. Un quart cependant reconnaissent des retards de payement de leur équipement et un quart estiment avoir un niveau de vie inférieur aux autres. Par ailleurs, ils semblent provoquer moins d'accidents de la route, mais respectent moins des limitations des heures de conduite (règle des dix heures par jour) (4).
Un autre problème est constitué par l'instabilité de l'emploi, très importante dans cette profession, et liée aux nombreuses contraintes évoquées plus haut. C'est d'ailleurs la prise en compte de ce critère qui a motivé la réalisation de certaines études (10, 13). Nous avons vu plus haut, à propos de l'âge, que d'autres travaux signalaient la difficulté de trouver un travail plus adapté aux chauffeurs de plus de 50 ans.
Le chauffeur poids-lourds est décrit traditionnellement comme un gaillard solide et mal dégrossi (" physically vigorous rough-and-tumble people ") (5) . Ceci correspond bien à l'image que l'on peut se faire de la profession, illustrée par exemple par les corps costauds aux mines souvent patibulaires des chauffeurs du cinéma américain en particulier ...
Plus sérieusement, plusieurs auteurs se réfèrent à un type psychologique particulier, le " type A ", qui favorise le développement de coronaropathies (8, 16, 39, 40). Il se caractérise ainsi : efforts soutenus pour réussir, sens de la compétition, impatience " à fleur de peau ", respect strict des délais, gestuelle brusque et élocution précipitée, posture en alerte, sur-représentation du sens de sa profession et excès de comportements d'agressivité (40).
Les individus ainsi décrits sont beaucoup plus sensibles aux maladies coronariennes, malgré diverses controverses à ce sujet. Dans l'étude norvégienne (8), ils sont nettement sur-représentés chez les chauffeurs par rapport à d'autres travailleurs de l'industrie.
Notons que les chauffeurs professionnels ont souvent de la peine à se rendre compte des dangers auxquels ils sont soumis et des risques qu'ils encourent. Ce déni, remarqué par plusieurs auteurs (5, 18, 19), va compliquer les actions de prévention.
Nous avons évoqué des horaires de travail dépassant fréquemment les dix heures quotidiennes: il est clair que ce facteur de risque doit être pris en compte.
Wyckoff (5) interroge 9630 chauffeurs poids-lourds sur le nombre de fois où ils somnolent ou perçoivent s'endormir au volant. Les plus jeunes (< 25 ans) le ressentent deux fois plus que les plus âgés (> 50 ans).
Ce fait peut être mis en parallèle avec la façon dont les routiers disent respecter les règlements de conduite. Ainsi 36,1 % des moins de 25 ans reconnaissent dépasser la limite des 10 heures de conduite quotidienne, pour seulement 2,7 % des plus de 50ans.
Notons qu'aujourd'hui cette limite des 10 heures n'est plus reconnue comme valeur de référence, ni aux USA, ni en Europe.
Plus d'un quart des 2945 chauffeurs étudiés par Korelitz et coll.(16) signalent une fatigue, et 13,6 % des difficultés à dormir dans le mois précédant l'interrogatoire. Ce chiffre atteint 19 % pour une autre interview de 1249 chauffeurs (4).
De plus, un quart des accidents sont provoqués par une baisse de la vigilance liée à l'endormissement au volant (42).
Etonnamment, certains travaux sur la santé des chauffeurs n'abordent ou ne signalent même pas le problème de la fatigue et de la somnolence au volant (11, 13).
Les apnées du sommeil représentent un problème spécifique et sont à l'origine d'une part importante de la fatigue durant la conduite, surtout chez les chauffeurs obèses. Elles constituent la cause organique la plus commune de l'hypersomnie diurne. Leur prévalence dans la population générale varie de 1 à 4 % selon les études épidémiologiques (20, 41).
Une étude californienne de 1993 (7) a recherché la prévalence du syndrome d'apnée obstructive du sommeil chez 193 chauffeurs au long cours. 38 % de ces chauffeurs présentaient une somnolence diurne avec des troubles du sommeil nocturne, et ceci avec une corrélation significative entre leur IMC et leur index de dessaturation en oxygène. (figure 2)
La même équipe s'est attachée ensuite à rechercher si les chauffeurs poids-lourds présentant des troubles respiratoires du sommeil avaient plus d'accidents que ceux sans ce syndrome.
Sur 90 individus, l'étude révéla que les chauffeurs atteints présentaient un taux double d'accidents par rapport au groupe contrôle.
Les chauffeurs obèses, soit avec un IMC supérieur ou égal à 30, présentaient aussi le même double taux d'accidents par rapport aux non-obèses (6). Cette dernière étude montre une proportion de 0,1 accident pour 10.000 miles parcourus, au lieu de 0,045 accidents chez les non-obèses (p < 0,03). L'obésité comme risque prédictif d'accident affiche une sensibilité de 49 % pour une spécificité de 71 %.
L'addition de la présence de troubles respiratoires du sommeil à celle d'une fatigue diurne excessive chez les routiers obèses produit une sensibilité de 76 % et une spécificité de 35 % pour la valeur prédictive des accidents.
Les auteurs soulignent que la congruence n'est pas complète entre les troubles respiratoires du sommeil, l'obésité et la fréquence des accidents de la circulation. Ils remarquent cependant que la tendance des accidents est nettement plus élevée chez les routiers avec troubles respiratoires du sommeil.
Il est ainsi aisé de comprendre que les accidents font partie des risques du métier, pour employer un langage populaire. Mais il faut savoir que pour chaque chauffeur poids-lourds tué, meurent plus de quatre autres usagers de la route dans les mêmes accidents (2).
En 1990, aux USA, 4061 décès étaient liés à des accidents impliquant des poids-lourds, dont 88 % des morts concernaient d'autres usagers de la route (43).
Une étude aux USA, sur la mortalité des chauffeurs en 1998, met en évidence que les accidents de la route représentent leur troisième cause de décès après les maladies cardio-vasculaires et les cancers. Ce taux est deux fois et demi supérieur à celui de la population générale (23).
Plusieurs travaux ont porté sur les problèmes de santé favorisant les accidents. Nous avons déjà mentionné les liens avec l'âge, le diabète, l'épilepsie ou l'obésité (2, 3, 4, 5, 6). Un quart des accidents chez les chauffeurs présentant une pathologie médicale sont attribués uniquement à celle-ci (11). Par ailleurs, les accidents sont à l'origine d'une part importante des arrêts de travail (14).
Les chauffeurs hypertendus ont d'avantages d'accidents et de plus grande gravité que les autres, et ceci de façon significative (3).
La plupart des études excluent les femmes de leur recherche, au vu de leur nombre très peu important en regard de celui des hommes. Certaines cependant (5 et 16) relèvent des particularités non dénuées d'intérêts.
L'étude de Wyckoff (5) ne mentionne que 57 questionnaires remplis par des femmes pour 9630 par des hommes. Celles-ci sont célibataires à 40 % pour 11% des hommes.
L'étude ne relève que peu de différences avec leurs collègues masculins concernant le vécu des conditions de vie au volant, si ce n'est que la conduite de nuit ou par mauvais temps est mentionnée comme étant un problème majeur pour elles. Il n'y a pas de mesures en particulier du poids et de la tension artérielle chez les conductrices.
Korelitz et coll. (16) recueillent 353 questionnaires féminins pour 2945 hommes. La prévalence des problèmes médicaux annoncés est significativement différente selon le sexe (tableau 3).
Il est surprenant de constater dans ce tableau que les hommes ont d'avantage parlé une fois à leur médecin de leur problèmes de santé alors que ce sont les femmes qui se plaignent d'avantage de divers symptômes le mois précédent leur interrogatoire. En effet notre pratique quotidienne de plus de vingt ans nous montre que les femmes consultent plus facilement que les hommes. Les " camionneuses " auraient-elles un comportement différent face au monde médical que le reste de la population féminine ?
Concernant les chauffeurs masculins: 24,4 % ont une pression systolique égale ou supérieure à 140 pour 16,1 % chez les femmes ; et 21,4 % une pression diastolique supérieure ou égale à 90 pour 11,7 % chez les conductrices.
Cette étude conclut à des besoins éducationnels différents pour les femmes tout en appelant des études plus rigoureuses les concernant.
Nous avons choisi de comparer trois groupes.
Un groupe de chauffeurs professionnels, poids-lourds pour la plupart (groupe 1); un groupe de détenteurs de permis poids-lourds, mais exerçant un autre métier (groupe 2).
Enfin, nous comparerons ces deux groupes à un groupe représentatif de la population genevoise (groupe 3), étudié dans le cadre de l'activité du Bus Santé, du Service d'épidémiologie du Département de médecine communautaire des Hôpitaux Universitaires de Genève (21).
Lors de notre installation en pratique privée en 1981, nous avons choisi l'ordre alphabétique pour le classement de nos dossiers patients.
Les chauffeurs poids-lourds ont été classés à part, car ils ne consultent que très sporadiquement, uniquement pour raison administrative lorsqu'ils reçoivent leur convocation du Service des Automobiles et de la Navigation du canton de Genève.
Les chauffeurs de métier et les simples détenteurs du permis poids-lourds qui ne consultent que pour cela, sont classés ensemble.
Afin de réunir le maximum de dossiers, nous avons par ailleurs trié systématiquement les dossiers de patients pour en extraire les chauffeurs professionnels et les détenteurs du permis poids-lourds faisant partie de notre clientèle courante.
Nous avons exclu les femmes, vu le nombre infime de chauffeurs professionnels féminins rencontrés (quelques chauffeurs de taxi), et afin de pouvoir comparer nos travaux avec ceux de la littérature qui s'est surtout intéressée à la population masculine (voir chapitre précédent).
Nous avons trouvé 413 dossiers de chauffeurs professionnels, pour la plupart chauffeurs poids-lourds, mais aussi une quinzaine de chauffeurs de taxi, une dizaine de conducteurs d'autocar et de bus et quelques machinistes (véhicules lourds de chantier, grues, etc.).
L'âge de ces chauffeurs va de 25 ans à 65 ans.
Nous avons exclu les chauffeurs de plus de 65 ans (patrons la plupart) restant actifs dans leur métier malgré leur âge, pour mieux correspondre à la littérature.
Les dossiers des simples détenteurs de permis des catégories 1 et 2 (véhicules de plus de 3500 kg affectés au transport de personnes ou de marchandises) exerçant un autre métier sont au nombre de 335.
Le type de métier rencontré recouvre un grand nombre de professions, que nous avons comparé à la structure de la population genevoise active (figure 3), dont une des particularités est le grand nombre d'emplois dans le secteur tertiaire (rôle international croissant de Genève, développement du secteur bancaire et du commerce de détail).
L'âge de cette population étudiée va de 18 ans à 65 ans. Les plus de 65 ans ont également été exclus.
Rappelons ici qu'un permis poids-lourds se passe en général après l'âge de 20 ans, exception faite pour ceux qui le reçoivent lors de leur école de recrue (Service Militaire). Ces derniers consulteront donc un médecin en cabinet privé pour leur première visite obligatoire cinq ans plus tard, soit à 24-25 ans.
Nous reprenons ici la description du fonctionnement de cet organisme telle que parue dans l'annexe de la publication de A. Morabia et M.S. Bernstein (21).
" Le Bus Santé (...) est un observatoire épidémiologique des facteurs de risque cardio-vasculaire de la population genevoise. Ce programme est permanent depuis le ler janvier 1992. Il s'intéresse à la population du canton de Genève âgée de 35 à 74 ans, soit environ 90 000 hommes et 100 000 femmes.
Les sujets sont identifiés à partir de la liste de tous les résidents du canton publiée chaque année dans l'Annuaire genevois. Les personnes hospitalisées ou institutionnalisées (pensions, homes, prisons, etc.) ne sont pas éligibles. Une procédure standardisée permet d'échantillonner au hasard 500 hommes et 500 femmes par an, selon les strates d'âge et de sexe qui sont proportionnelles à celles observées dans la population générale. (...)
Les participants remplissent à domicile un questionnaire sur leur mode de vie, histoire reproductive et facteurs de risque cardio-vasculaire, et un autre questionnaire sur leur alimentation. (...)
Depuis 1997, les participants remplissent aussi un questionnaire sur leur activité physique. (...)
Les participants sont ensuite examinés. Leur poids, habillé mais sans chaussures ni veste ou manteau, est mesuré au moyen d'une balance médicale (précision : 500 grammes). Leur taille est mesurée au moyen d'une toise médicale (précision : 1 centimètre). La pression artérielle est mesurée avec un sphygmomanomètre dans une pièce à température contrôlée. Le manchon est toujours placé sur le bras droit du sujet assis, au niveau du coeur. Les tensions artérielles systolique et diastolique, correspondent, respectivement, au premier et dernier bruit entendu ". (...)
Durant la consultation, qui dure une vingtaine de minutes, les chauffeurs sont reçus par nous-même et sont interrogés sur leur état de santé actuel, sur les médicaments éventuellement pris de façon chronique et sur les événements ayant eu des répercussions éventuelles sur leur état de santé depuis leur dernière visite.
Puis ils sont pesés sans chaussures et en sous-vêtement sur une balance médicale (précision : 100 grammes), mesurés lors de leur première visite seulement, à la toise (précision : 1 centimètre), puis examinés sur la table d'examen, allongés.
La tension artérielle est mesurée au sphygmomanomètre au bras gauche, le patient étant allongé. Il est pris deux à trois mesures successives, la mesure la plus basse étant retenue.
Le formulaire d'aptitude à conduire est alors rempli, puis classé dans le dossier pour la partie destinée au médecin (Annexe 2), et envoyé à l'autorité administrative cantonale compétente pour l'autre partie (Annexe 3).
Pour les besoins de notre étude, nous avons élaboré deux formulaires de saisie, respectivement pour les groupes 1 et 2 (Annexes 4, 5). Comme facteurs de risque, nous avons extrait du formulaire officiel les notions d'année de naissance, de taille et de poids, et les mesures de tensions systolique et diastolique. L'année de l'examen est mentionnée ainsi qu'un numéro d'identification qui a été reporté systématiquement sur chaque dossier de patient retenu.
Un formulaire de saisie a été rempli pour chaque consultation, concernant 413 patients pour le groupe 1, et 335 pour le groupe 2.
Les données de ces formulaires ont ensuite été saisies par un organisme privé (Data Conversion Service SA. 1211 Genève 4) et comparés avec le groupe 3.
La période de saisie des mesures au cabinet médical (pour les groupes 1 et 2), s'est étendue de janvier 1987 à février 2001.
Les mesures effectuées par le Bus Santé commencent en janvier 1992. Les mesures utilisées dans cette études sont tirées du numéro 24 : " La santé en chiffres, recueil de statistiques socio sanitaires sur le canton de Genève ". Etudes et documents. OCSTAT (Office cantonal de la statistique). Genève. Edition août 1998.
Les données que nous prenons en compte dans notre travail ont été acquises entre 1993 et 1995.
Durant les quatorze années de saisies des mesures dans notre cabinet médical, nous avons effectué 1238 visites ; 655 d'entre elles concernent des chauffeurs professionnels de poids-lourds et 582 des détenteurs simples de permis de conduire poids-lourds.
Ces visites sont régulièrement programmées selon les exigences légales, nous l'avons dit plus haut. Le tableau 4 ci-dessous exprime cette régularité en analysant la durée entre les visites successives.
On se rappellera ici que la durée entre les visites est soit de 5 ans, avant l'âge de 50 ans, soit de 3 ans après cet âge ; et ceci indépendamment des groupes concernés. Les intervalles maximaux peuvent être importants, certains patients n'ayant consulté à nouveau que 13 ans après une première visite.
Nous avons analysé ensuite l'âge des patients, selon leur groupe respectif, au cours des visites successives. (Figure 4). Les âges sont répartis selon les groupes suivants : <= 30 ans, 31-40 ans, 41-50 ans, 51-65 ans.
Remarquons que les mesures concernant les chauffeurs poids-lourds sont plus nombreuses lors des deux premières visites, soit 572 pour 481 concernant les détenteurs de permis, puis les valeurs s'équilibrent.
C'est entre 31 et 40 ans que les chauffeurs poids-lourds fréquentent le plus notre consultation, lors d'une première visite. L'âge médian des deux groupes confondus est de 44,6 ans. Logiquement, les quatrième et cinquième visites ne concernent que des patients plus âgés.
Le tableau 5 permet d'estimer la " fidélité " des membres des deux groupes.
Le pourcentage des mesures obtenues lors de la première visite est de 60,42 ; plus de la moitié du solde (39,58 %) sont mesurés à la deuxième visite, soit 24,64%.
On peut également affirmer ici que les deux groupes ont un comportement similaire.
L'IMC (indice de masse corporelle) normal est défini par des valeurs inférieures ou égales à 25. Il n'est retrouvé que chez 29,27 % des chauffeurs poids-lourds et chez 45 % des détenteurs de permis.
Le surpoids, défini par un IMC compris entre 25 et 30, est retrouvé chez 24 % des chauffeurs poids-lourds, pour 20,39 % des détenteurs de permis.
Enfin, les chauffeurs poids-lourds sont nettement plus obèses, (IMC supérieur ou égal à 30), avec une proportion de 23,93 %, pour 11,55 % des détenteurs de permis.
A noter que ces résultats sont statistiquement significatifs (p<0,001).
Une comparaison avec la population genevoise s'impose ici. Nous avons pris en compte les mesures obtenues entre 1993 et 1995, via le Bus Santé sur un échantillon de 1106 hommes, dont l'âge s'échelonne de 34 à 74 ans. Dans la figure 6 ci-dessous, nous n'avons pas retenu les mesures concernant la tranche d'âge 65-74 ans.
Un IMC normal n'est retrouvé que chez 29,27 % des chauffeur poids-lourds, comme vu précédemment ; il s'oppose nettement aux 50,2 % des hommes genevois de 35 à 64 ans.
Le groupe des détenteurs de permis voit ses mesures quasi superposables à celles des hommes de la population genevoise, en particulier pour la classe 50-64 ans. En revanche le pourcentage de poids normal est inférieur (45 % versus 50,2 %) pour la tranche plus large des 35-64 ans. Et ceci, " au profit " d'un surpoids supérieur de 43,45 % pour 39 %.
Enfin, l'obésité chez les chauffeurs poids-lourds est ici encore mise en évidence et s'élève à plus du double des autres groupes comparés. Cette différence est encore confirmée vis à vis de la population masculine genevoise avec des valeurs de 23,93 % pour 10,8 % chez cette dernière.
Présentons ici l'évolution des indices de masse corporelle des patients examinés (figure 7) en choisissant la médiane des mesures, et ce, lors des visites successives au cabinet. Rappelons que le nombre de celles-ci va de une à cinq, et ce, sur une période de l à 13 ans.
Le groupe des chauffeurs poids-lourds se différencie nettement de celui des détenteurs de permis, faisant ainsi bien apparaître ses poids plus importants.
A noter que, lors de la première visite déjà, les chauffeurs poids-lourds ont une
médiane d'IMC de 24,8 pour une valeur P75 (percentile représentant le 75 % des valeurs mesurées) de 26,9. Et ce, en comparaison des détenteurs de permis qui " accusent " une valeur médiane de 23,3 pour un P75 de 24,4.
Cette différence est à souligner, et sera reprise lors de la discussion. La différence entre les deux groupes est la plus marquée dans la tranche 41-50 ans.
On remarquera que la médiane du début du surpoids (IMC>25) est dépassée pour les deux groupes dès l'âge de 41 ans pour toutes visites confondues.
Si l'augmentation de l'IMC est progressive et pratiquement régulière chez les détenteurs de permis durant toute la période d'analyse, elle s'abaisse chez les chauffeurs poids-lourds dès la quarantaine. Soulignons que s'ils augmentent moins leur IMC, cela ne veux pas dire qu'ils maigrissent, bien au contraire !
Une analyse plus fine en utilisant la notion statistique des " Odds Ratio " met encore mieux en évidence les remarques ci-dessus (tableau 6).
Soulignons la croissance des valeurs des Odds Ratio pour la mise en évidence de l'obésité chez les chauffeurs poids-lourds (groupe 1), qui est de 2,7 à la première visite, 4,1 à la deuxième, 4,5 à la troisième et 15,0 à la quatrième !
Cette distribution de l'obésité chez les chauffeurs poids-lourds est chaque fois statistiquement significative pour ces 4 visites successive au cabinet :
Nous définissons ici la tension artérielle humérale comme normale pour des valeurs inférieures ou égales à 140/90, limite pour des valeurs comprises entre 141-159/91-94 et élevée pour des valeurs supérieures ou égales à 160/95 mmHg. La figure 8 montre la distribution, toutes visites confondues entre les groupes 1 et 2.
Nombres de mesures effectuées :
Groupe 1 :Chauffeurs poids-lourds : N = 655
Groupe 2 :Détenteurs de permis : N = 580
Chi 2 = 11,2, ddl = 2, p < 0,01
Si les valeurs tensionelles limites sont très proches (14,50 % pour les chauffeurs poids-lourds et 13,45 % pour les détenteurs de permis), la différence apparaît nettement pour les valeurs normales : 69,62 % pour les chauffeurs poids-lourds et 76,90 % pour les détenteurs de permis.
Enfin et surtout, les chauffeurs de poids-lourds sont nettement plus hypertendus (15,88 %) que les autres (9,66 %).
L'inversion des proportions (plus de TAH élevée et moins de TAH normale chez les chauffeurs poids-lourds est statistiquement significative (p< 0,01).
C'est ici que nous pouvons effectuer une comparaison (figure 9) avec le groupe 3, tiré de la population masculine genevoise, selon les mêmes critères que dans le paragraphe précédent, auquel nous ajouterons le groupe global des 35-74 ans.
Des valeurs de tension artérielles élevées sont retrouvées chez 15,88 % des chauffeurs poids-lourds (groupe 1), tous âges confondus, et seulement chez 9,66 % des détenteurs de permis (groupe 2).
Les tensions artérielles de la population masculine genevoise se rapprochent davantage des chauffeurs poids-lourds que des détenteurs de permis : une tension artérielle élevée est en effet retrouvée chez 13,8 % des 35-64 ans (groupe 3), 19,4 % des 50-64 ans et surtout 15,9 des 35-74 ans.
Nous avons voulu ensuite comparer l'évolution des valeurs tensionnelles selon les âges des deux groupes 1 et 2 (figure 10). Les valeurs de tension sont réparties en trois groupes, normale, limite et élevée selon les mêmes critères que précédemment.
Une hypertension limite (141-159/91-94 mm Hg) est retrouvée chez 11,4 % des chauffeurs poids-lourds jeunes, de 20 à 29 ans, et chez 7,46 % des détenteurs du même âge. L'évolution de cette catégorie reste ensuite relativement identique.
L'écart entre les deux groupes se retrouve dès les âges de 50 à 59 ans pour les hypertensions élevées (>=160/>=95 mm Hg), avec une proportion de 23,86 % chez les chauffeurs poids-lourds, et 13,30 % chez les détenteurs de permis.
Au-dessus de 60 ans, cette proportion s'élève à 45,16 % chez les chauffeurs poids-lourds et 26,92 % chez les détenteurs de permis.
On peut ici se rapporter plus haut à la figure 9, et rappeler que 19,4 % de la population masculine genevoise de 50 à 64 ans présente une hypertension élevée. Enfin pour les Genevois plus âgés (65-74 ans), cette proportion est de 29,7%.
Nous avons comparé l'évolution de ces deux éléments, dans les deux groupes étudiés, chauffeurs poids-lourds (groupe 1) et détenteurs de permis (groupe 2), tous âges confondus, lors des visites successives au cabinet (figure 11).
L'utilisation des percentiles P25 (25 % des valeurs mesurées) et P75 (75 % des valeurs mesurées), met mieux en évidence la corrélation entre les augmentations des indices de masse corporelle et des valeurs tensionnelles. Ceci apparaît en particulier pour la courbe des valeurs diastoliques qui ne s'infléchit que très peu sur le graphique.
La figure concernant le groupe 1 (chauffeurs poids-lourds) montre des courbes quasi-parallèles, signant une symétrie dans l'évolution des ces deux éléments. La tension artérielle, surtout systolique augmente donc avec le poids et l'âge des patients.
Il y a également confirmation de ce fait dans le groupe 2 (détenteurs de permis); à noter une exception à faire pour la visite 5, mais ceci doit être tempéré par le nombre faible de chauffeurs (N=3).
Nous n'avons pas trouvé dans la littérature d'étude longitudinale identique à la notre. Il est cependant possible de comparer certains de nos résultats avec d'autres obtenus dans des conditions différentes pour des populations quasi semblables.
La plupart des recherches effectuées sur les routiers sont assez anciennes, mais il faut bien remarquer que les mauvais " scores " obtenus par les chauffeurs poids-lourds en matière de facteurs de risque cardio-vasculaire restent étonnamment d'actualité.
Peut-on qualifier notre groupe 1 d'homogène ? La réponse est affirmative, même si les conditions de travail de chaque chauffeur professionnel peuvent diverger.
Nous avons reçu à notre cabinet peu de chauffeurs routiers " au long cours ", tels qu'ils ont été étudiés dans les grandes études américaines (4,5,6,7,16) ; la grande majorité de nos patients effectuent des transports locaux en milieu urbain et semi urbain. Fait à souligner pour leurs conditions de vie, ils rentrent le soir à leur domicile. Il en va de même pour les quelques chauffeurs de taxi et machinistes que nous avons inclus dans ce groupe 1.
Une part importante (non chiffrée) de nos chauffeurs poids-lourds, et moindre des détenteurs simples de permis de conduire poids-lourds, est constituée de frontaliers français, venant des pays de Gex et de Savoie, géographiquement contigus au canton de Genève.
Nous pouvons raisonnablement affirmer que les conditions de vie générales de ces populations frontalières sont identiques à la population genevoise, mais ce biais potentiel se devait d'être cité.
Nous nous sommes également demandé si les chauffeurs qui nous ont consultés étaient bien représentatifs de l'ensemble des chauffeurs contrôlés par les médecins-conseils.
Rappelons que les chauffeurs ont toute latitude pour choisir leur médecin. Par ailleurs, ils peuvent en changer quant bon leur semble ; le tableau V montre bien qu'ils utilisent cette possibilité.
Les 413 chauffeurs poids-lourds et les 335 détenteurs de permis ont ainsi effectué en tout 1238 visites à notre cabinet, soit 1,65 visite par patient (fig. 4 et tableau 5).
Nous sommes plusieurs médecins-conseils dans un rayon géographique très proche. A noter, pour l'anecdote, que de nombreux chauffeurs nous ont signalé spontanément avoir choisi notre cabinet pour les conditions de parcage aisé qu'il présentait !
Il nous est apparu par ailleurs acceptable, comme nous l'avons remarqué lors de notre revue de la littérature, dans la première partie de notre travail, d'inclure les autres groupes de " travailleurs de la route ", que sont les chauffeurs de bus (10,12,13,15,17,22), de cars (13), de tramways (15), ou même de locomotives (10).
Il faut rester conscient que la " délivrance du permis poids-lourds constitue une sélection et que de ce fait les études comparatives avec les groupes témoins se trouvent en partie faussées ". Cette remarque, effectuée par Gala et coll.de Bordeaux (14) n'est cependant pas étayée dans leur enquête sur l'état de santé de 449 routiers.
Le fait de délivrer un permis est lié, nous l'avons vu en première partie de ce travail, à l'exclusion de certaines affections. Les contrôles successifs, obligatoires, renforcent cette notion puisqu'ils permettent de déceler d'éventuelles pathologies nouvelles. De plus, les groupes témoins ne sont pas la plupart du temps soumis aux mêmes nécessités, comme c'est le cas dans notre étude personnelle.
Les études sur la population genevoise ont été initiées en janvier 1992 par le Bus Santé, et se poursuivent depuis cette date.
A titre de comparaison, nous avons choisi une période d'observation relativement courte, relevée sur une publication officielle de l'Office cantonal de la statistique Elle s'étend sur deux ans, rappelons le, entre 1993 et 1995. Nous relevons ici que l'année médiane de notre propre étude est 1993.
La durée de la pratique professionnelle représente une variable pertinente. Nous nous sommes concentré cependant sur l'âge et les type de groupe, (avec et sans pratique professionnelle) qui sont des variables intermédiaires.
Notre étude couvre une période de 14 ans, nous l'avons souligné. Si nous considérons l'âge des chauffeurs qui nous ont consultés à la première visite (figure 4-visite 1), nous prenons en compte l'ensemble des deux groupes étudiés, puisque tous n'ont pas consulté une fois suivante. En comparant ces deux populations à celle de l'étude 16, de 1993 (Korelitz J.J. et coll.), qui considérait 2945 chauffeurs américains (tableau 1), nous obtenons le tableau 7 suivant :
Les chauffeurs poids-lourds de plus de 50 ans sont en proportion plus grande dans nos séries. Ceci pourrait s'expliquer par les conditions de travail plus favorables pour les chauffeurs de la région genevoise, roulant sur des distances plus courtes et surtout regagnant leur domicile en fin de journée.
Par ailleurs un grand nombre de chauffeurs frontaliers reçoit un salaire genevois nettement plus élevé que celui de leurs collègues français ; de ce fait, ils trouvent un intérêt financier certain à poursuivre leur métier jusqu'à la retraite. Ce que d'ailleurs, ils reconnaissent spontanément lors des entretiens au cabinet.
Les chauffeurs américains de cette étude sont au contraire, des chauffeurs " au long cours ", soumis à des conditions moins favorables.
Le groupe 2 des détenteurs de permis est mieux représenté dans la classe d'âge 51 ans et plus, car ces patients gardent volontiers leur permis, même s'ils ne l'utilisent plus ou pas. Ils y sont souvent sentimentalement attachés et ne l'abandonnent que plus tard, lorsque des exigences particulières leurs sont demandées, en particulier au niveau de leur capacité visuelle. Nous avons souvent constaté ce fait dans notre pratique.
Nous sommes bien conscients que notre formulaire de saisie, basé sur les indications de nos dossiers médicaux n'aborde pas la totalité des facteurs de risque cardio-vasculaire. C'est ainsi que nous n'avons pas pris en compte les mesures des lipides sanguins, car elles ne sont pas exigées par l'autorité pour l'obtention ou le maintien d'un permis de conduire.
Par ailleurs, les fumeurs n'ont pas été systématiquement répertoriés, même si nous avons très souvent spontanément abordé ce sujet au cours de la consultation.
L'anamnèse était en générale très succincte et les notions d'histoire parentale, par exemple concernant les maladies ischémiques n'y figurent en général pas.
L'activité physique personnelle de chaque chauffeur n'a pas été retenue.
Enfin, nous n'avons pas pris en compte le fait que les personnes observées soient sous traitement médicamenteux ou non, et ceci pour les deux groupes consultés. A noter qu'il en va de même pour le groupe de la population genevoise, évalué par le Bus Santé.
Il faut ici rappeler que l'idée et le choix du sujet de cette thèse ne remontent qu'au printemps 1999. Enfin, il n'est pas certain que chaque patient aurait apprécié de subir un questionnaire serré alors qu'il s'attend à une visite médicale de type administratif pour l'essentiel.
Le premier élément marquant pour nous dans cette étude a été la confirmation de ce que nous avions spontanément remarqué dans notre consultation quotidienne, à savoir que les chauffeurs poids-lourds constituent bien un groupe à risque particulier.
Il peut paraître gênant de mélanger les valeurs d'un paramètre mesuré plusieurs fois chez une même personne et des valeurs mesurées une seule fois chez d'autres.
Cependant, lorsque l'on compare les IMC des chauffeurs poids-lourds et des détenteurs simples de permis, tous âges et visites confondus, les différences sont manifestes.
Nous avons vu que les chauffeurs poids-lourds obèses, (IMC supérieur ou égal à 30), sont deux fois plus nombreux que les détenteurs simples de permis (fig.5) ; nos valeurs sont statistiquement significatives.
Par ailleurs, leur indice de masse corporelle est plus élevé dès le départ (fig.7), nous l'avions souligné dans l'analyse des résultats.
Il faut cependant préciser que la visite 1 concerne à la fois un examen périodique, pendant la pratique du métier pour les uns, ou un examen préalable à l'octroi du permis de conduire pour les autres. Différencier ces deux catégories aurait permis d'affiner les résultats et de mieux montrer encore que les chauffeurs professionnels sont déjà plus lourds avant la pratique de leur métier.
L'utilisation des percentiles 75 (représentant le 75 % des valeurs mesurées) a fait d'ailleurs apparaître cette réalité. Enfin l'utilisation des " Odds Ratio " confirme encore ces résultats.
Les professionnels qui embrassent ce métier sont donc plus gros que les autres. La pratique de leur métier aggrave cet état de fait qui perdure inexorablement, même si après l'âge de 50 ans, leur médiane d'IMC s'infléchit.
On peut supposer qu'il s'agit ici d'une prise de conscience de leur problème de santé, peut-être même un effet positif des recommandations du médecin consulté !
La comparaison avec la population genevoise (fig.6) confirme ces faits en montrant que notre groupe de détenteurs de permis voit ses résultats quasi superposables à celle-ci, mais, curieusement surtout pour la tranche d'âge de 50 à 64 ans. Soulignons que les personnes pesées à l'intérieur du Bus Santé sont restées habillées ; nos chauffeurs des groupes 1 et 2 l'ont été sans habits. Ce fait ne modifie pas fondamentalement les résultats, mais se doit d'être mentionné. Rappelons enfin que l'âge médian mesuré des deux groupes de chauffeurs est de 44,6 ans.
Différentes études de la littérature ont mis en évidence les valeurs élevées des IMC des chauffeurs professionnels. Nous citions en première partie de ce travail une étude suédoise de Hedberg G.E. et coll, 1993 (12), statistiquement significative pour une tranche d'âge 55-64 ans (fig.1).
L'étude américaine de Korelitz JJ. et coll, 1993 (16), mentionne les valeurs d'IMC suivantes chez 2945 chauffeurs poids-lourds :
On remarque ici les valeurs nettement plus élevées du nombre d'obèses que dans notre série. Il est intéressant de les corréler avec les mesures d'un échantillon
national américain représentatif d'hommes de 20 - 74 ans qui montrent une proportion de 20 % d'obèses en 1994 (1). Celle-ci s'élevait à " seulement " 10,4 % en 1960 !
La prévalence de l'hypertension artérielle chez les chauffeurs poids-lourds apparaît essentiellement pour les valeurs élevées, soit supérieures ou égales à 160/95 mm Hg. (Fig.8) Nous avons vu que dès l'âge de 50 ans, un écart se creuse avec le groupe des détenteurs de permis, pour s'accentuer encore après 60 ans (fig.10).
Lorsque nous suivons les mêmes chauffeurs dans le temps des visites successives, nous percevons bien l'augmentation de leurs valeurs tensionnelles. Ainsi les chauffeurs poids-lourds passent en pourcentage de valeurs de TAH élevées de la première à la quatrième visite, de 6,83 % à 21,28 %. En comparaison, les détenteurs de permis passent de 4,02 % à 17,02 %.
Lors de la comparaison avec la population genevoise (13,8 % de tension élevées, fig.9), on remarque curieusement que notre groupe de chauffeurs poids-lourds se rapproche davantage de celle-ci (15,88 %), que le groupe de détenteurs simples de permis (9,66 %). Nous n'avons pas d'explication à ce fait; à noter simplement que le nombre de ces chauffeurs non professionnels est relativement faible.
Les études étrangères que nous avons présentées dans la première partie de ce travail vont pour la plupart dans le sens de nos observations,
Rappelons cependant qu'une étude suédoise de 1993 de Hedberg et coll.(12) ne trouve pas de différence significative pour l'hypertension entre les groupes de chauffeurs professionnels et un échantillon de la population locale. Un biais possible peut être lié au faible nombre de chauffeurs âgés dans cette étude.
Il faut ici souligner le fait que le médecin n'est pas un observateur neutre face à son patient, mais un acteur entreprenant et agissant lors des visites successives. De ce fait découlent des biais possibles. En effet, l'attitude du médecin peut stimuler un patient à mieux contrôler son poids par exemple, ou initier un traitement hypotenseur.
Une remarque négative ou des recommandations trop insistantes peuvent pousser un chauffeur obèse sensible à changer de médecin-conseil pour le contrôle suivant.
Le nombre relativement important des chauffeurs rencontrés (748), la durée totale des observations (14 ans) et la fréquence cumulée des mesures (1238) nous paraissent modérer ces biais possibles.
Nous avons étudié les facteurs de risque cardio-vasculaire chez les chauffeurs poids-lourds dans la littérature médicale pour constater que cette profession était particulièrement à risque.
Ceci a en effet été mis en évidence ces dernières décennies, en particulier depuis l'étude classique de Morris et coll. publiée dans le " Lancet " en 1966 (22), concernant l'incidence de la maladie ischémique de myocarde chez des chauffeurs de bus londoniens.
Des travaux principalement scandinaves et nord-américains se sont beaucoup intéressés aux divers facteurs de risques, soulignant l'importance, d'une part, de l'âge, de la tension artérielle, de l'indice de masse corporelle, de la fumée, du cholestérol sérique, de la présence d'un diabète, mais encore d'une activité physique régulière, des facteurs liés à l'histoire familiale et ceux de nature socio démographique.
Certains sont allés plus loin à la recherche de solutions pour tenter d'améliorer la santé de ces chauffeurs, en proposant des mesures de contrôle, de diététique, de prises de conscience des problématiques en jeu, et d'amélioration des conditions de travail (5, 9, 13, 17, 29).
Malgré l'importance de ces études, force est de constater que les conditions de vie globales des chauffeurs poids-lourds ont insuffisamment évolué. De nouveaux moyens électroniques (disques tachygraphes) sont aujourd'hui installés dans chaque véhicule de transport professionnel, ce qui améliore les possibilités de contrôle par l'autorité et l'application des normes légales.
Cependant les pressions du monde économique et la recherche trop fréquents du rendement " à tout prix " risquent de s'opposer aux règles de sécurité sur la route et à la santé de ses utilisateurs. Ces faits ne sont pas nouveaux.
Ces conditions de travail particulièrement difficiles ont favorisé des revendications socioprofessionnelles à plusieurs reprises en Europe de l'Ouest. Souvenons-nous à cet égard des grandes paralysies estivales du réseau routier français de l'été 1999. Le malaise de cette profession est récurrent et explique en partie les tensions chroniques que l'on y rencontre. Il existait en l'an 2000 un manque de 10 à 12.000 chauffeurs en France selon une information diffusée au Journal de 20 h. TFI le 07.08.2000.
C'est ainsi que nous sommes aujourd'hui moins surpris de constater que les quelques facteurs de risque cardio-vasculaire que nous avons étudiés lors de nos contrôles administratifs réguliers sont toujours aussi perturbés qu'il y a près de quarante ans ! Les chauffeurs professionnels sont ainsi plus lourds, et plus hypertendus pour les plus âgés que les autres chauffeurs occasionnels, ou que la population générale.
Nous avons en effet constaté qu'ils représentent un groupe à risque très particulier, s'engageant dans cette profession contraignante et difficile, mais offrant paradoxalement certaines perspectives d'indépendance et de liberté.
Leur profil psychologique de type A, les expose davantage aux coronaropathies (8, 16, 39, 40), ce fait devant être souligné avant la prise des mesures de prévention, que nous appelons de nos voeux.
Il reste donc beaucoup à faire dans ce domaine. La médecine du travail en est encore aujourd'hui dans notre pays à ses balbutiements, mais pourra offrir des débouchés bienvenues en cette période actuelle de pléthore et de restriction des droits à l'installation de nouveaux cabinets médicaux. (cf. Ordonnance du Conseil Fédéral sur la limitation de l'admission des fournisseurs de prestations à pratiquer à la charge de l'assurance maladie obligatoire dès le 4 juillet 2002).
Le médecin généraliste, dit de premier recours, reste aujourd'hui en première ligne pour assumer cette prise en charge dans la mesure de ses moyens. La relation médecin-malade privilégie la qualité des échanges avec le patient et favorise la prise de conscience nécessaire à tout changement de comportement.
D'autres travaux seront nécessaires pour élaborer des programmes adaptables à chacun de ces professionnels en danger. Chaque utilisateur du réseau routier se trouve ainsi concerné de près ou de loin par ces mesures. Gageons qu'elles ne seront pas prises avec trop de retard !