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Introduction générale


Introduction

      Pendant plusieurs siècles, Genève a été dirigée par une bourgeoisie urbaine située au sommet d'une hiérarchie sociale comportant trois niveaux. Jusqu'à la révolution française, qui porte son écho sur les rives lémaniques, cette élite tient simultanément la haute main sur les affaires commerciales et politiques, ce qui ne la différencie pas d'autres élites urbaines, sinon par l'existence de 'considérations morales' plus fortes qu'ailleurs. 1  Cette caractéristique implique un profond enracinement des élites au centre de la société genevoise tout à fait remarquable. Elle a comme corollaire une longue durée du mariage d'amour entre élite bourgeoise et République de Genève, de même qu'une relative modération de la contestation. Si l'histoire genevoise a bel et bien été émaillée d'épisodes tragiques, ces derniers sont peu nombreux et d'une moindre mesure à ce qui peut s'observer alentours. De plus, ils ne sont pas fêtés. Les deux fêtes annuelles qui marquent l'identité genevoise (le jeûne genevois 2  et l'Escalade 3 ) font référence à l'ancienne République et non à la Genève moderne.


1. Fin annoncée d'une classe sociale

      Officiellement, en suivant l'histoire des lois de la République, le statut bourgeois est abandonné en 1792 lorsque pour la première fois est établie à Genève l'égalité entre tous les citoyens. Cependant, cette mise à mort démocratique du statut bourgeois a de la peine à se vérifier dans la vie quotidienne. Les idéaux d'une citoyenneté égalitaire ne décapitent pas la Rome protestante, d'autant plus que l'instabilité politique, liée d'abord aux conséquences de la révolution française, puis à l'occupation napoléonienne, est un excellent argument qui plaide en faveur des vieilles familles. Grâce en partie aux Français, les anciens bourgeois parviennent à reprendre le pouvoir en 1814, d'autant plus facilement qu'un solide esprit de caste les amine. Ce dernier se matérialise par une immense toile d'araignée de relations familiales, selon une expression d'Herbert Lüthy, 4  alliant l'ensemble des familles bourgeoises entre elles.

      En suivant l'historiographie genevoise, le vrai effondrement du pouvoir bourgeois traditionnel se produirait en 1846, lors de la révolution radicale qui porta James Fazy aux plus hautes fonctions de l'Etat. Cependant, deux éléments nous portent à remettre en question cette date. Toutes les recherches menées à ce jour 5  s'appuient sur des ouvrages d'essence radicale, 6  qui ont une fâcheuse tendance à considérer les anciens bourgeois -les conservateurs, suivant les termes du XIXe siècle- comme complètement défaits à partir de 1846. Pour ces historiens, le camp conservateur représente un anachronisme qui a vainement tenté de se dresser contre le progrès initié par les forces libérales. Aucun travail d'histoire n'a encore été réalisé à Genève sur la population bourgeoise durant l'ensemble du XIXe siècle, en particulier sa deuxième moitié. Si l'élimination des anciennes élites de la scène politique est réelle, elle ne signifie pas, jusqu'à preuve du contraire, une élimination de la scène économique, sociale voire culturelle qu'ils ont toujours su occuper remarquablement (scène culturelle mise à part) depuis la Réforme calviniste, comme le prouvent plusieurs travaux. 7 

      Dans sa démarche, notre remise en cause de l'historiographie du XIXe siècle genevois s'alimente en partie de la thèse d'Arno Mayer sur la persistance en Europe de l'ancien-régime jusqu'en 1914. 8  Excessif à beaucoup d'égards, ce travail n'en conserve pas moins une démarche intéressante. L'hypothèse de départ de Mayer selon laquelle les anciennes élites héréditaires ont conservé une grande influence jusqu'au début du XXe siècle, prenant l'ascendant sur les élites libérales, connaît à Genève un écho indiscutable. Il n'y a absolument aucun signe que les anciennes élites bourgeoises de Genève aient subi, simultanément à leur échec politique, une perte irrémédiable de leur influence, surtout si cette influence est une conséquence d'une domination économique. De manière empirique, on observe dans la seconde moitié du XIXe siècle, que le tissu bancaire privé, entre les mains des familles bourgeoises, connaît un développement indéniable. Les établissements bancaires privés perpétuent la tradition de vieilles familles protestantes jusqu'à nos jours. De même, si la révolution de 1846 a bouté hors du pouvoir les anciens bourgeois, de grands noms de la politique genevoise de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle sont bel et bien bourgeois, à l'image de Théodore Turrettini, qui a marqué les années 1880 et 1890 de son empreinte comme Conseiller Administratif de la ville de Genève. Il est donc abusif de penser que la bourgeoisie a été totalement éradiquée avec la révolution de 1846, encore faut-il définir précisément ce que cette notion de bourgeoisie inclut dans le cas spécifique de Genève.


2. La bourgeoisie et ses définitions

      Avant tout, se questionner sur la bourgeoisie genevoise, c'est travailler sur l'identité d'un groupe qui n'a plus de définition légale depuis 1792. Or, cette identité n'est pas uniforme dans la langue française et peut même renvoyer à des concepts opposés. 9  Dans l'historiographie française ou allemande, le terme de 'bourgeoisie' renvoie à une catégorie sociale spécifique au XIXe siècle: 10  De nouvelles élites économiques, actives au sein des agglomérations urbaines et qui connaissent une ascension sociale parallèle à une ascension économique liée au progrès de l'industrie. L'histoire de ces 'bourgeoisies' est souvent opposée à l'évolution des aristocraties de ces pays. 11  Tandis que les anciennes aristocraties perdraient de leurs splendeurs et de leurs pouvoirs, pour des raisons autant économiques que sociales et politiques, émergerait une 'bourgeoisie' qui rejoindrait, puis, grâce aux mérites individuels de ses membres, supplanterait ces anciennes élites héréditaires. C'est la vision classique de l'historiographie libérale, 12  mais à quelques nuances près, aussi celle propagée par Marx et ses disciples. 13 

      En appliquant ce schéma commun au cas genevois, la difficulté provient du fait que la bourgeoisie de la cité de Calvin correspond en grande partie à l'ancienne élite héréditaire et s'apparente à une aristocratie. 14  En effet, les bourgeois de Genève disposent de plusieurs caractéristiques essentielles des nobles. Ils entretiennent le même lien avec le divin, fût-t-il calviniste, que le bras séculier. De plus, le statut de bourgeois se transmet par le sang aux seuls fils, et confère des privilèges économiques (surtout de nature commerciale).

      Simultanément, la bourgeoisie connaît des tendances à un esprit de caste (solidarité verticale entre les bourgeois) et une diversité de situations entre une bourgeoisie modeste, peu fortunée, et un patriciat politiquement influent et riche. Cet équilibre instable, penche durant tout le XVIIIe siècle vers un renforcement du patriciat, qui ne voit cependant jamais sa position définie et garantie par des lois, contrairement à ce qu'il se passe dans d'autres villes de Suisse. Ce patriciat, qui capte l'essentiel du pouvoir politique et économique provoque un mécontentement des autres bourgeois. Les réceptions de nouveaux membres, si elles sont possibles tout au long de l'ancien régime, demeurent limitées à un nombre restreint de privilégiés, de sorte que la bourgeoisie genevoise, à l'image d'une aristocratie, évolue peu, sinon nourrie par les alliances matrimoniales qu'effectuent ses membres. 15 

      L'identité bourgeoise à Genève, construite par des siècles d'auto-reproduction et de rares cooptations, survit remarquablement bien à la chute de l'ancien régime. 16  Les anciens bourgeois cultivent dès la restauration de 1815 un esprit de corps, incluant quelques familles d'origine non-bourgeoise qui sont parvenues remarquablement bien (et discrètement) à intégrer les élites. Des ouvrages généalogiques très complets, 17  établis justement au XIXe siècle, dont une bonne partie après que la République ait connu la révolution radicale de 1846, recensent ceux 'qui en sont'. 18  Ces ouvrages ont déjà permis à Louis Henry de travailler sur ces élites, et d'écrire à cette occasion l'un des ouvrages fondateurs de la démographie historique. 19  En plus de rendre un précieux service aux historiens, ces recueils généalogiques sont une démonstration simple de l'inertie du monde bourgeois qui, bien après la fin légale de la bourgeoisie en 1792, ou même après la révolution radicale, affirme sa foi en la continuité en affichant ses racines. Ces ouvrages généalogiques ne mentent pas sur les origines non-bourgeoises de quelques familles, mais dissimulent habilement ce qui pourrait apparaître comme une tare. 20 

      Malgré toutes les ressemblances, la bourgeoisie genevoise diffère pour autant des aristocraties européennes. Premièrement, à Genève à la fin du XVIIIe siècle, les bourgeois représentent une part plus importante de la population que ne l'a jamais été une aristocratie (environ 20%). 21  Conséquence de ce poids, malgré une apparente homogénéité de statut, c'est un groupe qui présente des disparités. Elles sont d'abord économiques, distinguant les familles actives dans le négoce et qui y ont réussi, et d'autres qui se sont tenues à l'écart du commerce ou de la banque (notamment les horlogers), voire qui s'y aventurèrent sans succès. 22  Différences sociales ensuite entre les familles qui peuvent revendiquer l'existence d'un long passé qui les lie à la cité, face à celles qui ont acquis leurs lettres après la Révocation de l'Edit de Nantes en 1685. Enfin, il existe un fossé socio-politique entre les familles actives dans les instances politiques, face à celles qui sont restées à l'écart des Conseils. 23  De tous ces contrastes, et de leur brassage par des mariages endogames, de multiples possibilités de combinaisons vont naître au XIXe siècle. Il est par ailleurs capital de préciser ce à quoi chaque terme employé dans ce travail se rapporte. Nous considérons comme anciennement bourgeoise, toute famille qui a acquis ses lettres avant la Réforme, soit avant 1536 dans le cas de Genève. A la restauration, ces familles sont peu nombreuses, mais la plupart ont conservé une grande influence sur les affaires de la ville, comme les Pictet et les De la Rive. En opposition à ce groupe, nous qualifions de bourgeoisie récente, les familles qui acquièrent leurs lettres après 1685. La Révocation de l'Edit de Nantes provoque un afflux considérable de nouveau migrants et marque une césure dans l'histoire de la ville.

      La seconde différence est liée aux activités économiques des bourgeois (le commerce et la banque) ainsi qu'à leur religion, qui les détachent d'un lien trop fort à la propriété foncière de prestige, devenue un véritable boulet financier des familles aristocratiques dans les systèmes démocratiques européens. De fait, si certains bourgeois sont aussi fortunés, voire bien plus, que des aristocrates jusqu'avant la révolution française, ils se distinguent par des comportements auxquels s'identifient toutes les bourgeoisies occidentales du XIXe siècle: l'épargne, la retenue, la rigueur, l'absence d'ostentation. 24 

      Une approche comparative du cas genevois avec d'autres bourgeoisies urbaines, notamment en Suisse, où la comparaison semble la plus aisée, 25  se heurte à la spécificité religieuse de Genève. En effet, le coeur de l'identité bourgeoise ne marque pas une nette différence avec ce que l'on peut observer d'autres villes de la Confédération comme Berne 26  ou Bâle. 27  Berne est, à l'image de Genève, devenue protestante, mais la spécificité du lien religieux à Genève passe entièrement par Jean Calvin, réformateur et juriste, qui a véritablement façonné une société unique. Aucun autre réformateur de Suisse n'a eu sur une cité une action comparable à celle de Calvin sur Genève. La Réforme, comme le démontre André Sayous, a modelé la bourgeoisie de la cité suivant des principes religieux. Par conséquent, le lien existant dans cette ville entre les élites bourgeoises et la justification religieuse de leur position dominante est unique. C'est ce qui aboutit à la notion de 'bourgeoisie morale', défendue par Sayous.


3. Les approches macro et micro historiques

      Désirer poursuivre une étude sur un groupe social déterminé, même si ce groupe donne plusieurs signes d'homogénéité, nécessite de pouvoir traiter le sujet sur deux plans différents, de macro et de micro-histoire. L'approche macro-historique s'attache sur la base d'une histoire événementielle, à observer le développement de la cité sous un angle politico-économique, tandis que la micro-histoire, au travers de cas particuliers, tente de pénétrer au coeur des normes sociales de la bourgeoisie et de leur évolution.


3.1. L'approche macro-historique

      Sur le plan macro-historique, la bourgeoisie est étudiée en tant qu'acteur historique, ce qui est indispensable dans le cas d'une élite politique et économique. Jusqu'en 1846, les anciennes familles bourgeoises ont totalement contrôlé la République (et Canton depuis 1815) de Genève. Il est donc logique qu'elles aient puissamment influé sur son développement économique et social, d'autant plus que ces élites ont historiquement joué un rôle prépondérant dans le commerce international et la banque. Similaire à bien d'autres régions d'Europe, le cas genevois présente toutefois l'originalité de voir les élites prendre les rênes de l'état par devoir, 28  et être certaines de la justice de leur système, jusqu'à préférer abandonner le pouvoir pour ne pas devoir massacrer des révolutionnaires. Ce n'est pas vraiment du paternalisme, 29  ou du moins cela ressemble à une forme originale de paternalisme. Les bourgeois ont le simple désir, ou devoir, de rester les leaders 'naturels' de la nation. Cette position est surtout intéressante à étudier après 1846, soit lorsque les anciennes élites doivent se résoudre à faire de l'opposition, ce comportement politique qu'elles ne connaissaient que trop peu avant la restauration et qu'elles ont toujours haï. En même temps, elles excellent rapidement dans ce rôle tant la haine envers ceux qu'elles considèrent comme des usurpateurs est grande.

      Défaits sur la scène politique, les anciennes familles bourgeoises se retranchent dans leurs associations bancaires privées, qui demeurent en grande partie une terra incognita pour l'historien. Encore aujourd'hui, il est difficile de connaître la nature exacte des activités de ces banques au XIXe siècle. Etonnamment, l'histoire de la banque à Genève trouve ses ouvrages les plus intéressants, tous des publications d'anniversaire, dans la première moitié du XXe siècle. 30  Ces publications sont insuffisantes pour connaître en détail les activités poursuivies par ces établissements, mais l'éclairage général qu'elles apportent est cependant utile pour apprécier l'évolution globale du secteur.


3.2. L'approche micro-historique en forme de parcours de vies

      L'approche micro-historique vise à comprendre la bourgeoisie en pénétrant dans la vie sociale de ses membres. Cette approche ne met plus en évidence une rupture causée par la révolution de 1846, mais une continuité. De fait, l'approche micro-historique resserre la problématique autour de la seule cité de Calvin en rendant toute comparaison difficile. Cet écueil ne doit pas altérer l'utilité d'une telle approche. En effectuant un mouvement de zoom sur quelques parcours de vie, d'utiles détails apparaissent pour une meilleure compréhension des élites mais parallèlement la possibilité d'effectuer une approche comparative s'éloigne. Cette dernière est employée dans la mesure du possible mais surtout dans les chapitre qui utilisent l'approche macro-historique.

      Puisque ce groupe social cultive le souvenir de ses racines, accentuant ainsi son homogénéité de classe malgré ses diversités d'états, un certain nombre de pratiques sociales doivent pouvoir la caractériser. L'approche de ces pratiques se heurte cependant à plusieurs difficultés. L'adage 'Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien' illustre une première difficulté, puisque les anciennes familles bourgeoises sont de nature discrète. Mais cette habitude connaît deux exceptions qui fournissent à l'historien deux portes d'entrée fort utiles pour percer la vie sociale des élites. Le caractère genevois, qu'on prétend bien trempé et facilement polémiste, a induit un rapport aux brochures et à toutes autres petites publications tout à fait étonnant. A en rendre admiratif Stendhal, qui avait constaté qu'il n'était pas rare à Genève de voir le moindre petit horloger, supérieurement instruit, publier une brochure politique pour faire connaître son avis à l'ensemble de la population. 31  Favorisée par la longue tradition de l'imprimerie, outil clé de la diffusion des idées de la Réforme, cette tendance s'est également traduite par l'édition de toute une série de publications personnelles écrites et distribuées dans les cercles familiaux: récit de voyage, biographie d'une personne décédée, recueil de poèmes ou histoire familiale. 32 

      Les anciennes familles bourgeoises de Genève ont également toujours entretenu un lien très fort avec la cité, même après 1846, notamment en léguant à la municipalité (voire à l'Etat) certaines de leurs archives privées. 33  Ces fonds ont le mérite de rassembler en deux dépôts seulement les traces de dizaines de familles, illustres ou inconnues, et le manque d'homogénéité de l'ensemble est rapidement effacé par la richesse des fonds. On y trouve tout type de documents: correspondance, journaux intimes, carnets de voyages, actes notariés ou officiels, jusqu'à des notes de frais. Au hasard des recherches, nous avons également découvert un fonds extrêmement intéressant et vaste de la famille Baumgartner, 34  non encore déposé aux archives. 35 

      Dans cette masse documentaire, choisir quelques familles seulement et en dessiner la vie sociale n'aurait pas permis de répondre à notre problématique. Les fonds d'archives sont en effet grandement inégaux, sans parler du choix cornélien qu'il aurait fallu effectuer entre les dizaines de cas différents. Cependant, en privilégiant une recherche qui allie une histoire politique et une histoire économique, une sélection naturelle s'est effectuée entre les familles présentes et actives dans les milieux du négoce et de la banque et d'autres grands noms de la politique genevoise qui ont été laissés sciemment de côté: les familles Rilliet, Saladin, Micheli ou Diodati sont par exemple des familles de notables qui ne sont pas très dynamiques dans les milieux économiques du XIXe siècle.

      Enfin, pour pallier aux manques des fonds privés, plusieurs types d'archives publiques ont été consultés. En effet, les archives d'Etat disposent de plusieurs fonds regroupant les contrats de mariage, les testaments et les déclarations de successions. 36  Grâce aux généalogies, l'étude de ces documents a pu être circonscrite aux familles sélectionnées. En particulier, les déclarations de successions se sont révélées être une mine d'informations encore inexploitée à Genève. Elles ont été organisées au sein d'une base de données informatiques dont le traitement diffère des travaux étrangers réalisés jusqu'ici sur ces mêmes documents. A l'étranger, l'étude des déclarations de successions a déjà été réalisée, notamment en France, où les travaux d'Adeline Daumard ont été pour nous une source d'inspiration. 37  La particularité genevoise nous a ouvert des possibilités de traitements quelque peu différentes, en centrant l'étude non-plus sur un groupe social, en l'occurrence la bourgeoisie, mais directement sur les familles, en suivant les filiations et les alliances. En centrant l'observation sur le comportement des anciens bourgeois face à la fortune, cette base de données nous permet de mieux comprendre les normes sociales dans lesquelles cette population évolue.

      Le résultat est un savant mélange entre sources individuelles, non-homogènes et forcément incomplètes, et sources officielles qui fournissent un aperçu global et homogène. L'organisation de ce matériel a permis un traitement historique longitudinal en forme de parcours de vie. Une approche de micro-histoire appliquée à des trajectoires de vies bourgeoises donne une mesure unique du tissu social composé par d'anciennes familles aux histoires multiples. L'intérêt de cette approche est autant d'observer la manière dont les normes sont appliquées dans une période où, malgré tout, la hiérarchie sociale en vigueur jusqu'en 1792 n'existe plus, que de regarder comment ces règles de conduite évoluent au cours du XIXe siècle.

      Les étapes de la vie qui font l'objet d'une attention particulière sont la formation, le mariage, la vie active et la transmission du patrimoine. La naissance n'a pas été retenue parmi ces étapes. Non que la naissance soit exempte d'intérêt, surtout si nous la considérons au travers des mariages entre différentes classes sociales, mais elle reste, par rapport aux autres moments, très particulière, en sorte que le nouveau-né ne peut exister pour l'historien qu'au travers d'autres acteurs.

      Pour donner corps à ce parcours de vie fictif, notre 'Emile' est remplacé par plusieurs témoins, issus de familles différentes dans leurs caractéristiques et leurs parcours. Naturellement, une dimension arbitraire découle des recherches en archives privées. Rarement complets, les fonds privés ne fournissent qu'une histoire éclatée en pièces de puzzle, où parfois les informations sur un mariage sont détaillées, tandis que la formation ou l'activité professionnelle des mêmes protagonistes sont totalement obscures. La question de savoir à quel moment un témoignage particulier peut être le point de départ d'une généralisation est capitale. La récurrence de certains éléments, ébauchant une tendance générale, permet de contrer cet arbitraire. Il est essentiel de ne pas prêter trop d'attention à l'exceptionnel, même si en raison de son caractère, il suscite de nombreux écrits. Le marginal, par contre, quand il est stigmatisé, témoigne à contrario des normes sociales. Usuellement, du moment où une pratique est présente dans plusieurs témoignages, il est possible de la considérer comme représentative d'une certaine part de la population bourgeoise, comme intégrée à la vie bourgeoise. Toutefois, il est évident que ces parcours de vie, malgré les similitudes qu'ils peuvent laisser entrevoir, restent un florilège de cas individuels mis en perspective, grâce à l'approche macro-historique, que ces micro-histoires humanisent et renouvellent.

      Tout notre travail s'articule en quatre parties, dont le point d'inflexion est le renversement politique de 1846. Les deux parties macro-historiques sont centrées sur les histoires économique et politique, laissant la délicate question culturelle de côté. En ce qui concerne le parcours de vie, nous avons choisi de placer le mariage avant les chapitres sur la vie active (les affaires), bien que dans la réalité ces deux moments soit interdépendants. Dans les faits, il arrive que des parcours individuels mettent en évidence un mariage avant une entrée dans les affaires. Par ailleurs, la limite entre la fin d'un apprentissage (qui concerne la formation) et le début de la vie active est souvent floue. Ces trois moments sont en réalité très proches et doivent être considérés comme temporellement presque simultanés. L'ordre dans lesquels ils interviennent peut être variable. Concernant la vie active et l'organisation des successions, il n'a pas été possible de concentrer toute la matière dans un seul chapitre pour chaque partie. Nous avons ainsi préféré scinder en plusieurs chapitres ces matières.

      La structure en quatre parties permet de reprendre pour chaque période l'un des deux postulats de notre thèse. Le premier, qui affirme que la bourgeoisie est demeurée influente tout au long du XIXe siècle, pose la délicate question des continuités et discontinuités du monde bourgeois pendant un siècle riche en événements politiques et sociaux. Pour traiter cette question, c'est l'approche macro historique qui sera utilisée, pour montrer comment la bourgeoisie se situe par rapport à l'ensemble de la société genevoise. Le second, qui affirme que l'enracinement de la bourgeoisie est particulièrement fort à Genève, marque une spécificité sociale de ces élites. Pour traiter cette question, l'approche micro- historique est indispensable afin de décortiquer les tenants et aboutissants de cette spécificité.


1. Forme et reproduction d'une élite urbaine, un aperçu de l'histoire des bourgeois de Genève jusqu'en 1814


1. 'Elites genevoises'?

      Bourgeois de Genève, qui es-tu? Cette étude n'échappe pas au sempiternel problème de la définition des élites. 38  Un seul critère a été jugé déterminant, soit le statut social signifié par la citoyenneté ou l'acquisition des Lettres de Bourgeoisie. Ces dernières délimitent en effet dans le cas de Genève une population très précise. Jusqu'en 1792, 39  un bourgeois de Genève est un individu qui a, ou dont les ancêtres ont, acheté des droits (les Lettres de Bourgeoisie), moyennant payement d'une somme d'argent, ainsi que le don de quelques objets précieux garants de l'indépendance de Genève: fusils pour l'arsenal et seillots en cuir pour lutter contre les incendies. 40  Le prix des Lettres de Bourgeoisie varie de la Réforme à 1792. Si dans les premiers temps l'accession à la bourgeoisie était abordable, les deux Refuges Protestants en ont considérablement augmenté le coût. Les éventuels candidats devaient, dès le XVIIe siècle, être fortunés pour accéder à la bourgeoisie, porte d'entrée de la citoyenneté. Tout bourgeois transmet en effet son statut à ses enfants à venir, qui deviennent citoyens. 41  Seuls les hommes peuvent transmettre ce statut, qui seul octroie les droits politiques.

      En dehors des deux classes élitaires, se trouve la majorité de la population genevoise. Les Habitants et Natifs tout d'abord, qui ont un droit de résidence dans la cité. Les Natifs, comme leur nom l'indique, sont nés 'en les murs'. Majoritairement, ils sont enfants d'Habitants. Ces derniers ont acheté des Lettres d'Habitation, correspondant à une autorisation de séjour. Pour parachever cet aperçu des stratifications sociales, il est nécessaire d'ajouter les Sujets, soit les habitants des territoires genevois de la campagne (Jussy, Satigny et Céligny), qui ne disposaient d'aucun droit dans la cité. Pendant le XVIIIe siècle, les Natifs et les Habitants ont violemment contesté le pouvoir des Citoyens et Bourgeois et se mirent à réclamer des droits. Pour diviser les contestataires, un statut de Domicilié fut créé suite aux troubles survenus en 1782, mais il n'a pas eu une existence très longue.

      Cette stratification sociale, même si elle a été vivement contestée pendant tout le XVIIIe siècle, n'a pas été totalement détruite par les troubles liés à la révolution française. Les principes d'égalité adoptés à Genève dès la Constitution de 1794 42  se heurtent à une inertie très forte de la part de la bourgeoisie. Même si le livre des Bourgeois 43  s'arrête en 1792, soit lorsque la Révolution a permis aux plus anciennes familles d'Habitants et de Natifs d'accéder à la bourgeoisie, certains revendiquent une admission à la bourgeoisie après cette date. C'est le cas par exemple de la famille Ador, dont l'historiographie relate 'l'admission de Jean Ador, et de ses deux fils, Edouard et Louis, à la bourgeoisie de Genève', 44  le 23 novembre 1814. Cet événement, dont on dit qu'il 'consacre définitivement l'assimilation des Ador', 45  s'apparente aux nouvelles noblesses créées, par exemple, par Napoléon. 46  Genève n'échappe pas à ce mouvement qui tend à réformer une structure jusqu'alors figée, et la période représentative (1814-1842), est marquée de plusieurs accessions à la bourgeoisie, toutes utilisant ce terme abusivement, 47  même si une très officielle publication donne la liste de ces accessions après 1814.

      Cette question de la fin du statut bourgeois doit être considérée sous plusieurs aspects. L'Occupation française a mis fin aux spécificités politiques de Genève, mais l'identité bourgeoise, de fait abandonnée dès 1792, est restée solidement ancrée dans les moeurs au XIXe siècle, sinon dans le langage courant. Par exemple, les recensements cantonaux de 1822 à 1843 48  disposent d'une rubrique 'bourgeoisie'. La Société Economique, 49  créée pendant l'occupation pour gérer les biens communaux, est une instance qui participe à la survivance du monde bourgeois, pendant une période où l'identité genevoise est menacée.

      En réalité, la première constitution de la République et Canton de Genève de 1814 n'a pas rétabli le statut bourgeois antérieur à 1792. A la place de la 'bourgeoisie', la Constitution (oeuvre pourtant d'anciens bourgeois) parle de 'droit de cité'. 50  Ce ne peut être que ce 'droit de cité' que les contemporains assimilent à la bourgeoisie du siècle précédent. En 1814, il est risqué de rétablir en des termes identiques au passé, une classe sociale qui a été longuement contestée pendant tout le XVIIIe siècle. Le droit de cité se substitue à la bourgeoisie, une modification de la terminologie qui doit servir à faire accepter une constitution d'essence conservatrice. Passé cette adoption, le nouveau terme de 'droit de cité' ne sera guère employé, au contraire de celui de 'bourgeoisie'. Cette pirouette sémantique se réalise en même temps qu'est instauré un système censitaire et déclarée l'égalité entre tous les Genevois. 51  Les deux dernières mesures peuvent apparaître contradictoires. Assurément elle le sont mais rendent possible une acceptation populaire du texte, qui satisfait une majeure partie de l'électorat. La Constitution de 1842, qui abolit le privilège du cens, met fin de facto à la mainmise bourgeoise sur les affaires de la cité.

      Dès 1815, les accessions à la bourgeoisie, qu'il faudrait plutôt appeler des accessions au 'droit de cité', comme celle de Pellegrino Rossi, ne représentent qu'une forme de naturalisation, et ne confèrent pas d'avantages économiques. C'est pourquoi ce sont majoritairement des étrangers qui la reçoivent, comme le comte de Bubna, général autrichien qui doit cette faveur à son rôle joué lors du départ des Français de la cité en décembre 1813. 52 

      La définition de l'élite à Genève peut donc aisément passer par dessus le bouleversement politique des Lumières, repoussant la fin effective de la bourgeoisie à 1842. Cette nouvelle échéance laisse apparaître une période relativement longue, sans tenir compte de l'annexion française, qui va de 1815 à 1842 et pendant laquelle les élites paraissent en sursis. Ce sont les '27 années de bonheur' 53  qui cachent une réalité moins heureuse. Pendant cette période, la bourgeoisie connaît des tendances d'unions et de désunions. Ces dernières opposent facilement les anciennes familles bourgeoises, qui évoluent dès le XVIIIe siècle comme un patriciat, et des familles de bourgeoisie récente. 54 

      La question des élites nées après la fin du statut bourgeois sera abordée dans toute sa complexité. En considérant que le statut bourgeois ne disparaît qu'après 1842, les élites éventuellement issues de la période postérieure n'ont pas été prises en compte. Par contre, le demi-siècle 1792 pose un réel problème puisqu'il ne correspond pas à un arrêt de la vie sociale des élites, qui poursuivent l'assimilation de nouveaux membres. Ces intégrations se réalisent essentiellement par des mariages, qui suivent, voire exceptionnellement accompagnent, une réussite financière. Pour bien différencier ce groupe de familles anciennement ou récemment bourgeoises, nous lui avons donné le qualificatif de nouvelles élites. L'intégration de ce dernier pan de la bourgeoisie est aussi rapide que complet, et sa dimension matrimoniale confirme le rôle prépondérant que les bourgeois d'avant 1792 conservent au XIXe siècle. La vivacité de ce qui pourrait être considéré comme 'un esprit bourgeois' trouve ses racines dans la place tenue à Genève par ces élites. Place économique et religieuse.

      Avant 1792, l'intérêt d'acquérir des Lettres de Bourgeoisie n'était pas seulement politique. Le statut de bourgeois a conféré pendant des siècles un statut économique. 55  Un lien s'est établi au XVIIe siècle, lorsqu'une ordonnance précise que 'ceux qui ne sont citoyens ou bourgeois ne pourront à l'avenir être reçus négociants dans la ville ni avoir droit d'y lever boutique ou magasin'. 56  Cette ordonnance oriente les familles de négociants vers la bourgeoisie, qui quelque temps après se réserve également certaines professions liées à la production horlogère. 57  Cette protection établie autour de quelques activités professionnelles est abandonnée avant la fin du statut bourgeois, puisque 'de 1738 à 1753, les différents métiers de la Fabrique s'ouvrent à nouveaux aux natifs'. 58  Les droits politiques octroyés aux bourgeois, sans devoir être négligés, ne revêtaient pas une importance similaire aux droits économiques. De plus, sachant que les familles de banquiers (comme les Mallet, les Pictet et bien d'autres) ont commencé par être actives dans le négoce, avant de concentrer leurs activités sur le secteur bancaire, il est possible de tisser un lien étroit entre négoce et bourgeoisie, élite économique et élite politique. L'une dispose de la richesse, l'autre de la gloire. Les droits exclusifs des bourgeois sur la pratique du négoce avaient considérablement cloisonné le monde marchand de la cité de Calvin. La concurrence était de facto réduite, et l'assurance de ne voir commercer que des familles disposant d'un certain capital pouvait fournir une garantie utile contre les éventuelles faillites.

      De plus, la force de la bourgeoisie genevoise pendant et après la Révolution des Lumières s'appuie sur une spécificité qui agit puissamment sur l'ensemble de la population de la République: la religion protestante. Le calvinisme est l'élément clé qui différencie la bourgeoisie genevoise des autres bourgeoisies urbaines. Le double statut des familles bourgeoises, politique et économique, ne serait pas un vecteur suffisant d'unité s'il n'était soudé par une identité religieuse très forte. C'est la force avec laquelle le calvinisme s'est imposé à Genève, ainsi que le double statut des bourgeois qui expliquent à la fois l'homogénéité de classe de ces familles, mais encore leur position d'élite. Henri Fazy cite Lullin, qui aurait justifié l'intervention des anciens syndics lors de la Restauration de 1814 en disant: 'nous avons un devoir de nous occuper d'un objet aussi important'. 59  Cette vocation de gérer la destinée de Genève, dévolue à la bourgeoisie, est la clé de voûte de toutes les problématiques liées aux élites de Genève au XIXe siècle et trouve son origine dans la Réforme calvinienne. 60 


2. Calvinisme et bourgeoisie


2.1 L'individu confronté aux principes rigides du calvinisme

      Selon Calvin, tout homme est pécheur par définition. Lorsqu'il commet un péché, l'homme se détourne de Dieu. Cette notion implique que l'être humain n'est pas naturellement enclin au bien. La conséquence de ce premier constat est le développement par le calvinisme de toute une série de pratiques qui visent à contraindre les hommes à suivre la voie divine. L'obligation de la participation au culte est un élément spectaculaire de cette idée, de même que l'instauration du Consistoire, véritable tribunal de la foi, pourtant sans pouvoir réel de punition.

      Autre élément de base du protestantisme: c'est Dieu seul qui donne la foi aux hommes. Le rachat par les oeuvres, qui avait justifié les indulgences, est impossible. Ainsi, du moment où la population des croyants est uniforme et arrêtée par Dieu, cela crée une unité religieuse très forte. L'appartenance à la communauté s'impose à l'individu doté d'une foi, sans possibilité pour celui-ci de modifier son état. Cette solidarité verticale qui se dégage du calvinisme est à mettre en face du troisième élément-clé pour bien comprendre les élites genevoises, soit le rapport envers la richesse.

      L'enrichissement personnel n'a pas été condamné par Calvin. 'Les biens matériels ne sont pas destinés à être méprisés ou rejetés (comme le veut l'ascétisme), mais leur destination est le service d'autrui'. 61  Dans cette idée, cet 'autrui' fait naturellement partie de la communauté des croyants. C'est pourquoi le riche est appelé par Calvin le 'ministre du pauvre'. 62  Ce dernier tient une place importante dans la communauté puisqu'il permet à l'homme riche d'éprouver sa foi. Car la notion de 'ministre du pauvre' implique l'existence d'une relation impersonnelle qui lie les hommes aux biens et donc une redistribution volontaire des richesses qui n'appartiennent qu'à Dieu. 'En conséquence de cette fonction que Dieu assigne aux richesses, destinées à pourvoir à l'existence matérielle de tous et à être, auprès de tous, le signe de la grâce de Dieu, il y a pour chacun, dans le mécanisme économique de la société, des responsabilités différentes'. 63  Comme il n'y a pas la possibilité pour l'homme d'influencer son salut, le riche donne par devoir, suivant la volonté divine. Ce don ne doit pas avoir pour objectif de plaire à Dieu, mais de suivre sa foi qui commande d'aimer son prochain. La condamnation du luxe par le calvinisme est un prolongement de ce raisonnement. La consommation de richesses est un péché, dans la mesure où elle empêche la redistribution voulue par Dieu.

      Dans la pensée calvinienne, la vocation joue un rôle central. 64  Cette notion, développée d'abord par Luther, comprend non seulement l'engagement religieux mais aussi l'engagement professionnel. 65  'Ce qui plaît à Dieu, ce n'est pas l'ascétisme des moines, mais bien au contraire l'exercice consciencieux de toutes les activités professionnelles et séculières que l'homme accomplit dans sa vie quotidienne. C'est à l'accomplissement minutieux de ces tâches profanes que l'homme est appelé par Dieu, c'est elles qui font l'objet de sa vocation'. 66  Là où la vocation calvinienne renforce encore l'esprit communautaire, c'est dans la manière égalitaire de considérer les différentes activités professionnelles : 'les rôles politiques, les professions mondaines, et même les métiers manuels et 'mécaniques' trouvent leur unité dans le terme de vocation, ce qui n'était pas une idée habituelle et allant de soi dans l'histoire de la pensée chrétienne'. 67  Chaque individu est donc appelé à exercer une profession conformément à la volonté divine, 68  selon quatre modalités centrales: le désir individuel, la capacité propre, la reconnaissance et l'utilité reconnue de l'activité en question.

      L'individu, par un choix personnel résultant d'une envie, peut mieux que quiconque définir sa propre vocation. Mais ce désir est savamment délimité. Seul, il ne peut suffire, d'autant plus que les trois autres modalités prennent en considérations l'avis de l'entourage de cet individu. La reconnaissance des autres est indispensable à plusieurs niveaux. Les appréciations concernant la capacité propre, la reconnaissance et l'utilité d'une occupation professionnelle donnée reviennent avant tout à l'entourage. La voie professionnelle suivie est donc d'abord le résultat d'un choix personnel, même si ce dernier ne peut prendre place que dans le cadre d'une acceptation sociale, provenant de l'entourage. Cette notion est capitale, et dans le cas de l'élite, elle peut parfois se révéler délicate à gérer, face aux intérêts des familles. Si un négociant qui a fait fortune désire que son fils reprenne son affaire, il ne devrait pas, selon Calvin, aller à l'encontre de la vocation de son fils, si cette dernière n'est pas liée au commerce. A l'inverse, le fils ne doit en aucun cas échapper à une vocation qui dispose d'une reconnaissance de la communauté. Le jeu d'équilibre est délicat.

      La possibilité selon laquelle l'affaire ne soit pas reprise par le fils n'est pas dramatique selon Calvin puisque les biens matériels n'appartiennent pas strictement au père. Si son affaire se termine à sa mort, il n'y a qu'une redistribution, voulue de toute manière. Tous ces concepts font donc apparaître à la fois un individualisme lié à la dépossession des biens, mais également un esprit de groupe très marqué, lié à l'impossibilité de modifier sa condition religieuse.


2.2. La vocation bourgeoise ou la sainte vocation

      Les liens entre la bourgeoisie et la Réforme ont toujours été étroits. C'est par le monde commerçant que les nouvelles idées religieuses ont gagné Genève. 69  Dans l'ancienne République, seuls des protestants pouvaient aspirer à devenir bourgeois de Genève. Les liens entre les élites bourgeoises et la Réforme donnent naissance à la vocation bourgeoise de gestion de l'Etat qui a été évoquée précédemment. L'historiographie du XIXe siècle exprime différents points de vue concernant la prise de pouvoir de ces élites. L'enjeu est de taille. Il s'agit, pour les radicaux fazystes, d'enraciner profondément les bouleversements politiques du milieu du XIXe siècle aux tréfonds des origines de la République, reléguant ainsi le pouvoir bourgeois à une longue parenthèse née de la Réforme. Pour Henri Fazy c'est tout simplement Calvin qui a introduit à Genève le régime aristocratique. 70  Ce point de vue ne peut qu'être violemment combattu par l'église protestante. Amédée Roget n'imagine qu'une action passive du Réformateur. 71  'Il importe de le dire bien haut, la constitution politique de Genève ne subit aucun changement notable du vivant de Calvin'. 72  Roget rejette tant l'instauration d'une théocratie que la formation par Calvin d'une aristocratie. 73  Les orientations politiques de ces deux auteurs étant très marquées, le juriste Marc-Edouard Chenevière 74  adopte un point de vue intermédiaire qui appuie son raisonnement sur des citations du père de la Réforme à Genève. 75 

      'La fonction de magistrat est une vocation sainte'. 76  Par ces mots, Marc-Edouard Chenevière résume simplement le lien qui a existé entre les élites et le Réformateur. Pas plus qu'il ne condamne l'enrichissement, Calvin ne s'oppose aux classes dirigeantes, déjà en place lorsqu'il arrive à Genève: 'Il n'advient point par la perversité des hommes, que les rois et autres supérieurs obtiennent leur puissance sur la terre, mais que cela vient de la Providence et sainte ordonnance de Dieu, auquel il plaît de conduire en cette sorte le gouvernement des hommes'. 77  La référence au divin oblige la population à un respect des autorités, qui voient leur pouvoir et une stratification sociale justifiés par Dieu: 'l'autorité n'est point une délégation du peuple, le magistrat a charge et commission de Dieu'. 78 

      Selon Calvin, il existe une motivation qui transcende un simple magistrat dans la gestion des affaires publiques: ' le magistrat remplit plus qu'une simple fonction, il exerce une véritable vocation'. 79  Cette vocation, définie selon les critères cités plus haut, est 'aussi légitime que l'Etat lui-même', 80  mais aussi à l'image de la richesse: impersonnelle. 'Ils sont honorables en tant que Dieu y a imprimé sa marque, mais d'eux-mêmes ils ne sont rien'. 81  L'égalité des hommes est ainsi respectée, puisqu'un magistrat ne tient et n'opère sa fonction que sous la volonté divine, créant une inégalité des charges et non des statuts au sein de la communauté des croyants.

      Selon Chenevière, la Réforme 'n'a pas enrayé les progrès du mouvement aristocratique'. 82  De fait, le rôle central conféré aux élites, donc aux bourgeois, dans la gestion des affaires publiques, s'exprimerait dans une évolution inéluctable de la société genevoise. Pouvait-il en être autrement? En adoptant un point de vue purement pragmatique, il est possible d'en douter. Les deux parties en présence trouvaient un intérêt au respect de l'autre, par une même haine en un ennemi commun. Etranger à Genève, expulsé du territoire de la République en pleine Réforme, 83  Calvin ne pouvait en aucun cas se passer d'une collaboration avec le pouvoir politique. En confirmant les autorités de la cité dans leur statut et en justifiant leur place au sommet de l'Etat, le Réformateur a créé des conditions idéales à l'adoption de la nouvelle foi à Genève. De l'autre côté, les bourgeois trouvaient dans la Réforme une occasion unique de prendre des distances avec la maison de Savoie et l'autorité des évêques, dont les représentants étaient vertement haïs des Genevois. 84 

      Plus que cette question du pouvoir aristocratique, l'intérêt de la vocation dans le système politique genevois réside dans l'acceptation que chaque individu doit avoir de sa propre place dans la société. En assignant à chaque individu une place précise, Calvin demande implicitement une 'acceptation de la limite' 85  de chacun.


2.3. La transportation des principes calviniens dans le droit civil

      Une fois la Réforme adoptée à Genève, Calvin désirait asseoir la nouvelle Foi dans la République à l'aide de lois, les Ordonnances ecclésiastiques, préparées dès 1541 et dont certaines prirent le nom d'Edits Civils, lorsqu'elles furent adoptées en Conseil Général le 29 janvier 1568. Calvin, licencié en droit à Orléans, avait une sensibilité de juriste qui fut très utile pendant tout le processus d'élaboration de cette nouvelle législation. 86  La législation en vigueur à Genève était en partie inspirée de la coutume du Berry, mais aussi du droit romain. 87  Les Ordonnances, sans bouleverser ces normes, apportèrent des nouveautés qui mirent les anciens textes en conformité avec la pensée calviniste. Elles sont révélatrices d'un nouvel esprit qui règne sur la République avec la Réforme, en ce sens qu'elles comportent des dispositions cohérentes avec deux éléments centraux de la pensée religieuse de Calvin. La prise en compte des choix individuels découlant de la vocation et celle des principes selon lesquels toute richesse n'appartient pas entièrement à l'individu. En particulier, les régimes matrimoniaux et successoraux ont été retravaillés.

      Les promesses de mariage furent institutionnalisées, mais surtout 'les Ordonnances, voulant faciliter les mariages entre jeunes gens, avaient mis à la puissance paternelle des limites exceptionnelles'. 88  L'âge minimum au mariage est par exemple rabaissé de manière importante, à 20 ans 89  sans avoir l'obligation d'obtenir l'accord parental. Le régime successoral eut aussi à subir des modifications. La plus importante est la mise en place de l'égalité de tous les enfants devant une succession. 90  Cette mesure réduit les droits qu'a une personne sur les biens qu'elle a pu accumuler de son vivant. L'égalité entre les héritiers n'est certes pas équivalente à une redistribution absolue des biens à l'ensemble de la communauté, mais elle représente une sorte de consensus entre l'esprit de Calvin et les intérêts des familles. Toutes ces dispositions sont ainsi conformes à la nouvelle croyance, qui avait enlevé à chaque individu la notion de propriété des biens qu'il pouvait posséder de son vivant.

      Les Ordonnances ecclésiastiques ont véritablement assis la Réforme à Genève. Leur pertinence explique en partie la profondeur de l'enracinement du calvinisme dans cette ville. Mais cela n'a pas été sans quelques adaptations Les stratégies matrimoniales ou successorales n'ont souvent pour but que la préservation d'un patrimoine, donc d'une richesse. L'élaboration de telles stratégies était théoriquement en contradiction avec le calvinisme. Le potentiel de perturbation que cette nouvelle législation pouvait représenter pour les élites était important. Pour les élites, l'abandon du droit d'aînesse et les mesures concernant l'âge au mariage auraient pu mettre à mal des stratégies d'alliances, très utiles voire indispensables pour pérenniser une affaire. Ces stratégies existaient-elles seulement à l'époque de la Réforme? Sans entrer dans ce débat, il semble clair que le jeune âge au mariage, sans consentement obligatoire des parents, n'était pas du goût des familles bourgeoises, qui n'ont pas hésité à le rehausser à 25 ans. 91  Par contre, la transmission égalitaire des biens n'a apparemment jamais été remise en question.

      Le calvinisme a agi doublement sur les familles bourgeoises. Certes, le monde bourgeois est clairement placé par la Réforme au sommet de l'Etat, mais la volonté des familles bourgeoises reste subordonnée à la volonté divine, qui englobe l'ensemble de la communauté des croyants. L'action stabilisante de la Réforme sur la République est au moins égale au potentiel de perturbation qui découle du nouveau droit civil. Dans cette situation, les familles bourgeoises n'ont pas beaucoup de solutions, entre un refus de la législation et le développement de nouvelles pratiques sociales qui permettent, tout en étant conformes à la pensée calviniste, de pérenniser les affaires.


3. Contestations et permanences


3.1. Les remises en cause du puritanisme à Genève

      Le calvinisme date du XVIe siècle et, même si la Rome Protestante était encore très vivante pendant la Période Française, plusieurs siècles séparaient les élites de la restauration des écrits du réformateur. Les Edits Civils, fruits de la Réforme, n'avaient d'ailleurs pas survécu à l'usure du temps ni à leur adaptation progressive par un législatif d'origine bourgeoise. Plusieurs éléments portent à croire que les élites genevoises, vis-à-vis de la doctrine de Calvin, nourrissaient à la fois un profond respect de la tradition, mais acceptaient aussi quelques largesses. En trois siècles le puritanisme s'est modifié en procédant par un glissement progressif des éléments religieux aux éléments non-religieux de l'existence. Ce que Calvin avait lié, travaillant à faire des Genevois une population sainte dans tous les actes de la vie quotidienne, les familles bourgeoises, mais aussi le reste de la population, l'ont peu à peu modifié. 'Tandis que l'ancien puritanisme mettait l'accent sur l'unité de la vie chrétienne, entièrement régie par l'idée du service rendu à la Gloire de Dieu, le puritanisme tardif a tendance à fragmenter la vie religieuse en actes individuels de piété (prières, méditations, etc) et à séparer ces conduites de celles de la vie professionnelle'. 92  Ce phénomène, s'est particulièrement accéléré pendant le XVIIIe siècle, simultanément à un enrichissement général des familles bourgeoises de Genève.

      Calvin était par exemple radicalement opposé à l'esclavagisme. 93  Or, cette opposition sans concession n'a pas empêché certains négociants genevois à participer au système de traite négrière. 94  Même très minoritaires, ces négociants démontrent qu'en affaires, la religion n'a pas de pouvoir absolu, et que le calvinisme pouvait très bien avoir été cultivé différemment selon les familles. L'enrichissement général qui se produit au cours du XVIIIe siècle, est surtout à mettre en parallèle d'affaires commerciales courantes, et de prêts publics, dopés dans la Rome Protestante par l'avènement de Jacques Necker aux finances du Royaume de France, et par les systèmes de prêts sur tête, dans lesquels les financiers genevois ont rapidement excellé. 95 

      Deux conséquences découlent de cet enrichissement. Le rapport à l'argent et au luxe se modifie, créant une distance avec les préceptes issus de la Réforme. 'Au XVIIIe siècle, ce furent les patriciens qui provoquèrent un nouveau mouvement artistique, en élevant dans les quartiers de la Ville Haute de somptueux hôtels, à la mode de France, ou de grandes maisons de famille'. 96  Malgré la relative discrétion de ces riches demeures qui ne présentent sur la rue que d'austères façades, le changement est réel, et touche également la vie artistique, jusqu'alors quasi-inexistante. Une troupe de théâtre fait son apparition à Genève, et constitue 'l'un des éléments les plus puissants de désordre et de luttes entre Genevois'. 97  Herbert Lüthy résume cette évolution, parallèle à l'enrichissement des familles bourgeoises de la manière suivante: 'Depuis que certaines fortunes, moins austèrement acquises et qu'il est impossible de considérer comme la récompense d'une vie saintement laborieuse, imposent moins de respect, la théocratie prend des airs de ploutocratie'. 98 

      Cette évolution et ces changements, qui remettent en question l'essence calviniste de la cité provoquent de vives réactions en provenance de différentes populations. L'agitation, ou plutôt les agitations des classes populaires qui émaillent tout le XVIIIe siècle sont la première conséquence d'un équilibre rompu par un enrichissement excessif de quelques riches bourgeois. Cependant, le mouvement d'opposition aux magistrats est aussi présent au sein même de la bourgeoisie. Certains pasteurs issus de familles bourgeoises, comme Etienne Dumont, 99  contestent ouvertement en chaire un pouvoir ploutocrate. 100  Face à des critiques qui proviennent du milieu bourgeois, les magistrats interviennent et Etienne Dumont, dégoûté du peu d'appui de ses pairs, préfère quitter la République. 'Les progrès des lumières s'allient à la réaction oligarchique et (...) l'opposition démocratique et égalitaire, sous la conduite de ses pasteurs, s'arme de morale calviniste; tout Rousseau sort de là'. 101  Voilà cité la deuxième figure de référence.

      La juxtaposition des noms de Calvin et Rousseau est symptomatique, tant les discours de l'un et de l'autre sont proches par essence. Tandis que les Natifs et Habitants adoptent l'image symbolique d'enfants de Rousseau, les familles bourgeoises suivent un mouvement de contestation identique, mais avec l'image sous-jacente de Calvin. Respect de la tradition oblige.

      L'évolution des ordonnances somptuaires pendant le XVIIIe siècle prouvent que la population genevoise se distancie de plus en plus des préceptes calvinistes d'austérité. En comparant ces ordonnances, véritables lois contre le luxe de 1631, 1739, 1772 et 1785, on remarque que plusieurs règles disparaissent et que les autorités doivent légiférer sur de nouvelles pratiques, par exemple la danse. Cette dernière était primitivement exclue de la cité, même en des circonstances exceptionnelles comme la célébration d'un mariage. 102  Les noces étaient par ailleurs particulièrement réglementées, de la composition des menus jusqu'au nombre de convives, qui ne pouvait excéder dix invités. 103  Or, au fil du temps, ces règles s'assouplissent. En 1739, les noces peuvent accueillir six invités de plus, même si le prix du repas est toujours plafonné. 104  En 1772, la limite du nombre d'invités disparaît, et les bals sont désormais tolérés pour les noces, mais seulement jusqu'à 22 heures. 105  Treize ans plus tard, la nouvelle édition précise que 'nous défendons de prolonger aucune partie de danse au delà de minuit sonnant'. 106  En quelques années, la population genevoise aura donc gagné deux heures de danse, et aura vu les bals déborder du seul cadre des noces. Bien qu'elles semblent évoluer très rapidement dans le seconde moitié du XVIIIe siècle, les ordonnances somptuaires ne sont pour autant pas abandonnées à la restauration. La Constitution de 1814 rétablit au Conseil d'Etat le pouvoir d'en promulguer, 107  pouvoir que les magistrats n'utiliseront jamais.


3.2. Des Edits Civils au Code Napoléon

      Prétendre que les Edits Civils ont traversé sains et saufs les siècles jusqu'à l'occupation française serait abusif. Au XVIIIe siècle surtout, cette législation fut remise sérieusement en question. En 1713 d'abord, une refonte complète apporta quelques changements. Mais cette réforme a surtout concerné la mise à jour d'une formulation vieillotte et les changements de fond furent en réalité minimes, si on pense par exemple à l'abandon de la confiscation des biens pour faits de sorcellerie. Pendant le XVIIIe siècle, ce sont plus les agitations pré-révolutionnaires qui ont porté atteinte aux Edits Civils, notamment avec la condamnation qui toucha Rousseau et ses écrits. Le vent de la Révolution commençait à souffler. L'évidente nécessité d'une réforme en profondeur du droit civil se fit jour peu à peu. En 1791, les autorités proposèrent de refondre le Droit Civil, mais ce projet ne fut jamais mené à son terme, à cause des troubles révolutionnaires. Arrivés brutalement en 1798, les Français n'ont pas eu de peine a imposer leur loi, notamment dès 1804 le Code Napoléon. 108  D'autant plus que le coeur du système matrimonial genevois, le contrat de mariage, y tient une place centrale.

      La thèse d'Alain Zogmal 109  montre que les Genevois ont bien tenté, une fois les Français partis, de remplacer le Code Napoléon par un texte nouveau et propre à la République, mais cette tentative a échoué. Elle illustre néanmoins la volonté de se débarrasser de tout héritage de la période française et de doter la République d'une législation propre. Il est également possible d'y déceler une adéquation entre le système civil napoléonien et les coutumes genevoises. Si le Code Napoléon n'avait pas correspondu aux coutumes genevoises, les autorités auraient saisi la possibilité qui se présentait au début du XIXe siècle de le remplacer. Elles n'ont pas profité de cette opportunité, ce qui laisse supposer qu'en 1815, le Code Napoléon correspond relativement bien aux élites genevoises. L'adoption et surtout le maintien du Code Napoléon comme législation civile est unique dans les cantons suisses, à l'exception de la partie francophone du canton de Berne. 110 


3.3. Origine de la puissance économique des élites: la mise en place des réseaux d'affaires

      Le monde des affaires extra muros est toujours resté entre les seules mains des élites, conséquence des privilèges commerciaux attaché à la bourgeoisie. Il représentait au XVIIIe siècle une population minoritaire, mais qui avait connu de grandes fluctuations. Alors qu'en 1650, les bourgeois constituaient la majorité de la population genevoise (51%), 111  cette proportion tombe à 28% 112  en 1700, puis à seulement 18,8% 113  en 1772, soit 20 ans avant la fin du statut bourgeois. Cette diminution illustre parfaitement le glissement qui s'opère vers une bourgeoisie concentrée sur la seule élite économique et politique. Pourtant, les accessions à la bourgeoisie montrent clairement que les troubles sociaux grandissants pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle ont entrouvert les portes de cette élite. Alfred Perrenoud a montré dans sa thèse que les nouvelles réceptions à la bourgeoisie se sont accélérées au XVIIIe siècle, passant de 164 dans la période 1725-1750 à 251 de 1751 à 1775 puis à 569 de 1775 à 1792. 114  Mais cette augmentation des réceptions de nouveaux bourgeois n'est pas suffisante pour renouveler une population qui décline. 115 

      Herbert Lüthy a analysé pour les XVIIe et XVIIIe siècle les complexes maillages des réseaux familiaux d'affaires du monde protestant. 116  Son étude démontre que les familles bourgeoises de Genève ont recouru de manière généralisée aux alliances matrimoniales, soit dirigées vers des familles originaires d'autres régions protestantes, soit tournées vers d'autres familles de la cité de Calvin. Ce complexe maillage d'alliances familiales, que Lüthy qualifie de 'toile d'araignée', 117  est étroitement lié aux affaires. La toile d'araignée a permis aux affaires de se développer en permettant aux familles d'assurer leurs associations dans les affaires par des alliances successives qu'il paraît 'impossible de suivre dans toutes ses ramifications'. 118 

      Au cours de la période considérée par Lüthy, soit de la Révocation de l'Edit de Nantes à la fin du XVIIIe siècle, plusieurs familles bourgeoises sont passées du grand négoce à la banque. C'est par exemple le cas des Mallet, marchands drapiers de père en fils, jusqu'à Gédéon Mallet (1666-1750) qui orienta définitivement les affaires de la famille vers la banque. 119  Cet abandon des activités commerciales a été parallèle à un enrichissement général des familles bourgeoises, si bien qu'au XVIIe siècle, Genève est la principale place bancaire de l'arc helvétique'. 120  L'apogée de ce développement économique a lieu juste avant la Révolution française. Les deux centaines de familles genevoises millionnaires estimées par Lüthy pour la fin du XVIIIe siècle, 121  quantifie cet enrichissement dû en partie aux réseaux d'affaires.

      Centrée sur la France, la recherche de Lüthy laisse transparaître une remarquable mobilité des élites. Le cas de la famille Mallet citée précédemment est significatif. Originaires de l'ouest de la France, les Mallet ont fui vers Genève les persécutions religieuses. Vaste clan comprenant de nombreux rameaux, il englobe trois branches qui se sont développées dans trois régions différentes: à Genève, mais aussi à Paris et en Angleterre. Ces ramifications, additionnées à une mémoire familiale qui traverse autant les générations que les années, ont fourni aux familles genevoises des alliés potentiels en grand nombre et dans différents pays. Cette toile d'araignée représente un véritable capital immatériel, qui restera un pilier majeur de la puissance économique et politique des élites genevoises durant la plus grande partie du XIXe siècle.


3.4. La mainmise continue des élites sur le monde politique

      Dans l'organisation calviniste, les pouvoirs politiques et religieux étaient officiellement cloisonnés depuis la Réforme. Le pouvoir politique a toujours conservé une préséance sur le pouvoir religieux. Par exemple, le pouvoir politique avait des droits importants sur l'Eglise Nationale, comme celui de nommer les pasteurs. De son côté, le pouvoir religieux, personnalisé par le Consistoire, avait une liberté d'expression et d'intervention auprès des autorités politiques. Le Consistoire lui-même était composé de laïcs nommés par les autorités. 122  Heyer indique dans son ouvrage que 'dans les cortèges ou les cérémonies (par exemple lors des promotions ou des élections), [la Compagnie des pasteurs] prenait rang immédiatement après le Petit Conseil 123  et avant le Conseil des Cinquante 124  et celui des Deux-Cents'. 125 

      La dimension politique des bases de la théocratie genevoise est essentielle, car elle s'est toujours située au centre de la République. Les élites n'ont jamais cédé leurs pouvoirs aux religieux, qui restaient officiellement assujettis aux magistrats. La théocratie genevoise reposait donc uniquement sur un ordre divin incontestable par des magistrats laïcs, et relayé auprès des autorités politiques par une autorité religieuse. Plus le temps s'est écoulé, et plus cet équilibre politique a renforcé la vocation bourgeoise, en confirmant la place centrale des familles dirigeantes.

      S'il est une notion issue du calvinisme qui est demeurée ancrée dans les esprits, c'est celle de la vocation de diriger. La pensée économique de Calvin avait fragilisé le statut bourgeois, qui était parallèlement confirmé dans ses positions politiques. La religion, en dépossédant les individus, les traitait tous équitablement. Mais la notion de vocation rétablissait une certaine hiérarchie, entre une population vouée à diriger, les bourgeois, et d'autres classes dont les limites de statut se voyaient expliquées. C'est autour de cette vocation des familles bourgeoises que les esprits se sont figés, en empêchant les idées des Lumières de fusionner complètement avec la haute-ville. 126  Car s'il est une évolution qui peut mettre en péril l'équilibre ancien, c'est bien la pensée de l'enfant de Genève qu'est Rousseau. Or, l'application simple des idées de Calvin, en relation avec l'autorité des magistrats, empêche l'établissement de toute démocratie, ce qui, au XVIIIe siècle, sert complètement les intérêts de la bourgeoisie.

      L'élément essentiel de l'identité bourgeoise de Genève est religieux. Il est apparu avec la Réforme. Même si le puritanisme genevois s'est modifié au cours des siècles, son importance dans l'élite reste entier. L'évolution du pouvoir des bourgeois correspond d'ailleurs à une évolution identique de la religion protestante à Genève, comme le montre Heyer, dans son 'histoire de l'église protestante'. 127  Les préceptes calvinistes sont encore ancrés dans la vie de Genève au XVIIIe siècle. Pourtant, c'est dans l'évolution politique qu'il faut rechercher les causes d'une perte de pouvoir, et des bourgeois au sein des autorités publiques genevoises, et de la religion au sein de l'Etat.

      La vocation de diriger l'Etat s'est transformée peu à peu en mainmise de la part de quelques familles de magistrats, les Lullin, Trembley, Pictet et autres Calandrini, qui agissaient au XVIIIe siècle comme une pure oligarchie. L'exemple le plus spectaculaire de cette oligarchie est personnifié par le syndic Jean Trembley, qui avait au XVIIIe siècle 108 parents proches dans les conseils, soit plus de la moitié des élus. 128  Plus modestement, les Bordier fournissent une autre illustration de l'engagement des familles bourgeoises, qui devient au cours du temps une tradition. Famille anciennement bourgeoise, qui avait acquis ses lettres à la fin du XVIe siècle, les Bordier ont toujours eu au moins un représentant au Conseil des Deux-Cents entre 1592 et 1792. 129 


4. La révolution française. Les bourgeois au bord des ténèbres

      L'écho de la Révolution française s'est fait entendre doublement à Genève, les remous politiques étant précédés d'un fort séisme économique. Si les échos politiques, dont le tragique tribunal de 1794 fait partie, ont pris ici une moindre mesure qu'à Paris, ces événements, additionnés aux conséquences économiques de la révolution française sur le monde bourgeois, marquent un point d'inflexion dans l'histoire des élites de Genève. Les conséquences matérielles et psychologiques ont été importantes pour les bourgeois, dont le statut au centre de l'Etat a été sérieusement ébranlé. De plus, cet épisode tragique de l'histoire genevoise permet de poser pour la première fois la question de l'unité bourgeoise. Unité économique perdue suite à des destins divers, et notamment de nombreuses faillites. Unité politique mise à mal par une révolution violente, mais basée sur de légitimes revendications qui ont toujours trouvé un certain écho auprès de quelques bourgeois 'éclairés'.

      Les troubles révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle ont eu des conséquences économiques désastreuses pratiquement sur l'ensemble des familles bourgeoises de Genève, grandes utilisatrices des emprunts royaux. 130  L'arrivée de Necker à la tête des finances du Royaume de France avait renforcé un lien déjà étroit entre la Rome Protestante, réservoir de capitaux, et son puissant voisin français, grand emprunteur. Nombreuses sont les sources contemporaines de cette période qui parlent de ruines et de faillites après la débâcle de plusieurs établissements genevois installés à Paris. Ces faillites touchent l'ensemble du monde bourgeois. 'Suivant l'exemple de beaucoup de ses concitoyens, le pasteur Gédéon Simonde 131  avait placé des sommes considérables dans l'emprunt français, émis sous le ministère de Necker. (...) Tous perdirent de l'argent, et pour Gédéon notamment ce fut un véritable désastre.' 132  Les témoignages de ruines pendant ces années sont innombrables. 'Gabriel-Antoine Eynard 133  était un commerçant opulent qui allait tout perdre dans la Révolution.' 134  Bon nombre de familles bourgeoises, plus précisément celles qui avaient placé leur fortune sur les fonds du puissant voisin, se sont retrouvées brutalement ruinées. 135 

      A la situation de ruine économique, est rapidement venue s'ajouter une crise politique sans précédent. Les troubles révolutionnaires font apparaître un sentiment ambigu à l'égard de la bourgeoisie. Par manque d'ouverture envers les autres classes sociales, la bourgeoisie, sinon les familles dirigeantes, est directement tenue pour responsable des troubles. Cependant, l'issue des procès instruits par le tribunal révolutionnaire de 1792, démontre que, malgré une farouche opposition à leur pouvoir, ces familles conservent une aura qui ne peut s'expliquer que par une adhésion généralisée à la vocation bourgeoise. 136 

      En juillet 1792, près de 400 personnes, en majorité des bourgeois, sont arrêtées et maintenues en détention, le temps d'organiser un tribunal révolutionnaire. 137  Si la majeure partie des personnes arrêtées est finalement libérée, plusieurs inculpés sont fusillés. L'exécution la plus importante, la première, a lieu le vendredi 25 juillet 1792. Mais sur les sept inculpés, se trouvent seulement trois membres de familles bourgeoises: Guillaume Fuzier-Cayla, ancien syndic, Jean-François Prévost-Cabanis, ancien procureur-général et Jean-François De Rochemont, un jeune avocat, beau-frère de Charles Pictet de Rochemont. Lors d'un vote populaire, réclamé par le tribunal pour confirmer la sentence, seuls les quatre inculpés non-bourgeois sont condamnés. Les votants, pourtant 'épurés' 138  par les révolutionnaires et solidement encadrés, ont épargné les bourgeois. Le respect envers ceux qui avaient pour vocation la gestion de l'Etat ressort de manière flagrante dans cette clémence.

      Face au désastre révolutionnaire, qu'il soit économique ou politique, les réactions des bourgeois diffèrent. Certains font le choix d'émigrer vers des terres plus hospitalières, notamment dans des pays religieusement proches de Genève, comme la Grande-Bretagne ou les Etat-Unis. Il est à ce sujet amusant de constater que ce dernier pays n'a pas seulement constitué une terre providentielle d'émigration pour les couches sociales défavorisées, mais également pour certaines élites bousculées par la Révolution. Aux Etats-Unis, plusieurs anciens bourgeois fondent des villes et imaginent même créer une société d'émigration pour les Genevois. 139  Olden Barnevelt et Cazenovia sont créées par Théophile Cazenove. 140  Ses cousins Charles-Antoine et Jean-Antoine Cazenove fondent avec Albert Gallatin New Geneva en Pennsylvanie. 141 

      D'autres bourgeois fuient simplement la cité et se réfugient dans un domaine de la campagne alentour, propriété de leur famille. Ces domaines se trouvent soit sur territoire genevois, soit sur la terre sarde, ou bien sur la côte vaudoise. Le château de Coppet, où se réfugie Madame de Staël, est l'exemple le plus célèbre de ces propriétés refuges. Est-ce à cette période et sur ces terres vaudoises que se sont liés d'amitié quelques bourgeois des deux Etats? Difficile à dire. Il est toutefois certain que la présence genevoise sur la côte vaudoise du lac n'a pas été marginale. Et les liens entre Vaudois et Genevois sont certains, comme en témoignera la fondation de la bourse de Genève, quelques années plus tard, qui mettra en lumière plusieurs négociants vaudois.

      Les bourgeois ne désertent cependant pas tous la cité, et certains font le choix de rester à Genève. Ces derniers sont certes les bourgeois les moins impliqués dans les anciennes autorités politiques, mais il y a plus. L'issue tragique du Tribunal révolutionnaire de 1794 a eu pour effet de retourner également une partie de la population, plus désireuse de recouvrer le calme que de se venger de manière hasardeuse sur l'élite de l'Etat.


5. Une bourgeoisie patricienne?

      Des historiens marquent une différence nette au sein même des élites urbaines de l'ancien régime, en traitant à part un patriciat issu de la bourgeoisie et qui a su capter en premier lieu les pouvoirs politiques. C'est entre les mains de ce patriciat que se concentrait, juste avant la révolution française, les pouvoirs politique et économique. Si, dans des villes comme Bâle, 142  l'existence d'un patriciat clairement délimité est une certitude, cette même question appelle, dans le cas de Genève, une réponse nuancée. A Genève, les familles dirigeantes n'ont jamais appuyé leur domination sur des lois, qui auraient réservé les postes de magistrats à leurs seuls membres. En cela, il n'y a pas dans la cité de Calvin de patriciat comparable à d'autres villes. 143  Cependant l'historiographie atteste l'existence d'un patriciat, en s'appuyant sur une concentration effective des pouvoirs politiques autour d'un nombre restreint de familles qui ont connu au XVIIIe siècle un accroissement important de leur richesse. 144  Nous nous efforcerons de ne pas prendre trop en considération cette frontière patriarcale, et cela malgré des travaux récents qui marquent clairement cette différence au sein de la classe bourgeoise. 145 

      La présence d'un patriciat à Genève est patente à la fin du XVIIIe siècle. Rousseau lui-même avait sans doute le premier décrit et dénoncé avec force ce patriciat, composé 'de gens qui nagent dans l'opulence' 146  décrit en détail dans ses fameuses Lettres écrites de la Montagne: 147 

'Je vois dans une petite ville [Genève], dont les affaires sont au fond très peu de chose, un Corps de magistrats indépendant et perpétuel, presque oisif par état, faire sa principale occupation d'un intérêt très grand et très naturel pour ceux qui commandent: c'est d'accroître incessamment son empire. Car l'ambition, comme l'avarice, se nourrit de ses avantages; et plus on étend sa puissance, plus on est dévoré, du désir de tout pouvoir. Sans cesse attentif à marquer des distances trop peu sensibles dans ses égaux de naissance, il ne voit en eux que ses inférieurs, et brûle d'y voir ses sujets. Armé de toute la force publique, dépositaire de toute l'autorité, interprète et dispensateur des lois, qui le gênent, il s'en fait une arme offensive et défensive, qui le rend redoutable, respectable, sacré, pour tous ceux qu'il veut outrager. C'est au nom même de la Loi qu'il peut la transgresser impunément' 148 

      Si la haine de Rousseau envers les magistrats qui ont porté deux de ses ouvrages 149  au bûcher est évidente, une lecture détaillée des Lettres écrites de la Montagne démontre que le futur symbole des révolutionnaires, a une position prudente, toute empreinte de respect, au sujet de la démocratie. Jamais le terme de 'révolution' n'apparaît dans les Lettres, et lorsque Rousseau y parle du peuple, il n'entend que l'ensemble des bourgeois. 150  Plusieurs éléments portent à marquer une spécificité des élites genevoises, qui gravite autour d'une volonté de tranquillité, comme c'est le cas après les exécutions de 1794. De cette volonté de tranquillité naît un comportement particulier à l'égard du patriciat. 'Chacun, trompé par son intérêt privé, aime encore mieux être protégé que libre, et fait sa cour pour faire son bien'. 151  C'est avant tout cette solidarité bourgeoise qui fait qu'en fin de compte, le patriciat de Genève ne se sépare jamais complètement de la bourgeoisie, et ce malgré des heurts parfois violents. 152 

      D'un autre côté, le pouvoir d'unité sociale de la toile d'araignée des liens familiaux, doublé par les liens d'affaires, a débouché sur une situation où le nombre de fortunes importantes dépasse largement le seul cadre d'un patriciat. 153  Mais le facteur d'unité de la bourgeoisie, qui a sans doute joué le rôle le plus important, reste le facteur religieux et, au travers de lui, le facteur politique. Le statut bourgeois est demeuré en place et intact à Genève jusqu'à 1792. Les raisons du maintien de ce statut social sont liées au commerce et à la religion. Genève est une ville de commerce, dont la pratique est justement délimitée par les Lettres de Bourgeoisie. De plus, la pensée calviniste qui confère à la communauté une grande place, empêche la formation d'un patriciat et conséquemment renforce la survivance du statut bourgeois.

      Le développement d'une bourgeoisie patricienne impliquerait le développement parallèle d'une bourgeoisie non-patricienne qui pourrait par exemple être industrielle. Or, à Genève, les familles industrielles existent bien, 154  mais elles sont rares et pour celles qui ont réussi, elles ont été intégrées à la toile d'araignée, à l'exception de la Fabrique, qui n'est majoritairement pas bourgeoise. Cependant, ces spécificités de la bourgeoisie genevoise, qui relativisent la portée du patriciat, sont essentielles pour bien comprendre l'histoire politique de Genève pendant tout le XIXe siècle. Au sein de la classe bourgeoise les idées peuvent s'affronter, mais devant une mise en danger de la stabilité de l'Etat, l'esprit de corps a toujours tendance à reprendre le dessus.


Conclusion

      La bourgeoisie de Genève s'est façonnée dès la Réforme, selon un modèle bien particulier. Ses liens très étroits avec la religion protestante ont assis son pouvoir politique. Elément clé de la Réforme, la bourgeoisie se voit confier une vocation sainte à diriger l'Etat, qu'elle assume parfaitement jusqu'au XVIIIe siècle. Parallèlement à cette vocation politique instituée par la Réforme, la bourgeoisie s'est petit à petit concentrée autour du grand négoce, dont les Lettres de Bourgeoisie lui réservent la pratique, favorisée en cela par la présence de réseaux familiaux très étendus. Mais l'enrichissement des familles bourgeoises, patent au XVIIIe siècle, commence à lézarder l'unité de cette élite, et Genève se met à être secouée par des troubles sociaux sans précédent.

      La Révolution française porte un coup sévère à la stabilité de la République de Genève et à ses dirigeants. De nombreuses familles bourgeoises sont ruinées et l'écho de la Révolution se fait entendre jusque dans la cité. Officiellement, Genève abandonne sa stratification sociale en 1792. La Bourgeoisie perd son statut dans les textes, mais elle demeure une élite au sein de la population.


I. Le temps suspendu


Introduction

      Au sortir de l'Occupation française, les élites genevoises se trouvent dans une situation paradoxale. Elles sont bien parvenues à préserver l'essentiel de leurs biens à travers la Société Economique, 155  mais leur pouvoir est fragile, car les plaies laissées par les troubles de la fin du XVIIIe siècle sont encore béantes. Les semaines, puis les mois qui suivent très directement la fin de la période d'annexion à l'Empire, avec l'arrivée des troupes alliées à Genève, sont entièrement rythmés par la délicate question de l'avenir politique de la République. 156  L'ancien ordre politique de Genève a profité de la vacance de pouvoir pour se replacer au devant de la scène politique. Mais cette position n'est que provisoire et les anciens magistrats tentent de trouver une solution durable du côté de la Confédération.

      Le 'mariage d'amour' 157  entre Genève et la Suisse, qui intervient en 1815 n'est que le fruit d'une collusion d'intérêts. Genève et la Suisse ont en commun la même volonté de ne plus retomber dans les troubles révolutionnaires. Cette volonté n'est pas nouvelle. Déjà lors de l'arrivée des Français, 'Genève ne s'est pas trop mal accommodée de sa nouvelle nationalité, tout au moins jusque vers 1806'. 158  Les raisons furent autant économiques que politiques. Les liens économiques avec la France étaient étroits, et l'instabilité politique de Genève dans les années qui ont précédé l'annexion était profonde. Ce qui a retourné l'opinion genevoise face à l'occupation fut notamment la question religieuse et une déception des milieux économiques. 'L'annexion a fait miroiter les avantages d'une intégration au grand marché voisin. Finalement, et sauf pour une mince élite, ces attentes n'ont pas été satisfaites'. 159 

      La question religieuse a posé problème dès 1798, puisque l'annexion cassait le vieux lien qui existait entre la Religion Réformée et l'Etat. Ce lien, fragilisé par les événements de 1792, avait été réaffirmé par la Constitution de 1794 160  puis confirmé par la révision constitutionnelle de 1796. 161  Le 17 avril 1798, soit le surlendemain de l'entrée des troupes françaises, la position de l'occupant sur la question religieuse fait l'objet d'un discours du résident de France. 'Ces paroles [du résident de France] plaçaient l'Eglise de Genève sur un pied aussi précaire que les Eglises de France'. 162  La sonnerie des cloches est interdite quelque temps après, 163  il est demandé au pasteur de 'ne plus paraître en public', 164  et le rythme même des offices est remis en question pour l'aligner sur le calendrier révolutionnaire. 165 

      Ces pressions, si elles ont plutôt renforcé l'identité genevoise, n'ont pourtant pas été suffisantes pour renverser à elles seules la résignation à devenir une terre d'Empire. Reste que l'Eglise Protestante a été en danger pendant plusieurs années, et son salut acquis lors de la restauration doit beaucoup à cette mise à l'écart du pouvoir. 'Pour elle [l'Eglise Protestante], la restauration ne porta guère que sur ses rapports avec l'Etat, rapports nuls, heureusement, sous l'Empire, et heureusement renoués à sa chute'. 166  Derrière l'Eglise Protestante, c'est toute la République qui est instable en 1814, et qui a du mal à assurer son futur.

      Les anciens magistrats, boutées hors du pouvoir quelques années plus tôt, ne vont pas laisser un vide de pouvoir se développer. Leur vocation les poussent à intervenir. Reprenant en 1814 son rôle sanctifié par sa vocation, l'ancienne bourgeoisie de Genève tente de reprendre les rênes du pouvoir. Pour y parvenir, elle doit travailler sur deux domaines en particulier: le tissu économico-social et le pouvoir politique, tous deux en mauvais état après l'annexion. La résolution de ces défis rouvrirait aux anciennes élites héréditaires la porte qui les porterait à nouveau au sommet de l'Etat.


2. La bourgeoisie face aux défis économiques et sociaux de la restauration (1814-1841)

      Contrairement à la France, le tissu social genevois ne semble avoir été que peu touché par la révolution française. Il n'y a pas eu par exemple d'éliminations physiques importantes de bourgeois. Ces derniers, même s'ils ont fui la cité, ont tous gardé des liens avec Genève, et cela au travers des alliances familiales. Enfin, le phénomène de confiscation des biens est resté limité, d'autant plus que la Société économique, corollaire de l'annexion française, a su conserver intact et cultiver le souvenir des anciennes institutions, dont fait notamment partie l'hôpital. Pourtant, cette préservation n'est qu'apparente.

      L'impact des événements révolutionnaires est aussi psychologique. Les nombreux événements de cette révolution, dont le plus marquant reste le tribunal de 1794, ont marqué les esprits. Si le régime de la restauration doit en grande partie son existence aux difficultés économiques, il s'appuie également sur le souvenir dramatique de ces années noires, avec comme idée sous-jacente un pouvoir politique, certes loin d'être idéal, mais au moins exempt de tout désordre violent. Nombreux sont les témoignages de cette époque qui mettent en avant le choc psychologique reçu suite à la révolution, à l'image du récit suivant tiré des documents de Gaspard de la Rive: 167 

'Ce fut le 21 août 1794 que je sortis de l'ombre révolutionnaire et que je quittai ma malheureuse patrie que les grands principes, d'heureux et d'agréables séjours, avaient changée en un repaire de brigands. Je fus transporté avec mes compagnons d'exil sur la côte de Suisse accompagné du dit Peloux, agent révolutionnaire, et de deux bateliers a qui leur figure horrible et dégoûtante donnait une entrée de suite dans le parti révolutionnaire, dont ils étaient des membres importants. Ma position était si extraordinaire, était si nouveau pour moi d'être chassé de ma patrie (...)'. 168 

      Jean-Jacques Rigaud, syndic de la période Représentative, parle de la 'lugubre impression' 169  laissée sur lui par les événements de la Révolution de 1792. A l'époque des faits, il n'était âgé que de 7 ans. Plus tard, dans ses discours de début de législature, Rigaud insiste souvent sur la notion d'unité nationale: 'Applaudissons-nous d'avoir resserré le faisceau genevois déjà si uni. C'est là notre premier intérêt aussi bien que notre premier devoir'. 170  En fait de devoir, il s'agit surtout d'un défi social que les bourgeois ont relevé patiemment dès 1813. En rappelant de manière récurrente les torts causés par la Révolution, les anciennes élites captent peu à peu, sinon une adhésion populaire, du moins une certaine compréhension de l'ensemble de la population. Cette dernière se laisse d'autant mieux convaincre que la situation économique est difficile au sortir de l'occupation française. 171 


1. La table rase de l'économie genevoise

      Après les faillites liées à la révolution française, et les troubles politiques qui émaillent l'histoire genevoise dès 1792, l'économie de la République est dans un mauvais état. Le tableau de la situation genevoise en 1800, dressé par Sismondi dans sa 'statistique', 172  dont la première publication date de 1804, est éloquente. 'L'état du commerce dans ce département est affligeant'. 173  Une situation qui choque Sismondi, alors acquis aux théories libérales.

      'Ne craignons donc pas de le dire, le commerce de ce département est dans un état de décadence, de langueur et de ruine, d'autant plus effrayant que s'étant déjà prolongé plusieurs années'. 174  'Les principales manufactures (...) cruellement contrariées par les circonstances, ne laissent plus voir que ruine pour leurs chefs et misère pour leurs ouvriers, et leur rétablissement paraît impossible de toute autre manière que par la paix maritime'. 175  Cette remarque se vérifiera pendant le XIXe siècle, comme le montre Béatrice Veyrassat, qui a étudié pour les cas du Brésil et du Mexique, l'importance du commerce transatlantique pour le développement économique suisse. 176  Dès la restauration de 1815, elle remarque un mouvement d'émigration de négociants suisses en Amérique Latine. Mouvement qui donnera naissance à une activité commerciale importante.

      Pendant la période française, malgré le tableau catastrophiste dressé par Sismondi, les activités bancaires reprennent et plusieurs établissements naissent pendant cette période troublée, sur les cendres des grandes maisons du XVIIIe siècle. S'il est une certitude qui touche à la structure des établissements bancaires en activité en 1815, c'est que plusieurs de ces derniers, appelés à jouer pendant tout le siècle un rôle essentiel, sont des créations récentes. Les faillites retentissantes de la fin du XVIIIe siècle ont sans doute créé un vide, que certains jeunes négociants, parfois issus de la Fabrique, se sont empressés de remplir. Jacquet, Richard & Cie (1785), Ferrier, Léchet & Cie (1785), Calandrini & Cie (1791), Lullin & Cie (1796), Henry Hentsch & Cie (1796), Galopin père et Fils & Cie (1798), sont autant d'établissements bancaires qui se créent parallèlement aux troubles révolutionnaires. 177 

      Ces créations, conformément à ce qui prévalait pendant le XVIIIe siècle, sont des associations de négociants, disposant parfois de liens familiaux. Mais l'élément central concerne l'origine modeste d'une partie de ces nouveaux banquiers. En effet, parmi ces établissements, plusieurs sont issus de familles récemment bourgeoises, alliées à des familles non-bourgeoises. Les Ferrier n'acquièrent leurs Lettres qu'au début du XVIIIe siècle, 178  quant aux Darier, ils ne sont devenus bourgeois qu'en 1787. 179  Henri Ferrier et Jean-Louis Darier, qui fondent Ferrier, Léchet & Cie ont tous deux épousé des filles de Jean-Jacques Léchet, un non-bourgeois. Les liens que ces familles entretiennent avec la Fabrique sont évidents. Le père de Jean-Louis Darier-Léchet (1766-?), Hugues (1739-1815) est présenté comme 'maître monteur de boîte'. 180  De plus, la famille Léchet est liée à la famille Chaponnière, également issue du milieu horloger. Abraham Chaponnière (1742-1828) beau-père de Jean-Louis Léchet, est présenté comme 'Maître monteur de boîte à Genève'. 181  Une certaine confusion entoure d'ailleurs les origines de la famille Chaponnière. Bungener les prétend anciennement bourgeois, en faisant remonter leurs Lettres de Bourgeoisies au XVIe siècle. 182  Or, il apparaît que la réalité est bien plus complexe. Si effectivement les Chaponnière ont compté plusieurs réceptions à la Bourgeoisie dès le XVIe siècle, Galiffe précise que 'par une sorte de fatalité, nullement exceptionnelle, le rameau qui s'est le plus distingué 183  conserva sa qualité de simple habitant, jusqu'à l'Edit du 12 décembre 1792, qui appela tous les Genevois de la ville et de la campagne à la citoyenneté égalitaire'. 184  Active dans le secteur horloger, la branche d'Abraham Chaponnière n'avait sans doute aucun intérêt à acquérir de coûteuses Lettres de Bourgeoisie, qui octroyaient des privilèges commerciaux inutiles pour eux. Henry Hentsch est sujet à la même confusion. Bungener lui attribue la citoyenneté en 1792, 185  ce qui est une lapalissade, puisqu'à partir du 12 décembre 1792, tout Habitant ou Natif est automatiquement devenu Citoyen. Si Galiffe n'étudie pas la famille Hentsch, Choisy ne précise que la date d'admission à l'Habitation, le 8 septembre 1784. 186  Ce type de confusion est symptomatique de l'aura incontestable que conserve l'ancien statut bourgeois. Il est même possible de mettre en évidence un paradoxe découlant de cette tendance. Alors que les classes non-bourgeoises avaient obtenu, après de longues luttes, l'égalité entre tous, plusieurs familles issues de ces rangs effectuent un rapprochement en direction du statut bourgeois qu'elles semblent désirer.

      Henry Hentsch, qui a fondé son établissement en 1796, se rapproche d'un autre type d'associés. Il s'associe trois ans plus tard avec son cousin germain Jean-Gédéon Lombard, issu d'une famille anciennement bourgeoise et transforme son affaire qui devient Hentsch, Lombard & Cie. 187  L'année suivante, Jean-Gédéon Lombard quitte Henry Hentsch pour rejoindre son beau-frère Jean-Jacques Lullin, 188  associé avec Jacques Plantamour 189  au sein de Lullin & Cie, qui devient Lombard, Lullin & Cie, active jusqu'en 1816. Pendant la période française, l'établissement De Candolle, Mallet & Cie est fondé par Jean-Augustin De Candolle, issu d'une famille anciennement bourgeoise. 190  Il est significatif que presque tous ces établissements, fondés entre les banqueroutes de la fin du XVIIIe siècle et la restauration, ont donné naissance, au fil des associations successives, aux plus importantes banques privées du XXe siècle. Ferrier, Léchet & Cie devient Ferrier & Cie en 1827. L'établissement d'Henry Hentsch prend le nom de Hentsch & Cie en 1836. L'établissement où se trouve Jean-Jacques Lullin prend le nom de Lombard Odier & Cie en 1830, 191  et Lullin en reste commanditaire. Enfin, De Candolle, Mallet & Cie et Calandrini & Cie tombent entre les mains de la famille Pictet, et deviendront Pictet & Cie dès 1829. 192 

      Le dynamisme des liens familiaux et d'affaires reste donc entier, même pendant ces années agitées politiquement. Par manque de sources, il est difficile de connaître précisément les activités de ces établissements. Un élément structurel est toutefois à souligner: Jusqu'en 1840, aucun de ces établissements ne fusionne ou ne regroupe ses activités avec un autre. Au contraire, d'autres banques se créent après la restauration. Paccard & Cie est fondée en 1819, la même année que Mirabaud & Cie. Paul-Frédéric Bonna, apprenti chez Ferrier, Lhoste & Cie, 193  devient associé de Jean-Gédéon Lombard, au sein de Lombard & Cie. Contrairement à la situation qui prévaut dans la seconde moitié du siècle, ces firmes semblent évoluer indépendamment les unes des autres. Cela est d'autant plus important qu'il n'existe pas encore à Genève une banque mixte, susceptible d'aider et de soutenir l'activité économique locale. Les tentatives existent cependant.

      Le premier essai avait été la Caisse d'Escompte, d'épargne et de dépôts, fondée en 1795. 194  Cette Caisse d'Escompte avait vu dès l'annexion ses affaires reprises et gérées par la Société Economique, et constitue pendant la période française 'un établissement de crédit auquel recoururent les artisans et ouvriers genevois'. 195  A côté de cet établissement la Caisse Revilliod Mare, dont on ne trouve que trop peu de traces, semble avoir été une pierre angulaire de la banque privée, en tant que 'caisse de virement et de compensation des banquiers [privés]'. 196 

      Le terreau économique de la restauration, la faillite du commerce et de l'industrie de Genève sous l'annexion, suscitent de grands espoirs. Selon Sismondi, seule une indépendance politique est à même de garantir la stabilité indispensable à l'activité économique d'un territoire minuscule, sans accès à la mer. La création en 1816 d'une Caisse d'Epargne, 197  se déroule simultanément à un débat plus vaste sur la nécessité de créer certaines institutions, dont une banque mixte, propres à relancer l'économie locale. Le projet de banque tarde cependant à aboutir. Les établissements de la place ne se sentent pas du tout impliqués par une banque qui se situe en dehors de leur champ d'activité, qui est international.


2. Le reproche radical des placements étrangers

      De cette situation, vont naître les premières fissures économiques du régime de restauration, révélées dès 1825 par la plume de James Fazy. 198  Ce dernier prend fait et cause pour l'économie locale et critique sévèrement le comportement des banquiers privés, qui préfèrent investir dans des titres spéculatifs, comme son imaginaire 'pont de la lune', plutôt que dans les modestes industries locales. Fazy, puis rejoint dans sa contestation par le mouvement radical, concentre ses critiques sur l'économie locale. Les activités économiques internationales des familles bourgeoises, notamment par le commerce, ne sont qu'indirectement impliquées dans cette polémique, qui gravite entièrement autour du développement de l'économie locale. Le manque d'investissements locaux devient, pendant le régime de la restauration, le reproche clé de l'opposition au gouvernement. La réponse des conservateurs est aussi simple que brutale, comme l'explique l'ancien syndic Cramer, dans une brochure dont la rédaction date de 1851.

'[cette plainte] a sa source principale dans une loi naturelle, et toutes sèches qu'elles sont, les lois de l'économie politique sont absolues pour tous les temps et pour tous les pays. D'après elles, les capitaux mobiliers ont un cours indépendant des affections, naturelle comme la loi du niveau pour les liquides ; ils tendent, par l'effet général du commerce, vers les lieux où on a le plus besoin d'eux, et où, pour cette cause, ils rencontrent le plus de profits. Si dans le lieu où nous sommes, on leur alloue un moindre intérêt, c'est un signe qu'ils n'y font pas défaut et qu'il en existe là en suffisance (...) la théorie autorise donc à dire qu'il ne va de capitaux genevois à l'étranger que l'excédent de ce qui est nécessaire à l'industrie et au commerce local'. 199 

      La sécheresse de l'explication est symptomatique du comportement des familles conservatrices à l'égard de l'industrie locale, mais également vis-à-vis de la société en général. L'explication avancée, en forme de loi physique, est 'naturelle', en sorte qu'il est impossible de la modifier. La responsabilité des difficultés que rencontre l'économie locale est repoussée sans ménagement, et replacée habilement entre les mains de ceux qui émettent des reproches. Ces derniers se voient affublés d'une image d'agitateurs.

'Mais encore s'il était vrai que les détenteurs de capitaux auraient été détournés jusqu'à un certain point, par un sentiment de répugnance, de placer ces capitaux dans le pays, est-ce à eux qu'il faudrait en faire le reproche'? 200 

      La progression du reproche radical est constante pendant le régime de la restauration, et son point culminant débouchera, notamment, sur la révolution radicale de 1846. Avec ce discours, les élites conservatrices démontrent le peu d'intérêt qu'elles portent à ce qu'il serait possible d'appeler la nation genevoise. En cela les élites de la restauration sont bien éloignées de l'essence même de la vocation bourgeoise. Cette loi naturelle est plus proche de la ploutocratie en vigueur au XVIIIe siècle que de l'idée calviniste qui définit le riche comme le 'ministre du pauvre'. 201  Le discours clairement malthusien que Cramer tient tout au long de sa brochure, en plaçant par exemple l'interdiction légale du mariage du pauvre parmi les solutions possibles au paupérisme, est cohérent avec un comportement hautain que la majorité des bourgeois ont retrouvé avec l'instauration du régime de restauration.


3. Religion et restauration. La place de l'Eglise protestante dans la Genève d'après 1814

      S'il est un défi central pour Genève de la période de restauration que les bourgeois doivent impérativement relever, c'est bien celui de la question religieuse. Suite à l'Annexion, la difficulté de rétablir l'ancestral lien qui unissait l'Eglise protestante à l'Etat se complexifie avec l'émergence d'une minorité catholique, née dans la douleur pendant la période française. Seuls les anciens bourgeois, en qualité de garants de la stabilité de l'Etat, avaient autorité pour rétablir l'ancien lien, gage d'un retour à une stabilité perdue. La collusion d'intérêts entre les élites bourgeoises et l'Eglise protestante est évidente en 1815. Les Genevois de vieille souche, donc protestants, ont été obligés d'intégrer les catholiques au territoire cantonal, alors qu'ils auraient préféré voir cette minorité suivre les Français dans leur exil. 202 

      La formation d'une minorité organisée et revendicative, est intimement liée à l'occupation française, et à un homme en particulier, l'abbé Vuarin, nommé 'missionnaire' 203  dans la nouvelle cité préfectorale en 1799. Pendant plus de quarante ans, il oeuvre au sein même de la Rome Protestante. Vuarin agit subtilement, entre intrigues et coups d'éclats. A peine arrivé, il recherche un local pour dire la messe, précédemment célébrée discrètement dans une chapelle qu'avait fait construire le Résident de France dans son Hôtel particulier. 204  La manoeuvre, toute symbolique, soulève les oppositions, et la petite communauté de catholiques ne cesse de changer de lieu de culte. Il faut dire que plusieurs propriétaires résilient les baux lorsqu'ils comprennent à quelle fin sont destinés leurs locaux. Même la population de la cité n'est pas en reste: 'le 1er juillet 1801, la foule se mit à lancer des pierres contre les fenêtres, menaçant de jeter au lac les prêtres et leurs autels'. 205 

      

Graph. 2.1. : Pourcentage de la population catholiques dans la ville de Genève (1822-1850)

Elaboré à partir de CARDINAUX, Michèle, Démographie genevoise au XIXe siècle. Des sources aux chiffres: synthèse rétrospective, mém. de lic. Histec, Univ. De Genève, Genève, 1997, p. 31.

      Conséquence sans doute de la présence française, la population catholique se fait plus présente à Genève et Ganter affirme qu'en 1804 elle compte environ 4'000 personnes, 206  sur une population évaluée à 23'000 âmes quelques mois auparavant. 207  En 1822, soit plus de 8 ans après le départ des Français, les catholiques ne représentent qu'une communauté de 3'600 personnes, dans une ville de 25'000 habitants. 208  La diminution du nombre de catholiques ne peut être expliquée que par un retrait partiel, volontaire et parallèle aux troupes d'occupation. Au plus, elle met en évidence une pratique de recensement de la population qui tend à diminuer arbitrairement le nombre de catholiques résidant dans la cité. 209  Toujours est-il que fort de cette petite communauté, Vuarin exige dès 1803 l'Eglise de Saint-Germain comme lieu de culte. 210  Trop proche de Saint-Pierre, cette ancienne église catholique n'était en effet plus utilisée. L'Eglise protestante par le biais de la Société Economique refuse, mais lorsque le préfet menace de nationaliser les biens religieux, l'accord est conclu, et le 16 octobre 1803 les catholiques reprennent possession de l'Eglise Saint-Germain. 211  Leur implantation dans la cité ne concerne pas que l'instauration d'un lieu de culte. Quelques mois auparavant, le décès du premier préfet de Genève avait permis à Vuarin d'obtenir une petite surface pour établir un cimetière, au-delà de la porte Neuve. 212 

      La question religieuse, jusqu'alors toujours limitée au seul protestantisme, se complexifie avec la formation d'une large minorité catholique dès la signature du Traité de Turin en 1816. Elle représente un réel défi pour les magistrats, comme le montre le graphique 2.1. Les premières années de la période représentative mettent clairement en évidence ce problème religieux. Si la population catholique gagne peu à peu du terrain sur la population protestante, il faut constater que cette dernière semble rester figée. Tandis qu'entre 1822 et 1850, les catholiques progressent d'un facteur de 2,6 en ville de Genève, 213  la population protestante n'augmente que de 2,4% pendant la même période. 214 

      Pourtant, si la Constitution de 1814 rétablit le lien entre l'Etat et la religion protestante, cette dernière est secouée par un courant de pensée dissident, dit 'du Réveil', dont le succès est incontestablement à mettre en parallèle de la montée du catholicisme à Genève. 'Le mouvement du Réveil naquit parmi les étudiants en théologie au milieu des années 1810 par le biais des influences indépendantes de pasteurs anglais méthodistes et d'un piétisme romantique et mystique'. 215  Le Réveil, aussi puriste que dynamique, divise considérablement les fidèles et la Compagnie des Pasteurs, qui, surprise de voir son autorité attaquée de l'intérieur, réagit avec virulence. César Malan, un pasteur qui a embrassé 'avec ardeur les principes du calvinisme le plus rigide', 216  animateur du Réveil, est par exemple interdit de chaire à Genève en 1818 par la Compagnie. 217  Continuant son combat religieux, il est finalement déchu du ministère ecclésiastique en 1823. 218 

      Le fondamentalisme protestant du Réveil est non seulement une conséquence du développement du catholicisme à Genève, mais encore de la perte progressive d'influence du pouvoir bourgeois face aux libéraux. Avec l'annexion, le canton avait non seulement perdu son indépendance, mais encore son unité religieuse et voyait ses autorités historiques remises en question. A la restauration, les autorités se trouvent dans une situation délicate. Elles ont besoin du soutien de l'Eglise protestante, qu'elles rétablissent comme seule 'Eglise Nationale', mais ne peuvent négliger la minorité catholique, dont le poids électoral s'affirme de plus en plus. D'un autre côté, le poids politique des catholiques ne peut pas s'appuyer sur des élites aussi clairement définies que chez les protestants. Jamais la communauté catholique n'avait été prise en compte à Genève, et la vocation bourgeoise n'a pas d'effet sur ses membres. Le manque de leader politique catholique est un facteur qui affaiblit le poids électoral de cette confession, dont les membres sont sujets à toutes les convoitises électorales.


4. L'exemple de la formation primaire: l'école pour tous au coeur des divisions bourgeoises (1774-1835)

      L'exemple du système scolaire est symptomatique de la situation délicate des élites à la restauration, entre une adaptation inévitable au progrès et un respect des traditions anciennes qui ont donné une stabilité pendant plusieurs siècles. L'éducation, par le biais de l'Académie, est l'un des fondements de la stabilité politique genevoise. Cette institution fait le lien entre les élites, qui y forment leurs enfants et l'Eglise protestante, qui l'a fondée en 1559. Elle est l'une des institutions qui assied le pouvoir bourgeois. Par conséquent son éventuelle réforme représente un réel défi sur lequel les magistrats vont réussir à louvoyer remarquablement.


4.1. Les origines du débat scolaire

      Plusieurs sources issues des Lumières, dont l'Emile de Jean-Jacques Rousseau, amorcent le principe de l'école généralisée bien avant la Révolution de 1794. Horace Bénédict de Saussure rédige en 1774 un projet pour adapter la formation proposée par le collège, ce qui inaugure une longue polémique. 219  Est-ce à dire que les élites étaient divisées sur cette question? Une nuance doit être apportée. Rita Hofstetter 220  présente en particulier le projet d'Horace Benedict de Saussure, datant de 1774, comme l'esquisse d''une première conceptualisation du modèle d'Education publique' qui doit 'contribuer à une diffusion plus égalitaire de l'instruction'. 221  Une lecture de ce rapport suscite un intérêt particulier, parce qu'il amorce, avec 40 ans d'avance, la problématique des défis que la bourgeoisie doit impérativement relever après la restauration.

      Dans son raisonnement, Rita Hofstetter ne remarque pas que le discours d'Horace Bénédict de Saussure s'adresse aux élites, qui en 1774 sont uniquement les citoyens et bourgeois, et non à toute la population genevoise, ni aux Habitants, ni aux Natifs. Bien que de Saussure était favorable à l'extension des droits populaires, il n'imagine cette extension qu'aux plus méritants des non-bourgeois. La bourgeoisie en tant que statut social défini par la loi serait selon cette idée remplacée par une élite définie par le mérite. Cette pensée est par ailleurs proche de celle de Jean-Jacques Rousseau, qui ne considère le 'peuple' que composé de Bourgeois. 222  La première phrase de sa brochure témoigne du substrat conservateur du célèbre savant: 'un état jouirait de toute la stabilité et de toute la tranquillité que peut lui procurer sa constitution intérieure, si l'éducation tendait à préparer les enfants et à disposer leurs esprits au gouvernement sous lequel ils doivent vivre'. 223  Il n'y a pas de remise en question de la structure sociale, et le peuple a le devoir, presque une résignation, de respecter leurs gouvernants. La conception sous-jacente de la bourgeoisie calviniste selon laquelle il existe une population faite pour diriger et une autre faite pour être dirigée n'est pas remise en question.

      L'idée maîtresse de la brochure publiée par de Saussure n'est pas de réclamer l'instruction publique pour tous, dans le sens de la totalité des hommes vivant à Genève, mais de réformer le Collège pour qu'il offre, en plus d'un cursus littéraire classique, des cours portant sur les matières scientifiques. Ces dernières étant indispensables à toute une population bourgeoise et à quelques autres riches Habitants, tournés vers les métiers du négoce et de la banque. Cette demande s'inscrit dans un mouvement propre à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, qui voit les métiers du commerce et de la banque prendre une importance considérable. C'est pendant cette période que les fortunes se font sur ces deux secteurs économiques, juste avant la catastrophe de la révolution française et de la ruine des assignats.

      Historiquement, le Collège a été créé par Calvin essentiellement pour instruire les futurs pasteurs, mais n'avait jamais pris en considération les métiers du commerce. ' On dit que les enfants destinés aux arts et au commerce, qui font pourtant la plus nombreuse et la plus utile partie de notre ville, n'en retirent aucune utilité', 224  mais encore:'(...) que ceux qui n'ont point de vocation particulière n'ont acquis, au bout de ces six années de travail, aucune connaissance qui leur soit de quelque usage'. 225  Le terme de 'vocation particulière' renvoie à l'appel de l'Eglise ou de l'Etat. 226  Le jugement porté est un peu sévère, mais derrière l'exagération se trouvent des revendications légitimes. Cet imprimé est une parfaite expression des clivages qui pouvaient exister au sein de la population bourgeoise, entre les tenants de la tradition et ceux acquis aux idées des Lumières. A l'arrière-plan du discours, se trouve l'identité nationale, une solidarité verticale à laquelle de Saussure fait appel: 'et la république, où retrouvera-t-elle ce noble esprit d'égalité, ces liaisons entre citoyens de différents états, cet apprentissage de la vie civile, précieux effet d'une éducation égale et commune?' 227  Le discours qui prône le développement d'une éducation identique pour tous doit donc être compris comme un appel à la solidarité des élites, en rapport direct avec leur vocation, et la formation récente de quelques familles patriciennes, qui ont rompu l'unité bourgeoise. C'est une tentative de lutte contre le fractionnement du groupe dirigeant.

      Cet appel, qui prône un renforcement de l'unité bourgeoise par le biais d'une éducation utile à toutes les familles, se retrouve d'une certaine manière dans l'Emile. Ce dont le gouvernement a peur dans l'écrit de Rousseau, et qui a sans doute motivé l'interdiction de l'oeuvre, c'est le développement d'une éducation populaire qui contourne l'autorité paternaliste du pouvoir. Or Rousseau, au lieu de justifier cette intention qu'on lui prête, démontre le contraire, en affirmant qu'il 's'agit d'un nouveau système d'éducation, dont j'offre le plan à l'examen des sages, et non pas d'une méthode pour les pères et les mères, à laquelle je n'ai jamais songé'. 228 

      Après le constat de désertion du Collège par les riches familles négociantes Horace Bénédict de Saussure passe rapidement aux solutions qu'il préconise. Il ne s'attarde pas sur une polémique autour du pouvoir, mais entre dans une démarche résolument constructive, comme peut l'être l'Emile. Il propose simplement l'introduction de deux classes de sciences qui s'ajouteraient aux cursus existants. La première, la classe historique, comprendrait des cours de géographie, d'astronomie, de chronologie, d'architecture et de mythologie. La seconde, la classe de physique, comprendrait des cours d'histoire naturelle, de géométrie, de physique, de mécanique, d'arts, d'anatomie, d'économie domestique et rurale. 'Les quatre classes supérieures viendraient l'une après l'autre s'instruire tour à tour dans ces deux classes de sciences'. 229  'Chaque jour donc, un tiers du temps sera donné aux sciences, un tiers aux exercices moraux, et le reste sera destiné au latin'. 230 

      Avec les troubles de la fin du siècle, puis le décès du savant, le projet d'Horace Bénédict de Saussure ne sera jamais appliqué. Toutefois la pertinence des remarques du professeur demeure. Le débat est latent et ressurgit après 1815. La brochure polémiste de 1774 est exhumée et publiée une nouvelle fois en 1828.


4.2. Le Collège dans la tourmente de la restauration

      Des informations concernant les cursus offerts par l'Académie est donnée par un rapport particulièrement intéressant, publié par l'institution en 1828. 231  Gabriel Mutzenberg 232  aborde cette problématique dans le détail, et situe le départ de la discussion en 1821, lorsque le recteur Jean-Louis Duby 'demande au Sénat Académique une étude des brochures qui ont paru sur le sujet'. 233  En 1828, le texte d'Horace Bénédict de Saussure est réimprimé car, précise l'avertissement de cette nouvelle édition, la première édition n'est plus disponible. Le simple fait que la nouvelle impression reprenne textuellement la version originale démontre l'actualité du débat. Est-ce à cause de cette publication que l'Académie forme une commission chargée d'étudier la formation au Collège? Certainement pas, le travail de la commission a commencé avant, soit une année jour pour jour avant le dépôt du rapport, et suite à une proposition du professeur De Candolle. 234  La nouvelle édition serait plutôt une conséquence du débat ouvert par les autorités académiques. Dans le rapport de la commission se trouvent des informations complètes sur les champs d'études du Collège et les classes en formation dans cette institution depuis 1815. Le constat est sans appel.

      

Graph. 2.2. : Mobilité des élèves du collège (1815-1827)

Elaboré à partir de: AEG, Rapport fait à la compagnie Académique au nom de la commission nommée pour l'examen de cette question : Y a-t-il des réformes à faire dans le collège de Genève ?, Genève, 1828.

      A partir des chiffres indiqués dans les tableaux statistiques du rapport de 1828, il est possible de se rendre compte que le problème de l'abandon des études par certains élèves est criant, comme le montre le graphique 2.2. ci-dessus.Le texte de la commission indique, en plus du nombre d'élèves par degré et par année entre 1815 et 1827, 235  le taux de réussite de chaque degré, l'âge moyen des élèves par degré ainsi que les coûts d'écolage. 236  En partant du nombre d'élèves présents au 8e degré sur 5 ans entre 1815 et 1820 (seules cohortes observées tout au long de leur scolarité entre 1815 et 1827) 237 , il est possible d'estimer l'effectif réel de chaque degré, ce qui inclut les départs d'étudiants n'achevant pas leur formation à l'Académie. 238 

      Même si la cohorte est restreinte, la tendance générale est claire. Alors qu'une scolarité complète comprend 8 degrés, du huitième au premier, que l'enfant atteint à l'âge de 15 ans, les mouvements d'élèves sont nombreux. Tandis que des arrivées se remarquent au 7e degré, les départs sont particulièrement nombreux dans les autres degrés. Le 5e degré se distingue même par un nombre de départs impressionnant. Ramené en pourcentage, cela donne des taux d'abandon compris entre 15 et 89% pour l'année 1818. En considérant que les enfants du cinquième degré sont âgés de 11 ans, un abandon du Collège au profit d'une entrée dans le monde du travail est à exclure, du moins au sein de la bourgeoisie, qui nous intéresse ici et qui fournit l'essentiel des élèves.

      Le déficit d'élèves est une conséquence directe du programme des cours et trouve son explication dans la brochure d'Horace Bénédict de Saussure. Le programme des enseignements du 8e degré est composé de grammaire-orthographe, de calligraphie et de religion. 239  L'arithmétique est enseignée dans les écoles primaires de la Monnaie et de la Cité, puis au cours des deux derniers degrés seulement. Alors que l'enseignement religieux est une constante, la géographie n'est enseignée qu'à partir du 6e degré. Le 5e degré, le plus déserté par les élèves, est marqué par le début des enseignements de langues mortes, soit le latin et le grec. Version latine, composition latine et grammaire grecque sont des nouveautés du plan d'étude. Ces enseignements sont complétés par de la prosodie latine (au 4e degré), la composition et la version grecque (les 3e, 2e et premier degré) et par de la versification latine présente dans les trois derniers degrés. De quoi effectivement susciter un désintérêt des familles désireuses de voir leurs enfants embrasser une carrière bancaire ou commerciale.

      Les griefs formulés en 1774 sont donc toujours d'actualité après la restauration. Le manque de succès du Collège est avant tout la conséquence du contenu de ses enseignements, qui ne sont destinés qu'aux futurs pasteurs et magistrats. Le commerce et la science sont presque totalement absents des 8 années de formation au sein du Collège. Ces statistiques indiquent que si les familles confient facilement leurs enfants aux classes inférieures, qui enseignent les rudiments de toute éducation, soit la lecture et l'écriture, elles n'hésitent pas à les retirer des classes supérieures, dont l'enseignement est essentiellement composé de langues mortes.

      La question des frais d'écolage, qui pourrait être la seconde motivation du retrait d'un élève, n'entre pas en considération. Dans sa brochure, de Saussure indique d'ailleurs que les sommes dépensées par les familles pour l'éducation privée sont bien supérieures. 240  Les frais demandés pour les élèves du Collège, un casuel, sont composés de deux parties. A l'inscription, qui comprend les coûts de chauffage, sont ajoutés des frais de répétition. 241  La répétition est 'une continuation pendant une heure des leçons de classe du matin'. 242  Son prix varie et progresse au cours de la scolarité, si bien que les frais d'inscription ne représentent que le montant d'un mois de répétition. Les régents sont payés par la Société Economique, ce qui permet de ne pas trop élever les frais d'inscription. Il n'empêche que la participation (obligatoire) à la répétition est un sérieux handicap pour toute famille bourgeoise qui ne dispose pas d'un niveau de revenu suffisant. Car si le 8e degré ne coûte que 49 florins, le coût s'élève à 178 florins au dernier degré. 'Tous les élèves sont maintenant tenus d'y assister [à la répétition]; mais tous ceux dont les parents déclarent n'en pouvoir pas payer le prix, en sont dispensés'. 243  Pourtant, de nouvelles notions sont introduites pendant la répétition, ce qui handicape les élèves qui n'y participent pas, comme le confirme la commission du Sénat académique. 244 

      

Graph. 2.3. : Evolution comparée des frais d'écolage et du taux de réussite au Collège (1815-1827)

Elaboré à partir de: AEG, Rapport fait à la compagnie Académique au nom de la commission nommée pour l'examen de cette question : Y a-t-il des réformes à faire dans le collège de Genève ?, Genève, 1828.

      Les données statistiques manquent pour définir combien d'élèves sont exemptés de répétition. Le graphique 2.3 prouve cependant que l'augmentation des frais correspond parallèlement à une amélioration du taux de réussite. L'élitisme du Collège apparaît comme une évidence, même s'il n'est sans doute pas volontaire, mais plutôt l'expression d'un fort attachement à la tradition. Ainsi, les frais ne varient pas entre le 6e et le 5e degré, qui voit pourtant s'effectuer la majorité des départs. De plus, la disposition qui permet à des élèves d'être dispensés de la répétition dénote une volonté d'ouvrir les classes du Collège à l'ensemble de la classe bourgeoise.

      Horace Bénédict de Saussure a été modéré dans sa critique du système scolaire et reste avant tout un Bourgeois. L'information essentielle de son rapport ne concerne que les habitudes bourgeoises relatives à l'éducation, et n'illustre que le délicat problème de l'inadéquation entre une institution qui forme des esprits littéraires dans la tradition et les nécessités du commerce, dont la place dans la société devient croissante, et qui demanderait un autre cursus. De Saussure met l'accent sur le fossé qui se creuse entre la bourgeoisie dirigeante, riche et qui a les moyens d'éduquer ses enfants en privé, et le reste de la bourgeoisie, qui continue à envoyer ses enfants à l'Académie, où ils n'acquièrent que des connaissances littéraires.

      Etonnamment, alors que la brochure de 1774 est bien connue, 245  les travaux sur l'histoire de l'instruction à Genève ignorent dans leur majorité la prolongation de ce rapport, et n'apprécient pas la brochure de 1774 dans toute sa profondeur historique. Seul Gabriel Mutzenberg fait exception. En 1793 d'abord, un projet avorté de loi sur l'instruction publique est initié par de Saussure. Les troubles révolutionnaires, qui ont dans un premier temps permis l'ébauche de cette réforme, ont empêché ensuite l'aboutissement du projet, qui était la stricte application des idées du célèbre savant. Plus tard, le rapport de 1828 est presque uniformément ignoré. 246  Il faut dire que ce texte n'est qu'une étape; elle précède de longues discussions qui n'aboutissent qu'en 1834, avec l'adoption d'une nouvelle loi sur l'instruction publique.

      Les membres de la commission de 1828 élaborent, au fil de leur rapport, une argumentation solide pour repousser toute critique trop libérale. Ce contenu quelque peu en inadéquation avec le début d'une époque nouvelle met en lumière les clivages qui peuvent diviser la classe bourgeoise. 'C'est assez dire qu'il [le programme d'étude] ne répond pas à la demande d'instruction de tous, demande nécessairement aussi variée dans ses objets que le sont aujourd'hui les professions et les emplois de la société'. 247  Aux motifs liés à la tradition, s'ajoutent d'autres raisons, comme les raisons économiques. Car le début du XIXe siècle voit croître le nombre des écoles privées, et d'autres possibilités de formation entre les mains de sociétés publiques, comme la société des catéchumènes. 'Les corps académiques sont moins habiles à la création et à la surveillance des écoles, soit élémentaires, soit industrielles, que ne le sont des sociétés constituées pour l'un ou l'autre de ces buts spéciaux' 248 , 'pourquoi décourager ces généreuses entreprises en créant des institutions rivales ? Pourquoi faire double emploi ?' 249  Enfin, considérant que le programme actuel doit être maintenu, la commission lie toute réforme avec une augmentation des heures d'enseignement: 'l'enseignement des lettres n'en pourrait que souffrir, et les intérêts du commerce et de l'industrie, que l'on aurait voulu servir, n'y gagneraient presque rien en réalité. Il y aurait en définitive une perte ; l'on a atteint la limite en fait d'additions dans nos classes ; le plus serait manifestement du trop dans le système ; il n'y a qu'un avis là-dessus'. 250 

      La possibilité d'ouvrir un collège industriel est écartée avec la même fermeté, sous couvert d'un argumentaire étonnant qui met en exergue les dangers d'un tel établissement. 'Danger pour les moeurs, qui se dépravent avec d'autant plus de rapidité, que le principe de contagion trouve plus d'aliments à son activité' 251  ' Danger pour l'insubordination, le désordre, dont les effets peuvent être souvent déplorables à un âge où la moralité, la santé et la vie, sont autrement fragiles qu'ils ne le sont plus tard'. 252  Les conclusions de la commission ne peuvent dès lors que repousser le débat, qui ne trouvera, dans sa dimension technique, jamais d'écho auprès des institutions instaurées par la Réforme et en charge de l'éducation. Faut-il y voir un signe, toujours est-il que la loi de 1834 desserre le lien qui unit le Collège et l'Académie à l'Eglise protestante.


4.3. Un modèle aux multiples voies de formation

      Le rapport sur l'organisation du Collège, et surtout les conclusions du groupe de travail montrent que les élites genevoises ne s'inscrivent pas dans une logique qui verrait s'imposer une unique voie de formation sous le strict contrôle de l'Etat. La fin du statut bourgeois, auquel survivent les notions protestantes de vocations différentielles, s'exprime dans une organisation scolaire éclatée. Dans cette idée, le Collège demeure inchangé, immuable car vecteur de la tradition et organe de formation des pasteurs et magistrats, mais il est complété par d'autres institutions privées qui ont pour but de prendre en charge l'éducation à telle ou telle vocation. D'une situation de société hiérarchisée par le droit, qui instituait une classe bourgeoise dominante, Genève glisse dès la restauration vers un modèle de société hiérarchisée par les capacités, très classique dans l'idéologie des bourgeoisies européennes au XIXe siècle.

      Parmi les solutions au déficit des systèmes scolaires qu'ont apportées les penseurs des Lumières, se trouvent les écoles dites 'lancastériennes' ou 'd'enseignement mutuel'. 253  'Tout ce qui en Europe se préoccupait de donner à la restauration ardemment désirée des bases solides, fut feu et flammes pour l'enseignement mutuel'. 254  La pédagogie de ces écoles repose sur une aide apportée par les élèves les plus avancés aux autres enfants. Cette méthode d'enseignement a été mise au point en Angleterre par Joseph Lancaster et André Bell et parvient à Genève par le biais de Charles Pictet de Rochemont et François d'Ivernois. 255  Le premier investit même 10'000 florins 'à créer des écoles d'enseignement mutuel' à Genève. 256  Cette méthode, d'essence libérale, ne peut que convenir aux anciennes familles bourgeoises, car elle lie subtilement les idées d'universalité de l'enseignement, tout en conservant une structure interne basée sur le mérite des élèves. Le schéma d'un élève fort qui aide les plus faibles, se substitue parfaitement à l'idée d'une minorité bourgeoise investie du devoir d'aider l'ensemble de la population. Il n'est dès lors pas étonnant que les milieux protestants marquent un grand intérêt envers la méthode lancastérienne, 257  sans toutefois qu'elle parvienne à investir l'Académie.

      En 1826, le Conseil Représentatif dénombre sur le canton 582 élèves 258  fréquentant le Collège et les écoles primaires affiliées, 259  60 à l'école de Saint-Germain et 455 dans des écoles lancastériennes. 260  Les écoles des communes rurales regroupent quant à elles 1'400 enfants. 261  Ces chiffres illustrent parfaitement le succès de l'enseignement mutuel après la restauration.

      Contrairement à un système où l'Etat se charge directement d'organiser les différentes filières de formation, la solution des écoles lancastériennes, ébauchée par les conclusions du rapport de 1828, remet la responsabilité des institutions à des organismes publics ou privés, tels que la Société Economique, la Société des Catéchumènes ou de simples particuliers. Chaque institution en activité durant cette période se destine à une population bien précise, ce qui montre bien les limites des notions d'égalité pendant la restauration.


4.3.1. Les institutions destinées aux classes populaires

      Bien que notre sujet soit limité aux élites, deux exemples seront tout de même pris parmi les établissements de formation destinés uniquement aux classes populaires. En effet, ceux-ci sont gérés et souvent initiés par des bourgeois. De plus, eux seuls peuvent illustrer l'engagement différencié des élites, en suivant la logique de la vocation.

      Les archives privées recèlent souvent des traces de tel ou tel projet d'établissement destiné avant tout à des enfants issus des basses couches sociales de la population genevoise. La vocation bourgeoise agit comme un appel à un engagement pour offrir à tous les habitants du canton un enseignement correspondant à leur destinée. Un projet d'école pour les enfants de 3 à 6 ans, d'Edouard Diodati, 262  réunit environ 200 donateurs, tous issus de la bourgeoisie. 263 

      L'école projetée, qui ne vise qu'à donner des 'soins d'éducation' 264  à de jeunes enfants, a un objectif clair: '(...) les retirer des rues où de mauvaises impressions les entourent et où ils contractent des habitudes d'indiscipline et d'oisiveté', 265  et aussi à 'jeter dans l'âme les premiers principes de la vertu'. 266  La proposition vise, par une 'surveillance éclairée et affectueuse' 267  à offrir un encadrement à des enfants issus de parents qui travaillent et ne peuvent, par manque de moyens, abandonner leurs emplois pour s'occuper de leurs enfants, ce qui, par ailleurs, est un raisonnement en avance sur son temps.

      Durant la même période, une autre institution peut être prise en exemple: l'école rurale des jeunes filles. Plusieurs circulaires annuelles se trouvent dans les archives de Jean-Jacques Rigaud. 268  En 1826, cette école, basée à Presinge, compte 21 élèves. 'Les travaux de la campagne sont toujours le principal enseignement qui leur est donné'. 269  De plus, les élèves reçoivent des cours de lecture, écriture, chant sacré, calcul et de 'travail à l'aiguille'. 270  La position des responsables de cette institution, sur le devenir des élèves est sans ambages: 'Tout fait espérer au comité que la plupart de ces enfants deviendront des domestiques de ferme robustes, actives et aimant leur vocation'. 271  Les espérances portées sur ces jeunes filles ne dépassent nullement le strict cadre de la position qui est prévue pour elles. Et une nouvelle fois, à l'image du projet de Diodati, une référence très claire est faite sur l'origine de l'établissement: 'Il [le comité] continuera à faire tous ses efforts pour que de pauvres enfants arrachés au malheur, et peut-être au vice, reçoivent avec de solides principes religieux, des habitudes d'ordre et d'activité qui les aident à gagner leur vie d'une manière honorable et sûre'. 272  Les signataires de cette circulaire sont tous d'origine bourgeoise. 273  On y trouve une majorité de femmes, ce qui n'est pas surprenant étant donné la nature de l'institution en question.

      Le devoir bourgeois de moraliser des classes populaires inférieures, qui est un sentiment récurrent des élites européennes du XIXe siècle, 274  se double à Genève de l'existence d'une solidarité verticale, née avec la Réforme. La discipline existe bel et bien, mais il est caractéristique de constater que la notion de vocation traverse aisément le système de classes sociales. De même qu'il existe des vocations pour les bourgeois, il existe des vocations pour les filles de ferme. Le lien religieux qui unit ces populations très diverses s'exprime par une même dynamique initiée par la vocation. L'autorité devient dès lors 'affectueuse', par le jeu de cette union.


4.3.2. Les institutions destinées aux élites

      Le brouillon d'un projet d'établissement éducatif pour de jeunes enfants se trouve dans les archives de la famille Prévost. 275  Cet établissement vise à répondre à la demande de familles qui ne peuvent assumer elles-mêmes l'éducation de leurs enfants.

'La difficulté d'occuper les enfants de l'âge de 4 à 7 ans pendant les soirées d'hiver, et les inconvénients qu'il y a à les laisser trop souvent entre les mains de domestiques, dont le caractère et l'observation sont peu propres à l'éducation, ont fait naître l'idée de choisir une espèce de maître, ou de surveillant, qui pût se charger de donner quelques leçons à un certain nombre d'enfants réunis, d'inspecter ensuite leurs jeux, de leur en apprendre, qui développent leur intelligence en les amusant; enfin qui préviennent les mauvais effets de l'ennui et du désoeuvrement et les accoutume peu à peu à vivre en société. Ce même maître pourrait donner dans le jour des leçons d'écriture et de lecture, en réunissant à des heures convenues ceux des enfants dont les pères le désireraient.

On croit devoir [ILLISIBLE] à 8 ou 10 au plus le nombre d'enfants qu'on réunirait dans ce but, de peur qu'il y en a davantage, le maître ne fut hors d'état de les contenir. Le maître les recevrait chez lui, et on conviendrait du prix à tant par séance.

Cet établissement serait analogue à celui que mademoiselle Dumas a entrepris pour de jeunes demoiselles du même âge, et qui réussit parfaitement bien'. 276 

      Plusieurs éléments font ressortir la nette différence entre cet établissement, visiblement destiné aux enfants de familles bourgeoises, et les autres institutions destinées à la population des autres classes. 277  Le projet s'adresse à des familles disposant de domestiques. De plus, le nombre d'enfants souhaité, une dizaine, est loin des effectifs 'populaires', par exemple ceux de l'école de Saint-Gervais qui, selon le Journal de Genève, 278  accueillait en 1829 une centaine d'enfants pour deux enseignants seulement.

      Ce brouillon, ajouté au témoignage de Jean-Louis Prévost, 279  indique que les écoles privées ont été précédées d'établissements de plus petite importance, se trouvant à mi-chemin entre des cours particuliers, que donnent les parents à leurs enfants, et des classes privées regroupant quelques enfants issus de bonnes familles. Rita Hofstetter laisse parfois entendre que les écoles privées nées au XIXe siècle, ne sont en réalité que le prolongement logique de ce système. 280  Dans le cas du projet de Pierre Prévost, en bas de page se trouvent les noms de plusieurs bourgeois avec un 'd'accord' apposé à côté de deux d'entre-eux: Prévost-Dassier et Massé. Les autres, dont l'identité précise est inconnue, font partie des familles Turrettini, Boissier, Le Fort, Saladin, Dupan, Sarasin et Martin. Il n'a pas été possible de savoir si ce projet a finalement abouti, mais il est possible d'en douter car ce document est le seul qui traite de ce sujet dans les papiers de la famille Prévost.

      En remettant ces différents éléments dans un ordre chronologique, et en laissant de côté les institutions destinées aux classes populaires, on constate dès lors que d'un système d'éducation familial, les élites se sont tournées vers des établissements privés. L'étape intermédiaire est constituée de petites structures, qui coexistent peu à peu avec des écoles privées. Ces établissements, nés au XVIIIe siècle, se développèrent et se généralisèrent auprès des élites dès le départ des Français. Ils ont gagné de l'importance jusqu'à la révolution radicale. Ce n'est qu'avec le XIXe siècle, et le règne paternaliste du Conseil Représentatif, que les élites bourgeoises ont commencé à s'intéresser partiellement à l'éducation de la population, en conservant naturellement une différenciation dans les objectifs poursuivis par cette éducation. Ce comportement aristocratique des bourgeois, qui instituent une classe dirigeante formée différemment des autres classes n'est pas surprenante, car elle s'insère exactement dans la vision calviniste de la vocation et dans le prolongement de la stratification sociale de l'ancien régime. Toute activité professionnelle est digne d'intérêt, et à fortiori, les voies pour accéder au monde professionnel ne peuvent que correspondre à cette logique. Par conséquent, jamais la bourgeoisie de la République ne s'est intéressée à l'éducation égalitaire pour tous.

      La fondation de l'école Privat, véritable monument de l'éducation privée à Genève, est en cela significative. 281  Cependant, il est nécessaire de relativiser l'engagement des élites dans le développement d'un enseignement primaire ouvert à tous, comme le laisse entendre Rita Hofstetter, 282  notamment en se basant sur la Société des catéchumènes, active entre 1822 et 1850. Bien que cette société ait oeuvré de manière efficace, soutenue par de grandes familles, elle reste une institution destinée aux classes populaires. Il faut bien reconnaître que cette société oeuvre seule dans un océan d'ignorance. Loin de nier l'engagement des élites dans l'éducation du peuple, nous préférons lui donner un autre visage, celui d'une élite consciente de ses devoirs envers le reste de la population, qui les assume paternellement, mais sans plus. Ce comportement vis-à-vis de la question scolaire est conforme à l'ensemble des politiques du Conseil Représentatif, c'est-à-dire à une gestion honorable des affaires publiques de la part des élites de la République, mues par un esprit de devoir.

      L'oligarchie au pouvoir avant les troubles révolutionnaires avait réussi en 1814 à reprendre sa place, portée par une population toute heureuse d'avoir vu les occupants français partir, alors que la même population avait sérieusement contesté cette oligarchie auparavant, lors de troubles révolutionnaires qui coûtèrent la vie à plusieurs bourgeois et en condamnèrent d'autres à un exil forcé. Une fois ce tour de force accompli, les historiens s'accordent à dire que le Conseil Représentatif a géré sereinement et honnêtement les affaires publiques. Mais cette gestion avait tout du paternalisme. Genève a passé les troubles de 1830 sans heurts, grâce à cette gestion habile des autorités politiques, entièrement composées par les familles bourgeoises. C'est dans ce cadre qu'il faut placer l'engagement des « notables » dont parle Rita Hofstetter. Elle ne considère par ailleurs l'engagement que jusqu'en 1850, c'est-à-dire précisément jusqu'au basculement politique de Genève. Au milieu du siècle, les élites qui avaient verrouillé le pouvoir perdent la maîtrise de la politique. Elles n'ont dès lors aucun intérêt à éduquer une population de toute évidence hostile à leur pouvoir. Le débat autour de l'école publique est né et a grandi alimenté par les radicaux, voire par les nouvelles élites. Dans leur majorité, les vieilles familles bourgeoises sont restées systématiquement en retrait.


Conclusion

      La restauration genevoise de 1815 ne constitue en aucun cas un aboutissement pour la bourgeoisie, mais le point de départ d'une période marquée par des défis qui sont posés à ces élites. Des défis économiques posés dans une république secouée par les événements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle et des défis sociaux qui touchent les fondements mêmes de la cité de Calvin.

      L'économie bourgeoise se relève peu à peu des terribles désastres causés par la révolution française, notamment grâce à la formation de plusieurs établissements nouveaux. A côté des anciens établissements patriciens ou bourgeois, se créent des associations dirigées par des financiers d'un nouveau genre, de bourgeoisie récente, voire issus d'autres classes sociales. Parallèlement à ce phénomène, qui marque l'arrivée dans les milieux de la finance d'une concurrence au microcosme des anciens bourgeois, des voix dissonantes se font jour sur les pratiques d'investissements. Dans une période où le nouveau gouvernement n'hésite pas à jouer sur le sentiment national, des critiques sont ouvertement formulées concernant les habitudes de placements étrangers en vigueur au sein de l'ancienne bourgeoisie. La réponse, sous forme de 'théorie des liquides', est révélatrice d'un certain aveuglement des élites genevoises, puisqu'elle prétend que si les capitaux manquent dans la cité, c'est que cette dernière n'en a pas réellement besoin.

      Bien que les défis économiques soient centraux, les élites doivent également relever des défis sociaux, qui renvoient aux fondements mêmes de la Rome protestante. En voulant fonder une société sainte, Calvin avait lié l'Etat, l'instruction (en fondant l'Académie) et l'Eglise. Ces trois pilliers, garants de l'équilibre social de la cité, se lézardent avec la restauration. Les anciens bourgeois manoeuvrent habilement pour restaurer l'ancien système social, en des termes nouveaux. La manière dont l'Eglise protestante se rétablit au sommet de l'Etat est significative d'un ordre quelque peu renouvelé sur la forme, mais largement emprunté quant au fond à l'ancien régime. La période française n'apparaît plus que comme une immense parenthèse dans l'histoire genevoise, d'autant mieux mise à l'écart que la plupart des anciens bourgeois avait eu à l'égard de l'occupant, en 1798, de solides attentes économiques. Cependant, l'arrivée d'une forte minorité catholique perturbe l'équilibre séculaire, et rend nécessaire l'instauration d'une nouvelle identité cantonale définie sur d'autres critères que la seule appartenance au protestantisme.

      L'exemple de l'instruction publique est tout aussi révélateur, à la fois des défis sociaux lancés à ceux qui ont repris les rênes de l'Etat, et de l'habile substitution dont ces mêmes personnes usent pour remplacer une hiérarchisation sociale auparavant garantie dans la loi, par une hiérarchisation sociale basée sur le mérite. Mais aucun sophisme ne peut empêcher longtemps les nécessaires réformes, réclamées depuis la fin du XVIIIe par des esprits 'éclairés'. L'académie de Calvin a vécu, et n'est pas à même de répondre aux nécessités de la société du XIXe siècle. Les réformes de l'instruction publique sont indispensables.

      Que reste-t-il dès lors des trois piliers de la République protestante, et surtout des liens qui les rendaient solidaires? Formellement, ces piliers sont toujours présents et n'ont pas subi de grandes modifications. Dans le fond cependant, l'évolution est marquante. Après la restauration, les élites bourgeoises ont voulu assumer leur rôle de leaders naturels. Ils ont répondu à ces défis, même si souvent ce fut à contrecoeur. L'existence de ces changements, même s'ils furent réalisés avec lenteur, démontre le caractère particulier de ces élites bourgeoises, dont les ambitions restent inhibées par une idéologie de service. Sinon aveugles, ils n'en sont pas moins borgnes. S'ils répondent à certaines attentes de la population, les bourgeois le font avec lenteur, et surtout sans comprendre la profondeur exacte du mécontentement.


3. Les défis politiques de la bourgeoisie après 1814

      Dès la chute de l'ancien-régime, s'amorce en Europe le mouvement libéral, qui, sous diverses formes, parviendra à traverser les siècles. Rapidement au début du XIXe siècle, les idées libérales investissent le débat politique et se confrontent aux réalités de sociétés qui ne sont plus régies par des régimes autoritaires. Gérard Arlettaz a étudié en détail la montée en puissance de ce mouvement dans le canton de Vaud, et les conséquences que l'affrontement entre libéraux et conservatisme a pu avoir dans la première moitié du siècle. 283  Affrontement des idées dans un premier temps, qui met en lumière l'existence de défis politiques posés aux anciennes élites héréditaires.

      Le départ des Français de Genève, à la fin de l'année 1813, puis la chute de Napoléon créent un vide de pouvoir que les anciens magistrats calvinistes, mus par leur vocation, s'empressent de combler. A ce moment, le nouvel engagement politique de ces bourgeois s'explique au travers des racines historiques qui ont été présentées dans le premier chapitre de ce travail. Pour l'ancien syndic Ami Lullin et ses collègues, la motivation est simultanément d'assumer une charge historiquement dévolue à des bourgeois, et tenter la restauration de l'ancien système politique et social que les magistrats considèrent plus stable après avoir subi les événements révolutionnaires qui ont rythmé la vie politique genevoise de 1792 à 1798.

      Les élites politiques de Genève doivent faire face à quatre défis politiques différents: concernant la citoyenneté, le mode de gouvernement, l'alliance à conclure avec les puissances voisines et la place à accorder au progrès. Pour relever chacun de ces défis, les anciens Bourgeois ont pu bénéficier du bilan de l'occupation, qui ne donnait cependant que peu de moyens de manoeuvre. Rapidement, il devient indispensable d'asseoir les autorités émergentes sur des bases aussi nouvelles que solides.

      Le problème du statut politique est rapidement tranché. L'expérience d'une intégration à une puissance étrangère s'étant révélée un mauvais calcul, 284  tout est fait pour donner à Genève un maximum d'indépendance. En cela, l'union à la Suisse est un mariage de raison plus qu'un mariage d'amour. Mais les deux conditions posées par la Confédération à l'accueil du canton de Genève dans l'alliance, soit un territoire unifié et attenant à la Suisse 285  ainsi que l'adoption d'une Constitution cantonale qui 'doit d'abord séduire la Diète', 286  révèlent deux problèmes délicats à résoudre.

      L'unification du territoire, en même temps qu'un défi diplomatique dans une Europe en plein bouleversement, est un défi religieux à relever au sein même de la population genevoise. Il n'est pas possible en 1814 d'unifier le territoire genevois sans pour autant intégrer dans le futur canton une forte minorité catholique. Cette question crée des divisions au sein des anciens bourgeois, entre ceux attachés aux traditions et les partisans d'une conception plus laïque de l'Etat. 287  La solution de compromis qui découle de cette différence de point de vue -soit la création d'un territoire politique restreint, mais auquel s'ajoute la création d'un territoire 'économique' plus vaste que le canton lui-même, les zones franches- est une prouesse de diplomatie pour une République se trouvant au carrefour de trois puissances étrangères. 'A court terme, cette solution était la meilleure'. 288 

      La question de la Constitution, dont une nouvelle rédaction est rendue nécessaire pour entrer dans la Confédération, soulève une autre difficulté. Il est virtuellement impossible pour les restaurateurs (qui sont tous d'origine bourgeoise) en 1814 de restaurer les hiérarchies sociales en place avant 1792. Si le terme de 'bourgeois' a traversé les années, la nouvelle Constitution ne peut restaurer une société à plusieurs étages. 'On n'avait pas oublié les troubles de Genève pendant le siècle dernier; et l'on demandait dans la Constitution des garanties de stabilité et de calme dont l'établissement d'un cens électoral semblait devoir faire partie.' 289  Le système censitaire, proposé et mis en place de fait dans la Constitution de 1814, se substitue parfaitement à la stratification socio-politique d'ancien-régime, en imposant un seuil de richesse comme condition d'accessibilité aux fonctions d'élu. Certes, le cens exprime comme partout ailleurs en Europe une logique de mérite social qui l'emporte sur le droit du sang, mais cette barrière est complétée par la 'Rétention'. C'est le nom donné aux dispositions électorales de la nouvelle constitution qui forment l'essentiel du verrou politique apposé par les anciens bourgeois aux autorités cantonales. En 1814, faire acte de candidature au Conseil Représentatif est un véritable casse-tête, comme la lecture de l'article 8 de la Constitution le prouve:

'Tout Genevois, tant de la ville que de la campagne, ayant le droit d'élire et qui voudront l'exercer se feront inscrire, par leurs noms et prénoms, avec leur âge et impositions directes, dans un registre déposé en Chancellerie. Leurs noms seront mis dans une urne et il en sera tiré 400 par le sort. Ils ne seront point représentés en cas d'absence ou de maladie. Chacun d'eux nommera 30 personnes éligibles par le Conseil Représentatif. Ceux des nommés qui auront le plus de suffrages en nombre double des places à pourvoir seront présentés à la moitié des 400 électeurs, laquelle demie sera composée des 60 plus imposés, puis des 140 électeurs qui sont membres des Conseils et des tribunaux de la ville, ou châtelains, ou qui appartiennent à la classe des personnes désignées à l'article 8 du titre I, selon l'ordre où elles sont indiquées, et enfin des plus âgées entre les 400. Les 200 électeurs retiendront d'entre les nommés, le nombre de députés qui devront être élus'. 290 

      Sans fortune, mais surtout sans de puissants soutiens au sein des familles influentes, donc bourgeoises, et des élus, il est strictement impossible à un candidat d'entrer au parlement. Avec un tel mode électoral, l'oligarchie du siècle précédent est rétablie sans peine au sommet de l'Etat. Les familles bourgeoises modestes se voient écartées du pouvoir, de même que tout libéral trop contestataire de l'ordre rétabli.

      L'ultime défi du gouvernement provisoire concerne le rapport au progrès, à savoir la manière dont les autorités vont devoir gérer les évolutions sociales, politiques et économiques. Le nouveau système ne peut pas se contenter uniquement de retourner à d'anciennes pratiques de gouvernement, fussent-elles entourées d'un semblant de progrès démocratique. La deuxième moitié du XVIIIe siècle, marquée par de nombreuses frictions politiques, ne doit pas être répétée, il faut éviter le renouvellement des événements révolutionnaires de 1792-1794. Cette nécessité devient d'autant plus impérative que le Conseil Général, organe politique suprême garant de la stabilité historique de Genève, est supprimé, et que la contestation, qui se drape du terme de 'libérale', se fait revendicative. Pour prévenir des troubles sociaux, les bourgeois actifs dans la restauration de l'Etat établissent dans la Constitution des dispositions originales dont le but est de désamorcer toute contestation future. La Constitution de 1814 comprend un article clé, permettant d'effectuer à tout moment des modifications du texte. 291  Cette opportunité, exclusivement réservée aux seuls membres du Conseil Représentatif, est protégée par deux mesures qui devaient rendre toute évolution très lente, démontrant clairement qu'aucun changement n'était véritablement désiré. Un quota protège toute modification d'une majorité trop faible. 292  Par ailleurs, un système de renouvellement partiel des élus au Conseil Représentatif 293  exclut tout renversement brutal de majorité, puisqu'un renouvellement complet du parlement ne peut mathématiquement intervenir qu'au bout de neuf ans. Bref, une contribution libérale en apparence, très conservatrice en réalité.

      Malgré ces mesures, les premières réformes ne tardent pas. La première de quelque importance concerne la simplification du mode électoral, en 1819 déjà. L'article 8 du Titre II de la Constitution est abrogé et remplacé par une simple 'loi électorale'. 294  Cette loi institue un mode d'élections plus simple dans sa forme, mais identique dans son esprit. La Rétention demeure. De fait, l'application de l'article 8 tel quel était politiquement difficilement défendable, tant il mettait en évidence la position de force des autorités sur les élections. La loi électorale de 1819 a également pour but de dynamiser la vie politique genevoise. Pour renforcer encore ce dynamisme, le cens électoral est abaissé une première fois en dès cette date. 295 

      En regard de ces dispositions peut-on affirmer que le gouvernement provisoire désire être le moteur d'une réelle innovation politique? Certainement pas. Le régime de restauration ressemble point par point au système politique d'avant 1792. Les acteurs de la restauration n'ont fait que substituer les éléments politiquement impossibles à remettre en place, par d'autres, disposant d'une dénomination nouvelle, mais jouant un rôle identique de cloisonnement du pouvoir. Cette évolution n'a rien de surprenant. Les membres du gouvernement de restauration n'ont jamais, par le passé, fait preuve d'anticipation politique, mais ont toujours conservé une méthode réactive d'ajustement politique, quant ils n'ont pas tout simplement été boutés hors du pouvoir. La possibilité de modifier la Constitution sert les intérêts de l'unité, indispensable pour réaliser le projet de réunion à la Suisse. Il permet surtout de rassurer les voix qui se font entendre dès juin 1814 pour critiquer la précipitation du vote constitutionnel. 296  Par contre, les premiers changements démontrent que l'aile libérale est particulièrement dynamique, même si elle est encore minoritaire.


1. Solidarités et divisions des élites bourgeoises pendant la période représentative (1815-1842)

      L'union des anciennes familles bourgeoises, réalisée en 1814, n'est qu'apparente. Les '27 années de bonheur', soit la durée du règne du Conseil Représentatif, constituent une période de transition politique qui voit s'affronter les idées autant que les hommes. Mais dans un premier temps, tous sont bourgeois. Ces années voient la société bourgeoise perdre rapidement de sa cohésion, qui par ailleurs n'était pas très solide dans les mois précédents l'annexion. L'historiographie a trop souvent synthétisé à outrance les groupes politiques en présence pendant la première moitié du siècle, en divisant les acteurs en trois ou quatre blocs, soit les conservateurs, les conservateurs-libéraux, voire les libéraux et les radicaux. 297  Le terme de conservateur qui est accolé aux élites bourgeoises pour cette période doit être considéré sous plusieurs aspects. En l'absence de partis politiques, et avec un système qui voit une classe sociale issue du XVIIIe siècle gouverner suivant une tradition ancestrale, ce sont d'abord les personnalités qui s'affirment et s'affrontent. Derrière l'unité bourgeoise, quels groupes politiques, assimilables à des partis, composent le Conseil Représentatif ou animent le débat politique genevois de 1814 à 1842? Induite par cette première interrogation, se trouve la question de la solidarité bourgeoise, capitale pour maintenir la stabilité politique, réelle pendant les '27 années de bonheur'. Or, ce lien entre les groupes politiques de la première moitié du XIXe siècle qui animent la période de la restauration, et l'ancien statut bourgeois n'a jamais été exploré par l'historiographie.

      Au sein des élus, quatre types de personnalités se dégagent, susceptibles chacun de former un groupe politique distinct: les conservateurs sans concessions, les pragmatiques, les libéraux et, à partir de 1830, les radicaux. Avec l'abandon du statut légal de la classe bourgeoise, ceux qui constituaient les élites de Genève au XVIIIe siècle, pour ne pas dire le coeur de la nation genevoise, ont perdu leur élément unificateur. Immanquablement, ils ne peuvent que se diviser à la restauration, car la classe bourgeoise, chahutée pendant plusieurs années, regroupe des familles parfois très différentes. Reste à savoir comment s'est produite cette division, et comment elle a évolué.

      Il est évident que ces groupes ne seront pas figés pendant les 27 années d'existence du Conseil Représentatif, mais ils seront chacun présents pendant toute la période, à l'exception de l'Association du trois mars. L'héritage des années révolutionnaires et d'occupation, de 1792 à 1813, ajouté à la vocation bourgeoise qui destine les élites à la gestion de l'Etat, expliquent le mouvement de restauration. En 1813, un seul désir anime les nouvelles autorités: 298  retrouver la sérénité. L'adoption en hâte de la Constitution, et son contenu très restrictif envers les droits populaires, réalise l'union de Genève à la Suisse sans éliminer les divisions internes qui préexistaient.


2. Les conservateurs


2.1 Les conservateurs sans concession

      Les membres du gouvernement provisoire de 1813, auxquels se joignent des d'élus au Conseil Représentatif forment les 'conservateurs sans concession.' Ces magistrats, fortement attachés aux traditions de l'ancienne République, sont incapables de voir la stabilité future de Genève conditionnée à l'élargissement des droits populaires. Leurs objectifs correspondent entièrement aux voeux de la Confédération, ce qui explique le 'mariage de raison' de 1815: 'La Constitution Genevoise doit être sage et rassurante'. 299 

      L'aveuglement de ce groupe, avec la voie politique spécifique qu'il emprunte devient surtout patent dès 1830, lorsque le mouvement de réforme s'accélère sous la pression de la Régénérescence. 300  Les débats entre 1830 et 1832 au Conseil Représentatif, donnent un exemple de l'argumentaire de ce groupe. En l'espace de quelques mois, plusieurs lois importantes sont votées, notamment celle sur la publicité des séances, et la loi sur la presse. 301 

      La constitution de 1814 a connu plusieurs modifications, discutées dès son adoption en votation populaire. Abaissement du cens électoral, mode d'élection, publicité des séances, etc. Aucun sujet ne semble tabou, mais ces propositions ne sont jamais émises par les élus conservateurs sans concession. Ces derniers ont conscience dès les premiers mois de fonctionnement du Conseil Représentatif, de l'inévitable mouvement de réformes qui naît sous la pression libérale. Si les conservateurs sans concession sont opposés à la publication d'un mémorial du Conseil Représentatif, c'est parce qu'ils prennent en considération la limite naturelle des compétences qui a toujours été clairement définie par le statut social. La publication des débats est une complication inutile, car elle ouvre l'accès des rouages du pouvoir à tous, même à ceux dont la vocation ne peut pas être la gestion de l'Etat.

      Ce groupe de conservateurs n'a pas de limites bien définies. Tourné exclusivement vers le passé, il ne possède pas de leader et se trouve donc bien dépourvu face aux autres tendances du Conseil Représentatif. Il est difficile de savoir précisément comment évolue le nombre d'élus propre à ce groupe. La seule certitude concerne sa non-extension au cours de 27 années d'existence du Conseil Représentatif.


2.2 Les conservateurs pragmatiques et Jean-Jacques Rigaud 302 

      Les conservateurs, toutes tendances confondues, ont un leader en la personne de Jean-Jacques Rigaud (1785-1854). Ce dernier personnifie un groupe de bourgeois pragmatiques, conscients des réformes institutionnelles à entreprendre, mais désireux de voir l'Etat effectuer lui-même, sans heurt et sans précipitation, cette mutation. 303  L'existence d'une volonté de réforme est la seule différence qui existe entre eux et les autres conservateurs.

      Jean-Jacques Rigaud est l'incontestable homme d'Etat genevois marquant de la première moitié du XIXe siècle, et voit sa carrière politique correspondre exactement avec la période Représentative. Il est l'exemple même d'une évolution naturelle des anciennes élites bourgeoises vers le libéralisme. Elu au Conseil Représentatif dès la restauration, il quitte toute fonction publique en 1845, empêché par sa santé 304  de continuer à siéger au Grand Conseil. Pendant ces trois décennies, son engagement politique, proche d'une véritable dévotion envers l'intérêt de l'Etat, est unique. Il sera présent successivement sur la scène politique cantonale et nationale. Lorsqu'il devient Conseiller d'Etat en 1821, il a tout juste 35 ans, soit l'âge légal minimum pour occuper cette fonction. 305  Quatre ans plus tard, il devient premier syndic, au milieu d'un exécutif composé de personnalités plus âgées que lui. Jean-Jacques Rigaud occupe ce poste à onze reprises entre 1825 et 1843. 306 

      Ce novice de la politique a réussi à s'imposer au milieu de ses collègues grâce à deux atouts majeurs. Son jeune âge et son origine respectable. Issu d'une famille de magistrats, son père est logiquement approché par le groupe des anciens syndics pour participer à la restauration. Sa santé lui fait décliner l'offre, mais sans être candidat, il est élu au premier tour des élections de 1814, de même que son fils qui collabore très tôt avec les nouvelles autorités politiques. 307  Entré tardivement dans la magistrature en 1787, 308  la famille Rigaud est cependant anciennement bourgeoise. 309  Le seul frère de Jean-Jacques 310  fait également partie du Conseil Représentatif.

      La notion d'autorité-service, sous-jacente à celle de vocation bourgeoise, est constante dans les témoignages de Cramer ou de Rigaud lui-même. 'Rigaud était remarquablement homme de tête. L'imagination n'animait pas sa parole; son savoir était moins le fruit de l'érudition que celui de l'observation. Mais ce qui était éminent chez lui, c'était l'harmonie des facultés, la rectitude du jugement, la sagesse d'esprit, l'abondance et la justesse des vues.' 311  Portait idéalisé, bien sûr, mais cette 'sagesse d'esprit' n'en constitue pas moins la traduction, en termes nobles du pragmatisme de Rigaud. Il réside dans un subtil mélange de modernité et de tradition. Il ne voit le changement que comme une évolution mue par une dynamique interne à l'Etat. Cela, même s'il sait pertinemment que la Constitution de 1814 comporte plusieurs défauts qu'il est nécessaire d'éliminer. En offrant la possibilité aux parlementaires de modifier la Constitution, les pères de la restauration ont sans le savoir servi la cause des conservateurs pragmatiques. Ces derniers symbolisent cette attitude d'adaptation du texte fondateur du canton de Genève par la formule du 'progrès graduel'. 312  Pour Jean-Jacques Rigaud, c'est cette option qui doit permettre des ajustements dans le calme et dans le respect des règles établies à la restauration par ses pairs.

      Jean-Jacques Rigaud n'était pas opposé aux réformes politiques, et cette caractéristique était précieuse, car additionnée à son respect des traditions, elle permettait de fédérer une majorité d'élus. 'Pour moi, un système qui n'admet de concessions que dans les cas de nécessité extrême et de danger imminent, ne sera jamais le meilleur... Deux principes politiques peuvent diriger les gouvernements. L'un souvent suivi par nos pères, est celui de la résistance à toute outrance. Ce principe, je le crois mauvais. Je crois que celui que nous avons suivi depuis la restauration a eu de tout autres résultats. J'en appelle à l'histoire. Quand a-t-on vu sous l'ancienne République une longue période de tranquillité?' 313  Proche de plusieurs personnalités libérales dont Bellot, 314  Jean-Jacques Rigaud introduit plusieurs réformes mais ne cesse de défendre la Constitution. Le résultat de ces réformes est incontestable. 'Notre Constitution avait d'ailleurs été considérée jusqu'alors [1830] comme l'une des plus libérales de la Suisse; c'était un motif de calme. Mais les Révolutions qui s'accomplirent dans les divers cantons changèrent entièrement notre position; nous allions nous trouver dans une situation inverse, soit que nous jetassions les yeux du côté de la France ou que nos yeux se tournassent vers les Confédérés.' 315  Le conservateur qu'a toujours été Rigaud a bien conscience des limites de son action et d'un relatif échec, surtout à cause du rythme trop lent des réformes, de son système pragmatique de concessions raisonnées.

      Le mouvement de réforme se poursuivit après 1830, mais le rythme, déjà faible, demeure insuffisant. Jamais Jean-Jacques Rigaud ne dévie de sa ligne politique. Sa personnalité prend une telle place qu'il est possible de se demander si on trouve au sein du Conseil Représentatif d'autres leaders qui soient des conservateurs pragmatiques. Nul doute que le premier syndic a entraîné dans son sillage politique des élus conservateurs du parlement comme Ernest Cramer, son collègue du Conseil d'Etat. Leur nombre est à l'image de celui des conservateurs sans concession difficile à évaluer. Rigaud a très bien pu persuader au coup par coup des élus, suivant la question en jeu. Magistrat populaire, les conservateurs ont en lui une grande confiance.


3. Les libéraux

      Le groupe libéral s'oppose politiquement à la tendance conservatrice. S'il est une chose certaine, c'est bien celle-là. Au-delà de cette vague formule, il paraît difficile à la lecture de l'historiographie de donner une définition précise du libéralisme, d'autant que ce mouvement renvoie de nos jours à un groupe politique, ce qui biaise encore plus la réflexion. Michel Delon donne une définition fort complète du libéralisme. 316  Né des Lumières, le mouvement libéral prône simplement un renversement du lien entre individus et état. 'L'état n'est plus le maître de l'individu, mais doit être à son service'. 317  Les libéraux ont pour objectif de libérer les individus du joug autoritaire des Etats, qui peut s'exprimer soit par le biais d'un système monarchique, soit par une stratification sociale identique à celle en vigueur à Genève. Par extension, ce combat touche également l'organisation économique, qui doit être laissée à l'entreprise individuelle. Cela implique que le mouvement libéral connaît primitivement deux tendances: l'une sociale et l'autre économique.

      La difficulté provient du fait que ce groupe est vaste et lâche, et qu'il peut inclure des hommes de différentes origines sociales. Alors que les pères fondateurs du libéralisme genevois sont tous des bourgeois, la Régénérescence de 1830 provoque des scissions avec l'émergence d'un courant de pensée 'radicale' qui devient le véritable parti révolutionnaire. Les radicaux, contrairement aux libéraux, recrutent l'essentiel de leurs forces en dehors de la classe bourgeoise, par exemple à Genève au sein de la Fabrique.

      Notre analyse du mouvement libéral à Genève doit également laisser une place à l'Association du Trois mars, organe de contestation qui est à l'origine du renversement politique qu'a connu Genève entre 1842 et 1846. Malgré sa durée de vie très courte, de mars à décembre 1841, le Trois mars tient une place centrale comme détonateur d'une révolution que les élites ne peuvent plus juguler.


3.1. Les pères du libéralisme genevois

      Il est impossible de comprendre le groupe libéral, sans inscrire le débat strictement politique dans une réalité économique et sociale qui se fait jour à partir de la révolution française. Des idées neuves liées à la science politique ainsi que de nouvelles technologies apparaissent. Ce qui divise avant tout, c'est la nature du progrès à adopter. Quelle place donner aux nouvelles technologies, dans quelle société plus ou moins égalitaire? Genève était au centre de l'Europe scientifique. Cela était vrai pour les sciences pures, mais également pour les idées. En proue, la figure emblématique de Jean-Jacques Rousseau continue à rayonner au XIXe siècle malgré l'opprobre des familles bourgeoises. 318  Les pères de l'économie politique, Ricardo et Smith, ont connu à Genève un relais pour leurs idées et des disciples, tels Jean-Baptiste Say, 319  Etienne Dumont 320  et Sismondi. 321  A ces théoriciens de l'économie politique, il est nécessaire d'ajouter des scientifiques et des philosophes, tel Pierre Prévost, qui constituent, au milieu des troubles de la Révolution française, un îlot foisonnant d'idées nouvelles. La Bibliothèque Britannique, fondée en 1796, sert de porte-voix à ce groupe, qui a des connections scientifiques dans toute l'Europe. Madame de Staël, fille du banquier Necker, canalise autour d'elle le dynamisme de ces nouveaux penseurs. Réuni dans sa demeure de Coppet, ce premier noyau de libéralisme proche de Genève, surnommé le 'groupe de Coppet', anime en premier le débat politique d'idées libérales.

      La relation entre les libéraux et les Français a évolué rapidement. Si la plupart des libéraux se sont d'abord mis en accord avec l'Annexion, pensant par là profiter d'un grand marché unifié, l'évolution économique de Genève pendant la période française a rapidement renversé cette tendance. L'annexion de 1798 s'est vite transformée en occupation, et le commerce genevois, de même que l'industrie, n'ont pas été favorisés par l'unité politique. Le départ des Français devient une occasion pour les libéraux de proposer l'application de leurs idées.

      Jean De Salis, qui a écrit une biographie de Sismondi, 322  marque une différence d'origine entre les représentants de deux groupes de libéraux, soit une tendance scientifique et une tendance sociale. Pour lui, 'tandis que les savants appartenaient à l'aristocratie, les écrivains se recrutaient au sein de la bourgeoisie'. 323  Cette différente de classe, que nous avons refusé de faire, est une conséquence du niveau de fortune. Tandis que les familles riches et disposant d'un réseau de relations étendu peuvent plus facilement envoyer leurs enfants suivre des formations coûteuses, les simples bourgeois ne disposent généralement que de l'éducation dispensée par l'Académie de Genève. Pour Genève, le terme d'aristocratie est délicat, surtout s'il est mis en exergue d'une classe bourgeoise. De plus, cette division est contestable en regard des nombreux personnages qui s'en détachent. Bien des savants du XIXe siècle, Daniel Colladon (1802-1893), Charles Marignac (1817-1894), Charles François Stürm (1803-1855), Louis Soret (1827-1890) sont issus de familles n'appartenant pas à l'aristocratie, 324  selon l'acception de Jean De Salis.

      Ce dernier convient par ailleurs que le ciment de la religion protestante est incontestable: 'Ce caractère commun [l'appartenance à la religion protestante] donne, malgré les différences particulières, de la cohésion à la phalange des penseurs genevois, et les distingue des autres groupes, de philosophes ou de savants de la même époque'. 325 

      A la tête de la tendance scientifique se trouvent les personnalités de renom, comme Simon-Antoine L'Huillier, Marc-Auguste Pictet, Horace De Saussure, puis plus tard des ingénieurs, comme Guillaume-Henri Dufour et Daniel Colladon, membres d'un groupe professionnel en devenir qui va gagner en importance au cours du XIXe siècle. Les membres de la tendance sociale ne sont pas aussi homogènes. Des juristes s'y côtoient, comme Rossi, des professeurs de l'Académie, comme Pierre Prévost dont le savoir encyclopédique ne pouvait le limiter aux sciences pures, des pasteurs comme Etienne Dumont, et d'autres encore, parmi lesquels se trouve Sismondi.

      En 1815, lors de l'élaboration de la Constitution conservatrice, les libéraux font connaître leurs oppositions, en tentant de faire modifier le projet sur plusieurs points. Ils n'y parviennent pas, et leurs démarches, notamment la 'pétition des 16', 326  provoquent de fortes réactions parmi les conservateurs. Le vote final de la Constitution qui prend la forme d'un plébiscite, puisqu'on dénombre 2444 voix 'pour' et 334 voix 'contre' cache pourtant de profondes divisions au sein même de la classe dirigeante, 327  qui réussit cependant à rester unie après le scrutin. Plusieurs facteurs expliquent le ralliement des libéraux au projet. Plus que tout, la population craint les désordres des années 1792-1798. Aux mauvais souvenirs de la révolution, les libéraux ajoutent le tort que l'instabilité politique confère à l'activité économique. Cette crainte, ravivée à l'occasion des Cent Jours, est l'une des motivations qui a poussé les Genevois à remettre le pouvoir entre les mains de ceux qui en avaient été privés de force en 1792. A ce sujet, l'exemple de Bernard Naef, un conservateur, est intéressant. Issu d'une famille de Natifs devenue bourgeoise suite aux troubles révolutionnaires de 1792, Bernard Naef a toujours conservé un regard critique sur les événements politiques genevois, tout en se montrant 'respectueux envers les magistrats que se donna notre république dans la personne de ceux qui s'étaient dévoués pour elle.' 328  Bien que la Constitution de 1815 lui parut en recul, 'il ne manifesta pas son opposition.' 329  Beaucoup de Genevois ont agi de même lors de la restauration.

      Les libéraux quant à eux, n'imaginent pas soulever des réactions aussi vives par leurs contestations. Sismondi, qui publie quelques semaines après le vote une brochure polémique, 330  préfère la retirer le lendemain de sa publication, après avoir essuyé les premières critiques des nouvelles autorités. 331  Il l'annonce aux syndics dans une lettre qu'il écrit à Des Arts, en soulignant que 'c'est la troisième fois qu'il sacrifie son opinion au désir de ne pas troubler la paix de la Patrie.' 332  Cette réaction de Sismondi est symptomatique d'un comportement général parmi des pères du libéralisme à Genève. Ces derniers ont tenté de lancer un débat, mais devant l'opposition des conservateurs qui ont pris en main les affaires de l'Etat, ils renoncent à mener trop loin leur contestation. Avant toute chose, le respect mutuel que se vouent les deux groupes opposés est à mettre en évidence, car découlant d'un statut social par essence identique. Ce premier groupe doit donc être différencié des autres, en le qualifiant de libéral-modéré ou de libéral-bourgeois.

      Le recul en forme de ralliement des libéraux n'a d'ailleurs pas été à sens unique. Les libéraux-modérés n'ont pas provoqué une réaction stérile des autorités, qui sont restées ouvertes au dialogue, pour autant que ce dernier s'effectue en ordre, suivant les règles établies par la Constitution. Dès les premières réunions du Conseil Représentatif, les libéraux sont actifs en son sein pour faire évoluer la démocratie genevoise naissante vers leurs objectifs démocratiques. Dès 1830, ils mettent leurs espoirs dans la formule du premier syndic Rigaud de 'progrès graduel', qui montre clairement que le gouvernement ne peut plus faire la sourde oreille à certaines de leurs revendications. Le principe du 'progrès graduel', qui est justement d'éviter une nouvelle révolution, a cependant divisé encore plus l'opposition, en radicalisant l'aile la plus extrême.


3.2. La mosaïque libérale

      Mouvement de réflexion, le libéralisme est avant tout un foisonnement d'idées, où chaque pensée s'affronte librement, créant ainsi un flou autour d'élus qu'il est parfois difficile de comparer. Au sein même de la classe bourgeoise, les divisions sont nombreuses, et chaque individu a son idée propre sur chaque question. En considérant le libéralisme comme un mouvement logique, dont la progression au sein de la société (et donc des organes politiques) est inéluctable, il n'est pas possible de dresser un panel des couleurs politiques. Il faut tenir compte du facteur temporel. Jean-Jacques Rigaud a une origine conservatrice indiscutable, mais il verse dans le libéralisme avant 1842, 333  même si cette évolution ne fait pas l'unanimité. 334 

      Les libéraux représentent une mosaïque de personnalités. L'intérêt n'est pas de savoir qui est libéral, mais depuis quand, en excluant naturellement les conservateurs qui, en 1842, bloquent toujours devant l'inexorable marche du progrès social. Antoine Fazy-Pasteur, par exemple, est un libéral affirmé et des plus actifs dès 1814. Industriel, parent de James Fazy, il est par la régularité de son engagement politique un des leaders du libéralisme à Genève. 335  Mais Fazy-Pasteur marque déjà le renouveau du libéralisme genevois. Plus jeune que les pères du libéralisme, il en incarne un visage différent, puisqu' engagé dans une affaire industrielle, il n'est pas comparable à ses aînés, publicistes, juristes, économistes, etc. Fazy-Pasteur, avant d'être un homme de théories, est un homme d'action. Il en est de même avec des personnages comme Guillaume-Henri Dufour, 336  dont le libéralisme est à mettre en regard de sa formation. Ingénieur, 337  Dufour est un homme d'ordre qui jouit d'un respect important, 338  aussi bien du côté des conservateurs que du côté des libéraux. Lui seul en tant que militaire et ingénieur, réussit à jeter les premiers ponts au-dessus des remparts de la cité, en faisant tomber le défi technique et le défi politique d'un affaiblissement du système de défense.

      Par leurs actions au sein du Conseil Représentatif, les libéraux remportent de notables victoires politiques, et ne cessent d'alimenter les débats de revendications nouvelles. Leur accession aux bancs du parlement a été facilitée par l'abandon de la Rétention en 1819, ainsi que la première baisse du cens électoral. Partisans du suffrage universel, ils ne vont cesser de réclamer la suppression de cet impôt électoral. En 1832, ils remportent une première victoire lorsque Rigaud lui-même soutient l'idée d'une baisse du cens. 'Les motifs du Conseil d'Etat (...) sont tirés de l'état moral du pays, des progrès en tout genre faits par la population genevoise, qui doivent faire supposer que le nombre de citoyens capables d'être de bons électeurs, a dû augmenter depuis 1819'. 339  L'argumentaire est riche de subtilités. Le premier syndic soutient l'abaissement du cens, qui prend la forme d'une récompense, sans toutefois remettre en question son utilité. Le cens électoral, diminué, 340  ne tarde pas à représenter une faible somme, comme le montre le graphique ci-après.

      

Graph. 3.1. : Evolution du cens électoral genevois pendant la période représentative (1814-1842)

Elaboré à partir de SHAG, Histoire de Genève de 1798 à 1931, Genève, 1956, p. 79, 85 et 86.

      Les fonctions parlementaires s'ouvrent plus facilement, théoriquement, aux élus issus de familles non-bourgeoises. Cette tendance se confirme en janvier 1831 avec l'adoption du système d'élections directes par l'ensemble des électeurs. 341  Dès cet instant, le mouvement libéral est renforcé. A côté de l'aile bourgeoise se développe dès lors un courant identique, majoritairement de tendance sociale, au sein de la population non-bourgeoise. Composée de riches commerçants pour une grande part, cette nouvelle aile du libéralisme trouve l'opposition trop molle, et désire plus de réformes. David-Etienne Gide, avocat brillant qui fait partie de ce groupe, n'accède au Conseil Représentatif qu'en 1837, 342  quelques années après Simon Delapalud, toujours prompt à intervenir au parlement pour soutenir les positions libérales. 343 


3.3. La substitution 'radicale'

      En 1830, au moment des mouvements de Régénération, la scène politique libérale se modifie. Plusieurs grandes figures du libéralisme genevois se sont éteintes: Pictet de Rochemont, Pictet-Diodati et Etienne Dumont sont morts; Benjamin Constant décède en 1830. Déçu par l'évolution de la situation, Rossi quitte Genève pour Paris. 344  Enfin, Pierre Prévost décède en 1839, après avoir été partiellement paralysé par un accident survenu en 1837. 345  La perte de ces illustres députés, additionnée aux troubles révolutionnaires qui se produisent partout autour de Genève, modifient le paysage politique et diminuent encore l'assise des élites libérales. Du premier groupe de libéraux genevois, seul subsiste Sismondi, qui décède en 1842, soit quelques mois après la chute du Conseil Représentatif, et pendant les mois d'existence de la Constituante dont il fait partie.

      Le mouvement radical naît aux environs de 1830. Son développement est rapide, accéléré en 1839 par les difficultés économiques apparues alors autour du secteur horloger, 346  d'où un développement porté essentiellement par le faubourg industriel de Saint-Gervais. Etant composé de non-bourgeois, le mouvement radical ne sera traité dans cette étude que comme acteur et pression extérieurs.


3.4. L'association du Trois mars

      Pour terminer le panorama des groupes politiques bourgeois, il est indispensable de parler de l'Association du trois mars, même si cette dernière n'a officiellement existé que quelques mois entre mars et décembre 1841. D'une composition hétérogène et demeurant intensément active pendant toute sa courte vie, l'Association du trois mars porte une responsabilité évidente dans la crise du 22 novembre, lorsque le Conseil Représentatif décide la création d'une assemblée constituante, marquant la fin du régime de la restauration. Elle marque le point culminant de la contestation libérale. Le Trois mars avait le mérite de regrouper des représentants de toutes les tendances du libéralisme, des libéraux-modérés aux radicaux, soit des Citoyens et Bourgeois, mais également de simples habitants, pour reprendre la classification du XVIIIe siècle. Cette composition hétérogène est un fait nouveau dans l'histoire politique genevoise.

      Jusqu'à la date du 3 mars 1841, les attaques extérieures au parlement, dirigées contre Jean-Jacques Rigaud et les autres membres du gouvernement, ne proviennent que des seuls radicaux, et ont surtout pour conséquence de raffermir l'image du gouvernement. Les libéraux-modérés ne se sont que minoritairement ralliés aux protestations, tant ces dernières ont avant tout un caractère injurieux. Dans ses écrits, James Fazy assimile par exemple l'ensemble du gouvernement à une 'coterie fort restreinte', 347  terme que le tribun radical utilise à plusieurs reprises. La seule question du pouvoir municipal 348  retourne les libéraux-modérés, et les pousse dans une opposition plus ferme et structurée. Plusieurs années après les événements, Cramer trace un parallèle, un 'symptôme commun de l'approche des révolutions' 349  entre les clubs révolutionnaires des Lumières et le Trois mars. Aussi pertinente que puisse être cette observation, cette organisation de l'opposition n'a pas été suffisante pour éveiller ou accélérer le rythme des réformes. Au contraire, elle a même conduit le Conseil Représentatif à une réaction inverse. Au lieu de donner satisfaction sur la question municipale (minime en réalité) et ainsi sauver la Constitution de 1814, les conservateurs ont balayé toute discussion, craignant d'ouvrir une porte qu'ils ne puissent plus refermer par la suite. 350  De plus, la question municipale touche à l'essence de la vocation bourgeoise de gestion des affaires publiques. Octroyer un pouvoir municipal à la cité en argumentant sur l'incapacité du Conseil Représentatif à gérer les affaires de cette cité, c'est nier la vocation bourgeoise, ce que fait ouvertement James Fazy. 351 

      La Ville de Genève, contrairement aux communes rurales du canton, ne dispose pas d'une organisation politique autre que le Conseil Représentatif. 352  La cité n'est donc pas considérée comme une commune, et ses affaires sont gérées directement par le Conseil Représentatif. Pendant la Période française, une municipalité a bien existé, mais comme elle était un des organes de l'occupation, nul n'avait contesté son élimination. Pourtant, au fil des ans, la question fait régulièrement l'objet de débats. La réponse des autorités est toujours la même, à savoir la difficulté que représenterait une double administration, comprenant de nombreux chevauchements de compétences. Cependant, dès 1830, deux éléments ont mis d'accord libéraux-modérés et radicaux sur la nécessité de créer un pouvoir municipal.

      Les libéraux, sensibles aux progrès techniques, comprennent rapidement que ce que le Conseil Représentatif ne désire pas réaliser, un pouvoir municipal le mettrait en chantier plus facilement. Au milieu d'un processus industriel en marche, dans une République gérée par une élite conservatrice, l'arrivée des nouvelles technologies tel le gaz, poussées sur le devant de la scène par des hommes nouveaux comme les ingénieurs, se heurte régulièrement aux réticences des autorités. Non seulement les nouvelles technologies demandent une adaptation des modes de pensée, 353  mais elles modifient également le paysage urbain, sans parler d'un coût exorbitant et d'un savoir-faire encore balbutiant, voire inexistant. L'absence de matière première à proximité est longtemps un problème suffisant pour renforcer les frilosités conservatrices vis-à-vis de ces nouvelles technologies.

      L'industrie du gaz est la première victime des réticences du Conseil Représentatif vis-à-vis du progrès technique. Dès la restauration, la question d'un réseau de gaz apparaît, 354  soit à peu près au même moment que dans les pays voisins. Conscient des problèmes liés à la matière première, Guillaume-Henri Dufour, 355  partie prenante d'un autre projet de compagnie gazière datant de 1824, réalise des essais comparatifs en vue de trouver une alternative à la houille pour la production du gaz. Le dossier n'avance que lentement car il n'intéresse pas les conservateurs qui ne comprennent pas les avantages de l'industrie du gaz sur l'éclairage à huile. Le dossier traîne suffisamment pour que le Conseil Représentatif n'ait jamais à le réaliser. Le dossier du gaz est l'un des premiers transmis à la nouvelle administration municipale, née suite aux événements de 1841, le parlement cantonal étant trop heureux de s'en débarrasser. 356  Le chemin de fer connaît un destin identique, bien que le débat soit intervenu plus tardivement. Les investissements liés à ces nouvelles technologies représentent des sommes considérables, que les conseillers hésitent à investir dans des techniques encore mal maîtrisées. Malgré ces réticences, le chemin de fer et le gaz ont très tôt leurs promoteurs, qui n'ont de cesse de se battre pour l'adoption de ce qu'ils considèrent comme le progrès.

      D'un autre côté, les radicaux ont une raison supplémentaire de réclamer l'autonomie municipale. Ils se savent très forts dans la cité. La Fabrique, poumon de l'économie de la ville, est sous-représentée au sein du Conseil Représentatif, et aurait mathématiquement plus de pouvoir dans une administration municipale. Ce calcul politique motive sans doute en partie le refus du gouvernement d'entrer en matière sur ce sujet.

      Contrairement aux écrits de différents auteurs, il ne s'est strictement rien passé dans les débats courants du Conseil Représentatif le 3 mars 1841. 357  Ces derniers ont cherché à justifier la création de l'association libérale qui est formée à cette date. Le vote fictif, présenté par les auteurs radicaux comme décision clé provoquant la création du Trois mars, est le premier élément du mythe radical. Le deuxième concerne la composition du noyau du Trois mars à ses débuts. Les premières voix discordantes réellement dangereuses sont venues des rangs du Conseil Représentatif et pas de personnalités extérieures. Ce sont des députés, déçus de constater que les autorités tergiversent sur la question municipale, qui décident de porter leurs revendications directement auprès de l'opinion publique. Et ce sont ces voix, par l'intermédiaire de l'Association du trois mars, qui offrent une tribune 'officielle', dans un second temps, à des personnages plus remuants dont fait partie James Fazy. Jusqu'en 1841, la voix de James Fazy, portée par ses publications successives, n'a pas pu s'appuyer sur la légitimité d'une association regroupant des personnalités d'un poids politique indiscutable.

      Ce sont ces personnalités politiques qui dynamisent le Trois mars. Dans ce mouvement de contestation, les individualités ressortent, chacune avec leurs motivations propres. Les conflits qui étaient jusqu'alors confinés aux seuls bourgeois, au sein des organes politiques, apparaissent sur la place publique. Rilliet-Constant est un exemple intéressant de conservateur protestataire aux motivations ambiguës. Avant 1839, Rilliet-Constant est très discret sur les idées démocratiques, qui sont le coeur des revendications du Trois mars. Lors de son adhésion, il est avant tout animé par un désir de vengeance à l'encontre d'un pouvoir qui l'a mis de côté. 358  Pourtant, malgré cette ambiguïté, Rilliet-Constant conserve tout au long des événements un crédit important auprès de la population genevoise. Ses motivations à participer au Trois mars ne sont pourtant en rien comparables à celles de James Fazy, qui lutte depuis plusieurs années pour accélérer les réformes de l'Etat. Les membres du Trois mars, bien que tous d'accord sur la nécessité de transformer des institutions politiques genevoises, ne forment pas un groupe plus homogène que le Conseil Représentatif auquel ils se sont affrontés. Bien des fondateurs bourgeois du Trois mars ne désirent pas la chute du Conseil Représentatif, mais de simples modifications de la Constitution, 359  qui semblent somme toute bien légères en regard du résultat obtenu en 1842. Débordés petit à petit par leur aile gauche radicale, plusieurs fondateurs du Trois mars ont tenté dans un second temps de calmer le jeu, voire se sont positionnés en retrait dans l'indifférence. Pris de vitesse, les libéraux-modérés du Trois mars ne peuvent infléchir la dynamique qu'ils ont eux-mêmes lancée. L'aile la plus dure n'est paradoxalement pas forcément plus confiante. La biographie de James Fazy nous apprend même que ce dernier a rédigé, le premier novembre 1841, une lettre de démission qui réunit des griefs très clairs: 'Après avoir dit qu'on était indigné des votes du Conseil Représentatif, je ne puis comprendre comment on espère encore obtenir des réformes par ce Conseil.' 360  Le comité du Trois mars désire suivre une politique d'opposition modérée, par le biais de pétitions. Fazy veut que l'Association fonde un journal et s'oppose aux autorités en polémiquant.

      Mouvement hétéroclite par excellence, le libéralisme est une nébuleuse qui a brillé pendant toute la première moitié du XIXe siècle en animant le débat politique. Parti des élites, ce mouvement se divise en de nombreuses fractions. Il s'élargit au cours du règne du Conseil Représentatif. Touchant la Fabrique, il gagne une force d'opposition jusqu'alors impossible à obtenir. Le Trois mars est à la fois le point culminant de la contestation libérale, mais également une parfaite illustration de l'hétérogénéité de cette opposition, faite d'une minorité des élites et d'une majorité des classes industrielles. Qui dispose de la majorité du peuple le 21 novembre 1841? Difficile de répondre avec certitude, mais toute la politique genevoise de la seconde moitié du XIXe siècle va être induite par les cinq années d'agitations radicales. Pendant ces années, le glissement du mouvement libéral vers le radicalisme est surtout la conséquence de la disparition de bon nombre de libéraux-modérés qui forcent le respect de la classe politique et de la population: Pyrame De Candolle, Frédéric Lullin de Châteauvieux quittent de Conseil Représentatif en 1841. Avant 1830, il était déjà débarrassé de Pictet de Rochemont, Dumont et Pictet-Diodati. Benjamin Constant part en 1830, Bellot en 1836. En ajoutant Pellegrino Rossi qui part pour Paris en 1832, 361  l'aile modérée du libéralisme fait en 1841 bien pâle figure face aux radicaux. Ces derniers, contrairement aux libéraux de 1815, ne sont pas prêts de reculer.


4. Les personnalités 'traversantes'

      Le coeur de la Révolution radicale de Genève se situe autour des mouvements d'opinion qui gravitent autour du gouvernement de Jean-Jacques Rigaud. Si le Trois mars fait peur dès sa fondation, c'est qu'il se compose de personnalités. La défection de ces libéraux doit rappeler celle, différente par sa forme mais pas par son fond, d'un autre protestataire célèbre: James Fazy. James Fazy, père de la Révolution de 1846, est encore à Genève une personnalité masquée par son propre mythe. En fait, ce mythe, cultivé par les historiens radicaux dont son parent Henri Fazy, est alimenté par un manque cruel de monographie d'importance sur le leader radical. Une biographie 'officielle', écrite par Henri Fazy, Conseiller d'Etat de 1870 à 1875, a statufié un mythe que nul historien n'a encore osé égratigner. 362  Le siècle qui nous sépare désormais de James Fazy fournit une raison suffisante pour resituer le grand artisan des bouleversements politiques de 1846 dans le mouvement libéral. En effet, aux yeux de l'élite bourgeoise, et surtout des conservateurs sans concessions, James Fazy est un traître.


4.1. James Fazy et ses rapports avec les élites conservatrices

      L'origine de la haine vouée à Fazy par les élites bourgeoises est à rechercher du côté de son origine sociale. Suivant l'ancienne stratification sociale, James Fazy est-il citoyen, c'est-à-dire descendant d'un Bourgeois ou simple Habitant? Une confusion existe, cultivée par une volonté délibérée d'apparaître peuple avant d'être bourgeois. Cette confusion est alimentée par sa biographie, où il est clairement indiqué que son ancêtre Antoine Fazy a obtenu l'habitation en 1702. 363  Or ce que cet ouvrage ne précise pas, c'est que le même Antoine Fazy a obtenu la bourgeoisie en 1735. 364  James Fazy est donc Citoyen. Malgré cela, il ne peut prétendre en 1814 à un siège au Conseil Représentatif car, à ce moment, il ne fait pas partie des contribuables importants. Sa biographie montre que très tôt, il s'est séparé de la voie commerciale tracée pour lui par son père, pour rejoindre une voie littéraire, poussé en cela par sa mère. De retour à Genève en 1821, il est actif dans le milieu libéral et prend un logement à Saint-Gervais, le quartier ouvrier.

      Comme Jean-Jacques Rigaud, James Fazy est une personnalité unique, un leader qui regroupe derrière ses idées de nombreux partisans. Tandis que Rigaud fédère des élus au sein du Conseil Représentatif, James Fazy se distingue et recrute ses partisans dans les classes populaires, parmi les artisans, à l'exception de quelques rares élus libéraux comme David-Etienne Gide et Simon Delapalud. Paradoxalement, Jean-Jacques Rigaud a aussi quelques liens avec Saint-Gervais puisque cette partie de la ville lui est attribuée comme arrondissement en 1821, alors qu'il assume les charges d'auditeur et de lieutenant de police au sein du Conseil d'Etat. Cramer souligne dans sa biographie sur Rigaud qu'il 's'y était déjà concilié l'affection de beaucoup de citoyens, comme directeur de l'Hôpital et officier de la milice; et ces nouvelles fonctions d'auditeur accrurent la confiance que ce quartier de la ville lui a longtemps témoigné.' 365 


4.1.1. Le Fazy-simonisme

      Il existe une parenté entre les idées de James Fazy et celles de Saint-Simon, même si cette parenté est niée par sa biographie en des termes très clairs: 'Plusieurs écoles surgirent; à côté de celle de Saint-Simon s'éleva celle de Fourrier (...). Fazy, personnellement lié avec les chefs de ces écoles, ne se rallia à aucune d'entre elles'. 366  Pourtant, plusieurs similitudes dans les deux discours démontrent que Fazy s'est longtemps et profondément inspiré de théories saint-simonistes.

      Les deux auteurs ont par exemple en commun une même vision de la circulation monétaire. Saint-Simon raisonnait en terme de flux et abondait en parallélismes avec le sang et les machines hydrauliques. 367  Fazy, lui, luttait plus directement contre les élites qui empêchaient une redistribution. Dès sa première brochure, contre la Banque de France, 368  le ton est posé. La redistribution des richesses est une question ancienne, que le calvinisme avait surmonté de manière originale. Avec l'abandon des stricts préceptes calvinistes, surtout pendant le XVIIIe siècle, Fazy s'est habilement positionné au milieu d'un écart de richesses toujours plus grand. Son discours économique a une base simple. Il réclame une meilleure circulation monétaire, pour permettre au travail d'être mieux employé. Non seulement ces idées se situent dans la droite ligne de Saint-Simon, mais encore elles sont conformes à la pensée de Calvin. En matière économique, d'autres éléments, tirés de Saint-Simon, ressemblent beaucoup à des actes de Fazy, comme les Ateliers nationaux, dont on retrouve le principe dans l'Organisation sociale (publiée en 1825) de Saint-Simon. 369 

      Les similitudes ne se bornent pas au seul secteur économique, mais touchent aussi aux positions politiques. Par exemple, certains écrits de Fazy dans son journal l'Europe Centrale, ressemblent beaucoup aux propositions de Saint-Simon jetant les premières pierres de l'Europe unie.

'Créons une forme fédérative entre les peuples allemands, français et italiens, qui composent la Suisse, modèle de l'association future des trois grands peuples du continent qui doivent donner à l'Europe et au monde la liberté et le bonheur' 370 

      Près de 20 ans auparavant, Saint-Simon avait publié un essai visionnaire sur la construction européenne, centrée sur un rapprochement entre l'Angleterre et la France:

'L'Europe a formé autrefois une société confédérative unie par les institutions communes, soumise à un gouvernement général qui était aux peuples ce que les gouvernements nationaux sont aux individus: un pareil état de chose est le seul qui puisse tout réparer' 371 

      Au fil de son ouvrage biographique, Henri Fazy nous précise les nombreux liens que son parent a avec Saint-Simon et d'autres penseurs contemporains. La mère de James Fazy était 'en relation avec Saint-Simon, qui fit un séjour à Genève'. 372  Or, c'est pendant ce séjour (en 1802) que Saint-Simon écrit son premier ouvrage, les 'Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains' (édité en 1803). Ce premier écrit a de nombreux points communs avec Genève, qui en est le lieu de rédaction idéal, à cause autant de la place des sciences et des scientifiques que des nombreuses références à l'Angleterre. Genève, terre de la Bibliothèque Britannique, patrie de Horace Benedict de Saussure, qui a tissé d'étroits liens religieux avec l'Angleterre, ne peut qu'être sensible à la pensée naissante de Saint-Simon. La proposition de la souscription aux scientifiques 373  ne peut qu'avoir de l'écho à Genève, aussi bien dans le milieu bourgeois-libéral que dans ceux du grand négoce. Lorsque les Lettres paraissent, Fazy n'a pas 10 ans, mais c'est par sa mère qu'il est gagné par l'esprit littéraire.

      De passage à Paris, Fazy est initié à la pensée saint-simonienne, mais il est surtout présent dans le même cercle d'amis: Enfantin, qui a lui-même entretenu une correspondance avec la mère de Fazy, La Fayette, aux côtés duquel Saint-Simon a combattu, De Redern, l'associé de Saint-Simon pendant 10 ans. Plus généralement, Fazy est très proche de la Charbonnerie. Tout concourt donc à mettre en relation Fazy et Saint-Simon, même si sa biographie élude cette question en n'admettant que des liens ténus entre les deux hommes.

      La dénégation d'Henri Fazy s'explique par les différends qui existent entre les pensées de Fazy et Saint-Simon. Issu de la noblesse, même s'il a renoncé publiquement à son titre de comte, Saint-Simon ne désire plus, après 1789, de révolutions violentes, tant il considère comme énormes les dégâts causés par la révolution française. Sa conception de l'évolution politique indispensable, tant la révolution française demeure inachevée, se rapproche donc du 'progrès graduel' adopté par le Conseil Représentatif et tant combattu par Fazy. En cela, Saint-Simon est plus proche de Jean-Jacques Rigaud que de Fazy. Une différence de taille!


4.1.2. L'agitateur libéral

      Issu d'une famille de riches négociants, James Fazy a connu un parcours de formation conforme à celui des enfants destinés à remplir les fonctions que leurs parents attendent d'eux. Pressenti par son père pour reprendre l'affaire familiale, il connaît plusieurs périodes de formation à l'étranger, qui le tiennent à l'écart de sa ville natale. Sans doute en opposition avec son père, il abandonne très vite l'industrie textile pour suivre une voie toute différente, mais aussi chaotique que peut l'être une entreprise commerciale. Caractère fort peu commode, sa carrière est avant tout une succession de tentatives, de réussites et d'échecs.

      Sa biographie parle d'études de droit, mais de toute évidence, elles ne sont pas menées à leur terme. 374  Se tournant vers le journalisme, il revient à Genève en 1825. Là, Henri Fazy indique qu'il 'conçut le projet de fonder le Journal de Genève'. 375  A ses côtés, d'autres grands noms du négoce et de l'industrie figurent parmi les fondateurs, mais tous sont des libéraux-modérés. Or, selon Ruchon, Fazy 's'est joint à eux'. 376  Cette question serait de l'ordre du détail si les premières années n'avaient été agitées par moult tumultes auxquels a toujours été associé James Fazy. Sans trancher entre les deux versions, l'ouvrage anniversaire du Journal de Genève indique sobrement que James Fazy est 'son véritable initiateur', 377  laissant simplement apparaître des divergences. D'ailleurs, huit mois après le premier numéro, Fazy prend congé des lecteurs et quitte Genève. Dès ce moment, le Journal de Genève perd de sa virulence contre le gouvernement. De retour en 1833, James Fazy trouve la rédaction 'acquise au parti de l'opposition timorée.' 378  Il décide alors de créer son propre titre, l'Europe Centrale, 379  qui concurrence directement le Journal de Genève, notamment en adoptant un rythme de parution plus soutenu. Mais faute de ressources, ce nouvel organe de presse est un échec financier. Fazy effectue alors un coup de force à l'encontre de son concurrent: il trouve des capitaux, rachète le titre, et force une fusion des deux journaux, qui est annoncée immédiatement aux lecteurs: 'L'administration de l'Europe Centrale ayant acquis la propriété du Journal de Genève, Messieurs les abonnés de ce dernier journal sont prévenus qu'ils recevront en échange l'Europe Centrale sans augmentation de prix, jusqu'à l'expiration de leur abonnement.' 380  En rachetant le Journal de Genève, James Fazy réalise un coup de maître. Il s'assure un nombre suffisant d'abonnés, sauvant ainsi son titre, tout en supprimant la concurrence et orientant clairement l'opposition libérale vers un discours plus dur.

      Ce calcul s'avère maladroit à court terme, car le gouvernement de Rigaud est populaire, en grande partie en raison de la personnalité du premier syndic, véritable homme d'Etat à l'écoute des revendications de la minorité libérale. Face aux attaques quotidiennes du journal de Fazy, Rigaud réagit avec calme en regrettant le ton utilisé, s'en remettant à la sagesse populaire: 'le genevois, éminemment observateur, se forme-t-il en général une opinion par lui-même; cette opinion pourra être momentanément égarée; mais la raison reprendra bientôt le dessus'. 381  Les problèmes de trésorerie de l'Europe Centrale n'en sont pas réduits. La publication quotidienne doit être abandonnée, 382  l'édition est suspendue pendant plusieurs semaines, puis Fazy disparaît de la liste des rédacteurs en octobre 1835. Finalement, le 8 juin 1836, en manque de ressources, L'Europe Centrale cesse définitivement de paraître, et cède sa place au seul Journal de Genève, remis sous presse. Ultime manoeuvre pour retrouver un public qui n'est jamais dupe. Le 2 août, c'est la fin du Journal de Genève. 'C'est trop d'avoir à lutter à la fois contre l'indifférence de ses amis et la malveillance de ses adversaires', peut-on lire dans le dernier numéro, de la plume de Fazy.

      Ne s'avouant jamais vaincu, James Fazy relance le Journal de Genève le 3 mars 1838, mais finit par le vendre moins d'un an plus tard, le 6 février 1839. Dès cet instant, le journal s'oriente définitivement contre son ancien propriétaire, adopte un ton plus modéré et reste entre les mains des libéraux.

      A son retour dans sa ville d'origine en 1825, Fazy met de grands espoirs dans une nouvelle Révolution, tant il est déçu par le nouveau régime. Mais il se rend vite compte que cette dernière ne peut pas avoir lieu à Genève où l'indifférence de la population domine. 383  Reparti à Paris avec toute sa fougue entre 1826 et 1833, son activité est soutenue dans la capitale française. Le tableau ci-dessous donne un aperçu des publications avec lesquelles il collabore, et celles qu'il mène personnellement. Participant à la Révolution de juillet, et n'abandonnant jamais son ton d'ardent polémiste, Fazy a, au travers de son journal La Révolution de 1830, quelques démêlés avec la justice française, qui le condamne notamment le 13 janvier 1831 à quatre mois de prison et 6'000 francs d'amende, soit le maximum requis. 384 

      

Tabl. 3.2. : Journaux qui ont un lien avec James Fazy (1828-1848)

Elaboré à partir de FAZY, Henri, James Fazy, sa vie et son oeuvre, Genève, 1887; SENARCLENS, Jean (de), Un journal témoin de son temps, histoire illustrée du Journal de Genève (1826-1998), Genève, 1999.

      Constamment en opposition avec le pouvoir du Conseil Représentatif, donc avec ses origines sociales, James Fazy parachève sa trahison aux yeux des bourgeois avec la proclamation, le 8 octobre 1846 de la dissolution du Grand Conseil. Un coup de force qui brusque doublement les élites bourgeoises. Par la soudaineté et la violence de cette dissolution, et par l'irrespect que Fazy montre ainsi envers l'équilibre ancestral garanti par la vocation bourgeoise.


4.2. L'anti-fazy: Antoine Cherbuliez

      Le parcours original de James Fazy, un bourgeois devenu peuple, est à mettre en parallèle avec le parcours d'Antoine Cherbuliez, qui a effectué un cheminement politique inverse, étant d'origine modeste mais embrassant la cause conservatrice. Paradoxalement, Antoine Cherbuliez et James Fazy, qui à partir du 22 novembre 1841 se profilent comme les personnages emblématiques de deux tendances politiques opposées, ont entre 1814 et 1841 des idées et des discours très proches. Cette caractéristique renforce encore, à partir de 1841, le sentiment de trahison que chaque camp ressent à l'encontre de celui qui l'a quitté. En face de l'entêtement des élus conservateurs du Conseil Représentatif sur la question municipale, les non-bourgeois ne peuvent comprendre en 1841, comment il est possible d'embrasser la cause des perdants, représentants d'une élite issue du passé et qui défend des positions anti-démocratiques. De leur côté, les bourgeois, toujours mus par leur vocation, ne peuvent accepter qu'un des leurs, certes non-élu mais dont la famille est respectable, face au danger révolutionnaire, ne fasse pas cause commune avec ceux qui sont en charge des affaires publiques.

      Antoine Cherbuliez n'étant pas Bourgeois, ne fait pas partie de nos élites. Son parcours politique original démontre qu'à la défection de certains bourgeois, qui ont rejoint le camp radical, correspond un mouvement équivalent de personnes non-bourgeoises qui embrassent la cause conservatrice. Ce dernier point amène à s'écarter quelque peu du cadre social qui a été posé pour ce travail. Cette exception qui confirme la règle apporte plus qu'un simple contrepoids au parcours original de James Fazy. Elle est une illustration supplémentaire de la vocation bourgeoise et des amertumes qu'elle peut provoquer.

      La déstabilisation de la société bourgeoise après l'abandon de la stratification sociale va être en partie contrecarrée grâce à Antoine-Elisée Cherbuliez. Si le discours de ce dernier a été autant mis en avant par les anciens Bourgeois, c'est surtout que lui-même est issu d'une autre classe sociale. Cette origine est par ailleurs fragile, puisque Antoine Cherbuliez n'est né que quelques mois avant l'Annexion française, qui a mis de facto fin au système de stratification sociale. Socialement, Antoine Cherbuliez se situe ainsi à un tournant, même si sa mère, qui était la fille d'Isaac Cornuaud, 385  joue le rôle d'un puissant rappel de ses origines populaires.

      La pensée d'Antoine Cherbuliez a été exposée en détail dans la thèse d'Edmund Silberner, 386  mais ce dernier n'a pas traité de la relation entre le parcours politique de Cherbuliez et ses écrits. Cette problématique, centrale pour situer politiquement Cherbuliez, a été abordée par William Rappard. 387  Cependant, aucun de ces deux auteurs n'a suffisamment pris en considération la stratification sociale et la vocation bourgeoise qui conditionne l'évolution politique du Conseil Représentatif.

      Issu d'une famille non-bourgeoise, Cherbuliez 'par ses goûts, par la qualité de son éducation, comme par ses dons naturels, était au moins leur égal'. 388  'Au moins' seulement, car en plus de ses origines, la fortune lui manque. Ce défaut ne l'a pas empêché de poursuivre des études de droit et d'avoir parmi ses enseignants un trio de personnalités prestigieuses: Rossi, Bellot et Rigaud. 389  Dès 1826 et la soutenance de sa thèse de droit, 390  Cherbuliez se profile comme libéral. Sa future carrière doit certainement autant à son inscription au barreau et à son activité comme avocat qu'à un heureux mariage avec la soeur de David Munier, professeur de Théologie et Recteur de l'Académie. Par cette union, Cherbuliez entrait en relation avec le monde bourgeois, et uniquement en relation, car dans l'ancien système social les femmes ne transmettaient pas le statut de citoyen. A travers son beau-frère, « protégé » d'Auguste De la Rive 391  très influent soit à l'Académie, soit au sein du monde bourgeois, Cherbuliez se retrouve dans une position idéale qui l'aide sans doute, en 1833, à être nommé professeur de Droit. 392  En 1835, il devient le premier titulaire de la chaire d'économie politique de l'Académie. 393 

      Selon Rappard, Antoine Cherbuliez « ne pouvait qu'être solidaire du patriciat genevois », 394  et il en a adopté les normes sociales. Lorsque la chaire de professeur de droit est mise au concours, Cherbuliez fait acte de candidature, mais refuse dans un premier temps de se prêter aux « épreuves », soit des auditions qui s'apparentent à des leçons probatoires. 395  Cette attitude, qui surprend le Sénat Académique, est étonnante venant d'un non-bourgeois, jeune, qui n'a jamais enseigné, et dont les publications sont peu nombreuses. Etant dans son esprit égal aux Bourgeois, Cherbuliez montre dans cette question une susceptibilité symptomatique, rendue sensible par un fort besoin de reconnaissance.

      La carrière politique de Cherbuliez touche la question de l'ouverture des élections du Conseil Représentatif, que ce soit par la Rétention ou l'abaissement du cens électoral. La Constitution de 1814 avait soumis chaque élection à deux conditions, soit le niveau d'imposition et l'élection par le biais d'un groupe d'électeurs privilégiés, 396  mais cette disposition n'avait pas tenu bien longtemps. Le 28 juillet 1819, une nouvelle loi électorale était votée. Le cens était diminué une première fois de plus de la moitié de sa valeur. De plus, les électeurs privilégiés disparaissaient. Cette disposition ouvrait de fait les portes du Conseil Représentatif à tout électeur participant au cens, dont Cherbuliez faisait partie. Une première tentative se solde par un échec en 1829, lorsque Cherbuliez ne recueille que 290 voix sur 934 suffrages, 397  mais les élections de 1831 lui ouvrent enfin les portes du Conseil Représentatif. 398 

      Au sein du parlement cantonal, Cherbuliez a, avant le 22 novembre 1841, des positions libérales très affirmées. Il suit parfaitement la ligne défendue par les minorités libérales et radicales sur les questions centrales que sont l'autonomie communale, 399  l'abaissement du cens, 400  la publicité des séances du Conseil Représentatif. 401  Ce sont ces positions politiques de cette période qui vont expliquer dès 1841 le sentiment de trahison ressenti par les libéraux-radicaux à son encontre.

      En effet, à la fin de cette période, en 1840, Antoine Cherbuliez publie ' Riche ou pauvre', 402  qui est une critique d'un accaparement excessif des richesses par une fraction de la population. Ecrit pendant une période agitée où les affrontements verbaux entre deux camps politiques opposés ne cessent de croître, ce livre peut être interprété de manière erronée, comme une simple condamnation de la richesse. Il est bien plus complexe, comme l'analyse parfaitement Rappard. 403  Mais ce que même Rappard ne dit pas, c'est que ' Riche ou pauvre' reprend les principes calvinistes d'une partie de la bourgeoisie. Le capital ' tend à devenir le seul titre de supériorité, le seul moyen de puissance qu'un homme puisse obtenir dans la vie sociale. C'est le hasard de la naissance, formulé par la loi d'hérédité, qui décide en premier, et souvent en dernier ressort, si nous serons riches ou pauvres, maîtres ou valets, libres ou dépendants'. 404  Cette idée, tirée du chapitre intitulé 'du désordre moral', correspond exactement aux critiques de Calvin concernant la richesse. Ce dernier avait rendu les richesses propriété de toute la communauté des croyants. Le discours de Cherbuliez ne fait que mettre en évidence l'abandon des préceptes du père de la Réforme à Genève. 'Habiles législateurs, qui invoquez à tout propos l'appui de la morale pour le maintien de l'ordre social que vous avez établi, ne voyez-vous pas que la morale n'a rien de commun avec votre prétendu ordre social?'. 405  Les idées qui sous-tendent l'impôt unique sur la rente 406  préconisé par Cherbuliez, sont une adaptation moderne d'une logique calviniste de partage des richesses.

      Il est de fait facile d'interpréter la lecture du 'Riche ou pauvre' de Cherbuliez comme un appel à la révolte face à la minorité qui accapare les richesses. Or cette interprétation est très éloignée de la pensée de l'auteur, même en 1840. Lorsqu'en 1841, Antoine Cherbuliez repousse 'jusqu'au dernier moment par la parole et par la plume' 407  la Constituante, il n'a pas changé d'idée. Ses écrits ont été mal compris, au milieu de polémiques toujours plus virulentes. En suivant l'idée qu'Antoine Cherbuliez était un protestant fervent, attaché aux valeurs calvinistes, il devait, dans cette même logique, avoir un immense respect des autorités. Le 22 novembre 1841, c'est cet attachement à la tradition politique de Genève en danger qui le pousserait à enfin prêter serment, le jour même de la chute du Conseil Représentatif, soit le 22 novembre. C'est ce même attachement qui le pousse à oeuvrer au sein de la Constituante, devenant un appui des Bourgeois défaits le 22 novembre.

      Le caractère de Cherbuliez manifeste souvent un excès, que sa pensée a toujours voulu écarter. La clé de lecture du 'Riche ou pauvre' passe justement par la condamnation d'un excès, et non par la condamnation de la situation en elle-même. Les origines de Cherbuliez ne pouvaient en faire qu'un libéral, mais sa position politique a été modifiée par le 22 novembre 1841. Opposé à la Constituante, il en est malgré tout un animateur. Le Mémorial de l'assemblée Constituante 408  montre combien Cherbuliez a rempli consciencieusement son mandat d'élu. Même si ce fut pour s'opposer à tout changement en regrettant l'équilibre du temps passé, son comportement lors de l'élaboration de la future Constitution reste conforme à la vocation bourgeoise qui l'anime depuis son élection au Conseil représentatif.

      Après l'adoption de la Constituante, Cherbuliez suit une carrière politique conforme à ses convictions. Elu au Grand conseil, il ne supporte pas la Révolution de 1846. Il quitte Genève quelques mois après, en ayant de même abandonné son poste de professeur à l'Académie. Il revient en Suisse après quelques années d'exil en France, mais ne retourne pas à Genève.


Conclusion

      Les ambitions politiques des élites bourgeoises de la période représentative se sont appuyées et justifiées sur un souci, celui de faire recouvrer à la République une stabilité bien difficile à obtenir en 1815. Ce désir fort louable, mu par une vocation d'essence divine, se heurte cependant à un aveuglement de la minorité dirigeante, qui porte tant sur les défis politiques qu'économiques ou sociaux.

      Alors que la révolution de 1792, avec ses funestes conséquences, avait agi comme un électrochoc sur l'ancienne République, les acteurs de la restauration n'ont pas suffisamment pris en compte les réelles aspirations de la population et n'ont fait que reconstituer une hiérarchie sociale combattue en 1792. Devenue censitaire, l'oligarchie genevoise est tiraillée entre un sentiment de toute puissance, confirmé par le ralliement des voix internes discordantes à la Constitution de 1814, et un fractionnement du monde bourgeois entre conservateurs et libéraux. Dans cette dynamique, Jean-Jacques Rigaud tient un rôle essentiel de clé de voûte qui stabilise le gouvernement pendant de nombreuses années. Ses origines imposent le respect, sa jeunesse lui fait embrasser naturellement la cause du progrès, mais c'est surtout sa personnalité mesurée qui explique l'immense aura populaire qu'il conserve jusqu'à sa mort. Malgré la clairvoyance de Rigaud, le rythme des réformes est bien lent.

      Le mouvement libéral a trouvé au sein même de la bourgeoisie genevoise un terreau idéal à son développement. C'est des rangs bourgeois que sont sortis les premiers penseurs libéraux, avec les premières critiques du régime de restauration. S'il n'y avait leur attachement à une stratification sociale bien éloignée des principes calvinistes, la majorité des anciens bourgeois pourrait sans peine être considérée comme des libéraux, et cela déjà en 1814.

      Face aux lenteurs des réformes, et après l'accélération issue des événements de 1830 qui secouent presque tous les cantons suisses, le mouvement libéral déborde rapidement le cercle des élites. Sous la conduite de James Fazy, d'origine bourgeoise, les radicaux font enfler une contestation que les dirigeants ne peuvent plus ignorer.

      Les anciens bourgeois ont tenté de relever chacun des défis qui leur ont été posés, mais en 1841 leurs efforts n'ont pas débouché sur des solutions convaincantes et durables. La bonne volonté ne suffit pas à contenir les revendications démocratiques de la population. Jean-Jacques Rigaud, d'une santé fragile, arrive à la fin de sa carrière, ce qui ne fait qu'accentuer l'aveuglement politique des anciens bourgeois. Les discours se radicalisent. L'affrontement est proche.

      

Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi ( -1846)


4. Vocation contre Révolution, les élites pendant les troubles politiques (1841-1842)

      Les élites genevoises, réinstallées au sommet du pouvoir politique en 1814, subissent coup sur coup deux Révolutions, en 1841 et 1846, qui mettent définitivement un terme à la dominance politique des anciennes familles bourgeoises sur la République. Les sources abondent sur cette période bien connue de l'histoire genevoise, 409  mais aucun historien n'a observé ces deux Révolutions radicales avec le point de vue conservateur, celui des incontestables perdants, que François Ruchon, auteur d'un ouvrage encyclopédique sur la politique genevoise de cette période, va jusqu'à qualifier d''aristocratie délayée'. 410  Pourtant, on ne boute pas hors du pouvoir en quelques mois, et sans conséquences autant politiques qu'économiques, des familles qui occupent le devant de la scène depuis trois siècles. 1841 est un tournant, mais cette année ne représente en tout cas pas la disparition de la bourgeoisie. Au contraire, la 'bourgeoisie délayée' a fait preuve d'un dynamisme remarquable qui pourrait faire douter du véritable état des élites bourgeoises.


1. Rappel historique

      Le lundi 22 novembre 1841 doit avoir lieu une séance ordinaire du Conseil Représentatif. Les radicaux ont la ferme intention d'y obtenir la création d'une assemblée constituante et la formation d'un pouvoir municipal. Ils ont convoqué une manifestation sur la promenade de la Treille (sous les fenêtres des autorités) pour appuyer cette revendication. Or le gouvernement s'entête dans un refus catégorique, tout en tergiversant sur les mesures à adopter face à cette contestation. Sous la pression populaire, il fait quelques contre-propositions la veille du 22 novembre, mais simultanément à ces signes d'apaisement, il mobilise la troupe que le colonel Dufour, libéral, refuse de commander. Pendant la manifestation populaire de la Treille, il n'y a aucun affrontement, mais sous la pression de la rue, la Constituante est finalement acceptée dans l'après-midi. 411 

      Elue quelques jours plus tard, cette assemblée constituante est principalement composée de conservateurs et de libéraux, les radicaux étant minoritaires. Les débats durent plusieurs mois jusqu'à l'été suivant, et le projet prend une voie mesurée. La plupart des propositions radicales sont refusées ou atténuées. Lors du vote du projet de nouvelle constitution, la majorité des personnalités politiques de Genève, la plupart des conservateurs et des libéraux, appellent la population à soutenir le texte. Seuls quelques radicaux s'opposent au projet, qui est finalement accepté à une très large majorité. 412 

      Les élections cantonales de juillet 1842, pour élire les députés au Grand-Conseil, ainsi que le tout nouveau Conseil Municipal de la ville de Genève, créent la surprise. Tandis que les radicaux remportent la majorité au sein des autorités municipales, le parlement cantonal leur échappe, et reste entre les mains des conservateurs. A y voir de loin, le 22 novembre 1841 est bien une 'révolution inachevée'. 413 


2. Le progrès graduel ou la peur

      En 1841, si le débat s'est très rapidement focalisé sur les modifications à apporter à la Constitution de 1814, c'est suite à l'absence d'initiatives gouvernementales concernant la création d'un pouvoir municipal pour la cité. Aux demandes radicales, le gouvernement répond avec trop de légèreté, en repoussant toute idée de création d'une municipalité indépendante. Au cours des mois de septembre et octobre 1841, la question d'une nouvelle Constitution se repose face à l'intransigeance du Conseil Représentatif, laissant supposer la nomination d'une Constituante. Cette idée ne peut que heurter les conservateurs, qu'ils soient modérés ou non, car elle remet en question la vocation bourgeoise de gestion de l'Etat. L'idée que le Conseil Représentatif représente depuis 1815 'une assemblée constituante permanente', 414  conforte les magistrats dans leur ligne politique, n'accordant aucune concession à l'opposition radicale.

      Ce comportement passif qui laisse l'initiative aux radicaux ne peut que déboucher sur une confrontation violente, qui doit être située dans un contexte plus large. Le premier syndic, Jean-Jacques Rigaud, est un homme politique partagé entre les traditions de la République, faites d'un esprit de dévouement, et l'impérieuse nécessité de réformer le système. Depuis 1825, soit depuis sa première accession à la fonction suprême de premier syndic, les modifications constitutionnelles ont été nombreuses, si bien qu'avant la chute de la Constitution de 1814, le bilan des réformes entreprises est indéniable. 'A ce moment [le 22 novembre 1841], sur 168 articles de la Constitution de 1814, 67 se trouvaient abolis, 13 plus ou moins modifiés; 88 seulement subsistaient intégralement'. 415  Mais ce rythme de réformes demeure trop lent car l'essentiel n'a pas changé, comme le système censitaire qui, malgré plusieurs abaissements du cens, 416  reste en vigueur. De fait, les réformes entreprises ont bien atténué les tendances au pouvoir oligarchique des anciennes familles bourgeoises, mais ces dernières ont gardé la haute main sur les affaires de l'Etat. Jean-Jacques Rigaud n'a fait que mener à leur terme des changements issus de réflexions alimentées par les libéraux.

      En 1841, le gouvernement ne fait qu'appliquer la politique qui est la sienne depuis de nombreuses années: laisser venir les débats et ne légiférer que tardivement et sur une partie acceptable des revendications. La différence est venue essentiellement de la composition de l'opposition libérale, soit une aile qu'on pourrait qualifier de 'plus dure'. Le changement le plus important dans cette opposition s'est déroulé en l'espace de plusieurs années, de manière très discrète. Ceux qui représentent le fer de lance du libéralisme, et qui sont tous d'origine bourgeoise, s'effacent au profit d'autres personnalités, issues d'une autre classe sociale. Le gouvernement n'a pas vu le danger que représente cette évolution, tandis que les conservateurs élus au Conseil Représentatif ont clairement senti le vent tourner, comme le prouve 'l'Adresse des 80'. 417  Face à cette opposition, la peur d'une nouvelle révolution violente, à l'image de celle de 1792, refait surface. Cette inquiétude affecte le monde des affaires car une part des signataires de l'adresse s'est recrutée parmi les banquiers, pourtant rarement impliqués dans ce type de démarche politique: Bonna, Pictet, Odier, Chaponnière, Hentsch, Galopin, Ferrier, tous les acteurs importants du milieu bancaire libéral genevois qui siègent au Conseil Représentatif figurent parmi les pétitionnaires. 418  Pour qu'ils acceptent d'entrer dans cette démarche, il faut que la stabilité économique de l'Etat, et avec elle leurs intérêts, leur semblent sérieusement menacés.


3 L'indésirable Révolution du 22 novembre


3.1. Une révolution synonyme de fin du monde

      L'appréciation des événements de novembre 1841 par les anciennes familles bourgeoises est apocalyptique. Le témoignage de Paul Elisée Lullin apporte sur toute cette période 'révolutionnaire' un éclairage particulièrement intéressant sur l'état d'esprit dans lequel se trouvent les conservateurs pendant le glissement vers la confrontation. 419  La démarche même qui a donné naissance à son journal des événements est symptomatique, comme il l'indique sur la première page:

« L'avenir de Genève est sombre ; son ciel est gros de nuages, recelant peut-être des tempêtes analogues à celles qu'ont vues nos pères. L'esprit d'agitation qui a si souvent caractérisé cette ville dans les siècles derniers semble se réveiller. En tout cas, l'époque actuelle, même en la supposant exempte d'épisodes sanguinaires, de vengeances individuelles ou de réactions furieuses, est déjà bien intéressante pour elle-même sous le seul point de vue constitutionnel et moral. Sans nul doute, elle influencera puissamment sur les destinées futures du peuple genevois. Aussi, je pense que mes enfants pour lesquels j'écris liront avec plaisir et avec fruit des notes, récits ou réflexions recueillis au fur et à mesure des événements. Je vais donc entreprendre le narré journalier de ce qui se passera dans Genève régénérée car c'est ainsi qu'on va la nommer depuis la journée du 22 novembre 1841 ». 420 

      Cette introduction montre à quel point les changements en cours sont inévitables, et combien les conservateurs en sont conscients. Les seules incertitudes concernent la forme que vont prendre ces changements. Bien que conservateur, Lullin n'est cependant qu'un témoin des événements; le regard qu'il a pu porter sur les faits est sans doute biaisé, à l'image de toute source de première main. Pourtant, nous avons choisi de nous attarder sur cette source pour deux raisons simples. La première concerne le parti pris par Lullin. Dans l'historiographie actuelle des deux Révolutions radicales, 421  les historiens marquent ces événements du sceau d'une renaissance salvatrice, sans remettre trop en question le pouvoir radical, et James Fazy en particulier. Or, il existe une lecture conservatrice des événements, comme Lullin le démontre. Ce point de vue donne, sans surprise, des résultats différents de ceux qui se trouvent dans l'historiographie, notamment dans l'incontournable Histoire de Genève écrite par Martin. 422  La seconde raison est liée à l'avenir des élites. Les Révolutions radicales marquent la fin du pouvoir politique des anciennes familles bourgeoises. La manière dont la chute d'un vieil équilibre a été perçue est capitale pour mieux comprendre les élites de la seconde moitié du XIXe siècle.


3.2. Les défections libérales

      Depuis 1814 et l'adoption d'une nouvelle constitution, certains anciens bourgeois de tendance libérale ont tenu régulièrement un discours très critique envers le pouvoir du Conseil Représentatif. La présence de plusieurs de ces libéraux au sein de l'Association du Trois Mars est le point d'aboutissement de cette démarche de contestation. Pourtant, si ces libéraux ont été critiques pendant les années et les mois précédant la Révolution, lorsque cette dernière devient inéluctable, l'aile modérée du mouvement libéral effectue un changement d'orientation drastique, bien que se réalisant en ordre dispersé. Pendant la séance du Conseil Représentatif du 22 novembre 1841, 423  les clivages au sein des anciens bourgeois, entre conservateurs attachés à la constitution de 1814 et libéraux réclamant plus de réformes, prennent une tournure étonnante, et s'apaisent de manière inversement proportionnelle à la montée de la contestation. Le colonel Rilliet-Constant, au patronyme lourd d'histoire pour la République, devenu depuis plusieurs années l'un des piliers de la contestation, parle en premier et plaide en faveur de la Constituante. Mais son discours attendu et redouté par les conservateurs est étonnamment modéré. Son collègue Fazy-Pasteur, critique depuis plusieurs années de la constitution de 1814, 424  pourtant membre du Trois Mars, parent de James Fazy qu'il a introduit dans les milieux libéraux, qualifie même la Constituante de 'dangereuse'. 425  Le colonel Dufour fait de même, et parle de 'jour des sacrifices'. 426  L'éclectisme des milieux libéraux apparaît au grand jour, mais un point de ralliement bourgeois se dessine pour empêcher coûte que coûte une révolution violente. De fait, c'est un nouvel équilibre politique qui s'installe.

      Le changement de ton, sinon de discours, d'une partie des libéraux le 22 novembre 1841, fait ressortir toute l'importance de la notion de vocation bourgeoise, car elle explique ce relatif retournement de veste. La vocation solidarise les anciens bourgeois contre l'idée d'une révolution brutale et contre le renversement du Conseil Représentatif. Cette attitude condamne le mouvement initié par James Fazy, qui s'est nourri dans les mois qui précèdent novembre 1841 des apports des libéraux d'origine bourgeoise. Aux yeux des radicaux, le retournement le plus spectaculaire est sans doute celui de Sismondi, car c'est lui qui a le premier publié une critique de la Constitution de 1814. Le Trois Mars le sait et cherche auprès de l'économiste un appui qu'il ne trouvera pas. 427 

      En réponse aux radicaux et à leurs revendications, Sismondi réagit même en sens inverse aux attentes de Fazy. Il écrit une brochure entièrement dictée par sa vocation à participer dans la sérénité aux affaires de l'Etat. 428  Cette brochure fait plus que désolidariser son auteur avec le mouvement révolutionnaire. En évoquant la pétition des 16 de 1814, un acte de contestation mis en exergue par les événements, Sismondi affirme qu'aucun de ses collègues ne se serait permis de manquer de respect aux magistrats. C'est sans doute ce même sens de l'ordre et de la respectabilité qui pousse Sismondi à accepter son élection à la Constituante en décembre 1842, alors qu'il est âgé et déjà malade. Au sein de cette assemblée, il ne brille guère par son activité, sinon par son ultime discours. Une sorte de testament politique rejetant avec vigueur toute idée de révolution, qu'il décide de publier séparément du Mémorial, tant la retranscription qui en a été faite ne lui plaît pas. 429 

      Le changement de ton de Sismondi n'est pas surprenant, s'il est étudié dans une logique bourgeoise. En 1836, dans son ouvrage sur 'l'étude des constitutions des peuples libres', 430  les prémisses de son engagement sont nettement visibles. 'Il faut qu'il [le peuple] sache se contenter d'une marche lente et graduelle' 431 . Mais encore: 'Nous avons cherché dans cet ouvrage, à combattre le penchant aux révolutions, à en combattre l'aveuglement et les dangers, à engager tous les peuples à rechercher les progrès graduels, à s'efforcer de les obtenir, de concert avec les gouvernements, même les plus mauvais, plutôt que de se lancer dans cette guerre intestine des révolutions'. 432  La journée du 22 novembre marque une étape d'homogénéisation de l'ancienne bourgeoisie autour d'un but unique: éviter un nouvel épisode révolutionnaire, qui par essence échapperait à tout contrôle.


3.3. L'habile tentative de James Fazy

      La description que fait Lullin des événements du 22 novembre 1841 contient des informations importantes sur la composition de la foule massée autour de l'Hôtel-de-ville et son comportement. Cette foule est selon lui composée en grande partie 'd'étrangers', ce qu'on ne retrouve pas dans le récit de François Ruchon. 433  Sous ce terme générique 'd'étrangers', il suffit d'inclure toute personne n'habitant pas la ville de Genève pour que le raisonnement tienne. Cette insistance de Lullin est à mettre en relation avec la revendication de la création d'un pouvoir municipal autonome, terreau du mécontentement populaire. Partant de là, bien des questions se posent: pourquoi donc une foule composée en grande partie de personnes en rien concernées par la revendication principale, vient-elle faire pression sur le gouvernement? De plus, alors que le Conseil Représentatif débat, quelle raison a cette foule d'étrangers de devenir 'houleuse et menaçante', comme le rapportent François Ruchon et Henri Fazy? 434  Dans son journal, Lullin indique que pendant cette journée, les conseillers sont sortis à deux reprises de l'Hôtel de ville, notamment le premier syndic Rigaud. 435  Comment expliquer cela face à une foule menaçante? Ruchon pourtant, met la Révolution entre les mains de la foule, en disant: 'La foule menée par James Fazy et ses amis voulait une Constituante, elle n'eût admis aucune autre mesure'. 436  Ils l'obtiennent en fin de compte dans l'après-midi. La Constitution de 1814 a vécu.

      De ce qui précède, tout concourt à dire que ce sont plutôt les radicaux, James Fazy en tête, qui provoquent et entretiennent une agitation populaire, en la faisant croître au cours de la journée. Au matin du 22 novembre, il était clair pour Fazy que le gouvernement devait proclamer une Constituante, comme il l'a écrit à un journal du canton de Vaud. 437  L'idée de Fazy est de faire appel, en ultime recours face à l'entêtement prévisible du parlement, au Conseil Général. Ce discours est habile; il serait possible de le qualifier aujourd'hui de 'populiste'. En effet, le Conseil Général n'avait pas été autre chose qu'une assemblée de bourgeois et citoyens, et n'avait de fait jamais été constitué de l'ensemble de la population genevoise, ce qu'il est piquant de constater en pareille circonstance. La finalité demeure: pour Fazy, et cela dès le 20 novembre, il doit y avoir une révolution le 22, mais il est certain que lui-même et les leaders radicaux sont bien plus déterminés que la population de la ville à ce sujet. Cette dernière, majoritairement protestante, a réagi aux agitations politiques croissantes tout en modération. La foule houleuse et menaçante ne va pas jusqu'à s'en prendre physiquement aux conseillers qui sortent en milieu de journée du Grand-Conseil. Quant à la présence d'étrangers, le doute demeure, mais n'a pas grande importance puisque la sanction des urnes est sans appel. 438 


4. Les visions bourgeoises du progrès

      Le comportement de la population de la cité amène la délicate question de la vision du progrès qu'ont développée les élites. L'opposition à une révolution ne peut pas se reposer uniquement sur la préservation d'un ordre séculaire, même si ce dernier a été passablement bousculé en 1814. Car même si les élus conservateurs ne légifèrent en direction des idées libérales qu'en dernier recours, ils s'appuient sur un raisonnement théorisé qui tente de prendre en compte l'évolution naturelle de la société. Ce raisonnement est issu des libéraux d'origine bourgeoise, qui conservent un sentiment d'autorité-service, suivant le principe de la vocation bourgeoise, et pour qui l'engagement pour la collectivité doit impliquer une calme remise en question de l'ordre établi. Suivant ce raisonnement, les agitations doivent avoir une part de légitimité que les autorités doivent prendre en compte. Différentes solutions ont dès lors été imaginées pour adapter l'autorité au progrès.

      En dehors des solutions utopiques, comme celles des conservateurs sans concession, qui ont imaginé acheter le départ de James Fazy pour l'étranger, 439  Sismondi ébauche dès 1836 dans son ouvrage sur 'les Constitutions des peuples libres', un système politique qui se substitue très facilement à la hiérarchie sociale du XVIIIe siècle, tout en étant en partie compatible avec les idées des Lumières. La société demande avant tout que l'autorité soit confiée à ceux qui l'emploieront pour le bien de tous, à ceux qui savent le connaître et qui veulent le procurer. Il faut donc qu'elle trouve moyen de choisir, pour exercer les pouvoirs sociaux, les hommes les plus éclairés et les plus vertueux de la nation: c'est la constitution du gouvernement' 440  La pensée de Sismondi s'articule autour de deux arguments. Le premier est la nécessité de reconnaître l'existence de différences sociales naturelles entre les individus. Le second est la non-reconnaissance de l'existence d'une élite de sang. Une théorie qui ne peut que séduire les élites bourgeoises, supérieurement instruites, pour actualiser leur position dominante fragilisée par les Lumières.

      Le premier argument qui veut que 'la société a besoin que tout homme obéisse à l'ordre social', 441  est, suivant la lecture que l'on peut faire de cet ordre social, en contradiction avec l'esprit d'égalité des lumières, mais son auteur n'en a cure: 'Nous avons cherché (...) à établir la différence entre la démocratie ou souveraineté du peuple, que nous repoussons, et l'admission dans la souveraineté nationale de l'élément démocratique, que nous croyons essentielle à tout bon gouvernement'. 442  Malgré cette distance prise avec les idées égalitaires, le système que Sismondi expose s'inscrit dans la modernité en écartant un statut héréditaire, que Sismondi appelle une 'aristocratie naturelle'. Selon cette idée, la bourgeoisie dirigeante se verrait substituée par une 'aristocratie constitutionnelle'. 'L'aristocratie de l'esprit repoussera toujours l'ignorance et la stupidité; car rien ne peut supprimer ni l'inégalité des facultés humaines, ni l'inégalité de l'instruction'. 443  La différence sociale est donc établie, non plus par un statut social transmissible, mais par des éléments exogènes, les 'facultés humaines', qui justifient cette hiérarchie sociale de manière indiscutable. Sismondi doit à ce discours le succès de son livre auprès des libéraux et de la population, qui a peut-être trop négligé la première partie de son raisonnement. Cette dernière est essentielle pour comprendre les positions de Sismondi face à la révolte populaire de novembre 1841, qui sont conformes à une ligne de pensée ancienne.

      En 1842, Sismondi est âgé et impose le respect parmi les libéraux et les radicaux. Il n'empêche que les positions exprimées dans les derniers mois de sa vie sont des condamnations claires de la révolution, ce qui a fait croire à tort que Sismondi a changé d'avis sur la nature du régime. En défendant des autorités qu'il avait lui-même critiquées, Sismondi a provoqué l'incompréhension. Pourtant, jamais ses critiques n'avaient pour but de lancer une révolution. Dès lors, il est facile de démontrer que son discours n'a en réalité jamais varié. En 1827 déjà, dans ses 'Nouveaux principes d'économie politique', on peut trouver les traces d'un attachement à une certaine vocation bourgeoise: 'Le gouvernement est institué pour l'avantage de tous les hommes qui lui sont soumis; il doit donc avoir sans cesse en contemplation l'avantage de tous'. 444  Plus loin, Sismondi parle encore du 'dépositaire du pouvoir', 445  et exclut l'idée d'un renversement brutal du gouvernement: 'l'économie politique enseigne à conserver cet ordre [social perfectionné] en le corrigeant, non pas à le renverser'. 446  L'idée égalitaire est déjà mise à mal: 'Ce n'est donc point l'égalité des conditions, mais le bonheur dans toutes les conditions que le législateur doit avoir en vue'. 447  L'attachement que le savant porte à l'ancestral équilibre politique est tel qu'il rejette catégoriquement l'idée de la séparation de l'Eglise et de l'Etat et affirme que 'la haute politique doit enseigner à donner aux nations' 448  trois éléments: une constitution, une éducation et une religion 'qui leur présente les espérances d'une autre vie, pour les dédommager des souffrances de celle-ci'. 449 

      La solidarité bourgeoise, raffermie par les événements du 22 novembre, a de fait éteint le feu révolutionnaire qui couvait. Paradoxalement, ce sont des anciens bourgeois acquis aux idées libérales qui l'avaient allumé. Après le 22 novembre, la population semble plutôt se rapprocher des positions du gouvernement. Dans son journal, Lullin écrit le jeudi 25 novembre 1841: 'Le journal de Genève d'aujourd'hui irrite beaucoup par son récit faux et hypocrite des événements de lundi. Cette joie qu'il prétend avoir existé dans la population après son triomphe, est en général démentie par tous ceux qui ont parcouru la ville, qu'on représente au contraire comme stupéfaite et morne depuis lors'. 450  Puis: 'Les journaux d'aujourd'hui, le Fédéral 451  et le Journal de Genève semblent tirer à la même corde ; point de réaction, acceptation franche du passé, encouragement à continuer pour le Conseil d'Etat qui a tous les honneurs de la situation. Voilà leur langage à tous deux. C'est presque touchant !' 452  La volonté d'apaisement est évidente, et prouve que les réactions populaires qui ont suivi la journée du 22 novembre n'avaient rien à voir avec un soulagement. La population avait en partie suivi Fazy dans l'agitation, mais devant le vide de pouvoir, la défaite des anciens bourgeois est synonyme de peur.

      Si le 22 novembre 1841 cause de grandes déceptions, c'est naturellement du côté des élites bourgeoises qu'il faut les chercher en premier. Cette déception est accompagnée d'une amertume dirigée contre leurs pairs, c'est-à-dire les libéraux-modérés, initiateurs d'un mouvement dont ils ont perdu le contrôle. Au fond, le groupe radical est irrémédiablement considéré comme mouvement d'agitation, et nul bourgeois n'attend des radicaux autre chose que du désordre. C'est la 'désolidarisation' d'une partie des familles bourgeoises avant 1841 qui est au centre de toutes les critiques, voire de toutes les haines. Un boycott spontané de tous les commerçants associés au Trois Mars exprime tant la colère des élites que la cohésion d'une classe sociale capable d'exercer une pression décisive sur ces membres. Certains de ces libéraux-modérés font faillite, comme Frédéric Bordier, 453  fidèle lieutenant de Fazy pendant plusieurs mois.

      La démonstration du ralliement majoritaire de la population genevoise derrière la politique gouvernementale est apportée par le résultat des élections à la Constituante, le 14 décembre suivant. Non seulement les conservateurs y obtiennent la majorité des sièges, mais en plus, Fazy est le plus mal élu des radicaux. 454  Le collège de Saint-Gervais fait la part belle aux modérés, ce qui est contradictoire avec la version radicale du 22 novembre, soit d'une foule de Genevois exigeant fermement une nouvelle Constitution. Autre signe du resserrement des rangs bourgeois: la suite de l'Association du Trois Mars. Malgré l'évidente impasse sur laquelle se dirige une Constituante à majorité conservatrice, l'association décide de se dissoudre, le 21 décembre 1841. Cette décision va à l'encontre de la ligne tenue par l'association depuis sa création. Alors que le travail de pression devrait s'activer, pour convaincre les constituants, l'association disparaît. Les libéraux de l'association ne désirent pas répéter l'erreur du 22 novembre. La version officielle est qu'avec l'acceptation de ses revendications, elle a perdu de son sens. Pourtant, les dissensions entre ses membres n'ont jamais été aussi fortes que depuis les troubles.

      Les travaux de la Constituante 455  ne sont que le reflet des divisions patentes du 22 novembre. Pendant les travaux, parfois houleux, les radicaux sont déçus des faibles concessions octroyées par les bourgeois, majoritaires au sein d'un projet qu'ils n'ont pas souhaité. L'agitation devient telle que le Conseil d'Etat mobilise la troupe une nouvelle fois, le 28 janvier 1842. En absence de l'Association du Trois Mars dissoute, Fazy et les radicaux se trouvent isolés à la tête de la contestation, tandis que les familles anciennement bourgeoises font front commun derrière la Constituante. Fazy-Pasteur lui-même, déjà en reculade le 22 novembre, abandonne définitivement les libéraux le 7 février 1842, par crainte d'un projet de Constitution trop radical. 456  Il propose des changements timides qui se placent dans la droite ligne de la politique du 'progrès graduel'. Les changements sont cependant là: le droit de pétition est reconnu, le pouvoir municipal est créé, le Conseil Représentatif est remplacé par un Grand Conseil moins grand (176 députés contre 250) et le système censitaire est abandonné. Une fois les discussions arrivées à leur terme, les libéraux, le gouvernement et tous les modérés font campagne pour l'adoption du projet. Quant aux radicaux, ils n'osent pas s'opposer à un projet dont ils sont les initiateurs, et se divisent. L'appel des libéraux et des conservateurs-modérés, qui espèrent par un vote positif recouvrer le calme, est entendu et la Constitution est adoptée à une très large majorité le 7 juin 1842 (par 4844 'oui' et 530 'non'). Il reste à élire les deux nouveaux organes, soit le Grand Conseil et le Conseil Municipal, pour confirmer l'assise politique des anciens bourgeois.


5. Une certaine persistance du pouvoir conservateur lors des élections du 17 juin 1842

      Les résultats des élections des membres du Grand Conseil, qui ont lieu pour la première fois le 17 juin 1842, confirment l'échec du 22 novembre pour les radicaux. Lullin, dans son journal, a pris soin d'inscrire sur la liste des premiers résultats, présentée par collège, les appartenances politiques. Naturellement, cette classification est arbitraire et appartient à Lullin seul. Or, les totaux issus de ce classement ne correspondent pas à ce qui est indiqué dans l'Histoire de Genève, 457  montrant que Lullin a classé différemment les élus. Paul-Edmond Martin ne considère que trois groupes politiques (conservateurs, radicaux et catholiques), alors que Lullin a divisé les élus en 5 groupes: conservateurs, radicaux, catholiques conservateurs, catholiques radicaux, et ceux qu'il appelle les 'flottants', et qui sont en majorité des libéraux. Malheureusement, la comparaison entre ces deux points de vue se complique car même en regroupant tous les catholiques, groupe logiquement le plus facilement identifiable, les chiffres donnés par les deux sources ne correspondent pas. 458  Le classement de Lullin dispose de plus de radicaux, mais ce sont surtout les personnes flottantes qui se placent en parfaits arbitres, dans la répartition des sièges (voir graphique 1).

      

Graph. 4.1. : Répartition des forces politiques des élus du 17 juin 1842 selon Lullin

Elaboré à partir de: BPU, LULLIN, Paul, Journal des événements de 1841 à 1846, document manuscrit.

      Lullin, en tant que conservateur, a tendance à grossir le camp des libéraux. Les élus flottants regroupent selon nous des libéraux et des conservateurs pragmatiques, parmi lesquels Jean-Jacques Rigaud. Indiscutablement, les personnalités flottantes ont été dans la majorité des cas placées par l'historiographie dans le camp libéral, et plus rarement conservateur. Mais ce groupe de flottants embrasse des personnalités très diverses. Son rôle d'arbitre a donc été la clé de voûte du nouveau pouvoir qui s'est installé en 1842. Cependant, même dans le classement de Lullin, la majeure partie des élus qualifiés de'flottants' se caractérisent par leur respect des autorités.

      Le premier enseignement simple à tirer de l'émiettement des forces politiques genevoises, concerne l'hétérogénéité des élites, face à des radicaux en apparence plus unis. Mais cette hétérogénéité a eu une limite, soit la mise en danger de l'équilibre politique traditionnel. Le second enseignement à tirer est la réunion de la majeure partie des libéraux avec les conservateurs, pour permettre au canton de retrouver au plus vite une stabilité. Guillaume-Henri Dufour par exemple participe à ce mouvement de ralliement. Dufour fait partie de l'Association du Trois Mars dès ses débuts. Sollicité par le Conseil d'Etat, il adopte une ligne de conduite sinueuse, en refusant de prendre la défense armée des autorités pour la journée cruciale du 22 novembre, tout en acceptant de conseiller les autorités. A nouveau sollicité pour prendre le commandement militaire après le 22 novembre, il accepte cette même fonction, une fois la 'révolution' consommée. 459  Ce changement d'attitude ne peut s'expliquer que par la crainte qu'inspirent les radicaux à la plupart des libéraux, qui avant toute autre chose ne désirent pas de révolution violente. Défendre les autorités le 22 novembre aurait été contraire aux idées de Dufour, mais étant donné l'absence d'apaisement des radicaux après les troubles, il change sa position.

      Cependant les libéraux ne rallient pas aveuglement un pouvoir qu'ils ont tant combattu. Dans la plupart des cas, ils se sont rapprochés des conservateurs par le simple respect qu'ils ont des institutions en place. La raison de ce respect était purement historique. Genève gardait des souvenirs pathétiques des troubles révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle. Ces hommes de progrès, aussi résolus qu'ils soient du bien-fondé de leurs idées, ne sont pas prêts à tout entreprendre pour les réaliser, et en tout cas pas une révolution. Cela ne les empêche pas de prendre la nouvelle Constitution avec prudence, et de considérer, dès le vote acquis, qu'elle doit rapidement évoluer.

      Le résultat final du vote du 17 juin 1842 à la place de la confirmation d'une révolution, marque la fin d'une parenthèse historique, entamée le 22 novembre. L'évolution progressive du pouvoir cantonal peut se poursuivre sur le même rythme qu'avant 1841. Le terme de Révolution est donc discutable, dans la mesure où, finalement, elle se limite à la seule création d'une administration municipale qui devient à majorité radicale. C'est sur ce point que les changements qui découlent de l'été 1842 sont importants, ce qui fait dire à Lullin (en date du 29 juillet 1842, soit juste après les élections au Conseil municipal): ' C'est aujourd'hui qu'a réellement eu lieu la révolution de Genève et à dater d'aujourd'hui que son avenir est perdu'. 460  Ce qui désole Lullin est évidemment la victoire des radicaux en ville de Genève et la prise de la municipalité par les amis de James Fazy. L'amertume qui se lit dans le journal de Lullin vient de cette défaite conservatrice, issue avant tout d'un manque d'homogénéité des conservateurs qui ne se sont pas battus pour remporter la ville.

      La disparition du Conseil Représentatif et celle du système censitaire ne sont par contre pas des mesures révolutionnaires. Elles s'inscrivent avant tout dans une évolution logique, le cens ayant déjà été réduit en 1840 à un montant bien faible. L'organe législatif cantonal a changé de nom, mais l'exigence radicale d'une diminution drastique de ses membres n'a pas été suivie. Fazy désirait moins de 100 élus, pour remplacer les 250 conseillers de l'ancien parlement. Le chiffre définitif est de 176 élus.

      Si l'idée d'une révolution est abandonnée, par contre, la tentative de coup de force de James Fazy et plus généralement des radicaux est évidente, mais elle s'est soldée par un résultat mitigé pour eux. Le pouvoir des élites est encore grandement intact, même si de sérieux clivages sont apparus au grand jour. L'élargissement de l'électorat suite à l'abolition du cens a mis politiquement en évidence, pour la première fois, la particularité du quartier de Saint-Gervais, siège de la Fabrique, comme le montre le graphique 2.

      

Graph. 4.2. : Elections du 17 juin 1842: Forces politiques selon les collèges électoraux

Elaboré à partir de: BPU, LULLIN, Paul, Journal des événements de 1841 à 1846, document manuscrit.

      Le quartier industriel de Saint-Gervais est appelé à jouer un rôle politique déterminant, car il représente une force politique importante et homogène. Dans nul autre collège électoral ne se dessine un bastion aussi clair que celui des radicaux dans ce quartier. Ces résultats annoncent à eux seuls la révolution de 1846.

      Les résultats nominaux confirment cependant l'assise encore faible des radicaux au Grand Conseil de 1842. Toute la force du radicalisme provient du Faubourg de Saint-Gervais, et même si James Fazy est considéré comme le grand homme politique genevois de ce milieu de siècle, ses résultats électoraux sont médiocres. Le 17 juin 1842, il n'obtient à Saint-Gervais que 793 suffrages sur 1188 votants, 461  ce qui le classe 18e élu (sur 28 représentants du Faubourg) avec un peu moins de 67% des votants de ce collège.

      Si l'on classe la totalité des élus du 17 juin par pourcentage de voix, Fazy est élu au 63e rang. En dehors de Montillet, maire d'Hermance, catholique, aucun radical n'arrive avant la 12e place. Or, parmi les 12 élus qui ont été élus dans plusieurs collèges, se trouve en tête le premier syndic Rigaud, qui a été élu dans quatre collèges, soit à la Douane (premier élu avec 96% des suffrages), au Parc (premier élu), au Collège (second élu) et à Saconnex (5e élu). Les résultats électoraux confirment sa carrure d'homme d'Etat, et la population est bien consciente que le Conseil Représentatif a dans l'ensemble correctement géré les affaires publiques depuis le départ des Français. Parmi les autres élections multiples, on note la présence de deux radicaux, Castoldi, et le catholique Burgy de Carouge, ainsi que de trois flottants, dont le syndic Rieu.

      Les résultats totaux nominatifs renforcent la tendance qui se dégage. 462  Jean-Jacques Rigaud obtient 1825 suffrages, soit 28% des votants. Le second est le radical et avocat Castoldi qui obtient un score bien inférieur, soit 1261 suffrages et 19% des votants. Parmi les 25 premiers élus, se trouvent seulement un conservateur et trois flottants. Le raz-de-marée radical est la conséquence du vote groupé du Faubourg de Saint-Gervais. Mais même au niveau de ce bastion politique, James Fazy ne brille guère. Il en est le 22e élu, avec 793 voix, soit 7% des suffrages.

      La chute du pouvoir conservateur est décrite par Lullin comme une grande catastrophe pour la République, mais son récit est également empreint d'une certaine résignation. Le coup de force avorté explique en grande partie la révolution de 1846. Les radicaux sont sortis de leur marginalité en conquérant la ville, et le législatif cantonal n'est resté sous le contrôle des conservateurs que grâce à l'appui décisif des libéraux effrayés par la tournure de la contestation.


Conclusion

      La journée du 22 novembre 1841 et ses conséquences, qui marquent un tournant dans l'histoire genevoise, représentent surtout un moment charnière de l'histoire des élites. Encore maîtresses du pouvoir politique de la République en 1841, les élites se retrouvent une nouvelle fois face à une crise majeure qui remet en question leur rôle et leur position. Face à l'agitation politique croissante nourrie de plusieurs revendications légitimes, les anciens bourgeois opèrent un mouvement ambivalent de ralliements à l'ancestral pouvoir bourgeois et de règlements de compte. Dans les faits, la non-révolution de 1841 est particulièrement significative d'un pouvoir bourgeois en pleine mutation, voire en repli, même s'il donne encore des signes incontestables de force.

      Charles de Sismondi a, quelques années avant 1841, théorisé le régime démocratique suivant un schéma fort simple, ce qui lui valut un certain succès auprès des libéraux et de la population. Mais s'il est indéniable que Sismondi cherche par tous les moyens à remplacer le vieil équilibre politique, il n'en élabore pas moins un système dans lequel les élites d'hier conservent une place prépondérante. La seule nouveauté que Sismondi admet, c'est un système méritocratique, qui ne verrait que quelques-uns être admis dans la 'souveraineté nationale'. Si ces idées plaisent aux milieux libéraux, il n'y a aucune raison pour qu'elles ne s'imposent pas aussi au sein des milieux bourgeois. Elles sont en effet proches des idées calviniennes, et ne remettent guère en question la suprématie du pouvoir bourgeois. De fait, elles correspondent relativement bien à l'ancien système d'acquisition des Lettres de Bourgeoisie, réservé à quelques rares privilégiés.

      Les divisions bourgeoises qui peuvent s'articuler autour de ces théories, n'en demeurent pas moins des oppositions d'idées au sein d'une même classe sociale. Même si les libéraux, Sismondi en tête, animent le débat démocratique, ils ne sont en aucun cas prêts à mener une révolution contre leurs pairs. L'Association du Trois Mars, qui pourtant s'était donnée pour but de brasser les idées et de moderniser le système politique local, recule alors qu'elle se trouve en position de réaliser la totalité de ses objectifs. Devant l'imminence d'une révolution dont l'association pourrait en organiser les énergies, elle préfère se dissoudre. Seuls à mener la contestation après un vaste regroupement des anciens bourgeois, les radicaux n'ont ni l'expérience politique ni la force suffisante pour empêcher la constituante de se transformer en texte de concessions minimums. Pour autant, ils acquièrent une position stratégique décisive puisque leur isolement même fait d'eux les seuls dépositaires des idéaux du progrès.

      Le camp qui s'impose surtout après le 22 novembre 1841, c'est celui de la modération. Les souvenirs tragiques de la révolution de 1792 et la peur de l'inconnu ont précipité l'échec, tout provisoire, des radicaux. La conséquence la plus importante sans doute de cette journée est bien l'homogénéisation du monde bourgeois. De plus, les résultats électoraux de l'été 1842 démontrent que 50 ans après l'instauration des règles d'égalité entre les citoyens, les élites bourgeoises conservent un incontestable ascendant sur l'ensemble de la population. Le pouvoir bourgeois n'est pas une fiction en 1842. Il s'appuie sur une volonté démocratique, qui n'ose encore se débarrasser de ses dirigeants d'un autre âge.

      

Jean-Jacques Rigaud (1785-1854)


II. Parcours de vies bourgeoises dans la première moitié du XIXe siècle


Introduction

      Les chapitres précédents ont tenté de définir les grandes lignes des origines de la société bourgeoise de Genève et de son évolution générale pendant la période représentative. Ils ont abordé les élites sous un angle macro-historique, à l'aide des défis qui se posent à elles après l'annexion. Cette approche est presque totalement impersonnelle, puisque les individus ont passé jusqu'ici relativement inaperçus, exception faite des figures politiques genevoises. Or, les élites sont avant tout composées d'individus, dont chacun possède une histoire propre, petite ou grande, certes confinée dans un cadre social, mais mue par des volontés diverses.

      Cette deuxième partie s'attache à une approche micro-historique appliquée à des parcours de vie, afin de donner une mesure à l'échelle humaine du tissu social bourgeois, homogène par essence, mais aux histoires multiples. Nous commençons ce parcours de vie avec la formation, ce qui d'emblée nécessite une précision. Nous préférons aborder cette problématique en utilisant uniquement le terme de 'formation' sans y joindre celui 'd'éducation', tout en étant conscient de l'importance, et même de la coexistence des deux notions. L'éducation est le fait des parents, voire de tierces personnes, tandis que la formation concerne en premier chef le jeune bourgeois lui-même, d'où notre préférence. Ensuite, le parcours de vie abordera les moments forts du mariage, de la vie active (au travers des affaires) et de l'organisation des successions.


5. La formation des élites dans la première moitié du XIXe siècle

      Une réputation de ville soucieuse de pédagogie parle en faveur de Genève: une Académie ancienne, qui est l'un des trois piliers de la religion calviniste, mais également des esprits d'une remarquable ouverture scientifique qui ont donné quelques noms célèbres au XVIIIe et XIXe siècle. 463  La solide réputation de l'éducation genevoise est accompagnée d'un rayonnement scientifique internationalement reconnu, relayée par la Bibliothèque Britannique, publiée de 1796 à 1813. 464  Mais au début du siècle pendant lequel l'école publique naît, les moyens employés par les familles genevoises pour instruire et former leurs enfants soulèvent plusieurs interrogations.

      Les principes calvinistes présentés dans le deuxième chapitre de ce travail impliquent que pour parvenir à une situation honorable, il ne suffit pas d'être bien né. Il importe également d'être correctement éduqué et de recevoir une formation adéquate. D'ailleurs, les droits que les bourgeois avaient sur la pratique du négoce, étaient, jusqu'à la Révolution de 1792, soumis à une limitation touchant à la formation. 'Que nul ne puisse être reçu négociant qu'après avoir fait apprentissage & quelques années de services ici ou ailleurs, dont il produira de bonnes attestations'. 465  Dans ce cadre, quelle éducation était proposée aux élites et comment la faire évoluer après 1792? Cette lancinante question, dont l''Emile' 466  est l'illustration la plus célèbre, doit être appréciée dans le respect d'une tradition née avec la Réforme. Religion et éducation ont intimement été liées par les réformateurs. Ainsi, en tête des institutions scolaires se trouvent encore au début du XIXe siècle l'Académie et le Collège, fondés par Calvin, sous le contrôle de la seule Eglise protestante jusqu'en 1835, exception faite de la période d'annexion à la France. 'C'était la Compagnie [des pasteurs] qui établissait les programmes, fixait les horaires, faisait subir les examens et dirigeait chaque année la fête des promotions'. 467  Au sein de ce système scolaire, la notion calviniste de vocation, qui débouche pour les élites sur une vocation divine de gestion des affaires publiques, tient également une place centrale. C'est pendant le processus de formation que la vocation professionnelle se révèle à chaque individu.


1. Naissance de la vocation

      La vocation, dont le terme même est récurrent dans les sources privées du XIXe siècle, conditionne au moins la partie ultime de la formation. Contrairement à certaines idées reçues, la voie professionnelle demeure, au sein des familles bourgeoises de Genève, en grande partie une décision propre à chaque individu. Il y a traditionnellement une liberté relative de choix sur la profession que chaque jeune homme désire embrasser, et cela conformément au calvinisme. 468  Les pressions familiales et plus particulièrement parentales devaient être peu importantes, du moins en apparence. Ce dernier point est évidemment délicat. Les sources utilisées ci-après, au moins, montrent un respect relatif du père pour une liberté de choix, même si l'orientation des études lui incombe au premier chef. Les études entreprises ne devraient avoir pour objet que de guider le choix d'une profession conforme à une vocation, et non de forcer cette décision. L'équilibre demeure précaire, et bien souvent, dans le doute, des études sont amorcées sans fermer pour autant d'autres voies de formation. Dans les archives Prévost, 469  il est étonnant d'analyser à quel point ces situations propices aux tâtonnements sont décrites en détail au sein de la fratrie:

'Guillaume 470  a été destiné à l'étude de notaire géré par son parrain, notre oncle Prévost-Dassier. La mort de notre parent (1816) rendit moins séduisante l'ouverture qui lui a été faite et d'autres idées survinrent. Mon père aurait certainement fait le sacrifice de son 3e fils, comme des deux aînés et du quatrième, si je l'avais appelé auprès de moi. 471  Mais cela ne se peut pas. D'ailleurs il semblait naturel que l'un des quatre fils restât à Genève, et les migraines dont Guillaume est souvent incommodé laissaient craindre qu'il n'en souffrît davantage dans une carrière assujettissante à l'étranger. Il ne manquait ni d'aptitudes, ni de facilité, et il est de moitié dans les incertitudes qu'inspiraient à mon père sa future vocation. Nous en correspondîmes et causâmes plus tard.

Outre l'idée de commerce, celle de la carrière médicale se présenta à Guillaume. Enfin il se décida pour le barreau et il entra dans l'auditoire de droit (1818). Il est vrai que cette détermination n'eût pas empêché qu'il se vouât aux lettres ou aux sciences, si ce goût lui est venu, et cette pensée souriait à notre père, mais il est peu probable qu'il suivrait le barreau ou la carrière des charges. C'est ce qui est arrivé, et il n'a point eu lieu de s'en repentir'. 472 

      Dans le cas de Guillaume Prévost, parler de 'future vocation' est révélateur d'un état d'esprit particulier concernant la profession à accomplir. 473  De manière générale, cette citation met bien en évidence le difficile équilibre à trouver. Ce quatrième fils est d'abord 'destiné à l'étude de notaire', puis se présentent des 'idées'. Ces dernières concernent des professions certes toutes respectables, mais bien différentes: commerce, droit ou médecine. Finalement, 'il se décide'. Dans le calvinisme, chaque individu est appelé à une fonction professionnelle, suivant ses qualités et ses défauts. Ces caractéristiques lui confèrent certains avantages et inconvénients pour étudier et ensuite entrer dans le monde professionnel. Par essence, la vocation transcende l'individu, il suffit de découvrir dans quel domaine se trouve cette aptitude privilégiée pour être certain de diriger un jeune homme vers une carrière adéquate.

      Le tâtonnement qui apparaît dans le témoignage d'Alexandre démontre qu'il existe une limite aux applications des idées calvinistes vieilles de plusieurs siècles. Par définition, la vocation ne peut être choisie au hasard. Mais par leurs études, il est évident que les familles bourgeoises dirigent leurs enfants vers des carrières liées à la magistrature ou au commerce. Concernant un autre de ses frères, le même Alexandre Prévost met en évidence cette fois la place du père dans le processus décisionnel:

'A Londres, nous étions peu disposés à encourager Georges 474  à se livrer au commerce, mais mon père jugea que la nature ne le portait pas à se livrer à des travaux littéraires ou scientifiques. Il manquait de mémoire et n'a pas de succès dans ses études, bien que du côté du caractère et de l'intelligence, il eut toutes les qualités nécessaires. Le commerce ou les armes paraissaient lui convenir le mieux. Le choix fut bientôt fait et mon père me chargea pour ainsi dire de sa destinée. W. Haldimand le connaissait et je lui parlai de nos intentions. Il sembla encourager l'idée de le faire venir en Angleterre, peut-être même une fois ou l'autre de l'introduire dans notre maison'. 475 

      La recherche de la vocation, qui existe avec certitude dans un domaine particulier, implique toute la famille, et en premier lieu le père, qui assiste son fils pour le choix final, voire l'influence. Dans le cas de la famille Prévost, le frère aîné, qui a réussi à se faire une situation confortable, a été également partie intégrante de la recherche de la voie professionnelle de ses demi-frères cadets. Cela d'autant plus facilement que la différence d'âge est importante entre Alexandre et ses frères issus d'un second mariage. 476  Dans ce système, la liberté de choix de la profession, chère à Calvin, existe de manière détournée. Subordonnée à un appel divin, enserrée dans les relations de respect qui existent entre un père et son enfant, elle est cependant fortement amoindrie dans son esprit.

      L'historiographie genevoise de l'éducation est vaste, 477  mais presque toutes les publications importantes sont issues des sciences de l'éducation, qui s'intéressent plus aux problématiques liées à l'arrivée de l'école publique et obligatoire qu'aux formations spécifiques de l'élite. 478  Il manque par ailleurs une référence directe aux notions calvinistes, et en particulier à cette vocation qui conditionne tout le système éducatif. Confronté à la recherche de la vocation, ce dernier a ainsi deux niveaux différents. Avant que la vocation ne soit révélée, il ne peut qu'enseigner des disciplines généralistes. Une fois la voie professionnelle établie, il ne s'attache à former que les pasteurs et les magistrats. Ce système scolaire genevois dispose d'une importante inertie, justement parce qu'il s'appuie sur cette notion divine. La compréhension de la vocation permet de mesurer comment la formation est perçue par les familles bourgeoises, et comment ces familles de commerçants et de banquiers éduquent leurs enfants, au milieu d'un système scolaire créé et toujours contrôlé à la Restauration par la religion protestante.

      En respectant l'idée bourgeoise d'une stratification sociale établie et immuable, le secteur éducatif d'après 1815 peut être divisé en deux, entre les formations réservées à ceux qui auront la gestion de l'Etat ou des affaires, et les autres, soit la population non-bourgeoise, qui a une vocation différente, même si Calvin a tenté d'empêcher l'existence d'une telle différence. Le propos de notre recherche nous pousserait à ne considérer que la formation des élites, ce qui sera traité en utilisant une approche de micro-histoire, faisant intervenir des trajectoires individuelles.

      Aux différences qu'il est indispensable d'établir entre les formations primaires et secondaires, les bouleversements induits par les révolutions et par les changements politiques ont également marqué un point d'inflexion dans la politique publique de scolarisation. Tous les niveaux de formation sont touchés, jusqu'à l'Académie, qui s'est d'abord réformée pendant la période représentative, avant de voir s'effectuer pendant la période radicale un renouvellement d'enseignants sans précédent. 479  Au cours du XIXe siècle, l'éducation s'est développée sur plusieurs voies parallèles simultanément.

      Concernant plus directement les élites, c'est au sein des familles bourgeoises peu fortunées que la formation va être la plus intéressante à étudier. Le but de cette éducation est en effet radicalement différent de celle des familles riches. Il s'agit pour ces familles sans grande richesse de façonner leurs enfants en vue d'une activité lucrative permettant de faire, voire de refaire fortune et non de préparer leurs rejetons en vue d'une préservation de la fortune déjà assise sur des bases solides. De là, il est en partie possible d'atteindre les divisions politiques des élites.

      Les jeunes bourgeois de Genève suivent pendant les XVIIIe et XIXe siècle un modèle de formation bien précis, qui a traversé relativement bien tout le XIXe siècle. Ce modèle allie subtilement une éducation endogène primaire locale à un apprentissage plus poussé effectué à l'étranger, majoritairement au sein d'une entreprise alliée à la famille. Historiquement, cette pratique est conforme aux voeux de l'ordonnance (citée ci-dessus), qui conditionne la pratique du négoce à une formation adéquate. Par conséquent, dans ce modèle, les établissements scolaires n'ont pas une place essentielle à la pratique d'une profession. L'essence de la formation se trouve au sein même de la famille, et de son réseau d'alliances. Cette dernière remarque implique que les élites n'ont jamais été intéressées à l'instruction généralisée de la population, en dehors d'une simple instruction élémentaire. Le développement du système scolaire alliant obligation de l'instruction et gratuité est un combat de la seconde moitié du siècle, et plus particulièrement des non-bourgeois, dont les radicaux.


2. La formation des élites à domicile

      Si la religion calviniste a été attentive au problème scolaire, en liant religion et éducation dans les ordonnances ecclésiastiques de 1541, 480  les familles bourgeoises l'ont été tout autant. La brochure d'Horace Bénédict de Saussure en est la première preuve. En l'absence d'enseignement obligatoire, la formation primaire fait néanmoins partie d'une nébuleuse, dont le Collège n'est qu'un élément parmi d'autres. Rôle des parents, de la famille élargie, des domestiques, voire des précepteurs dans le cas de familles fortunées, sont bien délicats à ordonner. En bout de chaîne cependant, la concordance des situations individuelles est une évidence. L'Académie, instituée par Calvin, est un goulot d'étranglement de la formation, qui voit défiler une majeure partie des enfants issus des familles de la bourgeoisie. Mais pour arriver à cette institution, les chemins divergent, même si la famille constitue l'agent de formation primaire le plus important, que ce soit directement ou indirectement.


2.1. Les rôles de la famille

      L'intervention directe des parents proches comme agents d'éducation et de socialisation primaire cultive l'esprit de famille, sinon de classe. Les témoignages concernant cette formation vont tous dans le même sens. Dès le premier âge, les membres de l'élite sont soucieux de donner une éducation à leurs enfants. 481  Le témoignage de Jean-Louis Prévost 482  concernant ses propres souvenirs sur le sujet est intéressant: 'Pour me discipliner et se débarrasser de moi pendant quelques heures, on résolut de me mener à l'école. On chargea de cette tâche une grosse servante de ma grand-mère qui me porta au bas de la cité chez Madame Briquet. C'est une bonne vieille qui a une marmaille d'enfants sous ses soins pour leur montrer à lire, aidée d'un jeune homme très borné, mais très bon enfant nommé Crottet.' 483  L'utilisation du verbe 'résolut' indique, ce qui transparaît d'ailleurs dans le récit, que Jean-Louis était un enfant turbulent, et que ses parents auraient désiré faire autrement. Malgré cela cette expérience est de courte de durée, car les coups de bâton, qui sont part intégrante de l'éducation des jeunes, semblent être trop généreusement distribués. A 5 ou 6 ans, Jean-Louis change d''école' et se retrouve chez Monsieur Viguet, qui à l'instar de Madame Briquet utilise le bâton comme moyen d'éducation. Mais dans cet établissement, l'utilisation des coups de bâton est planifiée: 5 coups pour une lettre mal faite, quatre pour une barre trop penchée, trois pour chaque tache d'encre, deux pour un 'ver dans le nez', et un pour les causeries. 'Toutes les actions sont ainsi tarifiées.' 484 

      Si l'éducation reçue à l'extérieur du cadre familial semble rythmée de coup de bâton, sans que cette méthode ne semble trop soulever de critiques parentales, il en va tout autrement au sein du cercle familial. D'ailleurs, la réaction des Prévost au comportement de Madame Briquet, trop généreuse en coups, signifie bien que ces pratiques ne sont que modérément appréciées par les parents. Il est symptomatique de remarquer que jamais dans ses écrits, Jean-Louis ne parle de corrections reçues de ses parents. Pourtant, même lors des récits de ses pires bêtises d'enfance, son père se contente de le sermonner. Si Jean-Louis a changé une fois d'école dans sa jeunesse, c'est incontestablement à cause des mauvais traitements qu'il y reçoit. Mais force est de constater que partout dans le système éducatif qu'il décrit, les 'châtaignes' tiennent une place de choix, du primaire au collège. Là, une utilisation raisonnable du bâton semble même être une norme, sinon une obligation. Jean-Louis Prévost décrit avec une certaine admiration un adjoint du régent qui manie le bâton avec une précision remarquable, ne châtiant que les réels coupables. Au milieu des dizaines d'élèves qui fréquentent le Collège au début du XIXe siècle, cette précision a de quoi forcer l'admiration!

      C'est à l'âge de 8 ans que Jean-Louis Prévost entre en septième année du Collège, après que sa mère lui ait appris les vers, et son père l'arithmétique. La voie scolaire fréquemment utilisée par les élites est invariable: enseignement primaire à domicile puis confié à des tiers (particuliers ou institutions), puis le Collège (enseignement des Belles-Lettres ou des sciences), avant de commencer un apprentissage en adéquation avec la carrière se rapportant à la vocation définie. L'Académie, goulot d'étranglement d'une majorité des futurs citoyens, n'hypothèque en rien une carrière future dans les métiers du commerce ou de la banque.

      Les disputes entre enseignements des Sciences et des Belles-Lettres, fourniraient à l'historien curieux un sujet de recherche passionnant. Depuis le XVIIIe siècle, l'Académie de Genève s'est orientée vers les disciplines scientifiques, et a parallèlement négligé les disciplines littéraires. Cette tendance se dresse en contradiction avec ce qui se produit au sein du Collège. Certes, de grands noms de la science du début du XIXe siècle ont leurs origines à Genève, 485  comme de Saussure, mais la montée en puissance de ces illustres savants et de leurs disciplines est également à rechercher du côté de la crainte que les études littéraires inspirent dans un contexte post-révolutionnaire. 'Alors qu'un savant quelconque donnait un travailleur utile, un lettré médiocre se transformait en révolté et en corrupteur du goût'. 486  Les études littéraires sont ainsi paradoxalement souhaitées, car conformes à une tradition et craintes parce qu'elles éveillent l'esprit critique. Elles ont été très longtemps limitées au Collège, avant d'investir enfin l'Académie comme faculté entièrement indépendante en 1825 seulement, 487  soit plus de 20 ans après les études scientifiques, poussées en 1802 par les révolutionnaires français. Depuis les périodes agitées du XVIIIe siècle, les élites genevoises ont considéré avec méfiance le problème de l'éducation. Lorsque le départ de l'occupant a été effectif, l'étude des sciences, un héritage de l'occupant, a dans un premier temps souffert de coupes budgétaires, avant que cette tendance ne s'inverse dès 1817. 488  Il est piquant de voir que les familles bourgeoises ont utilisé le même outil que les révolutionnaires mais pour un but inverse. Pour les révolutionnaires, les études scientifiques constituent un progrès démocratique, par augmentation du savoir auprès de la population, tandis que pour les familles bourgeoises, elles représentent une filière plus sûre face aux possibles troubles que les études littéraires peuvent engendrer.

      En poursuivant ce raisonnement, il est également possible de dire que la méfiance des disciplines littéraires peut expliquer en grande partie le système d'éducation familial, dans lequel est compris l'intermédiaire d'un précepteur. En abordant les sujets littéraires au sein de la famille, ceux-ci sont suffisamment encadrés pour rendre toute interprétation limitée. Cependant, on est en droit de se demander comment font les bourgeois avant l'existence de ces nombreuses institutions de formation, notamment pour les familles dont la fibre éducative est moins sensible que chez Pierre Prévost, et qui n'ont pas les moyens financiers de faire appel à un précepteur.


3. La loi sur l'instruction publique de 1834

      Le débat sur l'adaptation nécessaire du Collège ne trouve une première solution qu'en 1834, lorsqu'une nouvelle loi sur l'instruction publique est adoptée par le Conseil Représentatif. 489  Il n'est pas nécessaire de s'étendre ici sur cette réforme, tant les écrits à ce sujet abondent. 490  Concernant les élites, cette loi est importante, puisqu'elle casse l'ancestral lien qui a toujours uni l'éducation et l'Eglise protestante. La Vénérable Compagnie des pasteurs perd sa place dans les nominations des professeurs, et par là, perd le contrôle de l'institution qui devient laïque. Cette loi a été adoptée d'autant plus facilement que les réactions d'opposants sont peu nombreuses, compagnie des pasteurs comprise. 491  Ainsi, cette mesure apparaît plus comme une adaptation attendue depuis plusieurs années, que comme un réel bouleversement.

      La nouvelle organisation de l'Académie ouvre la porte à la réalisation d'une vraie université, même si l'idée de voies de formations différenciées reste présente. En effet, aux établissements généraux que sont l'Académie et le Collège, sont adjoints des établissements spéciaux, dont l'école de la Société des Arts fait partie. Même si le lien historique entre Bourgeoisie Eglise et instruction semble cassé, la composition du corps professoral, bourgeois, ne semble pas être amenée à se modifier de sitôt.


4. Les formations secondaires et le rôle de l'étranger: l'exemple de la famille Prévost.

'La grande affaire est non pas d'apprendre beaucoup par coeur, mais d'apprendre bien, d'être bien conseillé dans le choix des vers dont on veut meubler sa cervelle'.
Alexandre Prévost 492 

      Ce n'est véritablement qu'avec la formation 'secondaire', qui débute après que la vocation se soit révélée, que les élites se distinguent définitivement en s'appuyant de toutes leurs forces sur les réseaux familiaux. Le lieu où se déroulent ces études dépend logiquement de la voie choisie, soit dans une maison de banque, un établissement de commerce ou une université pour les futurs médecins et juristes. Les choix des études de médecine ou de droit, bien que devant être traités différemment, portent obligatoirement les jeunes Genevois à étudier à l'étranger, et cela de manière encore plus forte pendant la période française en ce qui concerne le droit, c'est-à-dire le plus souvent à Paris; par contre les apprentissages financiers (banque ou commerce) s'effectuent généralement dans un pays non-francophone: en Italie et Angleterre dans la majorité des cas pendant la période française et la période du Conseil Représentatif, puis aux Etats-Unis dans la deuxième moitié du siècle, mais rarement en Allemagne, voire exceptionnellement en Suisse alémanique. 493 

      La famille Prévost 494  est un exemple parfait pour illustrer la formation secondaire pendant la période représentative. Cette formation va déboucher dans le cas de cette famille sur un indéniable succès, apportant à Pierre Prévost les richesses matérielles que son esprit de philosophe ne pouvait lui procurer. C'est son fils aîné, Alexandre-Louis Prévost, qui assoit la famille dans le monde des affaires et qui engage dans son établissement bancaire ses trois frères. Ce destin familial est particulièrement bien connu car trois des membres de la famille ont laissé des sources relativement complètes sur ce sujet, et de diverses natures. 495 

      Pierre Prévost a suivi une voie de formation primaire qui peut être qualifiée de commune. Eduqué par son père, qui accueillait chez lui de jeunes Bernois en pension, son éducation primaire a été assurée au sein du cercle familial jusqu'aux Belles Lettres, qu'il étudia à l'Académie. Sa formation secondaire a été l'objet d'une mobilité remarquable, qui lui a permis de tisser un réseau de relations important, d'abord auprès de familles parentes comme les Duval, 496  mais aussi auprès d'autres familles, comme les Delessert. 497  Pierre Prévost est un homme cultivé, qui exerce une profession (enseignement de la philosophie) à haute respectabilité. Mais suite aux troubles révolutionnaires qui ont agité la France, il n'a pas ou plus de fortune, ni de bien immobilier. 498  C'est donc sur la seconde génération que vont se porter les espoirs d'ascension économique, soit sur ses quatre enfants: Alexandre, Jean-Louis, Guillaume et Georges.

      Pierre Prévost a été à la base de la première étape de la construction d'un édifice incontournable qui va s'établir durant le XIXe siècle: la Banque Morris Prévost & Cie. Cette première pierre est en réalité une composition de plusieurs facteurs: un réseau de relations, un mariage judicieux et une connaissance approfondie des nouvelles théories économiques et sociales.

      Le réseau de relations et le mariage ne seront qu'effleurés dans cette partie. La biographie de Pierre Prévost est suffisamment parlante pour mettre en évidence les ponts jetés entre différentes familles. Par ailleurs, ses deux mariages ne sont que le résultat d'une alliance 'scientifique' avec les soeurs d'Alexandre John Gaspard Marcet, professeur de chimie à Londres et grand ami de Gaspard De la Rive (1770-1834). Pierre Prévost a épousé en première noce Louise-Marguerite Marcet, qui décéda suite à la naissance de son premier enfant Alexandre. Plusieurs années après ce décès, Pierre Prévost se remaria avec la soeur de sa première femme, qui lui donna trois enfants, tous des garçons.

      A ce réseau de relations, il faut ajouter le savoir. Intellectuel érudit, scientifique qui collabora de nombreuses années à la Bibliothèque Britannique, Pierre Prévost a aussi été l'un des vecteurs de diffusion des nouvelles théories économiques et sociales qui virent le jour pendant les années troubles de la révolution. Adam Smith, Ricardo, puis Malthus, sont non seulement des lectures de Pierre Prévost, mais encore des objets d'enseignement. Son journal 499  est en cela très instructif et montre bien le rôle qu' il a joué dans la transmission et la diffusion de l'économie politique à Genève et en Suisse. C'est Pierre Prévost qui traduit les ouvrages de Malthus en français, en y apportant d'ailleurs de notables modifications et ajustements. 500  Il a complètement intégré cette théorie. Une correspondance entretenue entre Prévost et Malthus montre bien à quel point les deux hommes sont en contact. 501  Passionné par cette nouvelle science, Pierre Prévost est sollicité par un ami pour donner des cours d'économie politique à un jeune élève du nom de Perregaux. Ce cours particulier semble être le premier du genre dans la République; il commence le 19 octobre 1804, pour 50 leçons d'une heure. Ce petit cours privé va vite prendre de l'importance dans toute la cité de Calvin.

'Sur la demande de Monsieur Duvau de prolonger mon cours, je fus convenu de le faire durer jusqu'à la fin de mai, en joignant à l'économie politique quelques détails de statistiques et de finances, moyennant une addition de 20 louis, en tout 45 louis. Le nombre de leçons que cette nouvelle convention ajoute à celles que j'avois promises est de 46. En tout 109'. 502 

'On me demande un cours d'économie politique. J'ai dessein pour être prêt, au cas que mes conditions soient acceptées, d'écrire ce cours en entier, de manière à n'avoir qu'à lire à chaque leçon ou séance, dont j'ai fixé le nombre à 21 de cinquante minutes chacune (...) Ce cours commencera le 15 décembre suivant. 5 personnes y assistent et se partagent les frais (29 louis) : de Biel (de Mechembourg), Roenné (Courlandois[ ?]), les deux frères Cazenove (de Londres), de Bonstetten fils aîné'. 503 

      Lors de ce dernier cours, Pierre Prévost ajoute à l'auditoire ses deux élèves en pension chez lui. Il donne trois leçons par semaine, et l'intérêt que portent les 'élèves' à ce cours montre bien que l'économie politique suscitait une curiosité dans les meilleures familles. En juillet 1806, Pierre Prévost a retiré son fils aîné de l'Académie, où il suivait les enseignements de son père pour le préparer plus précisément au commerce. L'économie politique fait partie du programme. C'est à ce moment précis qu'il est possible de situer l'arrivée de la vocation professionnelle d'Alexandre-Louis Prévost. Quelques mois plus tard, ce dernier est placé chez Viollier & Cie 'pour se former un peu à son futur apprentissage de commerce'. 504  Ainsi, en quelques mois sa voie professionnelle s'est décidée: le commerce. Pierre Prévost est un érudit, et l'intérêt tout scientifique d'abord qu'il a porté à ces nouvelles théories économiques s'est vite transmis à son fils aîné. Sans doute intéressé lui aussi, Alexandre n'aura alors eu aucun mal à suivre la voie tracée par son père et à se lancer dans cette formation, suivant une vocation peut-être individuelle, mais certainement inspirée par son père.

      La question des théories nouvelles de l'économie est un élément capital à mettre en exergue dans une étude qui concerne l'élite. En effet, et notamment par le biais de la Bibliothèque Britannique, les théories libérales se diffusaient facilement et rapidement à Genève dans les milieux bourgeois, et y trouvaient même un terreau particulièrement fertile, car agissant comme un courant contre-révolutionnaire. L'exemple de la diffusion des idées de Malthus au sein des élites genevoises est frappant. Au-delà du travail de traduction de Prévost, qui démontre déjà un intérêt des bourgeois pour Malthus, il est symptomatique de constater que les idées de ce dernier vont facilement être adoptées à Genève. C'est par exemple visible lors de la publication en 1851 d'un rapport concernant la pauvreté, rédigé par l'ancien Syndic Frédéric Auguste Cramer. 505  Bien que les théories de Malthus ne soient jamais citées dans ce rapport, il est un pur produit des théories de la population. Les élites genevoises ont non seulement suivi avec intérêt le développement des idées en provenance de l'Angleterre, mais elles les ont grandement adoptées. Peu étonnant en vérité. Alfred Perrenoud a montré que les élites genevoises avaient un comportement néo-malthusien bien avant la publication de l'Essai sur la population. 506  Ils ne pouvaient donc qu'être sensibles aux théories du pasteur anglais.

      Fils aîné de Pierre, Alexandre Prévost fait preuve comme son père d'une mobilité précoce, et quitte Genève pour l'Angleterre à l'âge de 13 ans. Il effectue là-bas son apprentissage, dans différentes maisons, ce qui le met en relation notamment avec la famille Delessert. Après ses études, il fonde la Banque Prévost Morris & Cie, 507  qui devient en quelques années, surtout depuis la disparition de Haldimand Fils & Cie, l'établissement de référence pour tout Genevois qui a des fonds placés en Angleterre. Le moment où la vocation se révèle à l'individu apparaît clairement comme un moment clé du processus de formation. Les archives familiales en font fréquemment apparaître un autre, qui cette fois prend la forme d'un accident.


4.1. Le moment de crise

      Alexandre-Louis Prévost a été marqué par les images de la Révolution, parmi lesquelles se trouvent celles de son père emprisonné, auquel il a rendu visite. Pour un enfant d'une dizaine d'année, ces images vont avoir un impact terrifiant. Ce moment, correspondant par ailleurs aux années troubles de la Révolution, constitue un moment de crise, qui a agi comme amorce. Même si le terme de 'moment de crise' peut paraître exagéré, il est surprenant de constater dans les récits familiaux qui sont écrits à la fin des années 1830, la place que prend cet épisode. La vue de son père emprisonné a été vecteur d'une grande motivation pour Alexandre-Louis, une grande envie de réussite. Cependant, ce moment de crise ne peut pas être une norme universelle. Bien des familles de l'élite forment leurs enfants sans que ces derniers ne soient motivés dans leurs études par une situation originelle de crise. Il y a donc une distinction à faire entre plusieurs types de familles.

      David Lenoir (1819-1905), un des membres fondateurs de la Bourse de Genève, en apprentissage pendant la période du Conseil Représentatif, a laissé un témoignage qui donne une place centrale à ce moment de crise. Son père, horloger installé en ville, a vu en effet son affaire complètement détruite par un incendie en 1833, alors que David Lenoir est jeune. Cet événement va modifier les orientations professionnelles de David Lenoir, destiné initialement à la théologie, lequel décide dès cet instant de se lancer dans le commerce. Lui-même explique cet événement de la manière suivante: 'Je désire raconter à mes enfants un épisode important de ma vie, dont j'ai toujours conservé le souvenir et qui a marqué pour moi le moment où j'ai mis le pied dans l'étrier pour parcourir une carrière de prospérité, qui, je le sais, a fait l'étonnement de mes amis et mes collègues'. 508  Puis: 'J'avais alors treize ans et demi, et j'étais l'aîné de cinq enfants. Je vis la désolation de mes parents et les larmes de ma mère qui me serrèrent le coeur, et je me souviens que je pris, en moi-même, la résolution solennelle, non seulement de gagner promptement ma vie, mais de venir en aide à ma famille, aussitôt que je pourrais le faire. (...) Je me destinais aux affaires de banques'. 509 

      Dès cet instant le parcours de formation de David Lenoir suit un cheminement simple. Formé d'abord pendant deux ans par un ami de la famille, Jean Humbert, il entre quelques mois plus tard dans un institut privé sans renommée. Puis, en septembre 1835, après avoir acquis les bases nécessaires, il entre en apprentissage. L'originalité du parcours de David Lenoir réside dans le fait qu'il connaît une progression au sein des établissements qui l'emploient sans jamais effectuer de formation à l'étranger. Agent de change puis banquier respecté, David Lenoir est un exemple type de cette nouvelle élite qui entre en affaires au cours du XIXe siècle, et qui réussit à s'insérer dans le milieu bancaire, sans pouvoir s'appuyer sur un réseau de connaissances très étendu. C'est par son travail que Lenoir s'est imposé avant tout.

      Paradoxalement, le renversement politique du milieu du XIXe siècle, n'a pas impliqué de grands bouleversements au sein du monde des affaires. David Lenoir est l'exemple le plus tardif de percée que nous ayons trouvé. Le processus industriel en marche, aucun banquier important de la seconde moitié du siècle n'émerge en dehors des familles bourgeoises déjà présentes pendant la période représentative. Ainsi, l'élargissement de la démocratie n'a pas eu de conséquence importante sur le monde des affaires. Il est vrai que Genève a manqué pendant la période radicale le train des grandes écoles, se faisant définitivement distancer par Zürich puis Lausanne. Les Radicaux, qui prennent le contrôle du pouvoir municipal dès 1842, ont bien soutenu l'école d'horlogerie et les Beaux-Arts, mais ces deux établissements n'acquièrent jamais la taille critique qui les aurait placés au centre du système de formation genevois. Au système de formation des élites, les radicaux n'ont offert qu'une alternative bien terne, qui ne prend jamais le dessus. Cette absence de concurrence de la seconde moitié du XIXe siècle s'explique aussi par ce même processus industriel. Les affaires ne deviennent pas forcément plus nombreuses, mais elles ont gagné en taille. Gaz, chemin de fer, sont autant d'industries qui nécessitaient des capitaux toujours plus importants. Lors de l'arrivée de ces technologies en Suisse, les vieilles familles bourgeoises sont aux premières places, et ce sont de leurs propres rangs que sont issus les investisseurs de ces nouvelles technologies, par incapacité économique pour un tiers d'entrer en concurrence.


4.2. le réseau de formation

      Alexandre Prévost installé dans une carrière solide, son frère Georges a connu un parcours de formation intéressant, dès que sa vocation professionnelle a été définie. Ce parcours, synthétisé dans le schéma 5.1 ci-après, met en évidence les réseaux de formation qui se superposent aux réseaux familiaux. En 1817, Guillaume effectue un bref stage dans la maison de commerce Viollier & Cie, avec Auguste Barde, un associé de cette maison qui traite dans le commerce des tissus. Ce dernier prend l'année suivante en apprentissage Georges Prévost dans une succursale de Viollier & Cie qui s'ouvre à Livourne. Cette nouvelle succursale est en réalité sous la responsabilité d'André Martin, jeune associé de l'établissement. Auguste Barde n'accompagne les deux jeunes dans leur voyage que pour superviser et aider cette maison fille à asseoir sa position. Georges Prévost reste à Livourne jusqu'en 1822, date de son retour à Genève. Entre-temps son frère aîné Alexandre s'est marié avec la soeur d'André Martin. Deux ans plus tard, on retrouve Georges à Liverpool dans une maison appelée Melly Prévost & Cie, affaire qu'il a lui-même lancée. 510  Cette maison s'associe en 1829 avec deux autres : Morris Prévost et Cie et Melly Martin & Cie. Si la première est parfaitement connue, la seconde vient de se créer à Manchester, avec André Martin. Responsable de l'affaire Viollier & Cie de Livourne jusqu'en 1822, 511  André Martin a ensuite rejoint Morris Prévost & Cie en 1825. Son engagement correspond à une stratégie de Morris Prévost & Cie qui désirait se lancer dans le commerce de la soie, et qui recherchait un homme d'expérience dans ce secteur. 512  Par son profil, André Martin correspondait parfaitement, d'autant plus qu'il est le beau-frère d'Alexandre Prévost.

      

Schéma 5.1. : Parcours de formations et carrières des frères Prévost et d'André Martin

Elaboré à partir de BPU, Journal d'Alexandre Prévost, Ms Fr 4756.

      Ce n'est qu'en 1839 que Georges rejoint Morris Prévost & Cie, vraisemblablement suite à la fin de Melly Prévost & Cie. Le décès prématuré d'André Martin, 513  en 1838, a certainement bouleversé l'équilibre établi entre les trois maisons associées, marquant également la fin de Melly Martin & Cie. La fratrie Martin de quatre enfants, deux filles et deux garçons, a connu des destins tragiques. L'aîné, Louis (1789-1808), probablement handicapé moteur, 514  mit fin à ses jours. La cadette, Eléonore (1799-1813), mourut subitement de maladie. 515  Par rapport à la fratrie Martin, les quatre frères Prévost connaissent une meilleure destinée, mais pendant le processus de formation, la famille Martin a eu une position au moins aussi prometteuse que la famille Prévost. Par les décès précoces de plusieurs de ses enfants, elle n'a cependant pas autant brillé que son alliée.

      Sachant que ses deux autres frères Prévost ont directement rejoint leur aîné Alexandre à Londres et sont entrés sans problème dans les affaires, la raison de la mobilité surprenante du dernier des fils de Pierre Prévost s'explique sans mal. Alexandre Prévost donne les raisons suivantes :

'Mon oncle Marcet, à qui nous avions tant d'obligations, a la promesse que son fils Franck entrerait dans la maison [Haldimand & Cie]. 516  Dès qu'il apprit qu'il est de loin question de Georges, il témoigna quelques déplaisir de le voir en concurrence avec son fils, dont Georges est très rapproché d'âge. Cela fut communiqué par moi à mon père, et aussitôt nous dûmes écarter tout à fait l'idée de faire venir Georges, en vue de la maison Haldimand. Celle de Morris Prévost & Cie offrait alors peu de ressources : elle est d'ailleurs bien rapprochée de nous, presque une succursale. Le but principal que nous devions avoir en vue est de mettre Georges en état de se rendre utile, en lui faisant subir un bon apprentissage. Je pensai à la maison Voillier qui formait un établissement à Livourne. J'écrivit à monsieur Viollier au mois de juin 1818, et il me promit avec obligeance d'ouvrir son bureau à mon frère, à la première place vacante. En attendant, il fut convenu que Georges (il a fait ses examens de belles lettres et suivait quelques cours de philosophie) quitterait les auditoires pour faire quelques études spéciales, un peu d'anglais, d'arithmétique, de mathématique'.  517 

      L'apprentissage de Georges chez Viollier & Cie constituait donc une voie d'attente, une alternative qu'Alexandre a réussi à trouver pour éviter de froisser son oncle. Cependant, cette alternative a porté des fruits, du côté de la famille Martin puisque André Martin est passé de Viollier & Cie à Morris Prévost & Cie. De plus, les établissements en question ne sont pas très éloignés de la famille Prévost. Pierre Prévost, père d'Alexandre, était passé par la maison Martin & Cie de Livourne, de même qu'Antoine Haldimand. Ce dernier s'est ensuite associé à Milan avec Jean-Jacques Long, et Nadal, aïeul d'Alexandre Prévost. Ce n'est qu'après cette association, qu'il émigra en Angleterre, où il épousa la fille d'un négociant de Londres, son associé. Ce ne fut donc que tardivement qu'il lança son affaire tout seul, suivi de ses enfants. Toute l'origine de Morris Prévost & Cie se trouve donc à la fois dans le commerce des tissus, mais encore entre Genève, l'Italie et l'Angleterre. Les familles Martin, Haldimand, Prévost, Viollier, Marcet, sont toutes reliées les unes aux autres et c'est au sein de ce réseau que Georges a effectué son apprentissage.

      Ce passage du négoce des tissus vers la banque est typique du XVIIIe-XIXe siècle et ne concerne que les familles solidement installées dans le négoce. Le schéma de formation qui en découle ne peut être simplement étendu à l'ensemble du XIXe siècle, et à l'ensemble des élites. Cependant, d'autres témoignages plus tardifs montrent que le processus de formation n'a pas véritablement changé au cours de la première moitié du XIXe siècle.


5. Les précepteurs

      Pendant les formations à l'étranger, nombre de parcours individuels font état de période d'engagement par une famille pour l'éducation d'un ou de plusieurs de ses enfants. Plusieurs jeunes suisses de bonnes familles, à l'image de Pierre Prévost, puis de son fils Alexandre, connaissent des périodes où ils sont engagés comme précepteurs. 518  Dans le cas de famille bourgeoise disposant de peu de revenus, ou d'un réseau de connaissances peu étendu, cette solution est idéale à plusieurs titres. Elle permet d'utiliser pleinement les connaissances acquises au Collège et à l'Académie et d'allier cet emploi avec une formation acquise à l'étranger. De fait, elle est très utile pour tisser des liens. L'exemple des familles Prévost et Delessert est en cela exemplaire. Ces deux familles sont en relation grâce à leurs enfants et au préceptorat que Pierre Prévost a eu sur les jeunes Delessert, à la fin du XVIIIe siècle.

      Le célèbre philosophe est 'chargé de l'éducation des fils de ce négociant [Etienne Delessert (1735-1816)]'. 519  Il éduque d'abord Benjamin (1772-1847) pendant plusieurs années entre Lyon et Paris. 520  Son frère cadet Gabriel Delessert (1786-1858) est également confié à ses bons soins dès 1796, mais à ce moment, c'est l'élève qui se déplace pour rejoindre son maître, en poste à Genève. 521  Au même moment, Georges Haldimand, fils d'Antoine François (1741-1817) se trouve aussi en formation chez Pierre Prévost. 522  A la suite de ces contacts privilégiés entre précepteurs et élèves, voire également entre les deux jeunes Delessert et Haldimand, on peut facilement imaginer que des liens d'affaires se sont par la suite tissés. On en retrouve trace dans la correspondance d'Alexandre Marcet, 523  beau-frère de Georges, qui a une partie de sa fortune dans la banque Delessert. 524  Ainsi, les familles Marcet, Prévost, Haldimand et Delessert font partie d'un unique réseau de connaissances, même si aucun mariage n'a sanctionné cette proximité.

      La situation économique des familles vectrices de précepteurs demeure l'unique point commun de cette pratique, par ailleurs habituelle parmi les filles. 'Peu de temps après, elle [Jeanne-Antoinette Benoît] se décida à tirer parti de l'instruction qu'elle a reçue. Le 1er juin 1812 elle entreprenait chez César Constant de Rebecque (...) l'éducation de Mlle Cécile Constant, sa fille.' 525  Bien que non-bourgeoise, la famille Naef a eu les moyens financiers suffisants pour éduquer ses enfants. Dépense qu'elle rentabilise avec le préceptorat, lequel va donner naissance à un lien d'amitié. 'Ce séjour qui devait durer huit ans fut heureux: Antoinette fut associée étroitement au sort de son élève, suivit avec elle les cours de peinture, (...) cultiva la musique et reçut aussi quelques cours d'équitation. L'affection des deux jeunes femmes dura aussi longtemps que leurs vies.' 526  Le préceptorat permet, lorsqu'il s'établit entre deux familles de la cité, de cultiver une solidarité entre les classes sociales.


6. L'émergence des nouvelles élites

      Rarement les dépôts d'archives possèdent des documents d'un apprenti qui a laissé des traces de ses études autres q'une correspondance, comme cela peut être le cas pour les fils Prévost. D'un autre côté, bien des trajectoires semblent se placer dans ce mouvement d'émergence, déjà illustré par David Lenoir. Des familles qui ont accédé au statut bourgeois tardivement et qui ne disposent pas d'une assise solide, soit en terme de réseau d'affaires ou familiaux, soit en termes financiers.


6.1. Le témoignage de Jean-Baptiste Stroehlin (1813-1889)

      Le témoignage unique de Jean-Baptiste Stroehlin, qui poursuit des études de médecine à Paris, présente de nombreuses similitudes avec les exemples déjà traités. 527  Strohlin poursuit de coûteuses études qui pèsent lourdement sur le budget de ses parents. 528  Ses études constituent un immense espoir, qui est finalement accompli. De plus, outre ses cours de médecine, Stroehlin s'astreint à apprendre (ou à perfectionner) l'allemand, ce qui ouvre une comparaison intéressante. Bien des jeunes apprentis s'astreignent en effet à compléter leurs champs d'études réguliers par d'autres. Cette pratique est particulièrement présente dans le cas de personnes issues de familles bourgeoises sans grande notoriété ou situation financière.

      Les champs d'études choisis sont en relation directe avec les formations poursuivies. Si Stroehlin perfectionne son allemand c'est que cette langue lui est utile dans ses études. Une autre illustration est celle d'Antoine Baumgartner, apprenti dans une maison de négoce anglaise entre 1848 et 1854, et qui prend des cours particuliers de mathématiques puis d'algèbre. Or, l'algèbre est, pour le milieu du XIXe siècle, une science extraordinairement nouvelle. L'étudier c'est faire le pari d'un nouveau savoir sur une application encore mal connue de ce savoir. En ce qui concerne Alexandre Prévost, nous avons exactement le même comportement, mais sur une autre discipline, à savoir l'économie politique. Mais il arrive aussi que les champs d'études couvrent également des disciplines plus éloignées des professions ciblées. Latin, musique, histoire et géographie sont des disciplines régulièrement citées. Le choix de ce deuxième groupe de champs d'études est révélateur d'un niveau de formation primaire souvent incomplet. La maîtrise du latin, de la musique voire de la danse pour reprendre la cruelle expérience de Stroehlin, a un rôle social avant tout. Il s'agit d'éléments de la culture générale que tout membre de l'élite se doit de maîtriser. Le nombre de cours pris en dehors des études liées à l'apprentissage poursuivi permet donc de mesurer le degré de 'retard' des membres de cette élite émergente sur leurs modèles.

      Les décisions relatives aux choix des champs d'études supplémentaires font intervenir la délicate question des relations entre un apprenti et ses parents, c'est-à-dire essentiellement son père, pour tout ce qui touche à une future carrière. En effet, le choix n'est pas forcément du strict ressort du père, mais souvent le fruit de propositions. Proposition de l'apprenti qui demandait à son père l'autorisation de suivre un cours, voire de le financer, mais aussi proposition du père, qui avec toutes les formes de politesse, pesait de tout son poids. L'envoi de livres, notamment en ce qui concerne l'histoire et la géographie, est également une pratique courante que les parents utilisaient pour guider leurs enfants.


6.2. Le cas de Jean-Pierre Forget

      Jean-Pierre Forget est un exemple de jeune apprenti en formation à l'étranger pendant la première période et qui suit complètement le modèle d'élite émergente que nous avons défini. Bien que son père soit bourgeois, sa famille n'est pas fortunée. Il faut dire que la bourgeoisie a été acquise par Isaac Forget en 1790 seulement: 529  'Nous sommes persuadés, cher enfant que tu connais notre position de fortune, & que tu exerceras l'économie comme tu nous le dis, mais garde-toi bien de te faire des privations sur le nécessaire. Dis-nous tout bonnement ce qu'il te faudra'. 530 

      Poursuivant des études de droit pendant l'Occupation française, Jean-Pierre Forget doit se rendre à Paris, car sa première année d'étude à Genève n'est pas reconnue. 531  Du point de vue des ambitions de Forget, on remarque une notable différence, puisqu'il ne semble pas que ce dernier ait connu le moment de crise que nous avons défini ci-dessus. Son père, qui l'a déjà rassuré quant à ses dépenses, tente également de modérer ses forces: 'Cependant, modère ton ambition, & ne va pas te faire du mal à force d'étude, remplis ton temps avec intelligence (...) aie confiance de la bonne Providence en qui nous tenons tout'. 532 

      La suite du parcours de Jean-Pierre Forget est significative. Après avoir contourné la conscription, non sans mal, il est reçu avocat à Paris quelques mois avant que l'occupation ne prenne fin. Dès lors, Jean-Pierre Forget se retrouve dans une situation délicate. Il désire vivre à Genève, ce qui n'a jamais été remis en question, mais également s'y établir en qualité d'avocat. Il doit donc justifier dans sa Patrie d'origine les motifs qui l'ont conduit à se rendre à Paris. Le brouillon de la lettre qu'il a alors adressée aux autorités, conservée dans les archives de la famille, montre cette situation délicate.

'Magnifiques et très honorés seigneurs,

[Jean] P[ierre]. Forget, citoyen de Genève, avocat à la Cour Royale de Paris, a l'honneur de vous adresser avec le plus profond respect, la requête qui suit.

Pendant le temps que sa patrie a gémi sous le joug de l'étranger, le suppliant a été contraint de faire ses études de droit dans une ville de France. Après le nombre d'années et les examens requis, il a obtenu le 23 août 1813 le grade de licencié à la faculté de Paris, et le 8 novembre suivant, il prêta le serment d'avocat à la Cour d'appel de la même ville. Il désire ardemment, Magnifiques seigneurs, anéantir cet acte, dont la formule, identique pour tous, exigeait la promesse de fidélité et d'obéissance à l'usurpateur. Il attend avec impatience le moment de prêter devant vous un serment solennel de tout faire pour l'indépendance de sa patrie, de ne rien négliger et d'y maintenir le bon ordre et la paix, et de s'acquitter avec fidélité des devoirs sacrés que sa vocation lui impose.

Le suppliant ose espérer, M[agnifiques] S[eigneurs], qu'il vous plaira, après avoir reçu son serment, ordonner son inscription sur le tableau des avocats de Genève, à la date du 17 novembre 1813, jour auquel il a commencé l'exercice de sa profession'. 533 

      Les avocats étant peu nombreux à Genève, cette requête aboutit sans problème. Puis Jean-Pierre Forget est nommé premier sous-lieutenant d'artillerie 534  en 1818, et entre en 1830 au Conseil Représentatif. Son père était déjà bourgeois de Genève, mais son intégration dans les milieux de la finance n'est achevée qu'avec son mariage avec une fille Melly. La conséquence de cette intégration est visible au travers du mariage de son fils cadet, Ferdinand, qui épouse une fille Cramer, de la branche des banquiers. Enfin, ajoutons que sa petite-fille épouse Arnold Pictet, dont il est question ci-dessus. 535 


Conclusion

      Les élites actives dans le secteur du commerce et de la banque au XIXe siècle sont issues de deux groupes sociaux différents. Aux membres des familles bourgeoises déjà établies dans les métiers du négoce et de la finance viennent s'ajouter de nouveaux acteurs, issus de familles moins fortunées. Cette nouvelle élite est attirée par la fortune, qui ne semble accessible qu'aux travers des affaires de négoce et de banque. Si les origines peuvent varier, la formation bourgeoise suit un schéma relativement homogène, fait d'un unique fil d'Ariane et de deux composantes essentielles.

      Le fil conducteur de la formation bourgeoise se compose d'un encadrement attentif du père (voire aussi d'un percepteur), suivi d'une formation de base à l'Académie, que nous avons définie dans un chapitre précédent comme l'un des pilier de la République, et enfin d'une période d'apprentissage à l'étranger. Chacune de ces étapes de formation correspond à des objectifs bien précis. Les parents ou le précepteur s'occupent d'une éducation de base, l'Académie offre un cursus de culture générale, tandis que l'apprentissage permet de se former directement à sa vocation professionnelle. Cette dernière est l'une des deux composantes essentielles qui entourent la formation, l'autre étant l'existence de réseaux familiaux. La vocation est révélée à la fin du temps passé sur les bancs de l'Académie, tandis que les réseaux d'affaires sont déjà présents. Ces derniers peuvent être employés de deux manières différentes, en permettant une formation pratique hors du cadre familial restreint ou en aidant à la nomination à un poste.

      Ce schéma de la formation bourgeoise, qui plonge certainement ses racines bien avant le XIXe siècle, s'est modifié quelque peu pendant la restauration. Aux simples précepteurs que la plupart des familles bourgeoises pouvaient s'offrir se sont ajoutées dès 1815 des écoles privées, destinées aux enfants en âge primaire, qui complètent la formation parentale. De plus, les événements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle ont joué un rôle perturbateur qui a eu des conséquences singulières. La motivation qui peut pousser un fils de bourgeois à se tourner subitement vers les métiers du négoce ou de la banque est certes variable, mais plusieurs trajectoires individuelles de la première moitié du XIXe siècle mettent en évidence un moment de crise, intervenu pendant les années de formation. Invariablement, ce moment de crise se caractérise par une situation qui met en péril, ou a ruiné, la situation financière de la famille. Loin de créer un sentiment de découragement, les jeunes concernés retirent de ce choc une formidable volonté de réussite. Sans constituer une étape sine qua non de l'accession à la fortune, ce sont tout de même de tels passages difficiles qui amènent plusieurs jeunes à se tourner vers les métiers les plus rémunérateurs du commerce et de la banque. Les nombreuses ruines qui ont suivi la révolution française ont donc donné naissance à plusieurs 'vocations' financières qui sont actives au XIXe siècle, comme celle d'Alexandre Prévost.

      La dimension familiale est une seconde caractéristique essentielle. Elle fonctionne dans le cas de la formation comme une pierre angulaire indispensable pour parvenir à entrer en activité. Si la famille est établie dans les milieux du négoce et de la banque, l'aboutissement du parcours de formation est connu dès son commencement. Par contre lorsque la famille ne dispose pas d'une assise, le parcours de formation est un long louvoiement jusqu'à ce que le jeune apprenti puisse se raccrocher à une vocation. Réseaux familiaux et périodes d'apprentissage sont intimement liés. Même si les jeunes apprentis suivent une vocation, ils ne sont jamais livrés à eux-mêmes par leurs proches. La phase d'apprentissage apparaît dès lors comme particulièrement délicate, car elle doit répondre simultanément à une nécessité d'ouverture sur le monde des affaires et de protection familiale. Dans ce cadre, le réseau familial fonctionne comme un cordon de sécurité très efficace qui se substitue à la surveillance paternelle. Cette dernière, si elle est déléguée à des parents, continue tout de même de s'effectuer à distance, par personnes interposées.

      L'avantage sécuritaire qu'offre un établissement de formation relié directement à la famille d'origine de l'apprenti, se double d'un avantage professionnel. En effet, le jeune apprenti se lie avec d'éventuels futurs associés. Cette dimension est plus ténue dans le cas des nouvelles élites qui ne disposent pas de nombreux parents actifs dans les milieux d'affaires. Cela implique que les apprentis sont plus mobiles, et changent relativement souvent d'établissement.

      La puissance du monde bourgeois au XIXe siècle, dans un siècle où officiellement tous les citoyens sont égaux, s'explique en premier lieu par cette force de l'éducation. Les familles bourgeoises contrôlent les affaires, parce qu'elles en contrôlent les acteurs. L'Académie peut bien être réformée, aucune modification institutionnelle, même approfondie, ne peut mettre à bas un système corporatiste basé sur des apprentissages effectués au sein d'établissements privés.


6. Le mariage bourgeois pendant la restauration

      Au sein des élites, après la formation, le mariage est une étape capitale dans la vie d'un individu, car de lui peut dépendre une carrière. La forte concentration d'écrits relatifs au mariage dans les différentes sources privées en témoigne. Si le mariage constitue simultanément un moyen efficace pour asseoir une situation et pour anticiper une transmission de cette situation, il peut également être l'objet de convoitises vis-à-vis d'une situation enviée. A Genève, paradoxalement, il établit les premières bases de la manière dont la fortune sera transmise aux éventuels descendants. Le système du contrat de mariage, défini par le droit civil, s'est en effet généralisé dans les élites et a rendu diaphanes les stratégies utilisées par les familles bourgeoises pour planifier l'ordre futur. Il s'agit dans cette partie de concilier deux approches historiques radicalement différentes. La première est celle du droit civil, pour mettre en évidence la situation genevoise, particulière en regard de ce qui se passe dans les autres cantons suisses. Les contrats de mariage, sources notariées, sont la clé de voûte de cette analyse. La seconde approche se fonde sur des sources individuelles, correspondances, journaux intimes, qui foisonnent d'indications sur ce moment clé de l'existence.

      La recherche puis l'établissement d'un lien matrimonial donné peut poursuivre des objectifs très différents, à l'image de ce qui prévaut lors du processus de formation, entre des familles qui ont déjà une bonne situation, et d'autres qui désirent voir leurs enfants faire fortune. Mariage d'amour mis de côté, avec nos excuses pour le manque de poésie, il est indispensable de mettre un peu d'ordre dans tous les buts que peut poursuivre une union, d'une ambition purement économique à un but politique, en passant par une volonté de reconnaissance sociale. Tout cela ne laisse que peu de place pour le mariage d'amour. Avec une nuance toutefois, puisque le calvinisme historique a voulu lui donner une place essentielle, malheureusement trop éloignée des enjeux pratiques des familles de l'élite.

      Nombreux sont cependant les témoignages tirés de biographies désirant mettre l'accent sur la profondeur de l'amour qui a pu unir, pendant de longues années, deux époux. Ces témoignages ne sont pas synonymes de mariage d'amour, mais sont révélateurs de pratiques sociales ne donnant aucune possibilité de période d'essai entre les deux jeunes gens. Et même plus: les lieux de rencontres entre deux jeunes de sexes différents sont très restreints. Les services religieux, rares moments de la vie publique qui réunissent les deux sexes, ne sont pas vraiment propices à l'élaboration d'un contact, et les rencontres organisées au sein même des familles demeurent cloisonnées. Dans ces conditions, le choix du conjoint fait intervenir des critères relativement éloignés du sentiment amoureux. Dans le cas de figure où finalement un amour profond entre les époux naît et perdure pendant plusieurs décennies, un témoignage de ce sentiment revêt une importance toute particulière, de confirmation du bon choix effectué. Il s'inscrit par conséquent dans une dynamique d'exemple mise en exergue par les familles pour justifier la pertinence de telles unions.


1. Le Droit Civil à Genève et en Suisse (1815-1907)

      Il est difficile pour un historien de se pencher sur des questions liées au système juridique. Cependant, il s'agit d'une étape obligatoire pour asseoir une interprétation des stratégies d'alliances matrimoniales et des successions. Si historiquement l'évolution du droit civil genevois est proche de son voisin français, ne serait-ce qu'à cause des vagues de réfugiés huguenots qui étaient originaires du sud de la France, nous préférons nous attarder plutôt sur le cas suisse. 536  Avec l'entrée dans la Confédération en 1815, l'avenir de la législation civile genevoise est désormais suisse, et non plus française.

      Le morcellement et l'emboîtement politique de la Suisse, composée d'états partiellement indépendants les uns par rapport aux autres, est d'une simplicité presque déconcertante lorsqu'on le compare avec le régime législatif, et en particulier avec les législations civiles. En effet, le droit civil des cantons n'est pas uniforme au XIXe siècle, le Code Civil Suisse n'étant décidé qu'avec la Constitution de 1874 et adopté qu'en 1907. 537  Jusqu'à cette date, le pays est divisé en de multiples législations régionales, puisque la barrière cantonale n'est pas forcément la même que la barrière juridique. 538  Avant de traiter des modes de gestion et de transmission du patrimoine à Genève, il est intéressant de poser quelques jalons en matière de législation civile Suisse. Pour le cas genevois, nous allons voir que ces jalons vont mettre en évidence une particularité essentielle pour la bonne compréhension des stratégies d'alliances matrimoniales.

      
Tabl. 6.1. : Dates d'adoption de législation civiles par les cantons et leurs inspirations
Cantons  539  qui publient un code inspiré de l'étranger, et dates d'adoptions de ces codes Code Napoléon (1804) Code Autrichien (1811) Influence allemande
  Glaris (1869-1870)
Grison (1862)
Nidwald (1853)
Schaffhouse (1864-1866)
Turgovie (1860)
Zoug (1861)
Zurich (1853-1855)
sans code publié Uri, Schwyz, Obwald, Appenzell, Bâle, Saint-Gall.

Elaboré à partir de MENTHA, Paul-Henri, ROSSEL, Virgile, Manuel du Droit civil Suisse, Lausanne, 1907, p. 10-14. 542 

1.1. Le mariage dans les Edits Civils

      A Genève, dès le début du XIXe siècle, et jusqu'à l'adoption d'un régime national, c'est le Code Napoléon qui est en vigueur. La survie de cet héritage de l'occupation française est un peu surprenante, dans la mesure où les Genevois se sont débarrassés à la restauration de toutes les institutions de l'occupant. En réalité, il n'y a rien de surprenant à la conservation de ce système législatif, fût-il français et napoléonien. Avant l'annexion, la République fonctionnait avec les Edits Civils nés juste après la Réforme. Cette législation, révolutionnaire pour son temps, a du être aménagée à maintes reprises jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. A ce moment, et à force d'adaptation, le caractère désuet de ces textes faisait la quasi-unanimité contre eux mais leur remplacement se faisait attendre. Le Code Napoléon a de fait recouvert dès 1804 un texte que nul ne regrette.

      Parmi les mesures préexistantes, fixées par les Édits Civils, se trouvent les promesses de mariage devant témoins. La place du mariage d'amour est visible dans le fait que le défaut de dot n'est pas un motif suffisant pour empêcher une union. Le divorce est déjà admis pour autant qu'il y ait eu adultère, empêchant les séparations par consentement mutuel. Les mariages de jeunes adultes avaient été facilités par la Réforme, puisqu'une union était possible même sans le consentement du père dès 20 ans pour l'homme et 18 ans pour la femme (cette limite sera cependant repoussée à 25 ans en 1713). De plus, 'elle faisait au père de famille un devoir de ne pas contraindre l'enfant à se marier contre sa propre inclination, et le Conseil pouvait même contraindre le père à doter son enfant '. 543  La formulation des Edits Civils contient à propos de la liberté de choix une subordonnée intéressante: ' que nul père n'ait à contraindre ses enfants à tel mariage que bon lui semblera, sinon de leur bon gré et consentement'. 544 

      Dans les Edits Civils, le mariage d'amour semblait avoir l'ascendant face au mariage de raison. Cette situation a perduré. Même si une union apporte des avantages d'ordre économique (association dans les affaires, voire simplement: du capital, un réseau de connaissances, etc), l'initiative du mariage demeure du ressort des époux eux-mêmes. Cette pratique faisait partie d'un ensemble cohérent en vigueur au sein des familles bourgeoises, suivant les préceptes de Calvin. Elle est à mettre en relation avec les modes d'éducation, en particulier le relatif libre choix laissé aux jeunes pour suivre leurs vocations professionnelles. Les familles, en ne laissant se rencontrer que les personnes adéquates, ou désirées, s'assuraient la réalisation d'un double objectif: le mariage de raison, dicté par les affaires, les convenances, la nécessité d'éviter les mésalliances et le mariage d'amour dicté par la religion et la coutume. A l'image de la vocation professionnelle, le mariage était, dès l'instauration des Edits Civils, un habile mélange de libertés et de contraintes.

      Le régime matrimonial institué suite à la Réforme était le régime dotal issu du droit romain. Tous les biens de la femme étaient dotaux, et rendus à la fin de l'union avec un augment variant de 50 à 30%. Naturellement le pouvoir religieux conserva son contrôle absolu sur le mariage. C'est d'abord sur ce point que la révolution française, puis le Code Napoléon, vont marquer un changement radical.


1.2. Les différentes législations civiles de Suisse aux XIXe siècle

      La spécificité de Genève, qui ne conserve de la période française que le Code Napoléon, nous impose de nous pencher quelque peu sur la situation des autres régions de Suisse, essentiellement concernant les droits matrimoniaux et successoraux. Une littérature intéressante existe d'ailleurs sur ce sujet, fruit des travaux de quelques juristes qui se sont attelés, pendant la période d'unification de la législation civile (1874-1907), à réaliser des travaux comparatifs d'un grand intérêt historique. 545  Le tableau 6.2, donne un résumé des régimes matrimoniaux.

      
Tabl. 6.2. : Les régimes matrimoniaux en vigueur en Suisse au XIXe siècle 546 
Régimes d'union Régimes communautaires Séparation
Union des biens Unité des biens Réduite aux acquêts Universelle Du droit français  
Zurich
Lucerne
Uri
Schwyz
Unterwald
Glaris
Zoug
Appenzell
Saint-Gall
Vaud(a)
Fribourg(a)
Berne
Argovie
Vaud(a)
Fribourg(a)
Neuchâtel
Valais
Soleure
Schaffhouse
Grisons
Bâle
Turgovie
Genève
Jura
Tessin
(a) avec toutefois quelques nuances

Elaboré à partir de GAMPERT, Albert, Unification du droit matrimonial en Suisse, Genève, 1893

1.2.1. Les régimes d'union de biens

      Dans les régimes de l'union des biens, 547  pratiqués dans la majorité des cantons alémaniques de Suisse, le mari a la charge de la gestion des biens de son épouse, qui en conserve toutefois la nue-propriété. Une fois l'union dissoute, l'épouse devient créancière de son mari, pour les valeurs qui lui appartiennent. Ce régime est résumé par un dicton qui prétend que 'les biens de la femme n'augmentent ni ne diminuent '. Dans le régime de l'union des biens, le mari devient le tuteur de son épouse, qui ne se retrouve que créancière de son époux. Cette créance ne varie pas pendant le mariage. Dans ce régime matrimonial l'épouse n'a des droits que sur ses apports, sans tenir compte des acquêts, c'est-à-dire des produits du ménage acquis pendant l'union.


1.2.2. Les régimes communautaires

      Le cas où l'épouse dispose de droits sur ses apports et sur une partie des acquêts du ménage définit le régime de la communauté d'acquêts. Le partage des produits du ménage varie selon les législations. Généralement le partage varie entre 30 et 50% des acquêts, pour l'un ou l'autre des époux. Les régimes communautaires sont de deux natures différentes. En premier lieu, nous avons la communauté de meubles et acquêts, qui exclut les biens immobiliers; le partage est alors fait par demies. Le régime de la communauté universelle comprend tous les biens, dont les immeubles, qui restent cependant inaliénables, sauf dans les deux cantons bâlois.


1.2.3. La séparation des biens

      Exception suisse, le canton du Tessin est le seul à avoir adopté dans sa législation le régime de la séparation des biens. Cependant, cette séparation des biens est toute relative, puisqu'il semble que les femmes délèguent tout de même la gestion de leur fortune à leur époux. Il n'empêche que le Tessin est un cas à part si on le compare au reste du pays.

      Un élément important est à ajouter à ce tableau : celui des biens réservés (Sondergut). Il s'agit en effet de biens que l'épouse peut sortir du régime légal avant son mariage. Ils peuvent être constitués soit d'épargne, soit de mobiliers exclusifs (bijoux, habits, meubles...).

      On trouve donc trois régimes légaux principaux en Suisse, chacun inspiré par un état voisin : France, Autriche ou Allemagne. Mais même si les situations peuvent paraître très inégales entre le régime tessinois de la séparation des biens, et le régime alémanique de l'union des biens, tous les auteurs qui traitent de cette question s'accordent à dire que dans les faits, en considérant simultanément le régime matrimonial et successoral, les situations personnelles des hommes et des femmes des différents cantons ne varient pas énormément. La fin de toute législation civile est la protection des deux époux une fois la fin de l'union arrivée.

      En fin de compte, tous les régimes aboutissent, lors du prédécès de l'un des époux, à une situation similaire. Certaines dispositions du droit matrimonial, telle celle du Sondergut, ou du droit successoral n'ont pour but que de garantir à l'épouse, en cas de prédécès de son mari, des compensations d'ordre économique. La particularité de Genève ressurgit puisqu'en ce domaine, la conclusion de contrats de mariage est la norme. Elle permet aux familles d'organiser elles-mêmes, et parfois très différemment, leurs unions et successions. Ce sont presqu' uniquement les contrats de mariage qui renferment les dispositions visant à une sécurité économique future du survivant de l'union.


1.3. Les contrats de mariage dans les régimes légaux

      Les disparités régionales, qui touchent aux législations concernant les contrats de mariage sont tout aussi importantes que pour les régimes matrimoniaux. Il est possible de répartir les types de droits cantonaux en fonction des contrats de mariage en trois groupes principaux, comme le montre le tableau 6.3.

      
Tabl. 6.3. : Les contrats de mariage dans les droits cantonaux
A
Régime légal absolu
B
Contrats de mariage limités
C
Liberté des contrats
Uri
Nidwald
Glaris
Appenzell (intérieur)
Berne
Lucerne
Obwald
Schwyz
Zoug
Soleure
Saint-Gall
Argovie
Zurich
Appenzell (extérieur)
Schaffhouse
Grisons
Turgovie
Bâle
Valais
Vaud
Fribourg
Genève
Neuchâtel
Tessin
Jura

Elaboré à partir de GAMPERT, Albert, Unification du droit matrimonial en Suisse, Genève, 1893

      Les cantons du premier groupe (A) rendent le régime légal obligatoire et absolu, les contrats de mariage n'y sont pas possibles. Les cantons classés sous la lettre B rendent possibles des contrats 'pour assurer et reconnaître les biens particuliers de la femme (Sondergut) soit comme pactes successoraux ou dispositions de dernières volontés ' . 548  Ces dispositions sont à mettre en regard de ce qui a été dit précédemment concernant les différents régimes matrimoniaux. Dans la législation de ces cantons, le contrat en question concerne exclusivement les femmes et leur avenir économique, une fois l'époux disparu. Ces dispositions permettent donc de rendre les régimes d'union et d'unité des biens moins défavorables aux épouses, en matière économique. Dans les cas de Berne et de Lucerne, ils ne peuvent en rien modifier le régime légal, ce qui en limite considérablement la portée. Ce lien avec l'avenir économique se retrouve encore dans le cas de Soleure, où le régime légal est la communauté d'acquêts. En effet, à Soleure, l'épouse a la possibilité de se réserver tout ou partie de ses biens. Dans tous ces cas, il ne s'agit pas de contrats de mariage au sens où nous l'entendons, mais ces actes s'y apparentent dans la mesure ou il s'agit d'actes légaux en rapport avec le mariage.

      Si les cantons du groupe B (tableau 6.3) rendent possible l'établissement de contrats, leurs marges de manoeuvres par rapport au régime légal est limité. Nous avons séparé les cantons soumis à l'union des biens (Güterverbindung) soit Zurich et Argovie, et ceux soumis à la communauté d'acquêts, soit Shaffhouse et les Grisons. Nous retrouvons avec le canton de Thurgovie une situation d'inégalité qu'il est possible de rectifier à l'aide d'un contrat de mariage. Le régime thurgovien de communauté universelle des biens est en effet rectifié par la possibilité de passer un contrat pour garantir à l'épouse de retrouver ses biens une fois l'union achevée.

      Enfin, le groupe C du tableau 6.3 comprend tous les cantons où la conclusion de contrats de mariage est laissée à la pleine appréciation des futurs époux. En réalité, les deux cantons de Bâle connaissent un régime subtilement 'encadré' par un régime légal assez souple, tandis que les cantons du Valais et de Vaud imposent quelques restrictions au régime des contrats. Les autres cantons disposent d'une marge de manoeuvre totale, à commencer par le Tessin, où comme nous l'avons vu, c'est le régime de la séparation des biens qui prévaut.


1.4. Les limites du pouvoir marital

      Lorsque les régimes légaux prévoient pendant l'union une disparité entre les deux époux, il arrive fréquemment qu'une disposition légale permette de rééquilibrer cet état de fait, qui constitue tout de même un danger pour une épouse, laissée sans ressource par un homme peu soucieux. Dans ce registre de dispositions légales, il est nécessaire de compléter ce qui vient d'être présenté par quelques dispositions particulières. Ainsi, par exemple, à Nidwald, l'époux ne peut pas aliéner un bien provenant de sa femme sans l'accord de celle-ci. Souvent les lois considèrent différemment les biens mobiliers et immobiliers. L'origine de ces dispositions réside sans doute dans une volonté de mieux protéger le patrimoine familial immobilier.

      Ainsi, dans les cantons de Zurich, Lucerne, Unterwald, Zoug, Vaud et Fribourg, le consentement de l'épouse est nécessaire pour toute aliénation d'un bien apporté par elle à l'union. 'La communauté du droit fribourgeois comprend tous les biens des époux, à l'exception des immeubles qu'ils possédaient au moment du mariage ou qui leur sont échus depuis à titre de donation ou de succession. (...) [Le mari] n'est limité dans ses pouvoirs que sous le rapport de la disposition à titre gratuit des immeubles de communauté et pour les aliénations des immeubles de la femme, qu'il ne peut pas faire sans le consentement de celle-ci'. 549  Cette disposition, dont on retrouve l'identique dans la législation en vigueur à Genève, 550  est essentielle dans les systèmes de transmission égalitaire du patrimoine. Les biens immobiliers tiennent une place de choix dans les dons et héritages accordés aux filles des familles de l'élite genevoise. Une fois encore, cette disposition avait un but clair et précis : assurer le devenir de l'épouse lors du prédécès de son mari. Mais pourquoi donc porter son choix sur les biens immobiliers, alors même qu'ils peuvent être vecteurs de problèmes importants, liés aux divisions possibles effectuées lors des successions? Nous y voyons là une démonstration visible du pouvoir oligarchique qui contrôle, à travers la démocratie naissante, les organes décisionnels des cantons suisses. Car avant toute chose, l'immobilier représentait un attribut du pouvoir.

      Le prestige qu'apporte un bien immobilier est unique, comme le montrent les comportements de l'aristocratie en France. 551  Les biens immobiliers posent problème lors des partages, mais ils confèrent à leurs propriétaires un statut que nul autre bien ne peut donner. Dans le cas de Genève, il est possible d'émettre l'hypothèse suivante quant à la place de l'immobilier dans les fortunes. Plusieurs facteurs propres à la ville limiteraient selon nous le développement de grands domaines fonciers. Les surplus de capitaux ne peuvent être logiquement tous absorbés par un territoire exigu. De plus, le système de transmission égalitaire ajouté à l'idéologie calviniste de la redistribution des richesses, n'auraient pas favorisé le développement du marché foncier. Enfin, il est possible d'émettre l'hypothèse que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les placements sur tête soient biens plus rémunérateurs que d'éventuels revenus fonciers. 552  Dans les faits, même si les élites genevoises du XIXe siècle disposent de belles propriétés hors les murs, ces dernières ne représentent pas des surfaces importantes.


1.5. Le régime matrimonial genevois

      A Genève, la liberté de passer un contrat de mariage est laissée aux époux. Dans ce cas, le contrat doit être rédigé et enregistré par un notaire avant la célébration du mariage (art. 1394 du Code Civil). 553  Les époux doivent en outre décider et clairement stipuler ce qu'ils choisissent comme régime légal, entre le régime de la communauté et le régime dotal (art. 1391). Si rien n'est précisé dans le contrat, le régime de la communauté s'applique par défaut (art. 1400). Ces dispositions correspondent au régime en vigueur à Genève au XVIIIe siècle, décrit par Alfred Perrenoud, notamment en ce qui concerne 'l'acte notarié [qui] est la règle sans être de rigueur'. 554 

      Premier cas possible de régime matrimonial, car régime par défaut, la communauté était composée '1) de tout le mobilier que les époux possédaient au jour de la célébration du mariage, ensemble de tout le mobilier qui leur échoit pendant le mariage à titre de succession ou même de donation, si le donateur n'a exprimé le contraire. 2) De tous les fruits, revenus, intérêts et arrérages de quelque nature qu'ils soient, échus ou perçus pendant le mariage et provenant des biens qui appartiennent aux époux lors de sa célébration ou de ceux qui leurs sont échus pendant le mariage à quelque titre que ce soit. 3) De tous les immeubles qui sont acquis pendant le mariage'. 555  Les immeubles qui sont propriété de l'un des époux avant le mariage ou que cette personne reçoit à titre de succession ou de donation échappent à la communauté (art. 1404). C'est l'article 1428 qui précise que les biens immobiliers de la femme ne peuvent être aliénés par l'époux, même si ce dernier 'a l'administration de tous les biens personnels de la femme'. 556  Lors de la fin de l'union régie par la communauté, chacun prélève de l'actif ce qui lui revient, puis le reste est divisé en demies, entre les époux ou ceux qui les représentent.

      Mais le contrat de mariage peut établir un régime dotal. Dans ce cas de figure, était considérée comme dot tout bien que la femme apporte lors de son mariage, la dot ne pouvant être constituée ou augmentée après le mariage (art. 1543). On retrouve la même protection sur les immeubles que dans le régime de la communauté (art 1554, qui exclut la possibilité d'aliénation des biens immobiliers dotaux). De plus 'l'immeuble acquis des deniers dotaux n'est pas dotal'. 557  Enfin, l'épouse garde un contrôle sur tous ses biens propres, ceux qui ne sont pas dotaux (appelés biens paraphernaux), sans toutefois pouvoir les aliéner. Il arrive fréquemment que ces biens paraphernaux soient laissés à la gestion du mari, auquel cas ce dernier en devient mandataire. On retrouve alors la trace de ces biens dans les déclarations de succession.

      Les contrats de mariage sont une pièce essentielle de l'histoire sociale de la cité de Calvin. Ils permettent notamment de connaître le régime matrimonial choisi par les familles. En recoupant ces contrats avec les déclarations de succession, il est possible de connaître les choix précis quant à la valeur des biens dotaux et paraphernaux, et la présence éventuelle d'immeubles qui pourraient agir comme garantie économique pour les épouses. C'est en compilant les situations individuelles qu'il est possible de tracer un tableau général des stratégies matrimoniales. La diversité de régimes matrimoniaux offerte à la population genevoise rend ce canton tout à fait particulier et intéressant à étudier.


1.6. La question catholique et le mariage

      Le modèle qui précède est celui en vigueur à Genève durant la restauration, mais il est issu de la coutume de l'ancienne République, par conséquent de la tradition protestante. En particulier, Calvin, dans les ordonnances de 1561, 'refuse au mariage le caractère d'un sacrement'. 558  Etant donné que le statut de bourgeois a toujours été rattaché à la Foi protestante, les différences entre les mariages réformés et catholiques ne posaient aucun problème, la confrontation des deux approches ne se réalisant simplement jamais. Or, la création du canton en 1815 change cette situation, puisqu'une forte minorité catholique y est intégrée, sous la condition émise par la Sardaigne de respecter les droits et la religion de ses anciens sujets. 559  L'attitude des élites protestantes a été ambiguë dans le conflit politique et religieux induit par l'arrivée de cette forte minorité catholique, considérant le mariage comme un sacrement. Elle est profondément révélatrice de leurs mentalités, de leur vision complètement sécularisée, rationalisée de l'union entre deux êtres.

      Dans l'urgence de la restauration, le législateur genevois n'a adopté en 1816 qu'une loi provisoire sur le mariage, calquée sur la coutume de la cité. Lorsqu'en 1822, le débat reprend pour promulguer un texte définitif, la majorité protestante pèse de tout son poids. Le rapporteur de la commission parlementaire parle de 'l'absurde système de la métamorphose du contrat en sacrement, système qui ne mérite pas d'arrêter un instant les regards, conception bizarre que la raison repousse et que la tradition condamne'. 560  La loi adoptée, malgré les avis contraires issus de l'opposition libérale, 561  ignore superbement la minorité catholique, en contradiction avec les dispositions du Traité de Turin. Le Roi de Sardaigne intervient dès lors et évoque une possible récupération par son royaume de ces anciennes communes devenues genevoises. 562  Cette menace agit pleinement et la loi est finalement amendée... pour les seules communes anciennement sardes. Cet épisode, au delà de l'anecdote, démontre le profond enracinement de la coutume genevoise dans le système de valeurs issu de la Réforme.


2. Les différents types d'unions

      La forme particulièrement étendue que prennent les liens familiaux des familles protestantes et cela depuis plusieurs siècles déjà, conditionne l'étude des mariages et de leurs causes. En effet, cette dimension démographique induit une notion de solidarité relative essentielle. Au sein de la bourgeoisie genevoise, toutes les familles peuvent être reliées entre elles, puisque la pratique d'un mariage endogame est la norme. 563  Ces liens, parfois très anciens, ne demanderaient pas une grande attention s'ils n'étaient pas considérés de manière variable. En effet, la mémoire des liens familiaux obéit à des logiques que la généalogie seule ne peut cerner et expliquer. Les unions doivent obligatoirement être étudiées non seulement à partir des sources officielles, mais aussi à travers le regard des principaux acteurs, connus grâce à d'autres documents.

      Dans sa forme, le mariage bourgeois genevois connaît une particularité, l'existence récurrente de renchaînements d'alliance qui marque une troublante similitude avec certains modèles ruraux. 564  Un renchaînement d'alliance, qui vise toujours à limiter l'extension du groupe familial, peut s'exprimer de différentes manières: unions multiples au sein de deux fratries (mariages parallèles) ou alliances de descendants de consanguins sur deux générations ou plus. 565  Gérard Delille, pour le royaume de Naples, a mis en évidence l'existence de 'bouclages consanguins', qui s'apparentent à des renchaînements effectués au-delà des interdictions d'alliances allant jusqu'au 4e degré de parenté. 566  La volonté de limiter une trop forte division de la terre est à l'origine de tels comportements dans les campagnes, tandis que dans le cas genevois, l'explication met l'accent sur l'endogamie sociale. Cependant, en raison même de la masse relativement importante de familles bourgeoises, bien plus nombreuses dans la cité de Calvin que les ménages paysans d'une communauté rurale, cette explication ne peut suffire. Il existe un autre faisceau de facteurs qui poussent les bourgeois à pratiquer des renchaînements d'alliance, qui ont pour conséquence de créer, au sein même de leur groupe, de leur classe, de leur strate, des nébuleuses familiales entretenues sur plusieurs générations.

      De manière évidente, les mariages bourgeois répondent à différentes motivations: Une reconnaissance politique ou sociale ou une alliance économique. L'hétérogénéité de situations au sein de ces élites, pourtant solidement installée au coeur du pouvoir politique, rend dès lors les mariages particulièrement délicats, mais encore déterminants pour le futur des promis. Une bonne alliance peut être un solide atout, comme une mauvaise union peut s'avérer un handicap insurmontable. Au lieu de diviser les mariages en plusieurs catégories correspondant aux objectifs poursuivis, nous avons préféré répartir les unions selon le type de familles, soit les lignées anciennement bourgeoises, souvent économiquement fortes à la restauration, et les autres familles, en devenir ou non.


2.1. Le mariage au sein des anciennes lignées bourgeoises

      La majorité des familles qui ont acquis une fortune au XVIIIe siècle ou précédemment, et qui ont réussi, pendant la période troublée de la révolution française à conserver cette fortune, font partie des anciennes familles bourgeoises. En premier lieu, une distinction sociale isole certaines familles bourgeoises, dont l'accession au statut de bourgeois date d'avant la Réforme (1535). C'est par exemple le cas des Mestrezat. 567  Au milieu des nombreux mélanges qu'ont impliqués les luttes religieuses, ces familles représentent un noyau extrêmement restreint d'anciens Genevois, dont les origines se confondent avec celles de la République. Dans cette même logique, parmi les familles reçues à la bourgeoisie après la Réforme, une distinction s'opère selon les époques. Une famille devenue bourgeoise autour du Second Refuge, n'aura pas la même considération qu'une famille arrivée à Genève et devenue bourgeoise suite à la Saint-Barthélémy (Premier Refuge).

      Le poids politique se rapporte plus directement aux fonctions exercées par les membres des familles, que ce soit au sein des autorités politiques, de l'administration ou de la milice. Il est évident que les anciennes familles, présentes dans la République depuis plusieurs siècles, peuvent plus facilement s'enorgueillir d'un engagement actif dans les différents niveaux de pouvoir que d'autres, arrivées tardivement. Significativement, lors de l'anniversaire d'accession à la bourgeoisie, 568  les historiens des familles n'hésitent pas à compter le nombre de représentants politiques que la famille a 'produits'. Mais le système d'élection, notamment au Conseil Représentatif, tout cloisonné qu'il ait pu être, laissait tout de même la porte ouverte à l'élection de nouveaux membres, qui, s'ils sont bien bourgeois ou payent bien le cens électoral, ont quelques possibilités de se voir ouvrir les portes des organes politiques. A cet instant, seule la compétence, voire la fortune, se dressent en arbitre.

      Au-delà de leur enracinement dans la cité de Calvin et de leur poids politique, les familles qui ont fait fortune ont toutes un point commun: leurs affaires sont tributaires de l'étranger. A Genève, il n'a été possible de faire fortune qu'avec l'étranger, que ce soit l'Italie avec notamment le commerce de la soie (familles Butini, Turrettini, Micheli...), 569  l'Angleterre ou la France. A l'image des Mallet, 570  elles sont généralement passées du négoce aux affaires de banque. Rare sont les anciennes familles bourgeoises qui n'ont tissé aucun lien avec le négoce ou la banque.

      Le mariage le plus caractéristique est celui du jeune banquier ou négociant qui revient de l'étranger, où il était en formation. Pendant plusieurs années, il a coupé une grande partie des liens qu'il pouvait entretenir à Genève, mais paradoxalement il a besoin, une fois sa formation terminée, de renouer ces liens. Cet homme a dès lors tendance à s'allier avec une lignée bien implantée dans la cité, voire à effectuer un renchaînement d'alliance avec une famille antérieurement alliée à l'un de ses aïeux. Antoine Odier (1776-1859) 571  offre une illustration parfaite de ce type d'union. Parti longtemps loin de Genève, d'abord pour sa formation de négociant, puis demeuré en affaires à l'étranger, il ne revient qu'à l'âge de 45 ans à Genève (en 1821). Son mariage, trois ans après son retour, suit de quelques mois son entrée au Conseil Représentatif, et précède plusieurs fonctions importantes dont Antoine Odier obtient la charge. 572  La famille Baulacre, vieille famille bourgeoise de Genève, 573  n'était pas dans les affaires, et n'apporte donc à Antoine qu'un nom. Mais la valeur de ce nom se mesure au fait qu'il l'a systématiquement adjoint au sien dès son mariage, devenant ainsi Antoine Odier-Baulacre.

      Les unions conclues en vue d'une alliance économique sont plus évidentes, et surtout plus faciles à illustrer tant elles ont donné naissance, au sein de la banque genevoise, à des noms célèbres tel celui de Lombard-Odier. 574  Dans ce cas de figure, l'alliance matrimoniale est un outil utilisé par les familles pour densifier leurs affaires, voire pour s'assurer les services d'un concurrent. L'exemple de l'union Lombard-Odier est le plus connu de la banque genevoise, mais ce type de mariage est particulièrement fréquent dans la seconde moitié du siècle, alors que les affaires internationales prennent, avec le chemin de fer, des dimensions considérables, et exigent une concentration des capitaux.


2.2. Mariage au sein des familles de bourgeoisie récente

      Les mariages au sein des familles de bourgeoisie récente suivent des objectifs moins nets, puisqu'aucune situation de fortune n'est systématiquement en jeu. Par contre, leurs unions ouvrent tout un champ d'étude en ce qui concerne les négociants et banquiers qui émergent au XIXe siècle, c'est-à-dire ceux qui aspirent à faire fortune et ceux qui commencent à y parvenir. Dans ces deux cas de figure, le mariage constitue une étape particulièrement délicate. Le tremplin que peut potentiellement représenter une union n'est pas à négliger. Il devient même parfois une condition quasiment obligatoire d'accession à la fortune.

      Pendant la première moitié du siècle, les personnages qui montent au sein du monde des affaires réalisent des alliances au sein de l'ancienne bourgeoisie, ce qui n'est plus majoritairement le cas dans la seconde moitié du siècle. Ces alliances permettent à une nouvelle élite de rejoindre le cercle relativement fermé du prestige de Genève. Les nombreux noms à tiroirs souvent utilisés pendant les siècles passés en sont une illustration simple: Odier-Baulacre, Odier-Cazenove, Prévost-Martin, Le fort-Mestrezat, sont autant de noms composés issus d'une union visant à la reconnaissance d'une famille issue du grand négoce, par une famille respectable de la République. Cette reconnaissance est sanctionnée par une alliance. Cependant, les vieilles familles bourgeoises, qui voient leurs noms utilisés comme une sorte de garantie, sont loin d'être entièrement perdantes. Le grand avantage qu'elles en retirent est évidemment d'ordre économique.

      De telles unions, si elles permettent à chaque partie d'être gagnante, ont été cependant le fruit d'un équilibre étonnant, et pas évident du tout à trouver. Il est difficile de savoir aujourd'hui quelle partie a été la plus pressante dans ces sortes d'unions. Il n'empêche que ces mariages furent tous précédés d'intenses manoeuvres et qu'ils ont tous suivi le même schéma de construction.


3. Guide pratique du mariage des élites à Genève au XIXe siècle

      Dans la cité de Calvin, le mariage est un doux mélange entre une préparation de longue haleine et une réalisation menée tambour battant. Dans les sources familiales, même les plus complètes comme les journaux intimes, les mariages semblent émerger de nulle part et se réaliser en l'espace de quelques jours. A croire que les coups de foudre sont nombreux, ce qui serait conforme d'un certain point de vue avec la notion de libre choix du conjoint. De fait, les Ordonnances de 1561 avaient fixé une durée maximum de six semaines pour les fiançailles, tout en excluant une vie commune avant l'union. 575  Dans la réalité du XIXe siècle, ce délai est parfois encore plus court. Alexandre Prévost, installé en Angleterre, réussit par exemple à se marier en trois semaines, période de choix du conjoint incluse. 576 

      Indiscutablement les familles de l'élite préparent le terrain aux éventuelles unions. C'est dans cette optique qu'il faut considérer ce guide pratique, qui veut ouvrir quelques pistes pour démontrer à la fois la complexité et la solidarité des classes élevées de la société.


3.1. L'approche d'un parti

      Il est difficile de connaître le degré d'intérêt des anciennes familles bourgeoises pour les alliances avec d'autres familles récemment devenues riches. Par contre, les membres des nouvelles élites ont une vision très claire de l'alliance à passer. Toutes les sources personnelles que nous avons déjà utilisées pour notre partie sur l'éducation recèlent simultanément de nombreuses références au mariage, qui est la deuxième préoccupation d'un jeune négociant en formation, après son apprentissage. Il est évident pour un jeune apprenti au début du XIXe siècle, soit pendant les périodes française et du Conseil Représentatif, que le mariage avec une descendante d'une prestigieuse famille de Genève constitue un passage quasi-obligatoire pour obtenir une reconnaissance sociale. Du moins, une telle union permet d'obtenir cette reconnaissance sans trop d'efforts. Dans le système politique en vigueur avant 1846, cela peut paraître trivial, tant le pouvoir politique est verrouillé. Ainsi, cette nécessité impérative rend l'approche d'un parti délicate. Il est à la fois hors de question d'hypothéquer ses chances avec une maladresse, et très difficile d'aborder directement ce parti tant convoité.


3.1.1. Les bals d'enfants 577 

      Les stratégies utilisées par les familles pour approcher un parti et les pratiques sociales touchent notamment l'organisation de bals d'enfants, qui brillent par leur absence dans l'historiographie genevoise. 578  Les anciennes familles bourgeoises ont habilement clôturé l'accès à leur progéniture, rendant les rencontres non-désirées par ces familles pratiquement impossibles à réaliser. Paradoxalement, cette protection mise en place autour des enfants agit comme un filtre totalement imperméable, qui ne peut faire de différence entre bonnes et mauvaises fréquentations. Toute fréquentation est rendue extrêmement difficile. Aussi les familles qui veulent marier leurs enfants sont obligées d'organiser elles-mêmes des rencontres contrôlées, qui prennent fréquemment la forme de bals d'enfants. Le libre choix du conjoint, d'essence calvinienne, reçoit avec ces bals un éclairage intéressant qui atténue sa force, au bénéfice d'un choix concerté issu du groupe familial dans son entier. Beaucoup de sources individuelles de première main recèlent des traces de l'organisation courante dès la fin du XVIIIe siècle de bals d'enfants. Ces bals constituent une véritable curiosité de la Genève des XVIIIe et XIXe siècle, dans la mesure où, sans être totalement cachés, ils sont rarement mis en avant, préceptes calvinistes obligent. Ils signifient non seulement des écarts appréciables dans la tradition d'austérité en place depuis la Réforme, mais encore une habile gestion politique d'une pratique difficilement sujette à dissimulation.

      Autour de l'organisation de ces activités gravite une intense activité. Par exemple, les parents de Jean-Louis Prévost lui font prendre des cours de danse donnés par un Piémontais, qui enseigne ce loisir peu calviniste à plusieurs enfants de la Haute Ville. 579  Jean-Louis n'apprécie absolument pas ce qui semble être pour lui une corvée, jusqu'à l'âge de 15-16 ans. A ce moment '[il] devin[t] amoureux successivement ou en même temps à la fois d'un grand nombre de jeunes personnes plus âgées que [lui]'. 580  Né en 1796, Jean-Louis Prévost a 16 ans en 1812, soit pendant l'annexion, laissant apparaître une possible corrélation entre la période française et le développement d'un nouveau type de loisirs. En fait, les bals d'enfants sont antérieurs à l'annexion, comme le prouve le curieux règlement adopté en 1788 et qui en encadre la pratique. 581  Ce loisir est toléré par les autorités, qui ont préféré légiférer à la fin du XVIIIe siècle plutôt que de se lancer dans une interdiction délicate à faire appliquer. Une hypothétique interdiction aurait surtout concerné les familles bourgeoises suffisamment fortunées pour s'offrir un maître de danse et organiser des bals. Les mêmes qui détiennent le pouvoir politique et édictent les lois somptuaires.

      Le règlement de 1788 soumet à autorisation les professeurs de danse et de musique et plus généralement traite la danse comme une activité subversive. La patente octroyée n'est qu'annuelle, 582  et la profession sévèrement réglementée, voire surveillée. Pour limiter le nombre de professeurs de danse, forcément immigrés, un minimum de 16 leçons mensuelles est exigé. 583  Le prix des cours est également fixé par les autorités. Il s'élève à un maximum de 51 florins pour 16 leçons d'une personne, 76 florins 6 sols pour deux personnes, et 102 florins pour trois élèves ou plus. 584  Les étrangers qui contreviennent à ces règles, quant aux nombres de leçons ou aux prix, risquent l'expulsion du territoire. La sévérité des mesures montre combien les pratiques de la musique et de la danse étaient peu appréciées, voire simplement considérées comme dangereuses. Pour couper court à toute tentative de fraude, le règlement était lu publiquement chaque année, le premier lundi de novembre, 'afin que nul n'en prétende cause d'ignorance'. 585 

      Les bals d'enfants concernent tous les âges comme l'ensemble du groupe familial. De même, toute occasion est susceptible d'être un prétexte à l'organisation d'un bal: 'Mademoiselle Valérie Boissier-Butini, âgée de 28 mois, donna hier un bal. Mesdemoiselles Martin-Aubert avoient reçu leur carte. Antoinette refusa, vu qu'elle ne marche point encore seule'. 586  Madame Aubert-Sarasin cite encore le cas du prince de Mecklembourg-Schwerin, âgé de 16 ans, qui donne un bal en 1816 en l'honneur de son accession à la bourgeoisie. 587  Souvent au coeur du prétexte à la tenue d'un bal, les jeunes protestants ne peuvent pas comprendre les tenants et aboutissants de ces activités au milieu de leur sévère éducation calviniste sans que leurs parents se semblent le remarquer: 'Elle avoit l'air en pénitence, plutôt qu'en amusement, et je remarquai que tous les enfants de 4 à 5 ans étoient plus étonnés que réjouis'. 588  Les parents conservent évidemment un contrôle total sur ces rencontres, puisqu'il est fréquent qu'ils accompagnent leurs enfants, comme si ces moments récréatifs destinés aux plus jeunes devenaient prétexte à des rencontres entre adultes: 'Chaque enfant avoit sa bonne, son père, sa mère, et la plupart leur grand-mère. Les parents étoient les plus agités'. 589  La solidarité des familles de la bourgeoisie trouve incontestablement l'explication de sa survivance tout au long du XIXe siècle dans l'organisation de ces activités.

      La pratique de la danse, qui représente déjà un écart fait aux préceptes calvinistes, est accompagnée d'autres libertés prises avec la tradition genevoise, notamment en ce qui concerne l'habillement. Les enfants participant aux bals sont habillés élégamment, puisqu'il s'agit avant tout de faire bonne impression. Collier, rubans, et autres artifices sont utilisés. Les résultats de ces rencontres sont l'objet d'une curiosité générale, surtout si mère et grand-mère sont absentes. 'Je languis de voir ton cousin André et ta cousine De la Rive, pour savoir si elle s'est bien comportée'. 590 

      Ces bals d'enfants tiennent une place centrale dans la vie sociale des familles de l'élite dans la mesure où ils sont une des rares occasions où les enfants des deux sexes peuvent non seulement se côtoyer, mais également avoir une activité en commun. Dans la partie du récit de Jean-Louis Prévost qui concerne son enfance, les descriptions données de ces bals constituent la seule présence de l'autre sexe. Ils sont une occasion en or pour créer des liens, qui peuvent, plus tard, peut-être, porter des fruits et permettent aux jeunes de se rencontrer, lorsque les familles leur en offrent la possibilité. A ce sujet, le rôle des mères et grands-mères est essentiel car dans les différents témoignages, elles apparaissent de manière récurrente comme les organisatrices. Mais les bals d'enfants montrent encore plus. Ils cassent l'image de familles bourgeoises enfermées dans une tradition religieuse conservatrice, respectant à la lettre l'austère calvinisme. Les familles bourgeoises ont, vis-à-vis de la religion, de tenaces traditions et un certain recul. 'Votre frère n'est rentré qu'à 4 heures [du bal], c'est-à-dire 3 heures après sa fille. Il a eu un véritable accès de jeunesse. Pour un grave Ancien du Vénérable Consistoire n'est-ce pas joli? Heureusement que Calvin n'est plus là'. 591  Ce qui n'empêche pas la même auteur d'écrire dans la même lettre: 'Ce qui fonde ma joie de notre Restauration, c'est moins le retour à l'indépendance que cette harmonie de tous les ordres de l'Etat'. 592  Cette distance avec les préceptes calvinistes peut paraître exagérée, vis-à-vis d'une futilité comme la danse. Il suffit alors de penser à quelques grands scandales provoqués à Genève, au cours du XIXe siècle, 593  pour se rendre compte qu'effectivement ces bals d'enfants constituaient un espace préservé. En même temps, le régime d'austérité ne devait pas se dérouler sans frustrations de la part des parents: 'le plaisir d'y voir danser mes deux filles me causât une violente tentation'. 594 

      Toutes les familles bourgeoises sont concernées, sans qu'il soit possible de définir une caractéristique préférentielle: famille riche, peu fortunée, anciennement ou récemment bourgeoise. Pierre Prévost a perdu sa fortune avec la Révolution des Lumières. La famille Aubert est plutôt fortunée. Les Pictet 595  sont anciennement bourgeois, et l'accession du prince de Mecklembourg-Schwerin à la bourgeoisie est justement l'objet d'un bal. Témoignage révélateur de l'importance sociale des bals que celui de Jean-Baptiste Stroehlin, en formation à Paris. On y trouve non seulement cette nécessité de maîtriser la danse, mais aussi les difficultés pour un jeune homme loin de ses repères de se former un réseau de relations, pourtant indispensables à une ascension et à une reconnaissance sociale.

' Premier janvier. Je commence la journée au bal chez Mr Davelouis auquel je suis allé hier soir à 9 heures et demie. Cette soirée est très belle très bien ordonnée et les rafraîchissements y sont bien, et les Glaies [?] n'y ont pas été épargnées. On y remarque des toilettes très élégantes, et les femmes, jeunes et vieilles surtout, y font montre de leurs bijoux. Je ne connaissais pas le maître de la maison, mais je lui fus présenté par M. Evrat qui cette fois comme toujours se montra très obligeant pour moi. Je ne me suis pas beaucoup amusé, cependant, autant qu'aux précédentes, car comment se plaire là où on ne connaît personne, et quelle conversation tenir avec une femme qu'on ne connaît nullement. Je saurai cependant assez et j'allai voir jouer vers une table autour de laquelle sont rangés deux jeunes hommes et deux vieilles dames ; l'une paraissait assez aimable, et me sembla une bonne maman, l'autre est grosse, laide, petite et chargée de bijoux et de pierreries. Elle est fort peu gracieuse.

Ma timidité se montra ici comme toujours et j'eus beaucoup à en souffrir en entrant je fus lancé dans une contredanse avec mademoiselle Viardot[?], mais j'avais oublié les figures depuis l'année dernière et je commençai par tout troubler ce qui ne mit pas les rieurs de mon côté. Ce trouble et mon manque d'usage dut me faire paraître bête auprès de mademoiselle Berthe, elle chercha plusieurs fois à lier conversation, mais ma stupidité est telle que je ne pouvais lui répondre. Je me rappelle entre autres qu'une fois elle me montra deux enfants qui dansaient et elle me dit : 'voilà des enfants bien heureux', et ne pas prendre cela pour entamer une conversation elle me jugea probablement bien défavorablement car la contredanse fut sans qu'elle m'adressât la parole.

Dans le reste de la soirée, je cherchai à prendre les devants, et à dire quelques mots aux personnes avec qui je dansai. Là, je fus abordé par une jeune peintre qui a parcouru plusieurs fois la Suisse, et me parla beaucoup. Moi comme toujours, je payai d'audace et lui parlai de choses que je n'avais jamais vues. A deux heures du matin je quittai cette soirée, et après avoir mis mes claques, je regagnais à pied ma demeure'. 596 

      Et le jour suivant:

'Je m'habille et me rends ce jour chez monsieur Evrat qui donnait une petite soirée, là je fis encore une bêtise, car je m'y rendis en bottes ce qui, il est vrai n'est pas fort inconvenant, car je n'étais pas le seul, mais les autres ont des bottes très fines et ne dansaient pas ; mais de plus, j'avais des gants bruns au lieu d'avoir des gants blancs (...) je n'aurais pas dû faire une affaire pareille.

Je m'amusai assez & je vis que j'avais fait quelques progrès dans la danse et que je n'étais pas aussi gauche qu'autrefois. Cependant j'ai beaucoup à gagner sous ce rapport. Ma chevelure est peu soignée et les autres personnes sont frisées, enfin je parais toujours devoir être considéré comme ridicule quand je vais quelque part, car j'ai une mise peu soignée (...) je suis certain que la comparaison est toujours à mon désavantage'. 597 

      Jean-Baptiste Stroehlin a des appuis certains, notamment dans la famille Rilliet, mais ces appuis ne peuvent faire grand chose pour combler son déficit d'éducation concernant les bals. Il est aidé, voire encadré par des adultes qui essayent de l'insérer auprès de leurs connaissances. Mais il fait partie de ces gens sans grande fortune qui essayent de se faire une place au soleil. Il n'a pas reçu l'éducation nécessaire pour s'intégrer naturellement dans un monde, qui finalement est différent de celui dans lequel il a vécu. Ses remarques sur l'habillement et les bijoux sont révélateurs de l'éducation calviniste qu'il a reçue. Il doit donc gérer la nécessité et l'utilité d'entrer dans un cercle social auquel la profession qu'il vise appartient, sans s'écarter de moyens financiers et matériels limités. Cette situation d'origine d'un membre d'une famille respectable mais sans grande fortune, et toujours respectueuse des préceptes de Calvin sur le luxe, est une caractéristique récurrente qui démontre l'existence d'un espace préservé que les riches familles bourgeoises ont réussi à créer. Dans la biographie de David Lenoir, écrite par l'un de ses enfants, il est écrit que ce dernier 'allait volontiers à certaines soirées dansantes, au Casino, où l'aristocratie genevoise ne craignait pas de se mêler, à l'occasion, avec la bourgeoisie'. 598 


3.1.2. L'approche indirecte

      Aussi délicate soit-elle, l'approche d'un parti à Genève s'appuie traditionnellement sur le très haut degré de solidarité de statut des familles bourgeoises. Jamais l'approche d'un parti n'est directe. La demande, formulée indirectement, est transmise à un intermédiaire, souvent membre éloigné de la famille cible, parfois allié politique, associé ou ami. Cet intermédiaire a la charge de se renseigner sur les dispositions du père de la famille cible, et d'en transmettre la réponse à l'intéressé. Bien entendu, le choix de cet intermédiaire répond à des critères bien précis, dont le respect rend plus ou moins probables les chances de réussite. L'intermédiaire est de sexe masculin et dispose d'une certaine autorité, parfois issue d'un mandat politique présent ou passé, voire plus rarement un éminent négociant, qui peut assurer d'un futur prometteur du requérant. Son âge est le plus souvent similaire au père de la famille cible, voire un peu plus jeune, si cet intermédiaire est déjà marié. Systématiquement l'intermédiaire est plus âgé que le demandeur. Cet intermédiaire doit connaître les deux parties en présence, même s'il ne connaît que les parents des deux familles. Il peut ainsi plaider la cause du requérant auprès de la famille cible.

      L'origine de l'approche peut être diverse, variant entre le père du demandeur ou le demandeur lui-même. Par contre la forme de la demande est pratiquement toujours identique. Le demandeur explique oralement sa requête à l'intermédiaire, qui est chargé de prendre un contact généralement oral. Cet intermédiaire donne quelques jours plus tard une réponse, généralement écrite si elle est positive, au demandeur. Dans le cas où le demandeur passe par son père, la réponse peut plus facilement être orale. Un parfait exemple de l'approche d'un parti se trouve dans les archives Prévost:

'15 mai 1830. Premières réponses aux avances indirectes de A[lexandre] pour G[uillaume] relatives à B[lanche] C[ayla]. Cette réponse est favorable.

27 mai 1830. Reçoit et nous rapporte pour Guillaume, par la voie de Monsieur Fr , l'acceptation de la famille C[ayla]. Réponse annoncée, à un certain point, par celle du 15, mais que Guillaume et nous-mêmes attendions avec impatience. (...) Nous sommes encore pour 3 semaines, sous le secret'. 599 

      Dans ce passage tiré du journal intime de Pierre Prévost, les acteurs de la demande de son fils Guillaume Prévost sont connus grâce à la correspondance. L'intermédiaire, n'est autre que le frère aîné de Guillaume, Alexandre-Louis Prévost. L'inconvénient que pose ici le lien familial entre demandeur et intermédiaire est symptomatique d'une situation économique largement en faveur de la famille Prévost. D'abord, Alexandre est de 11 ans plus âgé que Guillaume. Surtout, il est déjà allié à une famille respectable (les Martin), et connaît en 1830 des affaires florissantes avec sa banque, Morris Prévost & Cie. Par conséquent, il est suffisamment respectable pour endosser le rôle d'intermédiaire pour son frère, ce qui ne l'a tout de même pas empêché de faire preuve de prudence, en faisant des avances 'indirectes'. De plus, la réponse donnée par la famille cible, en l'occurrence les Cayla, a été multiple et a emprunté un second intermédiaire, 'Monsieur Fr', qu'il n'a pas été possible d'identifier avec certitude. Une confirmation orale a d'abord été donnée aux avances indirectes d'Alexandre pour son frère, puis, deux semaines plus tard, une confirmation écrite a définitivement sanctionné la requête.

      L'utilisation d'un intermédiaire pour approcher quelqu'un à qui une demande doit être effectuée est une pratique loin d'être limitée à la seule approche matrimoniale. Bon nombre de questions politiques, voire familiales, ont été discutées et réglées par ce biais très pratique, car il évite aux parties de devoir s'exposer. Un exemple intéressant peut également être tiré des archives Prévost. Lorsque Alexandre Prévost fait fortune en Angleterre, son père, ruiné à la révolution, souhaite pouvoir jouir d'une campagne. Cette délicate demande est transmise à Alexandre par l'intermédiaire de son oncle Gaspard Marcet, également installé en Angleterre. 600  Sans que les détails de l'affaire soient connus, Alexandre décide quelque temps après d'acheter pour son père une propriété aux Petits-Philosophes à Plainpalais, 601  choix qu'il indique avoir fait uniquement pour plaire à son père: 'L'idée d'en faire ma retraite n'entrait guère alors dans mon esprit, car si j'avais été dominé par cette idée, j'aurais certainement fait choix d'un endroit plus élevé et du côté du lac ou tout au moins de la vue. Pour mon père, il ne souhaitait qu'une promenade champêtre, une verte pelouse et de l'ombre'. 602  Toute la différence entre les communes de Cologny, Genthod et Plainpalais.

      Prudente et politiquement correcte, cette méthode de communication est facilitée par les vastes liens de parenté qui ont rendu les intermédiaires potentiels particulièrement nombreux. Cette communication avait en plus l'avantage d'éviter les affrontements, puisque la demande était effectuée indirectement, et qu'en cas de premier refus, elle n'est pas l'objet d'une sollicitation directe. Nul ne peut perdre la face.


3.2. Le consentement & l'information à la communauté

      Une fois une demande en mariage effectuée et la réponse positive connue, les événements ne tardent pas. La diligence avec laquelle sont menées les unions dans la Genève du XIXe siècle est ambiguë. En effet, si l'approche d'un parti est une affaire mûrement réfléchie et patiemment menée, la conclusion de l'union est par contre menée rapidement, comme si elle ne constituait plus qu'une formalité. Assentiment de la famille de l'épouse, rencontre en tête-à-tête des deux futurs époux, et signature du contrat de mariage se déroulent dans un espace de moins d'un mois, sauf si un élément perturbateur, âge trop jeune de l'un ou l'autre des futurs époux ou éloignement géographique, ne retarde le processus. A cette brève période, il est parfois nécessaire d'ajouter ce 'temps de secret', pour reprendre les mots de Pierre Prévost, pendant lequel l'union reste confidentielle. Il est difficile aujourd'hui de dire si ce secret est généralisé et s'il ne s'évente pas malgré tout par le biais des réseaux familiaux et de connaissances de la Haute Ville. Il n'empêche que la conclusion d'une part non-négligeable des unions fait suite à une période de secret.

      Les sources privées insistent souvent sur le moment de rencontre des deux futurs époux, en tête-à-tête, bien que ce moment ne joue pas de rôle déterminant dans la conclusion de l'union. Ces descriptions permettent cependant de mesurer combien le fossé social séparant les deux sexes est grand. Les futurs époux se connaissent, dans le sens qu'ils savent à quelle famille ils ont à faire et se sont déjà rencontrés, mais jamais en dehors de pratiques sociales, telles que: les fêtes (dont les bals font partie), les célébrations religieuses, voire les réunions de famille. Aussi, ce premier moment de rencontre intime, rendu possible grâce aux consentements mutuels des deux familles, représente pour les jeunes gens un moment extrêmement fort, dont l'intensité est reprise par les biographes pour confirmer la présence d'un amour réciproque. Jean-Louis Prévost narre le premier baiser de son frère avec sa future femme, lors de leur première rencontre: 'Ce baiser les embrasa tous les deux du feu qui brûle encore'. 603  Ces témoignages, qui alimentent généreusement les histoires familiales tiennent cependant une place importante car ils constituent une subtile mue qui change des mariages de raison en mariages d'amour.

      Enserrés dans des pratiques sociales dans lesquelles les familles alliées jouent le rôle de barrière difficilement franchissable, les jeunes Genevois issus d'anciennes familles bourgeoises ne peuvent que se conformer au moule dans lequel ils ont toujours été habitué. La question du libre choix adopte dans ces conditions, une forme ambivalente. Certes, ce libre choix existe, mais le terrain dans lequel il s'exerce a tellement été bien délimité qu'un individu n'imaginerait que très difficilement en sortir. La délimitation de ce terrain ne s'arrête pas au choix du conjoint. La transformation d'un mariage finalement très fortement incité en un mariage passion est une action qui participe, volontairement ou involontairement, à la perpétuation du système. Pourquoi chercher ailleurs l'amour passion, puisque ce dernier a été, pour nombre d'individus, trouvé au sein de la classe bourgeoise?

'7 juin 1830. Aujourd'hui (...) j'envoie par centaines les billets de faire-part du mariage de mon fils Guillaume avec Mlle Blanche Cayla, le mariage aura lieu du 20 au 24 juillet'. 604 

      L'annonce de l'union aux parents et amis marque la dernière étape du consentement après laquelle un renoncement n'est plus possible. La communauté est informée de la prochaine union. A partir des annonces directes par cartes, l'information est rapidement relayée à l'ensemble des familles amies, proches ou éloignées et les engage de manière définitive. Stendhal note à ce sujet que 'rien n'est plus rare que de voir rompre un mariage communiqué'. 605  A ce niveau, les correspondances jouent un rôle primordial. La diaspora genevoise étant ce qu'elle est, l'information ne peut atteindre les Genevois installés à l'étranger que grâce aux correspondances que chaque famille tient avec les siens. Pour l'historien, ces échanges de lettres démontrent l'homogénéité de classe des anciennes familles bourgeoises, puisqu'on y trouve régulièrement des annonces de futurs mariages, et souvent pour des personnes très éloignées, sinon extérieures à la famille. Même loin de sa terre d'origine et de ses amis, tout Genevois lié aux époux apprend la nouvelle rapidement, même lorsque ce dernier se trouve en Australie: 'Monsieur Moilliet m'a écrit en date du 27 septembre, toutes les bonnes nouvelles de sa maison. Le mariage d'Amy, et la naissance d'une fille'. 606 


3.3. L'établissement des règles de l'union

'17 juin 1830. Aujourd'hui samedi à 1 heure, se passe le contrat de mariage de mon fils Guillaume, chez madame Cayla, grand-mère'. 607 

      La rédaction du contrat de mariage constitue le moment clé lors duquel sont définies les règles de l'union. L'importance de cette étape est liée à la délicate question de mettre éventuellement par écrit ce qui a été imaginé séparément par les deux familles. Une fois encore, la tradition vient au secours des intervenants en enserrant les aspirations de chacun dans des coutumes. Cette étape est une nouvelle illustration qu'on peut donner du haut degré de solidarité des familles bourgeoises. En effet, la conclusion du contrat est sujette à une réunion s'apparentant plus à une cérémonie familiale solennelle qu'à la signature d'un acte purement administratif. En cela, la pratique genevoise n'est pas particulière, puisque Germain et Mireille Sicard ont observé exactement la même chose pour le midi toulousain.  608  Tout dans la conclusion du contrat porte le poids de l'appartenance sociale à l'élite de la République, à commencer par le lieu où elle se déroule et les personnes présentes.

      Le lieu peut varier, mais le plus souvent les contrats se concluent chez les grands-parents ou les parents de l'épouse. Ceci implique que le notaire doit se déplacer pour enregistrer l'acte, comme dans le pays toulousain. 609  Le rôle des grands-parents est central dans la mesure où ils tiennent une place capitale de symbole de la continuité des traditions. Et si ces grands-parents sont absents de Genève ou trop malades pour participer directement, il y a invariablement une référence à leur consentement dans le contrat de mariage. Du moment qu'un membre de la plus vieille génération des familles est encore vivant lors de la conclusion du contrat, ce dernier s'appuie en partie sur le consentement de cette personne.

      L'aspect solennel de l'établissement d'un contrat de mariage est visible au travers des signatures qu'il comporte. Ces dernières ne sont pas limitées aux proches membres des deux familles. De nombreux témoins y participent également, bien que leur présence ne corresponde pas à une nécessité impérative fixée par la loi. Les témoins sont d'autant plus nombreux qu'il s'agit de riches et importantes familles et ils est rare qu'ils n'appartiennent qu'aux seules familles restreintes de chacun des époux. En 1841, pour le mariage d'Emile Plantamour et de Marie Prévost, on ne dénombre pas moins de 64 signataires du contrat de mariage, dont certains noms illustres comme celui du premier syndic Jean-Jacques Rigaud. 610  Généralement, les contrats de mariages bourgeois comprennent entre 20 et 35 signatures, majoritairement des hommes. Cependant le rôle des femmes n'est pas à négliger. Les femmes présentes lors de ces cérémonies sont soit membres des familles, soit épouses d'un témoin. Parmi les signataires, il pouvait se trouver un certain nombre de veuves, alliées aux familles, mais aussi des épouses de négociants absents de Genève et agissant comme signe d'un assentiment de leurs époux.

      Le contenu d'un contrat de mariage est conforme à une coutume pesante qui exclut pratiquement toute originalité, ce qui est pratique pour l'historien, car les lignes directrices se dégagent d'autant plus facilement. Par exemple, c'est pratiquement toujours le premier article du contrat qui définit le régime légal choisit par les époux, ce qui n'est par ailleurs pas une exigence du Code Napoléon. Ce dernier précise simplement que: '[les époux] peuvent cependant déclarer d'une manière générale qu'ils entendent se marier ou sous le régime de la communauté, ou sous le régime dotal'. 611  Sans précision c'est le régime communautaire qui s'applique. 612  Dans le cas des bourgeois, c'est le régime dotal qui est le plus fréquent d'où l'importance de bien le stipuler en premier dans le contrat. Le premier rôle de ce document de mariage à Genève est paradoxalement de préparer les époux, et surtout les femmes, à une situation financière fragilisée par la perte du conjoint. Conséquemment, les biens de chacun, leurs apports (possibles aussi sous forme de rente), la part de la fortune paraphernale, les éventuels biens dotaux sont précisés. La situation de chaque époux au sein du futur ménage est ainsi définie jusqu'au-delà de l'union.

'(...)La dite Marguerite Catherine Long, épouse autorisée du dit Paul Lullin, et de plus conseillée et autorisée par Jean-Paul Martin et Paul Martin, ses neveux et ses proches parents, voulant témoigner sa satisfaction du présent mariage constitue en dot à la dite demoiselle sa fille 3600 livres argent courant payable après le décès de la dite dame Lullin sans intérêts'. 613 

      Cette disposition, qui pourrait très bien avoir sa place dans un testament, illustre parfaitement le lien direct qui existe entre le contrat de mariage et la mort, même si dans ce cas présent, c'est un cas de figure original, à savoir le décès de la mère de la mariée, qui est l'objet d'une dotation. Les familles bourgeoises, par le biais des contrats de mariage, offrent à leurs enfants, et surtout aux femmes, l'équivalent d'une assurance sociale qui leur garantit un revenu déterminé sur le long terme. Ce fait n'est pas nouveau. Les édits civils de 1713, par exemple, avaient fixé l'augment dû à la femme en cas de prédécès du mari équivalent à la moitié de la dot réversible aux enfants. 614  Le but de telles dispositions est toujours d'offrir une certaine protection à celle qui, loi naturelle oblige, a plus de probabilités de survivre à son conjoint.

      Un autre cas possible, et souvent employé par les parents d'une future épouse, consiste à offrir une rente annuelle, sortie de leur succession, 'pour elle au futur époux' (...)'pendant la vie du survivant des dits constituants'. 615  Cette somme ne doit son existence qu'à la survie de l'épouse ou à la survie d'un de ses enfants. Par une telle disposition, ces parents assurent sur leur fortune une situation donnée à leur fille, mais gérée par l'époux.

      La protection de l'épouse est nécessaire en ce sens que la femme au sein du ménage est subordonnée aux décisions de son époux, qui agit comme un tuteur. Dans le cas, le plus fréquent, d'un régime dotal défini par le contrat, le régime choisi est une séparation des biens des époux, avec gestion de ceux de la femme par son mari, comme le montre le passage suivant: 'Les futurs époux déclarent qu'ils entendent contracter sous le régime dotal, tel qu'il est déterminé dans le code civil des Français en vigueur dans ce canton, sauf les modifications qui seront ci-après stipulées, renonçant expressément à toute espèce de communauté de biens entr'eux'. 616  La suite du contrat définit plus particulièrement la nature de la protection prévue pour les biens de l'épouse, notamment pour les revenus perçus en cours de mariage: 'La demoiselle future épouse demeure autorisée à toucher et recevoir sur ses simples quittances, le quart de tous ses revenus, pour servir à ses besoins personnels'. 617  Le pouvoir marital est ici clairement délimité.


3.4. La cérémonie

      Etape ultime de la réalisation d'un mariage, la cérémonie ne peut être totalement absente de la présente description. Pourtant, le moins que l'on puisse dire, c'est que Calvin n'a pas donné à cette cérémonie du mariage un quelconque faste. 'La célébration du mariage doit se faire au début d'un culte public, à l'heure exacte, et sans faute'. 618  Cette pratique n'a sans doute pas beaucoup changé au cours du temps puisque les témoignages du XIXe siècle ne s'appesantissent pas sur le sujet: 'Le lundi 22 [février 1819] je conduisis mademoiselle Louise Martin à l'église où la cérémonie religieuse sanctionna notre union'. 619  Dans le présent cas de figure, la cérémonie religieuse a donc eu lieu en semaine, alors que le mariage civil s'est déroulé trois jours auparavant, le vendredi 19 février. 620 


4. Un exemple pratique de mariage de familles établies : Le mariage d'Alexandre-Louis Prévost et ses multiples dimensions

      Le mariage d'Alexandre-Louis Prévost avec Jeanne-Louise Martin, dont il vient d'être question, est un exemple type d'une union entre deux familles anciennement fortunées, mais dont une seule a réussi à reconstruire cette fortune. L'autre, la famille Martin, 621  tient une position sociale élevée, notamment grâce à l'engagement politique du père de Jeanne-Louise, Conseiller d'Etat et lieutenant de police. 622  Alexandre-Louis, qui connaît au début du siècle, une position commerciale pleine d'espoir est en position économiquement dominante sur la famille Martin, ce qui va être confirmé par l'évolution des tractations liées au mariage et à ses termes. Ce mariage, au milieu de situations familiales bien connues, est une illustration parfaite de ce qui précède. D'abord parce qu'il respecte le schéma établi concernant le processus qui aboutit à l'union. Ensuite, parce que ce mariage révèle de complexes liens familiaux qui unissent sur plusieurs plans différents quelques familles protestantes. Le mariage y apparaît donc comme un élément parmi d'autres, qui sert à une dynamique sociale particulière, un quasi esprit de caste.

      Les détails de ce mariage sont particulièrement bien connus grâce à plusieurs sources qui ont toutes donné une version légèrement différente des faits. La trame de fond demeure cependant unique. Alexandre-Louis Prévost, installé en Angleterre, revient en 1819 rendre visite à ses parents. Pendant les quelques semaines qu'il passe à Genève, il trouve un parti, conclut un mariage, et s'en retourne avec son épouse en Angleterre. Une prouesse en quelque sorte qui démontre qu'Alexandre Prévost est un beau parti, dans une période qui suit l'occupation française, et qui, même si la situation politique genevoise se calme, est marquée par cet épisode douloureux.

' J'avais bien une arrière pensée de mariage, et même mon attention se portait plus particulièrement vers mademoiselle Martin-Bertrand, que ma mère avait souvent attirée près d'elle et dont mon oncle Marcet, qui l'avait connue dans son dernier séjour à Genève, m'avait parlé, peut-être écrit. Mais je la connaissais à peine : je l'avais vue dans son enfance. Et je n'avais pu que l'entrevoir en arrivant, parce que le bruit s'était presque instantanément répandu que je venais pour l'épouser, ses parents avaient jugé convenable de lui faire éviter momentanément toute occasion de me rencontrer. Sa nièce et elle avaient cessé toute visite chez mes parents. Cela devenait gênant et je résolus de mettre fin à l'interdit. Je fis demander par Monsieur Schmidtmeyer 623  à Monsieur Tronchin-Bertrand si, tout à fait étranger comme je l'étais, aux bruits qui s'étaient répandus, je devais considérer la retraite de mademoiselle Martin comme l'indice d'une détermination prise de ne point songer à l'expatriation. Je disais bien à Monsieur Schmidtmeyer ce que je me disais à moi-même, que tout ce que je désirais c'était de rétablir les communications et de trouver l'occasion de me faire connaître à mademoiselle Martin, comme d'apprendre à la connaître, mais il faut avouer que ce premier pas fait, il ne m'eût pas été facile de battre en retraite. C'est ce que l'on comprit. On me fit demander si je pourrais faire espérer un retour, par exemple à la fin de mon association. A cela je n'hésitai pas de répondre négativement : j'ajoutai même que le plus qu'il me fût possible de dire c'est que, à cet égard, il n'y avait rien de déterminé dans mon esprit. Des devoirs impérieux m'empêchaient de songer au retour à aucune époque déterminée. C'était le 19 février que j'avais fait ma première démarche [arrivé à Genève le 6 février], le jour même où mon frère Jean-Louis était parti. Le dimanche 21, on me fit la question relative au retour, et le lendemain 22, je reçus une réponse favorable et l'invitation d'aller le soir chez Monsieur Martin, dans son cabinet. L'intervalle ne fut pas long, mais il fut loin de me paraître court, préoccupé que j'étais de l'objet que j'avais en vue. Je me rendis chez Monsieur Martin. Connaissance fut bientôt faite et je n'eus pas de peine à reconnaître que mon coeur suivait aisément l'impulsion. Nos sentiments furent bientôt à l'unisson'. 624 

      Ce récit de la main d'Alexandre lui-même, est en réalité, malgré un titre trompeur, écrit plusieurs décennies après les faits. On peut en tous cas le dater après 1850, ce qui lui donne plus la forme d'une autobiographie que d'un journal. Considérant cela, la destination de ce document en expliquerait en grande partie l'articulation du contenu. Si, comme on est en droit de l'imaginer, ce récit était destiné à d'autres membres de la famille (les descendants par exemple), le fossé entre réalité et récit pourrait être important. Il n'empêche que le frère d'Alexandre, donne une version légèrement différente:

'Sa fortune faite, il avait eu de temps en temps l'idée de se marier. (...) Le jour de son arrivée, avant qu'il eut pensé à chercher femme, bien loin d'en avoir parlé, le bruit courut dans toute la ville qu'il venait épouser mademoiselle Louise Martin.

La famille Martin, avec qui nous étions amis aussi intimes qu'à présent, s'offensa croyant que c'était nous qui avions répandu ce bruit. Alexandre ne vit point la jeune personne, qui à l'ordinaire venait presque tous les jours chez ma mère. Il se trouva extrêmement vexé d'être l'objet de bruits de ce genre. Son affection pour madame Martin était indépendante de toutes vues sur sa fille, que nos parents aimaient beaucoup. Après trois semaines de ce sot état de choses, il fit demander par le syndic Schmidtmeyer à Monsieur Tronchin de prier Monsieur Martin de recevoir sa visite. Alexandre n'était nullement décidé à demander Mademoiselle Martin en mariage. Il alla faire visite à Monsieur Martin, il trouva Louise 625  dans sa chambre, il fut interloqué, il ne sut pas que dire, il la trouva fraîche et jolie, et sans réfléchir davantage, il la prit à bras le corps et l'embrassa'. 626 

      Cette deuxième version du même événement indique que ce mariage n'était pas un projet d'Alexandre. Entre l'hypothèse d'un mariage souhaité, et celle d'un mariage 'providentiel', il est préférable de situer la vérité entre ces deux possibilités. La famille Martin est une famille amie de la famille Prévost, et les parents Prévost recevaient des visites fréquentes de Jeanne Martin. Sachant que Pierre Prévost avait quatre enfants, tous des hommes, et que l'aîné connaissait une brillante carrière commerciale en Angleterre, il est impossible que la possibilité d'un mariage n'ait pas traversé l'esprit de la famille Martin. C'est sans doute cette possibilité très logique, non-réalisée, qui a provoqué leur réaction lorsque Alexandre est arrivé à Genève, et n'ait pas fait savoir une intention que les parents Martin souhaitaient. Quant à Alexandre, il avoue lui-même dans son journal que l'idée du mariage lui avait traversé l'esprit, sans avoir pour autant arrêté un choix, laissant d'ailleurs entendre que le choix lui appartient pleinement. Si ce mariage est providentiel, c'est du côté d'Alexandre qu'il faut chercher, bien que bon nombre d'éléments montrent que cette union a suivi un processus logique d'alliances d'ordre économique.

      Ce même frère indique dans son récit qu'au moins une possibilité très claire de mariage s'était déjà présentée à Alexandre, lors de son séjour à Berlin. 'Il aurait pu le faire, & je ne crois pas qu'il eut d'autre raison de manquer cette occasion que de la répugnance à devenir Prussien'. 627  Une nouvelle fois le choix individuel est mis en exergue.

      Le rôle des intermédiaires est dans ce cas clairement défini, et leurs identités connues. Ce sont des collègues et amis politiques du père de la mariée qui sont sollicités pour approcher la famille en question. Ils posent non seulement la question à la famille Martin, mais jouent en plus le rôle d'intermédiaires lors d'une ébauche de négociation. Ce sont eux qui posent à Alexandre les questions que la famille Martin désirait lui poser, soit sur la garantie d'un éventuel retour en Suisse.

      Les liens antérieurs au mariage et qui pouvaient exister entre les familles Prévost et Martin sont évidemment un point délicat mais crucial. Délicat par le peu de sources précises sur la question, mais crucial car l'étude de ces liens montre combien le mariage était l'élément d'un tout bien plus vaste qu'une belle histoire entre deux individus, dont l'une des familles aurait préparé l'union, et l'autre l'aurait tout simplement reçue comme un fait providentiel.

      Plusieurs familles ont joué un rôle dans le mariage d'Alexandre, à savoir les familles Martin, Prévost et Vioillier. En fait, on retrouve ici les familles impliquées dans le réseau de formation des frères Prévost, abordé au chapitre précédent. 628  La famille Martin est en relation d'affaires avec la famille Viollier, qui est une famille amie de la famille Prévost. De plus, Viollier et Martin siégeaient tous deux au Conseil d'Etat. Le contrat de mariage de Pierre Prévost 629  fait apparaître Viollier parmi les témoins. Et à deux reprises, des enfants Prévost vont se retrouver en formation dans le commerce de Viollier: Alexandre à Genève en 1806 et Georges à Livourne en 1819. Or la succursale de Livourne est dirigée par André Martin, futur beau-frère d'Alexandre, qui a fait son apprentissage chez Viollier & Cie à Genève. Un des aïeux de Martin, dirigeait un négoce de soie à Livourne, avant que Viollier ne s'y établisse. Ce n'est d'ailleurs que quelques jours après le mariage d'Alexandre que Georges Prévost part pour son apprentissage chez Viollier & Cie à Livourne. L'apprentissage puis la carrière d'André Martin au sein de Viollier & Cie s'explique par l'amitié de son père, Jacob Martin, avec Viollier. En 1819, Jacob Martin, qui a deux enfants vivants, marie donc sa fille avec un bon parti, qui en retire une proximité bienvenue avec un établissement qui n'est pas concurrent. Quelques années plus tard, en 1825, André Martin rejoint Morris Prévost & Cie, qui désire se lancer dans le commerce de la soie. En 1819, le mariage répond à la fois à des considérations économiques pour la famille Martin, et à des intérêts commerciaux pour la famille Prévost.

'Mademoiselle Martin avait une pension de jeune demoiselle. Après avoir vécu dans l'aisance elle avait été obligée d'avoir recours à cet expédient, à cause des pertes que son mari avait faites dans le commerce. Non seulement il n'était rien resté à monsieur Martin, mais madame Martin avait aidé de son bien la liquidation des affaires de son mari, qui d'ailleurs n'avait cessé de faire honneur à ses engagements'. 630 

      Les considérations économiques de la famille Martin s'exprimèrent à travers des exigences liées à l'union, posées par Jacob Martin, et qui montrent les rouages du difficile équilibre à trouver. A la sollicitation d'Alexandre par le biais de son intermédiaire, la famille Martin pose une première question liée à la situation géographique. Elle a de la peine a envisager une émigration définitive pour sa fille, même s'il paraît acceptable que, pendant la durée de l'association anglaise d'Alexandre Prévost, elle aille s'y installer pour quelque temps. La réponse est simple, franche et directe: Alexandre refuse de faire la promesse d'un retour automatique. Cette réponse révèle combien le système complexe d'associations bancaires pouvait être à la fois instable et vecteur d'imprévus. Certes, Alexandre Prévost a déjà fait fortune en 1819, mais il sait très bien que les affaires sont par définition mouvantes, et son association, toute bénéficiaire qu'elle pouvait être, ne durerait qu'un temps limité. Après cela, il est pour lui difficile de savoir quelle opportunité allait, ou devrait, se présenter. Désireux de saisir toute chance qui ne manquerait pas de s'offrir à lui, Alexandre Prévost a répondu sans ambiguïté. Si Jeanne Martin devient sa femme, elle doit l'accompagner avec lui en Angleterre et y rester pour un temps indéterminé.

' Ma future épouse était sans dot, c'est-à-dire sans autre dot que sa personne et son caractère. Je lui assurai la rente d'un capital de 2500 £ sterling, et je ne consentis pas à augmenter cette disposition, comme cela me fut demandé par Monsieur Tronchin, avant la signature du contrat. Je regrettai ce refus, qui me semblait, à tort, pouvoir être suivi de difficultés. Il n'en fut rien. Je ne croyais pas devoir engager au-delà ma petite fortune dans le commerce : on le comprit fort bien et on m'en témoigna que plus de cordialité'. 631 

      Le mariage est donc arrangé suivant un accord financier garantissant une rente à l'épouse, sans que la famille de cette dernière soit assurée de la voir revenir vivre un jour à Genève. Cette épouse appartient en outre à une famille en relation d'affaires avec les Prévost et leurs alliés Haldimand. En réalité, le dense réseau d'alliances matrimoniales fait que les mêmes familles se retrouvent systématiquement les unes face aux autres au milieu d'un ensemble plus vaste rendu cohérent par l'ancien statut bourgeois. De nouvelles extensions sont toujours possibles, mais l'essentiel des alliances par le biais d'un mariage se réalisaient autour des mêmes groupes familiaux.

      Dans le cas de Prévost, le réseau d'alliances familiales s'est évidemment constitué au cours du XVIIIe siècle, et comprenait des familles de négociants liées avec le commerce de la soie. C'est la famille Haldimand qui a centralisé ce pôle, autour duquel gravite au XVIIIe siècle les familles Martin, Nadal et Long, cette dernière étant particulièrement intéressante puisque d'origine vaudoise comme les Haldimand mais installée pendant plusieurs générations à Turin. 632 

      Antoine François Haldimand avait fait son apprentissage chez Pierre Martin, à Livourne, avant de se rendre en Angleterre. Là, il travailla chez son parent Jean-Abraham Haldimand, marié à la soeur de son associé Long, au sein de la maison Haldimand, Nadal Long & Cie. Cette maison l'envoya auprès d'un client anglais du nom de Pickersgill, où il travailla 18 mois. Rentré quelque temps à Genève, il retourna se marier à Londres avec la fille de Pickersgill, et monta une maison de commerce avec Jean-Jacques Long, père de Pierre-François Long, associé avec son parent. Mais cette affaire ne dura que trois ans, à la suite de quoi il fonda sa maison de commerce qui devait devenir Haldimand fils & Cie. La famille Prévost s'est greffée sur ce pôle grâce à deux alliances. Le bisaïeul Nadal d'Alexandre Prévost, et le beau-frère de Pierre Prévost, qui a épousé une des deux filles d'Antoine Haldimand. L'autre fille Haldimand a épousé Charles Morris, père de l'apprenti puis associé d'Alexandre Prévost.

      Alexandre Prévost a bénéficié directement lors de sa formation de la maison Haldimand fils & Cie, où il travaille dès 1808. De cette position, il crée Prévost Morris & Cie, avec James Morris puis son frère Jean-Louis Prévost, avant d'être sollicité en 1818 par la famille Haldimand pour reprendre la succession d'Antoine Haldimand, disparu. En réalité, Morris Prévost & Cie (qui prit ce nom lors du changement d'association de 1818) est une maison bien moins prestigieuse que Haldimand fils & Cie, mais le désintérêt des enfants d'Antoine Haldimand, qui abandonnent l'affaire en 1829, permet à Morris Prévost & Cie de se substituer à cette maison qui a été à l'origine de ses activités.

      Le mariage d'Alexandre intervient juste après son association avec les fils d'Antoine Haldimand au sein de Haldimand Fils & Cie. De plus, pendant la même période, Alexandre Prévost devient Consul suisse pour l'Angleterre, rôle qu'il assume non seulement avec succès, mais qu'il transmet ensuite à son frère. La position de force qu'il a sur la famille Martin est indiscutable. De manière plus générale, on remarque que trois des quatre frères Prévost réalisent des unions les liant à des familles actives dans les milieux du négoce et de la banque.

      Le troisième fils Guillaume Prévost épouse Blanche Fuzier-Cayla en 1830, soit quelques mois après que Morris Prévost & Cie n'ait repris les affaires de Haldimand fils & Cie. La situation a changé, Morris Prévost & Cie est désormais la plus grande affaire suisse installée en Angleterre, et Alexandre Prévost est au faîte de sa carrière. C'est d'ailleurs lui qui assume pour son frère le rôle d'intermédiaire. Le benjamin de la fratrie, Georges Prévost, épouse Mathilde Le Fort. Des quatre frères, seul le second, Jean-Louis est resté célibataire. La logique économique du mariage d'Alexandre Prévost se retrouve dans ces deux unions, comme elle est encore visible avec les unions de la génération suivante. Les deux mariages des frères d'Alexandre Prévost ont élargi le pôle familial d'affaires, tandis qu'Alexandre se retire à Genève dès la fin de Haldimand Fils & Cie. A la fin des mariages de la seconde génération, un pôle très puissant de banquiers privés est né entre Genève et Londres. Au sein de ce pôle, on retrouve les établissements des familles Pictet, Cramer-Martin, Mallet, et De Seigneux, en y ajoutant plusieurs mariages avec la famille De la Rive.

      Les mariages effectués par les membres de la famille Prévost ont tous suivi une même logique, en relation étroite avec l'établissement créé par Alexandre à Londres. Dans un premier temps, il s'est agi pour lui de renforcer sa position en Angleterre, ce qu'il fit en s'alliant avec une famille commerçante alliée avec les établissements du réseau familial dans lequel il se trouve. Morris Prévost & Cie a été positionnée au centre des relations d'affaires entre Genève et Londres à la disparition de la maison Haldimand & Cie en 1829, à laquelle elle succéde. La position de Morris Prévost devenue centrale, il ne reste plus, au milieu du siècle, qu'à passer des alliances avec d'autres établissements bancaires genevois, qui n'appartiennent pas forcément au pôle né au XVIIIe siècle. Dans cet exemple, il n'y a pas de problème de concurrence entre différentes maisons, conflits qui auraient été réglés par des alliances matrimoniales. Morris Prévost & Cie s'est imposé comme l'intermédiaire unique des placements genevois en Angleterre.


5. Un exemple de soupirant 'hors normes': Jacques Mirabaud

      Jacques Marie Jean Mirabaud (1784-1864) a laissé une description fort intéressante des tractations qui ont accompagné son mariage. 633  Issu d'une famille bourgeoise depuis 1734 634  seulement, il n'a sans doute pas eu l'occasion d'être complètement imprégné de toutes les normes sociales qui accompagnent l'approche d'un parti, ce qui n'est pas étonnant puisque sa famille est originaire de France et que son grand-père n'est arrivé à Genève qu'en 1731. 635 

      Jacques Mirabaud est un banquier brillant qui commence une carrière prometteuse à Milan où il fonde son premier établissement en 1814. 636  Quelques temps après, il lance une demande en mariage auprès des parents d'Amélie Amat. 637  Ces derniers acceptent la demande à la condition de voir le soupirant regagner définitivement Genève, 638  un schéma en tout point identique à celui vécu par Alexandre Prévost. Jacques Mirabaud refuse et s'en retourne à ses affaires. Ce n'est que deux ans plus tard qu'il se trouve à nouveau à Genève et recroise mademoiselle Amat à un bal. 639  Sa réaction sort alors des normes de la bourgeoisie, puisqu'il questionne directement celle qu'il voudrait voir devenir sa femme. La question est même abrupte: 'Etes-vous toujours, mademoiselle, si peu portée pour le séjour de Milan ?' 640  La réaction de la famille est à la mesure de l'audace. 'L'on fit semblant de ne pas me comprendre, et l'on ne me répondit rien. L'on avait l'air un peu embarrassé...'. 641 

      Réalisant qu'il a brusqué inutilement le parti qu'il convoite, Mirabaud demande la nuit même à sa soeur aînée, déjà mariée, 642  d'aller le lendemain effectuer une demande officielle auprès des parents Amat. Cette dernière, devenue intermédiaire, revient sans réponse mais surtout sans refus. 643 

'Deux jours après arrive le bon papa Amat, que je ne connaissais que de vue (...) Sa manière, en entrant dans le salon, n'annonçait rien de décisif, et il venait nous parler d'un objet qui intéressait pour ainsi dire tout mon bonheur à venir avec le même calme que s'il était venu nous annoncer que le petit chat n'avait pas voulu manger la bouillie qu'on lui avait préparée (...)Il nous annonça que sa fille n'avait voulu prendre aucune décision'. 644 

      La confrontation entre les comportements de Mirabaud et du père Amat sont typiques de deux types de bourgeoisie. Mirabaud, orphelin de père depuis 1793, 645  a visiblement brusqué les convenances bourgeoises, ce qui peut s'expliquer par l'intégration récente de sa famille dans la République et aussi dans ses élites. De son côté, il apparaît clairement que la famille Amat laisse l'entière décision à la première concernée, conformément aux valeurs calviniennes. Cela s'explique par la position professionnelle de cette famille qui n'a aucune pression du monde des affaires où elle n'a pas d'établissement propre. Le choix peut donc appartenir à la fille elle-même puisque ce choix ne remet pas en question une stratégie de développement d'affaires commerciale ou de banque. A cette remarque, il est encore nécessaire d'ajouter que les deux familles ont une fortune équivalente, 646  ce qui exclut un calcul d'ordre économique des parents. En l'occurrence, le stoïcisme, voire la retenue typique des élites doublée d'un esprit calviniste des Amat est complet, jusqu'à l'accord final: 'Je ne demandais pour toute réponse que trois voyelles... ce mot se fit beaucoup attendre, et même il n'arriva pas ; mais l'on m'adressa l'équivalent, c'est-à-dire qu'après beaucoup d'indécision, Mlle Amat avec un air aussi ému qu'embarrassé, dit simplement : Enfin, je ne sais pas comment j'ai pu me décider '. 647 

      Ce dernier exemple est une illustration caractéristique d'une alliance entre bourgeois de même niveau, réunissant une famille respectable, active dans les instances politiques, avec un négociant à la carrière prometteuse. D'autres exemples démontrent que le schéma établi pour définir les étapes d'un mariage bourgeois ont été reproduits ou adaptés, même si l'un des partis n'est pas totalement intégré à la vie sociale de cette classe.


6. Un exemple pratique de mariage de famille non-établie: Le mariage de David Lenoir

      En 1843, David Lenoir, issu d'une famille conservatrice, épouse Clarisse Poulin, dont le père, un libéral, a été actif au sein de l'Association du Trois-Mars. Si elle est une illustration parfaite d'un mariage transversal, cette union est surtout intéressante parce qu'elle met en scène l'alliance de deux familles modestes. Les Poulin sont de récents immigrés. André Poulin (1753-1814), un marchand-drapier, n'arriva à Genève qu'en 1790. 648  Il fut reçu habitant l'année d'après, et obtint la 'bourgeoisie' 649  en 1797. 650  Originaire du Dauphiné, André Poulin est déjà, à son arrivée, intégré dans les réseaux commerciaux genevois, puisqu'il est associé à la maison Viollier. 651 

      Les origines de la bourgeoisie de la famille Lenoir sont plus anciennes, même si cette famille peine à retrouver une filiation certaine avant le début du XVIIIe siècle. 652  La bourgeoisie fut acquise par Jean Lenoir (1725-?), un maître orfèvre marié à une citoyenne, le 6 juillet 1770. 653  La famille Lenoir était active dans le milieu de la Fabrique, sans lien apparent avec le grand négoce. David Lenoir, dont le père était horloger, est actif dans les milieux de la finance. Le récit qu'il donne de son mariage démontre que le schéma établi précédemment pour les familles anciennement bourgeoises convient également à son cas, même s'il semble avoir réussi à réaliser un mariage d'amour.

      Clarisse Poulin, sa future épouse, devient pendant l'instruction religieuse une amie de sa soeur. 654  'Aucune autre jeune fille, tant aimable fut-elle, ne put me donner le change et je restai fidèle à ma première affection'. 655  Mais ce coup de foudre n'est peut-être pas totalement le fruit du hasard, puisque David Lenoir 'voyait quelques fois [Clarisse Poulin] à la maison'. 656  La suite est étonnante.

      Sans grande fortune, sans nom reluisant, David Lenoir patiente, espérant bien parvenir à une situation suffisante pour demander la main de son amour. Mais lorsqu'il apprend qu'une demande en mariage de sa bien-aimée est en cours, il réagit sans tarder: 'je pris ma grande résolution, et je priai le pasteur Barde de faire la demande de Mlle Clarisse Poulin', mais 'Monsieur Poulin se cabra à l'ouï du discours de Monsieur Barde, et répondit par un refus net et catégorique'. 657  Dans ce cas de figure, les intermédiaires jouent un rôle capital. C'est 'une dame amie de la famille Poulin', 658  qui le mit au courant de la demande en mariage d'un rival, que par ailleurs il connaissait. 659  Ensuite, quelques jours plus tard, il reçoit une lettre de Madame Poulin lui 'conseillant de voir Monsieur Amiel-Roux, 660  comme seul homme qui eût de l'influence sur son mari, pour le prier d'arranger les choses'. 661  Amiel-Roux et Lenoir ne semblent pas se connaître outre mesure, puisque dans son récit après l'avoir rencontré, Lenoir parle d'Amiel-Roux comme de son 'nouvel ami'. 662  Il n'empêche qu'à partir de ce moment les événements s'enchaînent rapidement. Lenoir reçoit par écrit une invitation à se rendre dans le bureau d'Amiel-Roux le lendemain. Là s'y trouve Monsieur Poulin 'qui me tend la main et m'accorde sa fille'. 663 

      La difficulté de cette union réside dans les clivages politiques et le peu d'atouts de David Lenoir. Sa famille n'est pas un nom de la République et lui-même est parti au bas de l'échelle de la finance. Toute la persuasion d'Amiel-Roux a vraisemblablement résidé dans le futur prometteur du jeune financier. Mais si ce mariage décrit une situation différente de celui d'Alexandre Prévost, le background est identique, à commencer par le rôle primordial des intermédiaires. Le fabuleux destin de Clarisse Poulin, qui voit son soupirant obtenir sa main, demeure empreint, lors du mariage, de l'incertitude d'un amour qui n'a pu être qu'effleuré avant l'union. Cette incertitude est levée sans peine dans la biographie de David Lenoir: 'J'avais raison, car quarante-deux années de vie conjugale ont confirmé la réalité que j'entrevoyais alors, et je puis dire que Clarisse a été le bonheur de ma vie'. 664  L'histoire de ce mariage apporte encore un nouvel élément au schéma qui a été présenté dans ce chapitre. Les interventions providentielles de plusieurs intermédiaires qui se décident à aider le jeune prétendant démontrent que l'entourage de la famille cible est parfaitement au fait des sentiments qui naissent autour de leur fille. Cela est d'autant surprenant dans ce cas, que les Poulin n'ont pas de contacts directs avec David Lenoir.


7. Vocation et mariage

      Le mariage et son évolution au cours des siècles est un exemple type d'une pratique sociale qui est constamment en équilibre précaire entre le respect d'une tradition basée sur des textes religieux clairs, et la volonté de répondre à des intérêts entrant parfois en contradiction avec la liberté de choix que préconise la religion. Le libre choix effectif du conjoint peut fréquemment être mis en doute par des témoignages écrits, qui illustrent bien l'important poids familial qui pouvait peser sur un mariage. 'Vers ce moment Antoinette revint à Genève, et n'accepta pas la vocation que lui adressa la famille Gallatin-Grenus, par l'intermédiaire du pasteur Cellérier, le 4 mai 1821'. 665  Ce témoignage de Naef, qui décrit le cas d'un refus extérieur à sa propre famille, met en évidence une situation de crise. En effet, même si dans ce cas la liberté de choix semble avoir été respectée, ne pas accepter une 'vocation' est un acte extrêmement fort, car il démontre un comportement contraire à une volonté divine. Il pourrait s'agir d'un crime, bien que les conséquences des refus en question semblent ne pas avoir été à la mesure de 'l'hérésie'.

      La famille Hentsch donne une autre illustration de ce délicat équilibre. A moins de 20 ans, Jean-Paul Albert reçoit une lettre de son père qui délimite parfaitement la volonté familiale quant au mariage, en réussissant même à indiquer à son fils les personnes à consulter pour guider le choix du conjoint, ainsi qu'une échéance.

'Il faut s'amuser quant on est jeune, et les plaisirs honnêtes ne laissent pas de regrets. Pour ce qui concerne les demoiselles, garde-toi bien de faire un choix. Ton caractère, et celui de la personne qui pourrait te convenir ne peuvent être encore formés. Ainsi, jouis de la vie et sois papillon voltigeant de fleur en fleur, mais garde-toi de te placer dans une situation où elle ou les siens pourraient dire par la suite que par soins, gestes, soupirs ou discours, tu as pris une espèce d'engagement quelconque. L'homme étant le plus fort, doit éviter de compromettre jamais aucun être de ce sexe intéressant que Dieu a formé pour notre bonheur. Lorsque ton caractère sera mieux formé, tes frères et belles soeurs pourront t'aider. Il me semble que 4 ou 5 années sont encore nécessaires pour fixer ton choix'. 666 

      Dans cette lettre, la liberté de choix semble totalement dirigée par le père, qui fixe lui-même un délai d'attente de plusieurs années. La volonté que ce père affiche de voir son fils effectuer un bon mariage est en lien avec sa position de banquier, soucieux de pérenniser ses affaires. Etant donné que Jean-Paul Albert est le cadet de quatre fils, et que l'aîné, Isaac Henri est plus âgé d'une vingtaine d'année, 667  la délégation du rôle de conseiller à ce fils n'est pas surprenante, d'autant plus que la famille Hentsch est divisée entre Paris et Genève. Il est cependant symptomatique de constater que les bons conseils du père ne sont qu'en partie intégrés par le fils. Il attendra bien pour se marier, mais seulement deux ans, et affirme que ce choix lui appartient. 668 

      Malgré une relative liberté de choix, toute famille bourgeoise demeure très attentive de toute question matrimoniale, même lorsqu'elle ne se trouve pas au centre du mariage. Et lorsqu'elle est tenue à l'écart de l'approche d'un parti, comme cela a été le cas de Pierre Prévost, une légère amertume est perceptible: 'Hier, mon neveu Franck Marcet m'annonça son prochain mariage avec Mademoiselle Amélie Beaumont. Je dis m'annonça, car tout conseil eut été inutile, puisque, dans le moment même où il m'en parlait, sa mère faisait une démarche, qui, toute indirecte qu'elle était, entamait l'affaire. Je n'ai donc eu que mon approbation et mes biens sincères voeux à lui donner pour son bonheur'. 669  Ce qui n'est déjà pas mal!


Conclusion

      Au sein de l'ancienne bourgeoisie de la République dans la première moitié du XIXe siècle, le mariage est une question d'équilibre. Délicates à trouver, ses multiples composantes rendent l'élaboration d'un modèle difficile à réaliser. Par essence, la liberté de choix du conjoint est ancrée profondément dans les moeurs calvinistes, mais cette liberté se dresse à l'encontre de toute logique, surtout si l'enjeu touche aux affaires.

      Le mariage est dès lors habilement encadré par les parents, afin que le choix de leurs enfants corresponde au mieux à leurs aspirations. Peut-il seulement en aller autrement parmi une jeunesse étroitement surveillée et encadrée? En fin de compte, il y a de fortes chances pour que le choix des parents ne plaise aux enfants que par absence d'alternative. Une collusion d'intérêts se forme alors entre des parents soucieux de voir leurs rejetons réaliser un bon mariage, et leurs enfants désireux de profiter de leur apparente liberté de choix. Ces derniers ne peuvent que prendre conseil auprès de leurs père et mère. Cela pourrait donner à penser que les mariages de raison sont plus fréquents que les mariages d'amour, mais en fait, au sein d'une bonne société ou les jeunes gens ne se rencontrent que rarement et toujours de manière très contrôlée, la question n'a que peu de sens.

      D'un point du vue formel, le mariage bourgeois répond à un rituel immuable qui vise à une préservation maximale de l'honneur, de la réputation et des intérêts de tous. En particulier, le recours systématique à un intermédiaire qui effectue la demande au nom de la famille de l'époux n'a finalement qu'un seul but: éviter le déshonneur qu'impliquerait pour une famille respectable un refus direct. Une fois les familles accordées, l'éclat du mariage peut briller. Il ne brille cependant pas au travers des fastes d'une cérémonie religieuse particulière que Calvin a exclue, mais uniquement dans les hôtels particuliers des familles, lors de la signature du contrat de mariage. Véritable cérémonie ouverte à un grand nombre de personnes, cette signature se situe au coeur du mariage bourgeois.

      Il est particulièrement révélateur de constater que la publicité du mariage bourgeois est l'affaire du seul microcosme des élites, par le biais des personnes présentes à la cérémonie de signature. En absence de célébration religieuse particulière, les époux ne pouvant que faire bénir leur union lors d'un culte habituel, ce n'est que par la correspondance qu'entretiennent les familles bourgeoises entre elles que circule l'information. Cette caractéristique est à mettre en regard de la particularité de la formation bourgeoise, également organisée par la toile des liens familiaux.

      Ces tendances à l'autarcie du monde bourgeois sont renforcées par les habitudes aux renchaînements d'alliances. Grâce à ces bouclages, deux familles peuvent cultiver sur plusieurs générations une proximité propice au développement de réseaux familiaux solides, sans avoir recours à des unions de parents (comme le mariage de cousins germains), contraires aux principes calviniens.


7. Faire et défaire des affaires, les élites et le monde des affaires au XIXe siècle

      Une fois la formation réalisée et parfois un mariage conclu, le jeune homme entre dans la vie active. Cette chronologie simpliste cache mal l'interpénétration de ces trois moments clés dans la vie d'une jeune personne issue de l'élite bourgeoise. L'entrée dans la vie professionnelle est l'amorce d'une carrière préparée par une éducation choisie et régulièrement appuyée par un mariage inscrit dans la toile des alliances familiales. Reste que ces préparatifs doivent déboucher sur la réussite ou l'échec individuel dans un contexte instable. Dans la première moitié du XIXe siècle, la situation politique a fortement influé sur les affaires genevoises. La restauration, inaugurant une période de relative stabilité économique, après la vague de faillites de la fin de l'ancien-régime donne naissance à une période où les possibilités d'affaires sont vastes. De plus, le monde des affaires connaît une évolution sans précédent au cours du XIXe siècle. De nouvelles techniques apparaissent et, avec elles, de nouveaux acteurs comme les Sociétés Anonymes. 670  En plaçant les activités des familles de l'élite bourgeoise au sein d'une continuité de la pratique des affaires entre le XVIIIe et le XIXe siècle, l'analyse historique se trouve irrémédiablement face à une période de changements. Des réseaux familiaux du XVIIIe siècle n'émergent que quelques pôles qui concentrent autour de leurs noms un nombre considérable d'affaires et de projets. Ces familles, issues des élites bourgeoises des temps passés, ont parfaitement réussi à négocier le tournant politique et technologique. Mais d'autres personnalités s'affirment également au même moment. Issues de familles bourgeoises faiblement intégrées dans les affaires passées de la cité ou de familles non-bourgeoises, elles appréhendent avec moins de parti-pris les nouveaux segments techniques et financiers du monde des affaires.

      Herbert Lüthy a magistralement explicité la force des banquiers privés protestants, dont une bonne partie de Genevois, actifs en France au XVIIe et XVIIIe siècle, mais son étude s'arrête alors que de grands changements interviennent. 671  La révolution française et son extension genevoise ruinent de nombreuses familles, tandis que les Lumières diffusent de nouvelles idées sur les pensées économique et sociale.

      La période française a mis à mal les manufactures genevoises de coton, industries leaders qui ont beaucoup décliné au début du XIXe siècle. 672  Pendant cette période trouble de l'histoire genevoise, l'élite économique de la République s'est beaucoup appauvrie, et rares sont les affaires qui ont survécu. Deux conséquences découlent de cette situation: une extension géographique 673  et l'émergence de nouveaux groupes familiaux parmi les élites économiques.

      A cause de la révolution de 1792, bon nombre de Genevois ont préféré, lorsqu'ils n'y ont pas été forcés, quitter la Rome Protestante pour s'établir à l'étranger. Les réseaux de relations ont joué ici un rôle essentiel. En laissant de côté les émigrations de jeunes négociants qui tentent leurs chance de l'autre côté de l'Atlantique, on remarque, en prenant en considération les réseaux familiaux, que le mouvement d'émigration se polarise vite autour des deux grandes puissances de l'Europe que sont la France et l'Angleterre. Tandis que la France offre des filières de formations techniques inconnues à Genève, l'Angleterre attire par son formidable essor industriel et ses idées libérales, relayées auprès des élites genevoises par les collaborateurs de la Bibliothèque Britannique.

      En outre, c'est bien l'appauvrissement de certaines familles bourgeoises qui a permis à d'autres de s'imposer, par un simple jeu d'équilibre. Si le tassement des affaires n'est que passager, les financiers n'en sont pas forcément conscients. Cela ne les empêche pas de mettre sur pied de nouvelles associations, à l'image de Charles Aubert qui établit une banque à Marseille en 1815 en compagnie de Louis Odier. 674  Ce dernier écrit à Charles Aubert, alors associé à Lyon de Odier Juventin & Cie, active sur le négoce de tissus et les affaires de banque, 675  pour le convaincre de le rejoindre: 'J'ai la conviction qu'on peut travailler sagement et avantageusement même dans ce moment d'instabilité (...) j'aime autant des créances chez des amis de tout repos que des immeubles'. 676  Toute la famille Aubert de Turin appuie Charles dans son entreprise, 677  dont l'existence doit beaucoup aux réseaux familiaux d'affaires. Ainsi, les financiers genevois voient dès la fin de l'occupation française s'ouvrir des champs d'affaires que plusieurs saisissent, même si leurs familles ont été absentes des grands réseaux bancaires créés au siècle précédent.

      A l'image du monde politique, le milieu économique genevois se fractionne au début du XIXe siècle, aussi bien autour des niveaux de fortunes, des technologies que des politiques économiques à suivre. Pour ne pas entrer en confusion avec 'l'homme économique moderne' 678  de Werner Sombart, il ne sera pas opposé deux types de bourgeois. Au terme d''homme économique moderne', nous préférons l'idée de nouvelles élites libérales, soit des membres de familles bourgeoises qui ont intégré, petit à petit, les théories alors en plein développement de l'économie politique. La grande majorité des familles bourgeoises se sont tôt ou tard tournées vers le libéralisme. Il n'y a dès lors guère d'intérêt à diviser les familles selon leurs pensées économiques, qui se répercutent sur leurs pratiques, mais davantage à situer quand elles ont décidé d'investir dans des industries leaders du XIXe siècle: compagnies de chemins de fer puis entreprises gazières, et à comprendre ces transitions.

      Cette approche implique qu'il est nécessaire dans ce chapitre de laisser provisoirement de côté un découpage trop rigide du XIXe siècle. Partant de l'incontestable césure de la révolution française, nous allons montrer en premier lieu, combien les réseaux familiaux d'affaires se perpétuent, dans le prolongement direct du travail de Lüthy. En second lieu, nous nous attacherons à mettre en parallèle ces réseaux familiaux avec les affaires de banques générées par cette dynamique sociale. En effet, la nature de ces affaires, une succession d'associations simples 679  entre individus issus de familles différentes, est particulière et met en lumière de manière spectaculaire l'homogénéité des milieux d'affaires protestants. Après les ruines causées par la révolution française, il n'y a donc pas de reconstruction des réseaux d'affaires, mais bien une continuité, car ces réseaux n'ont pas été affectés, dans leurs développements, par la révolution. Il serait donc faux d'arrêter notre raisonnement en 1846, tandis que le mouvement libéral est en plein décollage. Cela aurait, dans notre raisonnement concernant les affaires de banques, le désavantage d'interrompre l'explication d'un phénomène quasiment insensible, dans sa dimension familiale, aux heurts politiques.


1. La toile d'araignée des réseaux familiaux d'affaires genevois & les élites libérales dans le milieu bancaire du XIXe siècle

      La petite République de Genève a bénéficié pendant l'ancien-régime, parallèlement au développement de ses affaires, d'un développement des réseaux familiaux bourgeois. C'est ce que Lüthy nomme la 'toile d'araignée' des réseaux familiaux. 680  Cette toile est un complexe tissu d'alliances matrimoniales qui lient entre elles toutes les familles de la bourgeoisie à divers degrés. La Bourgeoisie genevoise n'est donc pas composée de plusieurs réseaux d'affaires coexistant et qui évoluent en parallèle les uns des autres à l'intérieur d'une nébuleuse protestante, mais d'un unique, immense et complexe maillage de liens familiaux proches ou éloignés. Cette toile est la conséquence de la taille modeste de la cité de Calvin, ainsi que des freins mis à l'acquisition des Lettres de bourgeoisie, qui en a longtemps limité l'extension avant la révolution française. Les mondes politique, scientifique et économique sont irrémédiablement solidaires, renforçant la cohésion de la République. Aucune famille bourgeoise n'est totalement étrangère à un magistrat, à une affaire de négoce ou de banque. Herbert Lüthy a donné un nom à une situation imbriquée particulière des élites genevoises, dont on retrouve mention dans les Lettres écrites de la Montagne, que Rousseau adresse à un bourgeois fictif de Genève: 'Chez vous, où les intérêts sont si simples, si peu compliqués, où l'on n'a, pour ainsi dire, à régler que les affaires d'une famille (...)'. 681  Les agitations révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle ont provisoirement mis à mal cet esprit de caste, qui a semblé se fissurer entre les bourgeois 'éclairés' et prêts à ouvrir un peu de leur pouvoir et les autres, demeurés fermement attachés à la tradition. Cependant la solidarité de classe joue pleinement suite aux violences de la révolution, et ce sentiment demeure très fort au début du XIXe siècle.

      De fait, la restauration redynamise dans une premier temps la cohésion de la classe dirigeante. C'est essentiellement cette dernière, qui rend difficile une division de fait des bourgeois en deux groupes antagonistes en 1841. Face à l'inéluctable évolution politique, les libéraux et les conservateurs ne peuvent se diviser exagérément. L'essence des deux groupes est avant tout bourgeoise, et les liens qui solidarisent la bourgeoisie genevoise sont aussi solides que multiples. Le schéma 1 ci-dessous donne une illustration de ce que peut être la toile d'araignée dans toute sa complexité. Sur ce schéma ne figurent que quelques liens familiaux pris parmi les schémas généalogiques présents dans cette thèse. Les numéros de ce schéma correspondent ainsi à des arbres généalogiques qui regroupent en tout des centaines de personnes, issues de familles très différentes. Bien que ce schéma mette en relation de nombreuses familles (De la Rive, Prévost, Cayla, Ador, Beaumont, Duval...), tous ces parents éloignés ne peuvent être simplement assimilés les uns aux autres.

      

Schéma 7.1. : Illustration de la toile d'araignée des réseaux familiaux d'affaires

      De manière plus pratique, la toile d'araignée des réseaux familiaux répond très bien à un des problèmes majeurs du monde des affaires du XVIIIe-début XIXe siècle: l'instabilité. Dans le cas de la banque, les associations sont très fluctuantes. Au cours de sa carrière, un banquier protestant ou un négociant change fréquemment d'association, donc d'associés, de commanditaires, voire de raison sociale. Avec un tel mode de fonctionnement du tissu économique, les dynasties sont très difficiles à fonder. 682  Le seul élément qui soit récurrent est le rattachement systématique au tissu d'alliances des familles genevoises, qui suffit à rendre le système cohérent et unifié. Les associés et les commanditaires sont liés entre eux, de même que les repreneurs sont liés aux associés. Ces associations successives ne sont pourtant pas propres au XIXe siècle. L'exemple le plus ancien de cette pratique tiré de l'historiographie genevoise a été donné par Liliane Mottu-Weber, qui a dressé la liste des associations successives de François Turrettini, négociant en soie entre 1694 et 1723. 683  L'affaire de François Turrettini est constituée de neuf associations différentes en un peu moins de trente ans. 684  En moyenne, chaque association a donc eu une durée de vie d'un peu moins de quatre ans, trop courte pour nouer des liens d'affaires solides. Toutefois, il est incontestable que prises ensemble, toutes les associations génèrent une même affaire, ce qui implique obligatoirement l'existence d'un autre fil d'ariane, qui assure la continuité de l'entreprise. Si dans le cas de François Turrettini, le rôle des réseaux familiaux n'a pas été prouvé, il n'empêche que des liens familiaux peuvent parfaitement se substituer à une association unique et de longue durée pour servir de fil conducteur entre différentes associations et assurer une certaine continuité entre les divers acteurs de l'établissement.


2. Un exemple d'associations bancaires successives autour de deux familles genevoises, la banque Mirabaud de Paris (1823-1906)

      Une filiation d'associations qui donne naissance en bout de chaîne à la banque Mirabaud de Paris, permet d'illustrer comment peuvent naître et mourir les établissements privés genevois au XIXe siècle. 685  Bien que la banque en question ne soit pas établie à Genève, mais à Paris, ses principaux acteurs sont tous genevois, et appartiennent à des familles actives dans le monde des affaires à Genève. Cette banque peut donc sans trop de difficultés être comparée à une banque genevoise. L'étude des successions d'établissements bancaires dans la cité de Calvin même, que nous appelons les filiations d'établissements, est rendue difficile par le manque d'accès aux sources de ces établissements. Par définition, une association simple n'est pas aussi contraignante qu'une société anonyme, et ne produit conséquemment que peu de sources d'archives, du moins en ce qui concerne les archives officielles. 686 

      Lorsqu'on aborde les filiations d'établissements, le terme de 'banque' est trompeur et devrait en réalité être employé au pluriel. En Effet, une filiation implique non seulement des modifications au sein de l'association, mais aussi fréquemment un changement de la raison sociale, en sorte qu'une filiation peut être composée de plusieurs noms différents se rapportant en réalité à la même affaire. Pour simplifier le développement de ce chapitre, le terme de 'banque', lorsqu'il se rattache à un établissement privé genevois, peut être considéré comme un synonyme de 'filiation d'établissements'. Cette banque, qui peut inclure plusieurs raisons sociales qui se sont succédées, peut ainsi se définir comme une série d'établissements différents, du point de vue de la capitalisation et de la raison sociale, mais faisant intervenir des investisseurs souvent identiques ou principalement membres des mêmes groupes familiaux. Certains financiers sont présents dans plusieurs établissements successifs, tandis que d'autres font une apparition plus brève. Dans le cas des établissements appartenant à la filiation de Mirabaud & Cie, se trouvent des associations arborant une raison sociale différente, comme Paccard Dufour & Cie. Il s'agit pourtant de la même filiation d'établissements et pour simplifier, de la même banque, qui a fait l'objet d'un article d'Alain Plessis au sujet du financement des entreprises industrielles. 687 

      La simple compilation des données disponibles concernant l'identité des investisseurs, les montants investis ainsi que les modes de répartition des éventuels bénéfices donne à elle seule de précieuses indications. 688  Le facteur essentiel qui réunit différents financiers est l'obligation économique qu'ils ont de s'allier pour réaliser des affaires. Mais les raisons du choix des personnes avec qui s'associer demeurent délicates. Un associé doit réunir deux conditions antinomiques, soit offrir un apport de capital ou de savoir supplémentaire (extérieur à la famille), tout en pouvant se solidariser avec d'autres protagonistes de l'établissement pour prévenir toute indélicatesse. Dans les faits, seuls les mariages peuvent permettre facilement la réunion de ces deux conditions, d'où la nécessité d'une étude englobant familles et affaires.


2.1. Naissance de l'affaire Barthélémy Paccard & Cie et première alliance avec les Dufour

      Les données concernant la première affaire, Barthélémy Paccard & Cie fondée en 1822, confirment d'emblée nos suppositions sur la manière dont les nouvelles élites financières du XIXe siècle ont émergé. La majorité du capital de cette association est en effet en mains externes à la gestion de l'entreprise. 689  Ainsi, Barthélémy Paccard bénéficie d'un apport de fonds majoritaire d'un seul, puis de trois commanditaires 690  étrangers qui confient la gestion de leur fortune à son seul savoir-faire, même si celui-ci s'appuie en partie sur son réseau familial ou d'affaires, qui passe par la banque Rothschild. 691  Cela indique que Paccard lui-même n'a pas les moyens financiers suffisants au lancement de son entreprise. Cette hypothèse est confirmée par la composition des associations suivantes. Dès que Barthélémy Paccard a la possibilité d'augmenter sa part dans ce capital, suite aux bons résultats de l'association précédente, il le fait. 692  Elément intéressant, les investisseurs qui permettent l'existence de la première association sont italiens, et non genevois. 693  Les sources sont malheureusement silencieuses sur les raisons qui les motivent à choisir Barthélémy Paccard. En tout cas, la généalogie de ce dernier ne montre pas de liens de parenté proche entre eux. 694  De plus, il est fort possible que André Ferrari ne soit pas protestant puisque Alain Plessis précise qu'il 'va être nommé par le pape duc de Galliera'. 695 

      Les Paccard sont l'exemple type d'une famille qui évolue rapidement des anciennes élites conservatrices vers les nouvelles élites libérales. La bourgeoisie des Paccard remonterait à l'époque de la Réforme, 696  ce qui est un signe fort d'appartenance aux élites calvinistes primitives. Actifs au sein de la Fabrique au XVIIe siècle, les Paccard ont brusquement changé d'orientation après le décès de Bernard en 1806. 697  Pendant l'occupation française, alors que l'industrie souffre du blocus, les deux enfants de Bernard, David-Marc et Barthélémy, se tournent vers les métiers de la finance, et s'y imposent, notamment dans des secteurs phares du XIXe siècle. C'est ce qui justifie notre interprétation d'un glissement vers les nouvelles élites. Le décès de Bernard Paccard s'apparente au moment de crise décrit dans le chapitre 5 concernant l'éducation. Par contre, à partir de la formation de la première association, une stratégie matrimoniale habilement pensée, favorise la réussite de Barthélémy Paccard, tant pour son propre mariage que pour ceux de ses enfants.

      Ce sont en effet les mariages qui permettent aux Paccard de s'établir de manière solide sur la toile d'araignée des réseaux familiaux d'affaires genevois (voir schéma généalogique BP ci-après), selon une stratégie identique. David-Marc Paccard fonde à Genève une maison équivalente à celle de son frère. Il se marie le premier, en 1819 avec une fille Bartholoni, 698  elle-même soeur de Jean-François Bartholoni, grand promoteur des chemins de fer. 699  Ce dernier convole l'année suivante avec une fille Tattet. 700  Cette dernière voit en 1824 sa soeur devenir la femme de Barthélémy Paccard. 701  Grâce à ce mariage il s'allie quelques mois après le lancement de son association parisienne avec les frères Bartholoni, très actifs en France 702  et qui prennent d'ailleurs part à quelques-unes des associations suivantes, mais uniquement en qualité de commanditaires. 703 

      

Schéma généalogique 7.1. : Liens familiaux des deux frères Barthélémy et David-Marc Paccard

Elaboré à partir de : DUFOUR-VERNES, Louis, Généalogie de la famille Paccard de Genève, Genève, 1903, p. 18.

      Lors de la Fondation de Barthélémy Paccard & Cie, toutes les conditions de réussite sont réunies, c'est-à-dire du capital, un réseau de relations, à quoi s'ajoute une certaine réussite par le travail, comme tend à le démontrer l'augmentation du capital social des affaires suivantes: de 800'000 francs initialement, il augmente jusqu'à 4,5 millions de francs en 1849 (voir graphique 7.6 ci-après). Le statut bourgeois des frères Paccard est leur plus forte aide sur le marché matrimonial, face à des familles absentes des élites politiques ou qui n'ont pas une ancienne bourgeoisie. En s'alliant à un nom bourgeois de Genève avant la Réforme, les Tattet et les Bartholoni réalisent un calcul politique, lié plus à la forme qu'aux fonds. L'entrée dans l'association de Louis Dufour, en 1827, 704  s'inscrit dans une certaine continuité.

      En 1827, Louis Dufour 705  représente pour Barthélémy Paccard un associé idéal, même si leurs deux familles n'ont pas encore connu d'alliances matrimoniales. Les Dufour sont des bourgeois expatriés bien intégrés en France, puisque le père de Louis avait repris le poste de ' ministre de la République de Genève auprès de la République Française'. 706  De plus, Louis est encore jeune, et ses futures responsabilités au sein de deux compagnies ferroviaires françaises 707  amènent à penser qu'il s'inscrit économiquement dans la ligne des Paccard. Rapidement Louis Dufour prend de l'importance dans l'association, comme le montre le graphique 7.1, et après une première augmentation de sa participation, en 1833 déjà, la raison sociale intègre son nom et devient Paccard, Dufour & Cie. A partir de ce changement, Louis Dufour continue de gagner de l'importance, même s'il ne possède jamais plus de 32,4% du capital social de l'établissement. En 1835, il se marie avec la fille d'un négociant genevois. 708  En 1850, les deux associés disposent de parts presque équivalentes du capital (32% pour Barthélémy Paccard et 28 % pour Louis Dufour). L'association semble solide, mais elle va évoluer dans un sens différent en raison de la composition de la famille Paccard.

      

Graph. 7.1. : Parts des fonds de la famille Dufour dans le capital de la filiation bancaire Mirabaud & Cie

Elaboré à partir de: ASG, Répartitions entre les associés, 1901, cote B 04830.

2.2. La faiblesse de la succession Paccard

      La descendance des deux frères Paccard est caractérisée par un manque clair de descendants masculins. 709  Cette deuxième génération est composée de neufs enfants, dont seulement deux hommes. Parmi ces enfants, on compte six mariages dont un renchaînement d'alliance entre cousins germains. Pour les frères Paccard, l'enjeu de la seconde génération est double: trouver une alternative au manque de fils successeurs et élargir le réseau d'alliances vers d'autres familles. La famille Mirabaud se profile pour reprendre la suite de l'affaire. Dans son escarcelle, se trouve une longue expérience de banque à Milan. 710  Mais d'autres familles s'attachent également aux Paccard (voir schéma généalogique PA, ci-après). Les mariages des deux frères Georges et Louis-Henri Mirabaud réunissent les deux branches Paccard en l'espace de quelques mois seulement. Louis-Henri épouse une fille de Barthélémy Paccard en 1846, tandis que Georges Mirabaud épouse une fille de David-Marc en 1845, 711  et entre dans l'association de ce dernier. 712  Logiquement, les continuateurs de l'affaire sont soit les deux seuls fils Paccard, soit des alliés issus de ces deux branches Mirabaud. Le seul Paccard de la deuxième génération à avoir fait souche a épousé une cousine germaine, Edmée Paccard. Cette alliance, à l'image des deux mariages des frères Mirabaud, resserre les liens entre les deux branches Paccard. Grâce à ces trois unions, la banque parisienne et sa soeur genevoise sont solidement reliées grâce à une véritable fusion des deux rameaux.

      

Schéma généalogique 7.2. : Mariages de la deuxième génération des frères Paccard

Elaboré à partir de: AEG, Descendance de Bernard Paccard, Genève, Février 1930, cote 86, in plano 7.

      Le futur de l'association étant ébauché par le biais de mariages parallèles, les autres filles Paccard réalisent alors des alliances matrimoniales visant à une extension du réseau d'alliances en direction d'autres familles des milieux d'affaires. Barthélémy Paccard unit ses deux filles restantes avec deux membres de familles genevoises ayant des liens avec Paris. Françoise Paccard épouse Gustave Moynier 713 , futur fondateur de la Croix-Rouge, et sa soeur Louise-Marie épouse Louis Edmond Odier (1813-1884). 714  Ce dernier, fils d'Antoine-Louis Odier (1766-1853), a d'abord connu des affaires à Wesserling 'où avec son frère Jacques, il donna un grand développement à leur fabrique de toiles peintes'. 715  Il a ensuite été juge et président au tribunal de commerce de Paris, censeur de la Banque de France, membre du conseil supérieur du commerce en 1819, député de la Seine à la chambre des représentants en 1827, pair de France en 1837, et enfin chevalier de la légion d'honneur en 1846. 716  p. 455-456.

      David-Marc Paccard quant à lui, marie ses deux filles restantes à des frères Ador. Ce mariage parallèle lie solidement les Paccard avec une famille émergente au sein des nouvelles élites, sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant. La stratégie d'alliance entre les Paccard et les Mirabaud, autour des banques parisiennes, trouve ainsi sa correspondante dans cette double union, autour des banques genevoises, initiée par David-Marc. De fait, l'historiographie genevoise évoque l'existence d'une association Paccard Ador & Cie, en 1849. 717  Frédéric Paccard, seul descendant masculin de Barthélémy, décède sans alliance à l'âge de 42 ans. 718  Il est évident que la disparition de Frédéric n'a pas joué de rôle sur la réorientation de l'affaire, puisqu'il décède 20 après. Est-ce dès lors l'instabilité politique du milieu de siècle? Toujours est-il que l'association connaît dès 1853 un nouveau souffle avec l'arrivée de nouveau associés.


2.3. Entrée en association des Mirabaud et prise de contrôle de l'établissement

      En 1853, Henri Louis Mirabaud (1821-1893) entre dans l'association et possède une part minoritaire de 12% du capital de la banque. Beau-fils de Bartélémy, il a attendu plus de 5 ans après son mariage pour entrer dans l'affaire. Cette attente est peut-être une conséquence d'un manque de fonds, puisque pour son mariage, il a reçu un avancement d'hoirie de 112'500 francs de son père, 719  correspondant approximativement au tiers de la somme qu'il investit en 1853 (500'000 francs). 720  La concurrence fictive des Dufour et des Mirabaud, concernant l'affaire de Barthélémy Paccard, gravite autour d'une problématique unique, car les atouts des Mirabaud sont simples: ils ont une origine sociale identique aux Paccard. L'apport purement économique peut être écarté puisque nous avons constaté que les deux associés de l'établissement possèdent une part comparable du capital, et reçoivent conséquemment une part quasiment identique des bénéfices. Ainsi, Louis Dufour s'est logiquement enrichi parallèlement à Barthélémy Paccard. Mais cela n'est pas suffisant pour reprendre l'affaire, dans la mesure où cet objectif est effectivement présent à l'esprit de Louis Dufour, ce qui n'est pas certain. Le double mariage Mirabaud-Paccard, visible sur le schéma généalogique 7.2, a scellé le futur de la banque, qui reste entièrement sous le contrôle de familles d'origine bourgeoise.

      Entrée dans l'affaire 26 ans après Louis Dufour lors de la création en 1853 de 'Paccard, Dufour & Cie', la progression des Mirabaud est rapide. Ces derniers augmentent rapidement leurs parts et détiennent déjà 46% du capital en 1864. 721  La famille obtient le contrôle majoritaire du capital en 1873, lorsque ce chiffre monte jusqu'à 60%. 722  Le graphique 7.2. est éloquent sur la période clé entre 1853 (entrée de Mirabaud dans l'association) et 1859 (Mirabaud a une part du capital plus importante que Louis Dufour).

      

Graph. 7.2. : Parts des fonds des familles Paccard, Dufour et Mirabaud dans le capital de la filiation bancaire Mirabaud & Cie (1822-1906)

Elaboré à partir de: ASG, Répartitions entre les associés, 1901, cote B 04830.

      La prise de contrôle de l'établissement par la famille Mirabaud s'accompagne d'un morcellement du capital et la perte d'importance de la famille Paccard, qui perd même la référence à son nom dans la raison sociale de l'établissement en 1859. 723  C'est la conséquence d'une absence de fils repreneur, ajoutée à une croissance parallèle des affaires. Les Mirabaud disposent de plusieurs repreneurs potentiels parmi leurs enfants, et les allient judicieusement avec les Paccard de la seconde génération. Logiquement c'est cette lignée qui réussit à capter l'affaire, raison sociale incluse.

      Mais la famille Paccard, si elle perd le leadership de la banque, n'en demeure pas moins un acteur clé, qui reste au moins commanditaire de l'association, et les alliances vont jouer pleinement, au point qu'en 1870, l'établissement retrouve dans sa raison sociale une référence à la famille Paccard, qu'elle conserve au moins jusqu'en 1906. 724  Les trois mariages qui jouent un rôle de base à la succession de l'affaire, dont le renchaînement d'alliance (voir schéma généalogique MI), donnent en tout naissance à treize petits-enfants. Ceux-ci réalisent un seul autre renchaînement d'alliance entre l'union Paccard-Paccard et un des deux mariages Mirabaud-Paccard. Tous les autres mariages sont des alliances matrimoniales qui étendent encore le réseau d'affaires. On y retrouve des familles engagées dans les milieux d'affaires genevois (Turrettini, Chenevière, De Morsier), mais également actives dans d'autres régions comme Bâle pour les Koechlin et les Dollfus.

      

Schéma généalogique 7.3. : Liens familiaux entre les familles Mirabaud et Paccard sur la troisième génération

Elaboré à partir de: MIRABAUD, Paul, Histoire généalogique des Mirabaud d'Aiguesvives, Paris, 1894.

2.4. Le difficile équilibre des associations bancaires: l'exemple Paccard-Mirabaud

      L'association bancaire, menée suivant la logique genevoise de successions d'associations, est synonyme d'instabilité. Cette dernière peut se révéler autant comme une force que comme une faiblesse. Dans la mesure où un changement fréquent d'organisation, qui affecte le montant du capital investi ou la composition des membres de l'affaire, peut permettre à une banque de correspondre exactement à l'évolution des marchés, cette instabilité est une force. Toutefois, les affaires préfèrent la stabilité. De trop fréquents changements peuvent dès lors fragiliser une banque, si cette dernière n'arrive pas à stabiliser sa clientèle.

      L'exemple de la filiation de Mirabaud & Cie illustre parfaitement les multiples associations qui émaillent le parcours de l'établissement tout en réussissant à conserver une certaine stabilité. Cette banque voit son capital se modifier à treize reprises entre 1822 et 1906 alors que les raisons sociales changent à seulement neuf reprises. L'instabilité presque permanente que cette évolution instaure se trouve encore augmentée par un nombre croissant d'investisseurs différents. Pendant la période (voir graphique 7.3), le nombre d'investisseurs, qu'il s'agisse d'associés ou de commanditaires, ne cesse de croître. En corollaire de cette tendance, l'évolution du capital social montre que la part par investisseur diminue dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce sont ces deux tendances qui peuvent surtout générer de l'instabilité, par la simple loi du nombre. Plus le nombre d'acteurs est important, moins l'entente est facile. Cependant, cette multiplication des acteurs cache un habile regroupement familial. En considérant les membres d'une même famille comme formant un ensemble d'investisseurs homogènes (graphique 7.4), on remarque que l'éclatement du capital n'a pas réellement lieu. Le nombre total de ces groupes familiaux varie entre 2 et 6, en comptant un groupe 'divers' regroupant tous les investisseurs ne pouvant être rattachés directement à une des familles en présence. 725  Mais les archives montrent également que Barthélémy Paccard est bien isolé, surtout si on compare sa situation à celle de la famille Mirabaud. En effet, la presque totalité du capital Paccard des affaires successives est entre les mains du seul Barthélémy, tandis que la famille Mirabaud comprend plusieurs investisseurs, tous issus du même groupe familial. Le morcellement du capital total au cours du siècle cache donc la montée en puissance d'une seule famille, certes nombreuse, sur la banque. Alors que la famille Paccard n'a jamais la majorité du capital des associations, la famille Mirabaud la détient dès le milieu des années 1870.

      

Graph. 7.3. : Evolution croisée du nombre d'investisseurs des associations bancaires issues de Barthélémy Paccard & Cie (1822-1906) et du montant investi par personne

Elaboré à partir de: ASG, Répartitions entre les associés, 1901, cote B 04830.

      

Graph. 7.4. : Composition du capital des associations bancaires issues de Barthélémy Paccard & Cie (1822-1906), regroupé par familles

Elaboré à partir de: ASG, Répartitions entre les associés, 1901, cote B 04830.

      La solution que les familles genevoises ont développée face aux problèmes posés par l'instabilité des associations est le recours à la toile d'araignée des réseaux familiaux. L'association qui contrôle les banques Mirabaud & Cie pendant les années 1864, 1865 et 1866 est un parfait exemple de la symbiose entre liens familiaux et liens d'affaires. Parmi les 12 associés que compte l'établissement, ce sont les relations de parenté qui renforcent leur solidarité.

      
Tabl. 7.5. : Composition de l'association Mirabaud & Cie(1864-1866)
Associés capital en francs
Louis Henri Mirabaud 1'200'000
Emma Paccard 400'000
Emile Duchêne 200'000
Frédéric Paccard 100'000
Charles Evrard 100'000
Louis Dufour 200'000
Bartholony Frères 100'000
Gustave Mirabaud 100'000
Charles Thierry 100'000
Gustave Moynier 100'000
Edouard Bertrand 100'000
Frédéric Puerari 100'000
Total 2'800'000

Elaboré à partir de: ASG, Répartitions entre les associés, 1901, cote B 04830.

      Au coeur de l'association se trouvent Emma Paccard et son époux Georges Mirabaud. Frédéric Paccard, frère d'Emma, et les frères Bartholoni, ses oncles participant également au capital, sont reliés par le même rameau familial. L'autre rameau Paccard fondateur de l'établissement est représenté par Gustave Moynier, beau-fils de Barthélémy Paccard. Si Louis Dufour, toujours présent dans l'association, n'a pas de lien familial apparent avec les Paccard, sa présence dans l'établissement alors qu'il y est entré pour la première fois plusieurs années auparavant est un signe de continuité. Malgré la prise de contrôle par les Mirabaud, Louis Dufour est resté dans cette entreprise. Du côté Mirabaud on trouve parmi les investisseurs un unique apport en la personne d'Eugène Puerari, oncle par alliance de Louis-Henri Mirabaud.

      

Schéma généalogique 7.4. : Date d'entrée en association des membres des familles Mirabaud et Paccard(1822-1897)

Elaboré à partir de: AEG, Descendance de Bernard Paccard, Genève, Février 1930, cote 86, in plano 7.

      L'évolution du groupe des 'divers' investisseurs, soit ceux qui ne sont apparemment pas liés à l'une des familles principales de l'association, est claire. Alors qu'ils détiennent la plus grande partie du capital dans les premières années, la situation s'est renversée rapidement. Dès 1833, avec la création de Paccard, Dufour & Cie, ils perdent leur majorité. 726  Pendant les remous des révolutions radicales, les affaires vont mal et l'association, pour la première fois de son existence, voit ses résultats virer au rouge. Un associé italien de la première heure, Monsieur de Ferrari, écrit le 8 janvier 1849 une lettre, suite à la publication des mauvais résultats annuels.

« Le contrat de la société, qui vient d'expirer, attribuait aux gérants une part de beaucoup supérieure à celle des commanditaires en cas de bénéfice, et ne leur fait subir qu'un bien moindre en cas de perte. La perte vient de se réaliser, et dans une proportion malheureusement effrayante, or les circonstances politiques paraissent tendre vers une amélioration ; on a lieu d'espérer (et vous énoncez vous-même cet espoir) qu'on retrouvera dans l'exercice de l'année courante ce que vous appelez des fiches de consolation. Si une telle espérance se réalisait, il adviendrait que vos commanditaires, après avoir été forcés de recouvrir pour une part énorme à la perte de la troisième année, n'en auraient qu'une très faible dans les bénéfices de la quatrième. Nous n'hésitons donc pas à déclarer que nous n'accepterions pas une continuation ainsi entendue et appliquée, et qu'il ne nous resterait d'autre part à prendre qu'à demander la liquidation immédiate et définitive de la société. » 727 

      Cette menace est sérieuse et implique une réaction immédiate, soit une modification de la proposition de répartition des pertes et bénéfices. L'association continue, mais dès ce moment, les associés extérieurs aux familles impliquées diminuent drastiquement leurs parts dans le capital. La famille Mirabaud arrive dans l'association quelque temps après. Même passagère, la crise a décanté la situation et accéléré la transition. Par ailleurs, cette lettre ne fait que confirmer la situation délicate dans laquelle s'effectuent les premières affaires. Paccard n'a pas les moyens financiers lui permettant de contrôler intégralement le capital de sa banque. Les termes de l'accord passé avec les investisseurs extérieurs sont dès le départ, en 1822, favorables à Paccard qui laisse prendre plus de risques à ses commanditaires. Reconduits au cours des associations successives sans poser problème puisque les bénéfices sont réels et constants, les termes ne sont sujet à contestation que lorsque des difficultés économiques apparaissent. Ces dernières agissent comme révélatrices d'une situation déséquilibrée qui ne satisfait pas les commanditaires. Elle est promptement modifiée à l'aide d'un rapprochement en direction d'une famille susceptible de reprendre l'affaire.

      

Graph. 7.6. : Evolution du capital des associations bancaires issues de Barthélémy Paccard & Cie (1822-1906)

Elaboré à partir de: ASG, Répartitions entre les associés, 1901, cote B 04830.

      Au-delà des alliances familiales, la question de la nature des affaires traitées par la banque est délicate à mener. Par manque de sources détaillées sur la question, il n'est possible d'avoir des renseignements que sur l'évolution générale des affaires. Les différentes périodes que nous avons définies pour Genève ne s'appliquent certainement pas de manière identique à Paris, mais le moment charnière du milieu du XIXe siècle est par contre commun. Incontestablement, les affaires d'avant 1849 sont florissantes comme le prouve l'évolution du capital des différentes associations (graphique 7.6). L'année 1849 marque comme un coup d'arrêt qui déstabilise l'ensemble des affaires pendant près de trente ans. Dès 1849, ces données économiques ont changé. Plus d'affaires, plus d'acteurs, mais une instabilité des marchés. L'évolution des montants investis par personne montre que dès 1849, les montants ont eu tendance à diminuer. Ce n'est pas nécessairement un signe de contraction des affaires, mais plutôt d'une multiplication de celles-ci, et d'un plus grand fractionnement des capitaux investis. Peut-être le résultat des tumultes politiques du milieu de siècle. Avec cette tendance, l'association financière a tout avantage à évoluer vers une concentration familiale, soit plus d'investisseurs, mais plus fortement solidaires. Une association faisant intervenir trop d'acteurs peut rapidement devenir ingérable et instable. En concentrant le capital autour de familles, il est possible de fractionner ses placements sans mettre en péril la stabilité de l'association.

      L'extension des relations d'affaires par des mariages d'enfants issus des associés, suit la même logique de regroupement des affaires. A côté des mariages servant à assurer le futur de l'association, les mariages visant à étendre le réseau n'ont pour but que de favoriser la conclusion d'affaires communes. Ces unions n'ont pas pour but d'apporter à la banque des investisseurs ou du moins pas forcément.

      L'exemple des associations Paccard et Mirabaud montre clairement comment les affaires peuvent naître et croître au milieu du tissu de relations familiales. La toile d'araignée est la caractéristique des élites genevoises qui joue le rôle le plus important pendant le XIXe siècle, à l'image, pour reprendre les termes de Lüthy, de 'l'internationale huguenote' 728  qui a prévalu auparavant, et à laquelle elle fait suite. Elle est un élément de stabilité, face à la fois aux nouvelles technologies, et aux renversements politiques. Ces associations bancaires, qui se font et se défont à un rythme soutenu selon les successions, les décès et les retraits des affaires, demeurent malgré tout précaires pendant tout le XIXe siècle. L'élément clé des banques privées genevoises pendant la première moitié du XIXe siècle est l'absence de dynasties familiales. Les établissements bancaires, s'ils croissent et gagnent en importance au cours du siècle, le font essentiellement grâce à des filiations d'associations parfois très courtes, qui ne remettent jamais en cause la continuité des affaires, mais seulement leurs organisations et leurs structures. Pour contrer un manque de repreneurs au sein d'une famille, les banquiers privés ouvrent l'association à d'autres investisseurs. Une dynastie ne peut faire de même, tandis que la toile d'araignée des réseaux d'affaires permet cette ouverture, réalisée au sein d'un microcosme maîtrisé. Si de nouveaux investisseurs ne disposent pas encore de liens familiaux avec la famille en question, des mariages entre les deux groupes sont réalisés au sein des générations suivantes.

      C'est au gré de ces alliances que se décide l'avenir de l'établissement, le groupe familial qui capte la part la plus importante se trouvant en position de force face aux autres associés. Mais cette réorientation de l'établissement se réalise avec le concours, sous forme de parts dans l'association ou de simples commandites, des anciens acteurs de l'établissement. En réalité, si les raisons sociales se modifient, les banquiers conservent en toutes circonstances un fil d'ariane qui guide le futur de l'établissement en s'assurant la collaboration des anciens associés. Cette collaboration est non seulement précieuse pour le savoir-faire ainsi préservé, mais encore pour conserver des liens privilégiés, patiemment entretenus, avec la clientèle.


3. L'évolution des banques privées genevoises au cours du XIXe siècle

      L'histoire de la banque Mirabaud & Cie de Paris, qui met en évidence la logique particulière des filiations bancaires d'associations autour d'une même affaire, démontre l'existence d'une évolution comparable entre le développement de réseaux familiaux et celui du tissu bancaire. A l'image de la toile d'araignée, qui rend impossible l'étude exclusive d'un seul réseau d'affaires qui aurait regroupé quelques familles bourgeoises seulement, il est difficile de mettre en évidence un seul établissement qui aurait évolué en vase clos. A Genève, le tissu bancaire privé est à l'image des réseaux familiaux: complexe et étendu, rythmé principalement par les successions d'associations. Ce que la partie précédente sur Mirabaud & Cie de Paris n'a pas montré, c'est l'immense dimension de ce milieu bancaire, au sein duquel les acteurs font preuve d'une grande mobilité. Si une nouvelle fois, la recherche est particulièrement handicapée par le manque d'accès direct aux sources, la simple compilation d'informations tirées de différents ouvrages (voir schéma 7.1), 729  qui synthétise les différentes alliances des principaux établissements privés à Genève, permet d'illustrer de manière partielle cette deuxième toile d'araignée. 730  Subjectif, le choix des banques présentes sur le schéma 7.1 a été dicté par la fondation en 1890 de l'Union Financière de Genève, une banque d'affaires créée par les 10 plus importants établissements privés, et dont il est question dans le chapitre 15.

      

Schéma 7.1. La banque privée à Genève : les principaux acteurs

      Le schéma 7.1 fait clairement apparaître les filiations d'associations, au milieu de raisons sociales multiples. Par ailleurs, il est intéressant de constater que cinq établissements importants du milieu bancaire genevois du XIXe siècle ont été fondés entre 1785 et 1796, soit au milieu des troubles causés par la révolution française. Ces établissements, s'ils ont été lancés pendant une période instable qui peut se révéler propice aux affaires, ne forment pas un groupe homogène. La famille Lombard, par exemple, connaît cinq raisons sociales différentes en environ 30 ans, avant 1830. Puis l'établissement procède à un élargissement lorsque Paul-Frédéric Bonna, associé à Jean-Eloi Lombard, prend son indépendance en 1830. D'un autre côté, l'établissement de Henry Hentsch semble plus stable. Pendant la première moitié du XIXe siècle, il ne modifie qu'une fois sa raison sociale.

      La première moitié du siècle peut être considérée comme une période de relance après les déroutes de la fin du XVIIIe siècle. De nouvelles associations bancaires entrent en activité sans qu'il semble y avoir de réelle concurrence entre ces entreprises. Le tissu des banques privées semble se reconstruire dans des marchés non-saturés. Tous les établissements nés avant l'occupation française mettent en évidence de grandes familles bourgeoises: Ferrier, Jaquet, Richard, Lombard, Lullin, de Candolle et Calandrini, sont tous des noms illustres de la haute bourgeoisie, sinon du patriciat genevois. L'élément le plus révélateur de l'existence de marchés étendus est l'addition à ces associations d'autres établissements dont certains sont nés à l'ombre de ces banques 'anciennes': Chaponnière & Cie naît en 1837, mais Jean-François Chaponnière se trouve déjà associé à Ferrier L'Hoste & Cie entre 1805 et 1808. Bonna & Cie, née en 1830, constitue en réalité la prise d'indépendance de Paul-Frédéric Bonna, alors associé chez Lombard Bonna & Cie. Avant cela, le même Paul-Frédéric Bonna avait fait son apprentissage chez Ferrier L'Hoste & Cie, jusqu'en 1821, date de son passage chez Lombard & Cie. En ajoutant l'établissement Paccard & Cie de Genève, fondé en 1819, puis Reverdin & Cie, fondé en 1843, on remarque qu'à côté des associations de la haute bourgeoisie se développent des banques privées menées par des libéraux d'accession tardive à la bourgeoisie (XVIIIe siècle), voire de non-bourgeois. 731 

      Ces associations libérales naissent grâce à un savoir-faire acquis au sein des établissements plus anciens. Elles constituent un terreau fertile pour la diffusion des idées libérales, bien que leurs liens, professionnels et éventuellement familiaux avec les banques aînées les empêchent de s'y opposer trop fortement. Il n'empêche que l'imbrication du monde bourgeois et de certains non-bourgeois au sein du monde des affaires est significative d'une certaine ouverture des vieilles familles, en partie involontaire. Il n'est pas surprenant de constater qu'au sein des établissements bourgeois, soient actif des libéraux. La progression de ces derniers au sein des associations qui les emploient ne peut qu'être le fruit d'un travail méritoire. Il s'agit de l'application au monde des affaires du système méritocratique bourgeois, qui a pour expression politique la mise en place d'un cens électoral. Dès lors, suivant les opportunités qu'offrent les modifications d'associations, il n'est pas étonnant de constater que certains de ces libéraux se lancent à leur compte, ce qui implique la formation d'une association qu'ils contrôlent. Les banques libérales qui naissent alors ne pourraient faire concurrence à leurs aînées, car elles se tourneraient plus facilement vers les marchés délaissés des affaires industrielles, car trop risqués. De plus, même si l'expérience et la fortune acquise pendant la période d'activité de ces libéraux permettent une prise d'indépendance, ce nouveau type de banque n'a pas la puissance financière de leurs aînées, et pas la clientèle.

      Bien que l'importance économique de chaque association ne soit pas connue, il est symptomatique de constater que le seul regroupement d'établissements de cette moitié de siècle a lieu tardivement, dès 1840, et concerne quatre banques privées dirigées par de grandes familles. Ainsi, se forme le Quatuor, que l'historiographie genevoise évoque fréquemment. 732  Pourtant, le Quatuor n'est qu'un regroupement informel de banquiers amis, voire parents. Il regroupe les banques Hentsch & Cie, Lombard Odier & Cie, Turrettini Pictet & Cie et Louis Pictet & Cie, et ne correspond à aucune structure établie légalement, tant les banquiers privés genevois sont soucieux de conserver leur indépendance. Pourquoi donc se regrouper? Deux explications sont possibles. En premier lieu, il y a l'évolution logique des affaires. Les banquiers eux-mêmes évoquent cette tendance dans les plaquettes anniversaires. 733  La complexification des affaires, l'évolution des entreprises industrielles, toujours plus gourmandes en capitaux, rendent les regroupements utiles, sinon indispensables. Selon Robert Hentsch, l'origine du Quatuor remonte en mars 1833 déjà lorsque 'Henri Hentsch & Cie s'associe pour la première fois avec Louis Pictet & Cie, Lombard Odier & Cie et de Candolle Turrettini & Cie pour fonder deux sociétés en participation, l'une pour la conversion en certificats au porteur d'obligations métalliques d'Autriche, l'autre pour la conversion en certificats au porteur de rentes lombardes et vénitiennes'. 734  Ces premières affaires communes, qui ne concernent pas d'affaires industrielles, n'ont pu qu'être couronnées de succès puisque la collaboration des quatre établissement va se poursuivre.

      En second lieu, il y a des considérations plus politiques. La Société Anonyme des Bergues, créée en 1829, 735  donne la mesure de cette double évolution. Dès le départ l'enjeu de la société est lié au progrès. Le quartier des Bergues est idéalement placé face au lac, et orienté au sud. Il est occupé par les anciennes filatures Fazy, alors désaffectées. Les libéraux, dont James Fazy, font rapidement de la transformation de ce quartier un enjeu autant économique que politique. La société immobilière qui se crée est d'ailleurs composée essentiellement de libéraux, et dotée d'un capital de départ de 800'000 francs, supérieur au budget total de l'Etat. 736  François Duval-Toepffer détient la moitié du capital, Pellegrino Rossi 6,25% et Guillaume-Henri Dufour 2,5%. 737  Seul établissement privé ancien à participer à l'affaire, Calandrini & Cie ne possède que 30% des actions, et disparaît quelques mois plus tard. L'établissement est donc bien lancé et soutenu par les milieux libéraux, même en l'absence de James Fazy, pourtant bien placé dans le débat, et qui n'y participe pas sans doute faute de moyens financiers. 738 

      Sans l'apport de Duval-Toepffer, les libéraux n'auraient pas eu la force économique suffisante pour mener à bien le projet. En face, les banquiers privés ne peuvent que sentir le danger de voir leur échapper de plus en plus d'affaires, s'ils ne réagissent pas en faisant bloc. Dans le cas de Genève, le processus économique peut donc se doubler d'une volonté non exprimée de resserrer les liens au sein d'une ancienne bourgeoisie de plus en plus contestée politiquement. C'est cette volonté qui motive, par exemple, les milieux conservateurs à fonder la Société immobilière genevoise en 1853, par crainte de sociétés 'qui s'inspiraient surtout d'idées de propagande ultramontaine ou politique'. 739 

      En 1840, l'opposition libérale, et surtout radicale, se fait pressante sur les élites économiques. De toute évidence, elle ne correspond pas à un mouvement éphémère, mais bien à une ligne politique qui tôt ou tard va s'imposer. La politique de progrès graduel n'a jamais pu empêcher la réalisation de réformes. Au mieux, elle a réussi à la canaliser, et surtout à la retarder le plus possible. La réaction de regroupement de plusieurs banquiers privés s'inscrit uniquement dans une nécessité de mener des actions concertées sur des marchés qui font encore peur, et non dans une volonté de fusion bancaire destinée à soutenir massivement les investissements industriels. L'une des premières expressions de cette tendance est visible au travers de la fondation de la première compagnie gazière en 1843. Toutes les banques du Quatuor y participent. 740  Même si elles ont financièrement la possibilité de maîtriser à elles seules toute l'affaire, elles s'associent avec d'autres établissements dirigés par des libéraux, par exemple Christian Kohler. 741  De fait, l'exemple de la compagnie gazière contredit l'idée selon laquelle les banques membres du Quatuor ont désiré se regrouper pour gagner en importance et ainsi contrôler à elles seules des affaires. L'association entre anciens établissements bancaires, d'essence bourgeoise, et élites libérales apparaît au travers de cet exemple.


Conclusion

      Le tissu bancaire et commercial genevois se caractérise par un fonctionnement extrêmement flexible, qui passe par une succession d'associations différentes, lui permettant de coller parfaitement à l'évolution des marchés. L'existence de ces associations est définie autant par des facteurs internes qu'extérieurs à l'entreprise. Principalement deux facteurs conditionnent l'évolution des établissements: un facteur interne, toute modification de la situation familiale d'un associé ou d'un de ses alliés, et un facteur externe: l'évolution économique générale des marchés.

      Ce mode de fonctionnement flexible explique la renaissance rapide, après la révolution française, du tissu bancaire genevois pourtant très affecté par ces événements. Durant toute la première moitié du XIXe siècle, des colliers de perles d'associations naissent et se développent grâce au vide causé par la révolution française, la stabilité politique issue du régime de restauration, et l'existence de la diaspora genevoise. Cette dernière, jamais affectée par les événements politiques genevois, qui au contraire peuvent accélérer les émigrations, permet aux banquiers privés d'étendre relativement facilement leurs champs d'activité en direction de régions ou de villes dans lesquelles ils disposent de parents.

      Cependant, l'évolution du système bancaire ne peut être mis simplement en parallèle avec l'évolution politique. D'abord parce que les banquiers évitent le plus possible de se mêler des querelles politiques, ensuite parce qu'il serait extrêmement difficile de catégoriser les banquiers entre conservateurs et libéraux. Nous avons la conviction qu'une telle distinction, si elle doit être faite, ne peut que s'appuyer sur une échelle temporelle. Tôt ou tard et sauf exception, tout banquier finit par investir dans les technologies phares de l'industrialisation. Au cours du XIXe siècle, bourgeois et libéraux (ce qui inclut de rares non-bourgeois), se trouvent dans une situation de dépendance mutuelle. Les libéraux ont une juste appréciation du progrès technique, mais ne disposent pas de moyens financiers comparables à ceux des bourgeois.

      A la fin de la première moitié du XIXe siècle, il est possible d'observer au sein du tissu bancaire genevois une nouvelle tendance au regroupement d'établissements. Le premier qui met en scène des banques privées de la place s'inscrit dans une logique liée à l'industrialisation. Le Quatuor n'est fondamentalement pas initié par des banquiers convaincus par les nouvelles technologies, mais par des banques qui timidement, désirent réunir leurs forces d'investissements et s'approcher de l'industrie. Se jeter dans l'inconnu à quatre est plus facile que se lancer seul. Alors que le monde politique s'échauffe, il est étonnant de constater que le monde des affaires, qu'on imaginerait tout aussi féroce, connaît un mouvement différent et rassemble parfois différentes tendances autour d'un même projet. Une différence fondamentale existe donc pendant la première moitié du XIXe siècle, entre les histoires politiques et économiques.

      Cependant l'observation de cette différence a des limites. Le monde politique fait intervenir un ensemble d'acteurs d'origines plus vastes. Les polémiques politiques embrassent facilement l'ensemble de la population par le biais de publications individuelles sous forme de brochures et d'autres petits écrits qui se diffusent dans le canton. Le monde des affaires conserve des filtres qui en rendent l'accession quasiment impossible pour un financier qui se réclamerait du radicalisme. L'aile radicale est totalement absente du milieu bancaire privé, du moins des réseaux d'affaires anciennement bourgeois, les plus influents, mais c'est bien elle qui va prendre le pouvoir politique en 1846. En étant absent du milieu bancaire privé, les radicaux se voient coupés d'un accès direct au capital, pourtant présent en masse à Genève.


8. Les pôles familiaux d'affaires

      L'exemple de l'évolution des associations autour des familles Paccard et Mirabaud actives à Paris, a mis en évidence une stratégie d'enchaînement d'alliances familiales successives. Les associations se succèdent à un rythme parfois soutenu, autour d'une famille, unique fil d'Ariane. Cette dernière s'étend au travers de liens matrimoniaux vers d'autres familles, sans pour autant qu'une union ne débouche sur une association bancaire par le biais d'un seul établissement. La voie 'bourgeoise' d'éducation qui a été définie précédemment, est porteuse des espoirs de fortune des Genevois, car les métiers du commerce semblent seuls permettre de pouvoir faire fortune. Cette voie s'imbrique parfaitement dans une dynamique d'associations successives. Entrer en apprentissage dans une entreprise est porteur d'espoirs. De plus, d'habiles mariages devaient pouvoir permettre à un apprenti bien né ou à un associé, de renforcer le développement de ses affaires. Suite aux faillites de la fin du XVIIIe siècle, la course à la réussite dans la première moitié du XIXe siècle bénéficie de conditions particulières. L'Europe en bouleversement devient un terrain d'activité vaste et prometteur pour les familles genevoises.

      Si dans le chapitre précédent nous avons mis l'accent sur la collaboration entre banques bourgeoises et nouvelles associations de tendance libérale, les réseaux familiaux d'affaires sont restés à l'écart du raisonnement. Dans le présent chapitre, nous allons nous attacher à définir l'évolution de la toile d'araignée des réseaux familiaux pour le début du XIXe siècle, en mettant en évidence des pôles familiaux d'affaires.


1. Les pôles familiaux genevois

      Dans le négoce et la banque, certaines familles se distinguent en particulier dans la première moitié du XIXe siècle, car elles réunissent des éléments essentiels de l'accès au succès. Certaines n'ont pas ou peu été touchées par les ruines liées à la Révolution française. Elles peuvent parfois bénéficier d'un réseau de relations familiales vaste et international, permettant aussi bien l'établissement de liens commerciaux et bancaires que l'élaboration de stratégies de formation des membres de la famille. Enfin, ces familles disposent d'une assise solide, c'est-à-dire de suffisamment d'héritiers masculins susceptibles de garantir une continuité des affaires. Ce dernier point n'empêche nullement la succession d'associations, comme il ne peut assurer la stabilité d'une raison sociale, mais garantit que l'établissement reste entre les mains de la famille. A la suite de cet élément, la force des fratries provient également du nombre total d'enfants, ce qui comprend également les filles, susceptibles de réaliser des mariages servant les intérêts de l'entreprise en complétant les acquis de la famille: manque de capitaux, manque d'alliés (faiblesse du marché), manque d'attaches sociales dans la bourgeoisie par un nom reluisant ou prestigieux dans la République.

      Nous avons considéré à part les familles qui rassemblent la totalité de ces facteurs ou qui les acquièrent au début du XIXe siècle, et les avons définies comme des pôles familiaux d'affaires. Ce chapitre n'a pas la prétention de fournir une description exhaustive des pôles familiaux qui ont pu exister à Genève après la restauration de 1814. La tâche serait ardue et les débats sur les limites de l'exhaustivité ne manqueraient pas. De même, la présence de ces pôles familiaux n'est pas incompatible avec le développement et l'existence, en parallèle, de familles plus discrètes à la tête d'établissements bancaires tout aussi solides. Au travers de deux exemples, il est cependant possible d'illustrer l'évolution du monde bourgeois autour de la restauration. Les familles actives dans le négoce ou la banque au XIXe siècle, sont parfois différentes des grandes familles de banquiers privés des XVIIe et XVIIIe siècle. Cependant, le besoin de rattachement à l'ancienne bourgeoisie, pourtant officiellement abandonnée en 1792, est pendant tout le XIXe siècle un besoin central, que ce lien soit direct ou établi par mariage. La focalisation de l'attention sur quelques familles, par le biais des pôles familiaux, tend à démontrer la vivacité du monde bourgeois pendant la période de restauration. La reconstruction d'établissements bancaires solides, impliquant un nombre étendu de familles par le biais de la toile d'araignée, est la première pierre posée au raisonnement sur une persistance du pouvoir bourgeois pendant le XIXe siècle. 742 


1.1. La famille Ador, premier pôle familial genevois au XIXe siècle

      La famille Ador représente au début du XIXe siècle, un cas rare de famille riche dont la fortune a été grandement épargnée par les troubles causés par la Révolution française. Active sur le secteur de la bijouterie, elle avait étendu son influence au cours du XVIIIe siècle bien au-delà des frontières de la République, à Saint-Pétersbourg, où se trouve l'origine du pôle familial, suite au mariage d'une soeur d'Etienne Dumont avec Jean-Pierre Ador (1724-1784).

      

Schéma généalogique 8.1. : Liens familiaux entre les Genevois de Saint-Pétersbourg

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol II [2e edition], Genève, 1892, p. 441.

      La communauté suisse de Saint-Pétersbourg était composée principalement de trois familles, les Duval, les Ador et les Seguin. Point commun de cette communauté: les trois chefs de famille avaient épousé trois filles Dumont, soeurs du publiciste Etienne Dumont, l'un des premiers libéraux que Genève ait connu (voir schéma généalogique 8.1.). Jean Ador avait été en relation très étroite avec son oncle Etienne Dumont, dont il fut l'exécuteur testamentaire. 743  Les idées libérales étaient très tôt entrées dans le cercle de la famille Ador, ce qui constitue une première explication des affaires réalisées au XIXe siècle. La relation entre Etienne Dumont et les nouvelles technologies n'est pas directe, mais le publiciste, comme les autres penseurs libéraux que Genève a connus et dont il a été question dans le chapitre précédent, ont ouvert une brèche dans le monde bourgeois, en introduisant dans la cité de Calvin les théories d'Adam Smith et Ricardo.

      De retour à Genève au début du XIXe siècle, les Ador étaient à la fois solidement ancrés dans la cité (grâce notamment à la famille Dumont), fortunés suite aux activités entreprises en Russie, mais sans lettres de bourgeoisie, qui ne seront acquises qu'en 1814. 744  Des alliances matrimoniales des enfants Ador avec des familles de l'ancienne bourgeoisie étaient dès lors la seule chose qui manquait pour disposer de tous les éléments-clés pour former un réseau familial puissant.

      

Schéma généalogique 8.2. : Descendance de Jean Ador (1782-1874)

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol VII, Genève, 1895, p 3-5.

      En quatre ans (1837-1841), Jean Ador va allier ses enfants avec plusieurs types de familles: la finance avec les Paccard, la science avec Colladon et le commerce avec Viollier. En 1841, la famille Ador dispose ainsi de quatre alliances complémentaires fort utiles pour les affaires. Cette conjonction d'alliances, additionnée à la présence de plusieurs descendants masculins, assied définitivement le pôle familial Ador.

      Ce premier pôle familial joue un rôle essentiel dans les milieux libéraux-conservateurs. Le nom de Ador, indirectement allié aux Mirabaud, est un second patronyme qu'il faut inscrire parmi les nouvelles élites libérales. Gravitant autour de la famille Ador, se trouvent bon nombre d'affaires importantes du XIXe siècle. 745  Au cours de ce dernier ses membres se sont rapidement tournés vers les technologies phares. Les Ador investissent dans l'industrie des chemins de fer, avec des alliances en direction des Bartholoni et d'Auguste Dassier, mais ensuite vers l'industrie du gaz, qui suit de très près la technologie ferroviaire. 746  Clé de voûte du très puissant trust gazier, la Compagnie pour l'industrie du gaz fondée en 1861, 747  la famille Ador obtient une sorte d'apogée lorsqu'en 1917 elle est représentée dans les instances politiques grâce à Gustave Ador (1845-1928), devenu Conseiller Fédéral.


1.2. Une extension vers l'Angleterre, le pôle familial Prévost

      Un deuxième pôle familial se constitue dans la première moitié du XIXe siècle, autour de la famille Prévost entre Genève et l'Angleterre. Les données de base sont différentes de celles des Ador qui avaient à l'origine une fortune et des relations d'affaires. Pierre Prévost, ruiné par la révolution française, 748  ne possède qu'une reconnaissance sociale, ajoutée à des relations étroites avec le milieu libéral et une grande activité scientifique au sein de la Bibliothèque Britannique.

      Les Prévost accèdent à la fortune avec la seconde génération, puisque Pierre Prévost a une descendance de quatre fils (voir schéma généalogique PP), dont trois font souche, et qui tous vont passer par la banque familiale, fondée en 1817 à Londres sous le nom de Morris Prévost & Cie par l'aîné Alexandre. 749  Ce dernier fait fortune en premier, attirant ses frères dans son affaire. 750  Le schéma des associations qui ont gravité autour de cette raison sociale est notablement différent de celui de la banque Mirabaud. Les associations ont été moins nombreuses, donc d'une durée plus longue pour chacune d'entre elles et la banque Morris Prévost & Cie a été créée parallèlement à une banque 'mère', Haldimand & fils Cie. Cette dernière est une entreprise importante qui développe des affaires considérables depuis Londres où elle est installée. Lorsqu'il se crée, Morris Prévost & Cie n'est pas un établissement concurrent car il n'en a tout simplement pas les moyens. Alexandre Prévost et son ami James Morris sont encore jeunes. La firme qu'ils créent n'a pas d'autre but que de se placer dans le sillage immédiat de Haldimand & Cie. 751  L'associé principal de ce dernier, Antoine François Haldimand, 752  a des liens de parenté avec les deux jeunes gens (voir schéma généalogique HA, ci-après), puisqu'il est le grand-père de James Morris et le beau-père d'un oncle d'Alexandre Prévost. 753  Le lancement de cette nouvelle banque permet ainsi à des parents d'un banquier établi de se lancer dans les affaires tout en bénéficiant d'un appui.

      Les relations familiales ont joué pleinement leur rôle dans le lancement de la carrière d'Alexandre Prévost. La banque Morris Prévost & Cie est le fruit d'une collusion d'intérêts, qui, ajoutés à d'heureuses circonstances et à une bonne gestion, donnent naissance à un établissement solide. L'assise de cette banque s'explique autant par des prédispositions liées à un réseau d'alliances pré-existant, qu'à une habile stratégie qui voit quatre frères assurer la continuité de l'établissement.

      La famille Nadal, parente avec Pierre Prévost (par sa belle-mère), était au XVIIIe siècle active dans le grand négoce, associée aux Long et Haldimand. 754  Antoine-François Haldimand était entré en association avec ces familles après avoir effectué un apprentissage dans la maison Martin, installée à Livourne. 755  Toutes ces familles, et les affaires rattachées à elles, étaient présentes en Italie, sur le marché du commerce de la soie. 756  En se concentrant sur le strict parcours d'Alexandre Prévost, il est symptomatique de constater que les mêmes familles vont être, plusieurs années voire décennies plus tard, toujours en relation d'affaires.

      Passé chez Martin & Cie, puis lié avec Long et Nadal, Antoine François Haldimand lance sa propre affaire, qui est ensuite gérée conjointement avec ses enfants. 757  C'est Antoine Haldimand qui aide Alexandre Prévost, également allié aux Nadal, à se lancer avec son petit-fils Morris. Ce sont par ailleurs les enfants d'Antoine François Haldimand qui proposent une association à Alexandre Prévost, une fois Antoine Haldimand décédé. 758  André Martin, dont la relation exacte avec l'affaire Martin où Haldimand passa comme apprenti est indéterminée, commença un apprentissage à Mulhouse, avant d'être engagé par Viollier & Cie. 759  Dans cette maison, tenue par un ami de Pierre Prévost, il croise Georges Prévost, engagé pour un apprentissage de commerce. Tous deux sont envoyés à Livourne pour s'occuper d'une nouvelle succursale de l'affaire. 760  Sept ans après, on retrouve Georges Prévost dans la Maison Melly Prévost & Cie, basée à Manchester, tandis qu'André Martin est engagé par Morris Prévost & Cie qui cherche quelqu'un pour développer le commerce de la soie. 761  Entre temps, Alexandre Prévost a épousé une fille Martin, soeur d'André. Le commerce de la soie était jusque là un domaine réservé de Haldimand & Cie. Mais, la maison Haldimand cède ce secteur à son établissement allié en informant ses clients par une circulaire. 762 

      En 1829, Melly Prévost & Cie, où se trouvent Georges Prévost depuis 1827 763  et Morris Prévost & Cie, où est engagé Jean-Louis Prévost, s'associent avec une troisième maison, lancée par André Martin qui quitte Morris Prévost pour l'occasion: Melly Martin & Cie. 764  L'année de cette association correspond par ailleurs à la cessation des activités de Haldimand & Cie, et au retour à Genève d'Alexandre Prévost, dont la fortune est désormais assurée. Dans ce système de succession d'établissements, plusieurs point importants ressortent. Les établissements, s'ils se succèdent parfois à un rythme important, conservent toutefois des liens étroits, parfois renforcés par des liens familiaux. Ensuite, la cession d'activité à un établissement allié est une pratique courante, et fort utile pour assurer un volume d'affaires. L'absence de concurrence entre établissements est patente, et solidifie ce microcosme des affaires.

      Le succès d'Alexandre Prévost a la particularité de pouvoir s'appuyer également sur un engagement diplomatique. En 1818, le poste de Consul Suisse en Grande-Bretagne se libère, quand Urbain Sartoris, 765  premier à occuper le poste, abandonne la fonction après quelques mois seulement. 766  'Il [Urbain Sartoris] avait de la fortune et de l'ambition ou plutôt de la vanité. Il avait espéré, au moyen d'une fonction diplomatique, s'ouvrir les portes de la haute société, et dès qu'il s'assura de la limite tracée à ses prétentions, il ne se soucia plus d'une place sans importance et il me le dit très franchement, en m'offrant de me présenter à sa place'. 767  La proposition était intéressante pour un jeune banquier tel qu'Alexandre Prévost, pour qui cette place 'paraissait se lier naturellement à [s]a carrière'. 768  Même si la fonction concerne essentiellement l'octroi des passeports suisses, elle permet de mettre en relation Alexandre Prévost avec tout Suisse en déplacement en Angleterre. 769  Une aubaine dans une période où les contacts entre l'Angleterre industrielle et les financiers du continent, curieux des nouveautés anglaises, se développent. La recherche de recommandations donne une juste dimension à cet enjeu. Deux démarches sont entreprises en parallèle par des parents d'Alexandre pour appuyer sa candidature auprès des autorités fédérales. Alexandre Marcet d'abord, écrit une lettre à de Freudenreich et de Haller, représentants de la Diète qui avaient été en contact avec Haldimand & Cie, donc avec Alexandre Prévost, lors d'un séjour qu'ils avaient effectué en Angleterre. 770  Ensuite, Pierre Prévost entreprend des démarches auprès des autorités genevoises qui sont représentées à Berne par deux délégués. Auguste De la Rive, premier syndic, appuie immédiatement la candidature, mais la personne-clé est le syndic Desarts, car ce dernier est lié au patriciat bernois. 771  L'appui de Desarts est finalement acquis.

      Candidat avec un de Rougemont proposé par les députés de Neuchâtel, Alexandre Prévost remporte l'élection par 17 voix contre 5, 772  et est nommé agent pour le commerce suisse à Londres, soit une position similaire à celle de consul. L'une de ses premières décisions est de nommer un vice-consul en la personne de son frère Jean-Louis. Contrairement à son prédécesseur, Alexandre Prévost assume cette fonction durant l'entier de son séjour en Angleterre, et ne semble par considérer ce poste comme un attribut mondain. Il tient des statistiques très précises sur son activité diplomatique, 773  et ce n'est qu'en 1829 qu'il quitte sa fonction en la remettant à son frère, qui à son tour nomme André Martin vice-consul. 774  Un népotisme de bonne guerre qui prouve que la situation de consul peut non seulement se révéler agréable pour briller en société, mais encore utile pour les affaires.

      L'enchaînement heureux de circonstances se produit aussi à l'intérieur de la famille Prévost. La fratrie de quatre garçons a tenu l'affaire suffisamment longtemps pour permettre à la seconde génération de prendre le relais. Il n'y a pas eu, contrairement aux Paccard de Paris, un vide de successeurs qui a porté l'affaire vers une autre famille. Cela explique la continuité de la raison sociale Morris Prévost & Cie, un changement d'associé restant confiné aux mêmes lignées. 775 

      

Schéma généalogique 8.3. : Liens familiaux entre Pierre Prévost et Antoine Haldimand

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol II [2e edition], Genève, 1892, p 376; BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 427-428; BPU, PREVOST, Jean-Louis, Histoire de la famille Prévost, [document manuscrit], [s.d.], cote Ms Fr 4731 A.

      Les réseaux de relations sont dans un second temps consolidés par mariage (voir schéma généalogique HA). La double union de Pierre Prévost avec deux soeurs Marcet lui a ouvert des portes en Angleterre par le biais de la famille Haldimand, de riches commerçants et banquiers d'origine vaudoise. 776  Cette ouverture va être utilisée par son fils aîné qui va s'établir puis faire fortune en Angleterre. Par ce double mariage, le réseau de relations, en plus de la famille Haldimand, touchait également les De la Rive (voir schéma généalogique DR), qui avaient le double intérêt d'être une famille de scientifiques et de magistrats genevois. Le milieu scientifique a été allié à Pierre Prévost dès son mariage avec les soeurs Marcet, les De la Rive n'intervenant que dans un second temps.

      Charles Gaspard De la Rive (1770-1834) et Alexandre John Marcet (1770-1822) sont des amis d'enfance, et s'étaient tous deux exilés en Angleterre suite aux troubles révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle. 777  Par conséquent, toutes les alliances entre les Marcet, De la Rive et Prévost, sont extrêmement solides car elles se basent en premier sur une amitié, confirmée par des renchaînements successifs d'alliances sur trois générations, comme le montre le schéma ci-dessous.

      

Schéma généalogique 8.4. : Liens familiaux entre les familles Prévost, De la Rive et Haldimand

Elaboré à partir de : Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol II [2e edition], Genève, 1892, p 376; BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 427-428; BPU, PREVOST, Jean-Louis, Histoire de la famille Prévost, [document manuscrit], [s.d.], cote Ms Fr 4731 A.

      Pour autant, le réseau de relations de la famille s'est étendu au-delà de ce noyau fort grâce aux alliances matrimoniales des enfants et petits-enfants de Pierre Prévost. Trois de ses quatre enfants ont fait souche en s'alliant avec les familles Martin, Lefort et Fuzier-Cayla. Les deux premières sont des familles de financiers, la dernière est une famille de magistrats, même si elle a acquis la bourgeoisie tardivement, en 1744. Deux en particulier sont des familles influentes à Genève: les Martin par la taille de la famille, et les Fuzier-Cayla par le réseau d'affaires et les charges publiques exercées.

      

Schéma généalogique 8.5. : Descendants de Pierre Prévost (1751-1839)

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol II [2e edition], Genève, 1892, p 376-378.

      L'extension de la seconde génération se prolonge par les alliances de la troisième. Le fils aîné d'Alexandre Prévost a épousé Augusta De la Rive, fille d'Auguste. Cette union n'était pas à proprement parler un renchaînement d'alliances, puisque les De la Rive et les Prévost n'étaient alliés auparavant qu'indirectement. La consolidation de liens antérieurs par le mariage du premier des descendants est, dans ce cas, une action identique à ce qui a été observé dans les familles Paccard et Mirabaud. Les renchaînements d'alliances priment sur l'extension des relations d'affaires, qui ne sont utiles que s'il existe une base solide sur laquelle faire reposer ses activités. A l'exception de la dernière, toutes les petites-filles de Pierre Prévost ont réalisé des mariages avec deux fils d'une famille issue de la finance genevoise. Deux de ces unions avec des Cramer et des Pictet-Baraban (voir schéma généalogique 8.5), réunissaient les trois fratries des enfants Prévost ayant fait souche. Le dernier mariage, qui unissait deux fils Plantamour avec des cousins Prévost de la troisième génération (voir schéma généalogique DO), réalise un but identique.

      

Schéma généalogique 8.6. : Alliances familiales autour de Pierre Prévost (1751-1839)

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol II [2e edition], Genève, 1892, p 375-378.

      Tandis que les filles Prévost rendent par leurs mariages le pôle familial plus solide, les garçons de la troisième génération, à l'exception d'Alexandre Prévost fils, étendent le réseau d'alliances en direction d'autres noms de la finance : Mallet, Fordham et de Seigneux.

      Naturalisé anglais en 1819, Alexandre Prévost, et par extension ses frères, ne se détachent jamais totalement de leur terre d'origine. Cette question de la nationalité touche à l'épineux problème de l'identité nationale et de l'enracinement des émigrants. Tandis que le pôle familial Ador connaît plusieurs alliances en direction de la France, le pôle familial Prévost est clairement et uniquement tourné vers l'Angleterre. Cette caractéristique est l'élément ultime qui démontre que l'extension des réseaux d'affaires genevois, dans la première moitié du XIXe siècle, s'est effectuée en l'absence de concurrence. Prévost et Ador ne se font jamais concurrence. Ils sont chacun alliés à des familles différentes et s'intéressent à des affaires différentes.


1.3. Existe-t-il d'autres pôles familiaux? Le cas de la famille Duval

      L'existence de ces deux pôles familiaux est pratique, car elle réunit sous une même dynamique deux familles d'origine sociale différente, ce qui est une bonne illustration de la mosaïque bourgeoise. Pour autant, la notion de 'nouvelles élites' ne peut pas s'imposer sur cette seule base. En effet, les Ador et les Prévost restent des familles extrêmement bien intégrées à la toile d'araignée. Au sein de cette dernière, les pôles familiaux ne constituent que des concentrations d'affaires plus importantes que les autres, et non des réseaux familiaux distincts d'anciennes familles patriciennes et qui se seraient désolidarisées d'un autre groupe d'anciennes élites, dont le comportement serait demeuré strictement attaché aux traditions passées.

      De plus, les lieux de l'implantation provisoire des activités des familles Ador et surtout Prévost, incitent à considérer que dans chaque ville où des familles genevoises sont présentes, il serait possible de définir au moins un pôle familial, une famille en particulier qui rassemble autour d'elle une majeure partie de la communauté genevoise de cette ville. De fait, au début du XIXe siècle, d'autres familles ont connu des développements d'alliances présentant des similitudes avec les deux exemples précédents, comme une branche des Duval. Proche des Ador puisque faisant partie de la communauté genevoise de Saint-Pétersbourg, la famille Duval est cependant différente dans son essence, puisque bourgeoise de Genève depuis le XVIe siècle. 778 

      En plus de réaliser la condition du sang, la famille Duval dispose d'une solide descendance. La branche Duval issue de Louis-David Duval, cadet de trois ans de Jean-Pierre Ador et également époux d'une fille Dumont, s'est développée de manière particulièrement intéressante en l'espace de deux générations. Les quatre enfants de Louis-David Duval se sont mariés, dont en tout cas trois dans une logique de continuité des activités de leur père : la joaillerie-bijouterie (voir arbre généalogique 7.1). Nicolas Soret, le premier des gendres, est présenté comme 'peintre sur émail, peintre ordinaire de Catherine II de Russie'. 779  Ninette Toepffer, soeur de Rodolphe Toepffer, épouse François Duval, seconde des trois fils de Louis-David, qui 'soutenait avec [Etienne] Dumont l'opinion libérale modérée qui allait prévaloir de 1820 à 1840'. 780 

      

Schéma généalogique 8.7. : Descendance de Louis-David Duval

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol IV, Genève, 1908, p 162-167; GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol II [2e edition], Genève, 1892, p. 441.

      Les trois fils de Louis-David Duval font souche. C'est sur la troisième génération que peut être observée une orientation singulière des affaires vers les milieux d'affaires. Enfin, la famille Duval se trouve dans une situation comparable à celle des Ador à la restauration. En activité à Saint-Pétersbourg, elle a été épargnée par les ruines liées à la Révolution française et réalise ainsi également la condition financière à la formation d'un pôle familial.

      Sur la base de ces trois conditions d'origine, les alliances matrimoniales des Duval montrent qu'ils ne forment pas un pôle familial d'affaires, car il n'y a pas de stratégie concentrée autour d'une association bancaire. Cela malgré les renchaînements d'alliances. Les Duval disposent de plusieurs rameaux solides en dehors de celui de Louis-David, dont trois sont installés en Angleterre. 781  Les fils de Louis-David, tous trois députés au Conseil Représentatif, allient leurs enfants de deux manières différentes. Les rameaux de Jacob-David et Louis François (voir schémas généalogiques 7.2 et 7.3) se lient avec la branche anglaise de David Duval (1711-1791).

      

Schéma généalogique 8.8. : Les renchaînements d'alliances de la famille Duval

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol IV, Genève, 1908, p 154, 156-157, 162-167.

      

      

Schéma généalogique 8.9. : Les Duval-Toepfer

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol IV, Genève, 1908, p 166-167.

      Seul le rameau de François (1776-1854) se tourne complètement vers les familles liées aux affaires de banque. Les mariages d'Etienne (1824-1914) en 1855, de Louise (1825-1903) en 1844 et d'Adrienne (1826-1905) quelques années après, les trois aînés, rattachent tous le rameau à des groupes familiaux distincts, intégrés à d'autres réseaux d'affaires.

      Etienne épouse Sophie Marcet, fille de Franck (1803-1883) et petite fille d'Alexandre John Gaspard (1770-1822), allié des Haldimand et directement rattaché au pôle familial Prévost. Adrienne se marie avec Jacques Alfred Van Muyden (1818-1898), 'peintre de talent', 782  mais aussi neveu d'Hermann Théodore Van Muyden, Conseiller exécutif de Lausanne entre 1838 et 1841, puis Conseiller d'Etat du canton de Vaud. Bien que vaudoise, la famille Van Muyden mérite quelques lignes, tant son intégration a été rapide et exemplaire. C'est en 1806 qu'Hermann Théodore émigre d'Utrecht pour s'installer à Rome, puis il se rend à Lausanne en 1809. 783  Son frère, Jacob Evert (1781-1848), donne naissance à un rameau de la famille très bien intégré dans les milieux d'affaires genevois en mariant deux de ses enfants avec des membres des familles bourgeoises Richard et Favre. Enfin, une fille de Jacob Evert, Emma (1817-1854) épouse Frédéric de Seigneux, 784  un agent de change vaudois installé à Londres qui participe en 1849 à la fondation de la Bourse de Genève. Les deux frères Van Muyden sont des financiers actifs dans le canton de Vaud, notamment associés à la fondation de plusieurs banques. 785  Les liens des Duval avec le milieu des agents de change sont renforcés avec Adolphe Duval (1828-1881) fils de François, agent de change fondateur de la Bourse de Genève. Mais l'alliance la plus intéressante, en terme purement économique, est réalisée grâce au mariage de Louise Duval (1825-1903) avec Louis Aubert (1813-1888), membre d'une famille de banquiers genevois installés à Turin. La ville lombarde, à l'instar des autres principaux centres économiques européens, renferme une petite communauté protestante composée en partie de Genevois.

      La limite entre pôle familial et simple réseau familial d'affaires est délicate à dresser. De fait, la seule branche Duval qui ne connaît pas de renchaînement d'alliances, est aussi la seule qui soit active dans le milieu bancaire. Cette branche dispose incontestablement de nombreux attributs d'un pôle familial, mais jamais elle ne prend l'ascendant sur ses alliés. La famille Duval, bien que disposant de plusieurs caractéristiques d'un pôle familial, présente une différence essentielle avec les Ador et les Prévost. Jamais une banque ne porte le nom de la famille, même si les Duval sont présents au sein des associations. Ce n'est donc pas autour de la famille Duval que se concentre un faisceau d'affaires, mais ses membres participent à de nombreuses affaires. Les Duval comptent de nombreux représentants, et leurs émigrations leur ont donné une importance particulière, d'abord par les mariages conclus, et ensuite par sa fortune, peu touchée par la Révolution française.


2. Le rayonnement de la toile d'araignée au-delà des frontières

      Les trois familles Duval, Prévost et Ador connaissent chacune une histoire qui les lie avec une autre ville européenne. Le lien qui s'établit naturellement entre les pôles familiaux d'affaires et diverses agglomérations européennes amène obligatoirement à considérer les élites genevoises comme extrêmement mobiles. L'étendue presque tentaculaire des familles genevoises a touché systématiquement toute ville d'affaires, 786  principalement en France, en Italie, en Angleterre et aux Pays-Bas. Sans reprendre systématiquement le cas de toutes ces villes, l'exemple de Turin, qui concerne notamment les Duval, illustre ce que sont ces communautés d'expatriés genevois.


2.1. Les Suisses de Turin

      La capitale du Piémont accueille une communauté de négociants et banquiers protestants très active. La famille Aubert, divisée en plusieurs branches au XVIIIe siècle, a un rameau qui s'est installé à Turin où se trouvent notamment les familles Martin, Nadal et Long, 787  toutes réparties entre les pays genevois et vaudois. Les deux dernières sont associées avec Antoine François Haldimand, allié aux Prévost. Jacques-Louis Aubert (1718-1796), descendant de marchands drapiers, a obtenu la bourgeoisie de Genève en 1708, avant d'aller faire du négoce en Italie, à Livourne puis à Turin. 788 

      Marié à Judith Colladon 789  en 1756, 'négociant et banquier à Turin dès avant 1748', 790  Jacques-Louis Aubert fonde la maison Aubert Tollot & Cie, 791  reprise par ses fils en 1792 et qui devient la maison Frères Aubert fils & Cie, une 'maison de commission et de banque, une des plus importantes de Turin'. 792 

      Au sein de la communauté suisse de Turin, c'est la famille Long qui apparaît comme centrale dans les alliances familiales. Originaire d'Yverdon, elle fait souche à Turin suite à l'émigration de Jean-Jacques (1693-1794). 793  Ses enfants se marient avec deux Lullin (frère et soeur), deux frères Martin, ainsi qu'un Haldimand. C'est Pierre-François Long (1727-?), fils de Jean-Jacques et banquier à Turin, 794  qui allie sa famille avec les Aubert en mariant trois de ses enfants avec des Aubert (frère et soeurs, voir schéma généalogique 7.4).

      

Schéma généalogique 8.10. : Liens de parentés entre la famille Aubert et la famille Long

Elaboré à partir de: Notes sur la famille Aubert de Genève, originaire de Crest en Dauphiné : 1530-1908, Genève, 1908.

      Des affaires de ces trois familles interalliées, Long, Nadal et Haldimand, présentes toutes les trois à Turin découle le futur pôle familial Prévost. Mais les Suisses de Turin éclairent aussi les liens privilégiés qu'entretiennent certaines familles vaudoises et genevoises. Les Haldimand sont, à l'image des Long, originaires d'Yverdon, tandis que les Aubert viennent de Genève. 795  La concentration familiale des Genevois de Turin autour des Aubert-Long intègre les familles Lullin, Colladon et Martin, qu'on retrouve dans les alliances touchant aux pôles familiaux qui ont été précédemment présentés.

      

Schéma généalogique 8.11. : Rameau Aubert-Chaudoir

Elaboré à partir de: Notes sur la famille Aubert de Genève, originaire de Crest en Dauphiné : 1530-1908, Genève, 1908.

      L'alliance des familles Duval et Aubert, au sein du rameau Aubert-Chaudoir (voir schéma généalogique 7.5), donne naissance à un réseau d'affaires solide. Les trois enfants Aubert-Chaudoir se marient chacun avec un beau parti. L'aînée épouse Alexandre Patry, un banquier, tandis que la cadette se marie en 1836 avec un De la Rive (1804-1872), frère d'Auguste (1801-1873) et qui eut pour première épouse Louisa Marcet-Haldimand (1807-1834). 796  Cette dernière alliance est symptomatique des complexes maillages de la toile d'araignée qui apparentent un nombre important de personnes.


2.2. La force des familles : la mobilité entre origine et enracinement

'Dans ce siècle on ne peut compter sur personne, les voyages emportent tout, personne ne reste chez soi, excepté moi pour vous attendre.' 797 

      Les histoires propres aux trois familles (Ador, Prévost et Duval) nous parlent chacune de la mobilité des familles bourgeoises comme étant un dénominateur commun assez particulier, car faisant intervenir un savant mélange de déracinement et de préservation de ses origines. La faculté d'intégration et de migration semble avoir été, pour les élites genevoises, des traits spécifiques. Cette question doit être abordée sur les deux points de vue possibles, soit l'enracinement des émigrants genevois sur une terre d'adoption ou l'intégration de non-genevois au sein des élites de la République. L'internationale protestante ne suffit pas à expliquer ces deux phénomènes. Quand bien même les deux Refuges protestants ont donné naissance à une tradition d'accueil et d'intégration offerte par la cité aux huguenots les plus fortunés, l'adoption par les Genevois de coutumes et de moeurs spécifiques à leurs lieux de destination prouve que la faculté d'intégration dépasse le cadre d'une simple tradition d'ouverture, enracinée historiquement dans les conflits religieux.

      La plupart des familles bourgeoises de Genève sont d'origine étrangère, que ce soit de régions voisines du bassin genevois, comme la Bresse ou plus lointaines comme le nord de l'Italie ou le sud de la France. La facilité de déplacement et d'enracinement favoriserait l'argument d'une intégration sommaire dans la ville du bout du lac, et à des liens demeurés très forts avec la première région d'origine. Cette idée se heurte cependant à deux faits inéluctables: les familles immigrées qui accèdent à la bourgeoisie ou du moins une écrasante majorité de celles-ci, développent un attachement profond envers la République de Genève. De plus, les seconds lieux d'émigration qui peuvent faire l'objet d'un enracinement ne correspondent pas systématiquement à la première région d'origine. Cela est particulièrement valable pour l'Angleterre, qui a développé au cours des siècles, puritanisme aidant, d'étroits liens avec Genève, et qui conséquemment, dans un contexte de révolution industrielle et d'affirmation de sa puissance économique, reçoit une part importante de l'immigration des jeunes gens issus de familles bourgeoises de Genève, comme c'est le cas au sein de la famille Prévost.

      Dans le cas de l'émigration d'une famille genevoise vers une terre étrangère, l'adoption de comportements sociaux différents des familles restées à Genève est curieuse, d'autant qu'elle peut se réaliser sur un temps très court. L'exemple des mariages entre cousins issus de germains est parlant. Le calvinisme a admis de telles unions, 798  contrairement au mariage entre beaux-frères et belles-soeurs. 799  Pourtant, les alliances de germains restent peu fréquentes au sein des familles bourgeoises. Ce désintérêt pour un type d'union pourtant fort pratique pour préserver le patrimoine familial, trouve sans doute son explication également dans le calvinisme. L'idée selon laquelle les richesses terrestres appartiennent à la communauté et doivent donc faire l'objet d'une redistribution, favorisant un régime successoral égalitaire, va à l'encontre de toute stratégie familiale visant à une préservation du patrimoine. Une exception apparaît cependant de manière empirique. Les branches qui font souche sur une terre étrangère tendent plus à marier leurs enfants avec des germains. Les Duval 800 , les De la Rive 801  et les Mallet 802  sont des cas exemplaires. 803 

      Deux petits-enfants de Louis-David Duval (1727-1788) 804  s'unissent, soit Jacob-Louis (1797-1863) fils de Jacob-David (1768-1844) et Marie (1809-1864), fille de Louis-François (-1863). Une soeur de Jacob-Louis, Henriette (1798-1860) épouse également un parent, Franck Duval (1783-1868), mais d'un degré plus élevé (3e degré). Il n'empêche qu'un des rameaux Duval effectue la moitié de ses unions au sein de la famille et qu'il s'agit d'une branche établie à l'étranger. Le schéma généalogique 7.3 illustre ce cas de figure, reproduit dans d'autres généalogies comme celle des De la Rive. En 1852, William De la Rive (1827-1900), fils aîné d'Auguste, épouse sa cousine germaine Marie De la Rive (1831-1893), fille d'Eugène. Or, cet événement intervient dans une période particulièrement difficile pour Auguste De la Rive, ancien professeur d'Académie licencié par la Révolution de 1846. En 1850, il est nommé Ministre plénipotentiaire de Suisse en Grande-Bretagne, 805  où se trouvent ses familles alliées Marcet et Haldimand. On ne peut que voir dans cette nomination une position de repli pour un conservateur très impliqué dans la politique genevoise, à l'image de ce que son père, Gaspard De la Rive (1770-1834), avait vécu. 806  Au milieu de ces troubles politiques, l'alliance entre William De la Rive et sa cousine participe à cette logique de mouvement de repli, en tissant un lien familial entre deux branches d'une même famille séparée par la révolution radicale.

      La famille Mallet est une troisième illustration étonnante de l'adaptabilité des familles genevoises sur une terre d'émigration. Bien étudiée par Choisy 807  la généalogie des Mallet fait apparaître plusieurs branches au XIXe siècle, toutes issues de Jaques Mallet (1530-1598), dont deux sont installées à l'étranger, à Londres et à Paris. Avant le XIXe siècle, les mariages entre parents sont rares chez les Mallet: à peine 2 sur 125, 808  et qui concernent des liens de parenté au 2e et au 4e degré. Subitement, la branche parisienne, initiée par le banquier Jaques Mallet (1724-1815) adopte, parallèlement au développement de ses affaires, un comportement spécifique. Son fils Guillaume (1747-1826) devient Régent de la Banque de France, et marie ses deux fils avec deux filles Oberkamp. La Régence se transmet à l'aîné de la fratrie aînée pendant trois générations, puis saute de rameau. Parmi les Mallet de Paris, on dénombre en quatre générations, 27 mariages, dont 3 de parents (deux de cousins issus de germains). Il y a un comportement apparemment différent des autres branches, lié à l'activité économique.

      En alliant un de leurs enfants avec un membre d'une branche de la famille restée à Genève, les émigrants répondent, consciemment ou non, à leur déracinement. Ce dernier peut, dans certains cas qui restent tout de même largement minoritaires, être compensé par un renforcement des liens familiaux.

      La question de la nationalité offre une autre chance d'approcher la flexibilité des migrants et la force des liens les unissant à la mère-patrie. Bien des Genevois qui émigrent adoptent au bout de quelque temps la nationalité de leur terre d'adoption. Cette démarche ne les empêche pas de conserver une relation très forte avec Genève, qu'ils considèrent toujours comme leur terre d'origine. La fratrie Prévost est exemplaire de ce cas de figure. Alexandre Prévost, consul de Suisse à Londres, finit par se naturaliser anglais dans les années 1820. Lorsqu'il est de passage à Genève en 1811, plusieurs années après son départ, mais avant sa naturalisation, il a déjà l'apparence d'un étranger, accent anglophone compris. 809  Lors de la négociation de son mariage avec les intermédiaires, la question d'une éventuelle installation définitive en Angleterre lui est posée. Sa réponse, qui laisse toutes les possibilités ouvertes, montre à quel point il ne peut se fixer sur un état ou l'autre. Finalement, il reviendra à Genève en 1829 et y jouira d'une retraite paisible avant d'y mourir. Ses autres frères font un choix différent et restent en Angleterre.

      La famille Baumgartner est un autre exemple, encore plus spectaculaire, car elle était très active dans la politique genevoise: on n'imagine pas le Docteur Baumgartner émigrer. Pourtant son fils, en apprentissage à Birmingham, essaye de convaincre son père de venir le rejoindre pour s'établir définitivement en Angleterre. 810  Lui-même, après un peu moins de trois ans passés en Angleterre, se sent 'déjà plus anglais que suisse'. 811 

      Les motivations à ce double enracinement sont diverses. Les conséquences sont évidentes pour des hommes d'affaires comme les frères Prévost. Etant en relation à Genève avec bon nombre d'investisseurs potentiels, un lien de confiance particulièrement étroit peut s'établir entre ces deux terres d'adoption, faisant du financier doublement attaché, à l'image d'Alexandre Prévost, un intermédiaire idéal pour les placements genevois à Londres. Parfois cependant, un déchirement plus problématique peut apparaître. Le ressentiment d'Antoine Baumgartner est par contre différent, vis-à-vis d'un état auquel père et fils vouent une grande admiration, comparé à leur canton d'adoption 812  tombé sous le joug radical en 1846. Dans le cas de la famille Baumgartner, l'enracinement du fils, en cours de formation, se transforme en levier potentiel pour aider le père, chahuté par les événements politiques.

'(...)Quand mon excellente aïeule ne sera plus, j'espère (& en ceci, je joins mes souhaits à ceux de nos bons parents ici) que nous pourrons te voir abandonner un pays, qui quoique peut-être le plus beau au monde, est gouverné & habité en bonne partie par des canailles, & t'établir d'une manière permanente en Angleterre, où tu as des amis sincères'. 813 

'J'ai reçu en temps et lieu ta lettre du premier de ce mois. Je lis avec chagrin ton récit des changements opérés dans la pauvre Genève 814  & de la décadence de la Suisse. La fin que tu anticipes pour cette dernière n'est que trop probable. Tu me donnes un conseil qui était presque superflu ; c'est de ne pas parler des Suisses avec enthousiasme & de ne jamais les comparer à la nation anglaise. Les Suisses d'aujourd'hui sont tant dégénérés, que ce qui serait vrai de Suisse d'autrefois, ne peut l'être d'eux'. 815 

      Si l'acquisition de la nationalité d'accueil peut apparaître comme le stade ultime d'une intégration bien menée, cet événement n'hypothèque pourtant en rien les chances d'un éventuel retour à Genève quelques années plus tard. Cette observation renforce l'idée d'un sentiment extrême de mobilité de la part des anciens bourgeois. De plus, une longue absence de la patrie d'origine n'est pas synonyme de handicap pour mener à bien une carrière politique au sein du Conseil Représentatif. Plusieurs bourgeois réussissent à être élus peu de temps après leurs retours. C'est par exemple le cas d'Antoine Odier-Baulacre (1779-1858), absent de Genève dès l'âge de 17 ans. Rentré en 1821, il est élu au Conseil Représentatif en 1823. 816  Le cas de Stefano Aubert 817  est plus éloquent encore. Bien qu'il ne réussisse pas à obtenir les suffrages suffisants lors des élections de 1831, il en recueille tout de même 358, alors qu'il dirige une affaire de commerce à Turin et ne peut donc être présent à Genève. 818  Stefano Aubert avoue lui-même être surpris de ce résultat, montrant que sa candidature répond à une motivation de prestige: '(...) ce n'eut été guère qu'un mouvement d'amour-propre. Car je vois après moi bien des personnes mieux à même de connaître le canton et ses intérêts'. 819  Il est évident que ces migrants n'ont pu se faire connaître auprès des électeurs que par le biais de leurs parents ou simplement en référence à leurs noms de familles.

      La facilité d'intégration des familles genevoises sur une terre étrangère peut dans certains cas se révéler extrêmement délicate. L'exemple de la famille Dufour et de ses liens très étroits noués avec la France autour de l'occupation est révélatrice de l'attrait qu'a pu constituer le puissant voisin auprès de certaines familles bourgeoises. Famille bourgeoise modeste, 820  acquise aux théories libérales, les Dufour semblent accepter très bien l'annexion. En 1799 ils acquièrent avec quelques amis un château en France voisine, dans les environs d'Annecy, 821  où Benedict Dufour (1762-1837) s'installe définitivement en 1807. 822  Son fils Guillaume-Henri, après avoir suivi les cours au collège de Genève, connaît une brillante carrière militaire en France. 823  En 1814, le futur Général Dufour participe aux Cents jours. Après l'échec de la tentative napoléonienne, le jeune officier rejoint sa famille à Montrottier, et ne retourne à Genève qu'après avoir mûrement réfléchi, poussé par sa vocation bourgeoise, comme le montre l'extrait de sa correspondance: 'Jamais la crainte me glaça la langue. (...) J'ai quitté des camarades, des amis, des frères d'armes auxquels j'étais fortement attaché pour rentrer dans une patrie qui venait de tenir une conduite que je désapprouvais, mais que néanmoins je ne devais pas renier'. 824  L'amitié très nette que son père a eu avec les autorités française et son attachement pour Napoléon n'ont pas empêché Guillaume-Henri Dufour de devenir membre du Conseil Représentatif en 1819. 825  Election qui inaugure une carrière politique unique, puisque jusqu'en 1870, Guillaume-Henri Dufour siège 45 ans dans les différents conseils de la République. 826  Sa carrière d'ingénieur ne souffrira pas plus de cette amitié pour Napoléon.

      En considérant également l'intégration par l'autre côté de la question, l'assimilation de personnes étrangères dans la République, présentée comme traditionnelle à Genève depuis l'époque des deux Refuges protestants, un esprit identique de tolérance règne au XIXe siècle. Le meilleur exemple reste la personne de Pellegrino Rossi. Genève, la Rome calviniste, n'hésite pas à accueillir en son sein un éminent catholique, qui s'intègre avec une rapidité surprenante à la fois au sein du système éducatif, fruit de la pensée de Calvin, mais aussi parmi les autorités politiques. Le départ de Rossi en 1832 est d'ailleurs vivement regretté par l'ensemble du canton. 827 


2.3 Les mobilités de courte durée au sein de la toile

      Liée à l'éclatement des familles et à l'enracinement de certains rameaux sur des terres étrangères, la question de la mobilité des élites est tout aussi essentielle pour comprendre comment les réseaux d'affaires fonctionnent techniquement. Même s'il existe plusieurs types de mobilités, toutes sont rattachées à l'existence d'un double lien à une terre. En plus des échanges de correspondance, les parents des anciennes familles bourgeoises se visitent réciproquement à une fréquence parfois soutenue. Si cette mobilité existe sans surprise parallèlement au lien parents-enfants, n'importe quel lien familial, voire simplement amical, peut être activé pour servir de courroie de transmission.

      De fait, la toile d'araignée facilite les représentations et l'échange d'informations. Dans le cas d'affaires lointaines, il est fréquent que des investisseurs genevois, présents sur le même investissement éloigné, utilisent des procurations pour confier à l'un d'eux les intérêts de tous. Ce système s'appuie sur les réseaux familiaux d'affaires, et permet de voir représenter tous les investisseurs genevois, ce qui augmente le poids du représentant, même lorsque l'affaire se traite à des centaines, voire des milliers de kilomètres. Ces représentations sont sujettes à de logiques compensations financières et fréquemment confiées à de jeunes hommes.

'Par suite des conversations qui ont eu lieu entre vous et messieurs les conseillers Girod, Moricand[ ?], desquelles il résulte que vous avez consenti à vous rendre avec monsieur Rey à Berdyshet[ ?] et Odessa, dans le but d'y faire l'investigation complète de l'affaire relative à l'emprunt de Temy, Trampy & Cie[ ?], en conformité des pouvoirs et instructions dont vous serez rentrés, le comité des intéressés au dit emprunt nous a chargé de vous assurer la gratification convenue de 12'000 francs de France pour ce travail outre le remboursement des frais.'

(...)Il est également convenu que si contre toute attente, le terme de 4 mois pendant lesquels on présume que votre mission doit être accomplie, venait à être dépassé dans l'intérêt de l'affaire, vous auriez droit à une indemnité proportionnelle qui seroit réglée de gré à gré entre nous'. 828 

      La mobilité d'agrément, qui peut paraître secondaire, ne doit pas être occultée. Pour l'historien, elle est une source précieuse sur les relations d'amitié que peuvent entretenir deux familles. De plus, les voyages d'agrément fournissent une information sur les intérêts des bourgeois. Puisque les familles genevoises sont parfois éclatées en plusieurs lieux, la visite à des parents est la première justification à de tels déplacements.

      Parfois cependant, des voyages sont effectués en dehors du cadre de ces visites de courtoisie. Ils mettent alors en évidence des destinations dignes d'intérêt. Dans l'écrasante majorité des cas rencontrés dans les différentes sources d'archives, la Suisse et plus généralement les alpes tiennent une place importante. La réunion de Genève à la Confédération a suscité de l'intérêt pour les élites, qui se sont mises à voyager chez leurs compatriotes.

      Les liens familiaux sont utilisés pour se renseigner ou pour informer un parent sur une tierce personne. Par la confiance que peuvent se porter deux parents, l'utilisation d'un proche comme source d'information apparaît d'autant plus indispensable que les déplacements restent peu fréquents, 829  même au sein des élites dont la mobilité est bien supérieure à celle du reste de la population. C'est ce facteur lié à la diffusion d'une information qui rend les réseaux familiaux d'affaires particulièrement puissants au XIXe siècle.

' (...) Si vous pouviez, monsieur, disposer encore d'un instant avant votre départ[pour l'Angleterre], vous seriez bien aimable de venir prendre une tasse de thé, à déjeuner avec moi, entre 9 et 10 heures ou plus tard. Je voudrais bien vous dire encore un mot sur nos amis d'Angleterre'. 830 

      Bien qu'une rencontre de deux interlocuteurs reste la manière la plus efficace d'échanger des informations, c'est surtout par le biais des correspondances que les familles obtiennent des informations. Fils en formation ou en voyage d'agrément, les récits de la vie sociale sont riches en enseignements. La densité de la toile d'araignée aidant, certaines lettres sont des modèles de synthèse.

' Le lendemain de mon arrivée [à Manchester, chez les Georges, après Liverpool avec Melly], j'allai avec Mathilde faire visite à Madame Patry que nous trouvâmes fort bien, dans une très jolie maison, en charmante situation. Quand je dis fort bien, c'est par comparaison, car cette aimable femme est malheureusement bien délicate. Ses enfants sont bien en santé, mais pas beaux. Nous vîmes aussi près de là lady Young, qui par égard pour les Mallet est fort obligeante et bonne pour les Georges. Elle a deux filles très agréables avec qui Mathilde a déjà passé une matinée et devait passer celle de demain, mais nous n'arriverons qu'à temps pour y dîner. Tu sais que Lady Young était une demoiselle Baring, soeur de la première dame Mallet. Elle est veuve et mère de plusieurs fils, dont l'aîné, Sir George, se distingue comme capitaine de vaisseau de guerre, et un autre suit les traces de son frère dans la même carrière. Un troisième, Charles, excellent garçon, qui a eu le malheur d'avoir la jambe amputée par suite de maladie, est associé de la grande maison Baring à Liverpool, et c'est avec lui que sa mère et ses soeurs sont venues se fixer à Liverpool '. 831 

      L'exemple ci-dessus est tiré d'une lettre dont les protagonistes sont des parents proches, en l'occurrence un fils qui écrit à sa mère. Evidemment, les échanges de courrier entre un banquier et l'un de ses clients sont logiquement plus formels, bien qu'il ne soit pas rare de constater que la frontière entre affaires et vie sociale puisse être floue. Même si les familles Delessert et Prévost sont amies, il est symptomatique de constater que cette amitié semble embrasser l'ensemble des familles alliées.

'Votre rente provenant de délégation sur têtes genevoises n'est point encore liquidée, en général ces sortes de liquidations sont d'une longueur infinie, vu qu'un seul employé en est chargé, et comme vous devez le penser, il est surchargé de travail. Cependant nous ferons nos efforts pour que cette affaire se termine à votre satisfaction.

Cy-joint vous avez le compte du premier semestre an 9 de votre rente viagère de 220 francs montant net à 106 francs. (...)

Je suis bien sensible monsieur à votre souvenir. Il m'est bien précieux, et je vous prie de vouloir me le conserver. Voudriez-vous bien avoir la bonté de présenter mes devoirs à madame Marcet, je suis trop heureux que le petit roman que je lui ai envoyé lui ai fait plaisir. Je voudrais pouvoir lui en faire parvenir d'autres mais nous sommes bien pauvres de bonnes nouveautés et il n'a rien paru depuis longtemps de digne de traverser le canal, et par contre un grand nombre bon à jeter dedans.

Je vous prie de faire agréer mes respects à monsieur Haldimand et à toute sa famille, et mes amitiés à mon compagnon de voyage qui j'espère ne m'a pas oublié.

J'ai bien remis à mon arrivée à Paris votre lettre à de Candolle. Depuis lors, il a été occupé à se marier, ce qui l'aura empêché de répondre'. 832 

      Même dans le cadre formel d'une lettre d'affaire, des informations matrimoniales réussissent à se glisser. La mémorisation des noms et prénoms de personnes rencontrées lors de déplacements fait l'objet de plusieurs stratégies, dont les restes sont parfois encore présents dans les fonds privés, à l'image de celui de Gaspard de la Rive. 833  Ce dernier a pris soin de rédiger un petit carnet de voyage, comprenant les noms et prénoms des personnes rencontrées pendant un séjour qu'il fit en Angleterre. 834  Les descriptions suivent une forme simple et rigoureuse. En premier, figure le nom de la personne qui reçoit, puis des personnes rencontrées à cette occasion: '[Chez] John Bell chirurgien, vu la miss Farnier, de plus une foule d'étudiants et Mr Bell, avocat frère de John'. 835  Reste que la consultation d'un tel document n'est pas facile, et que par conséquent un important travail de mémoire est toujours indispensable.


Conclusion

      L'étude des pôles familiaux d'affaires achève de démontrer l'extraordinaire puissance économique que les anciennes familles bourgeoises ont conservée pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Les élites financières de Genève bénéficient, après la révolution de 1792, d'une grande inertie provenant de la toile d'araignée des réseaux familiaux qui touche l'ensemble de l'ancienne bourgeoisie. De fait, le complexe maillage de ces liens en rend l'étude difficile, en sorte qu'il n'existe pas au sein des anciennes filiations bourgeoises, de réseaux familiaux cloisonnés, qui coexisteraient les uns à côté des autres en se partageant les affaires. Cependant, et bien que l'étude de l'ensemble de la toile d'araignée soit trop complexe pour être réalisée, certains noms se détachent et forment dès lors un pôle familial d'affaires.

      Fortune, origines respectables, descendance et alliances, sont les principaux composants de ces pôles, qui ne représentent que des concentrations d'activités au sein de l'immense toile d'araignée que forment les anciennes familles bourgeoises. A tous ces facteurs, la question géographique doit être ajoutée. En effet, la grande mobilité des élites genevoises au début d'un siècle où les moyens de transport sont encore rudimentaires, additionnée à la présence d'une diaspora protestante non moins importante, permet d'imaginer un développement des réseaux familiaux suivant une dynamique fort simple. La solidarité bourgeoise rend difficile, voire impossible, les affrontements. Dès lors, toute communauté genevoise installée dans une ville d'affaires se structure autour d'un pôle familial, voire de plusieurs dans le cas où la quantité des affaires le permet.

      La famille Prévost, et leurs alliés De la Rive et Marcet, se trouvent à la tête du pôle familial anglais. Les Ador, et leurs alliés Mirabaud et Paccard, tiennent la haute main sur la banque genevoise de Paris. Le cas de Turin, où la famille Duval ne parvient pas à se hisser au même niveau, s'explique aisément. Turin, et plus généralement le nord de l'Italie, a des liens étroits avec beaucoup de familles genevoises qui y ont leurs origines, mais il s'agit plus d'une ville de commerce que d'industrie. Avant le XIXe siècle, et notamment grâce au commerce de la soie, les deux villes pouvaient entretenir une intense activité nécessitant d'importants capitaux. Avec les prémices de l'industrialisation, la ville de Turin perd de son attrait pour les capitalistes.

      La mobilité est l'élément le plus remarquable des réseaux familiaux d'affaires. Avec elle, le concept d'identité de ces familles, balancées entre deux nations, démontre le caractère spécifique des anciennes familles bourgeoises et la grande solidarité qui les animent. Le lien à la mère patrie, berceau de la religion protestante, demeure intact quel que soit le parcours professionnel. L'entretien de ce lien est à mettre en parallèle avec une attention identique portée envers les parents proches et éloignés. Tout lien familial peut être entretenu quel que soit le degré de parenté. Ce levier peut être actionné en tout temps, car tout lien familial demeure. Si le temps imprime une trop grande distance à un lien que les familles désirent conserver, elles effectuent alors des renchaînements d'alliances qui sont autant de rappels aux bons souvenirs.


9. L'organisation des successions

      Les modes de transmission du patrimoine sont des pratiques sociales auxquelles les élites genevoises sont attachées. Les bouleversements politiques ne les affectent que très peu car leur forme découle d'une longue tradition. Le calvinisme a induit des règles qui se perpétuent sur de solides fondations, dont le partage égalitaire est l'expression la plus simple. 836  Le code napoléon, qui constitue la législation civile genevoise pendant tout le XIXe siècle, ne remet pas en question la tradition alors en vigueur dans la cité de Calvin. Ce dernier point explique sans doute les raisons qui ont poussé les genevois à conserver une loi issue d'une puissance occupante.

      Dans ce chapitre, nous n'avons pas la prétention de tracer un panorama exhaustif des modes de transmission parmi les élites genevoises au XIXe siècle, mais d'en dégager les grandes lignes, puis de mettre l'accent sur une particularité ayant trait aux immeubles. La transmission des biens immobiliers permet en effet de mettre en évidence de manière spectaculaire, et sur plusieurs générations, la solidarité verticale des bourgeois, dont la toile d'araignée des réseaux d'alliances est à la fois la cause et la conséquence.

      En raison du nombre important de familles bourgeoises, la méthode que nous avons choisie mérite quelques éclaircissements. En dehors d'archives privées qui nous ont ouvert un accès direct aux actes notariés, 837  nous avons procédé par accumulations de données, recueillant uniquement les testaments de bourgeois dont l'identité nous était connue. 838  Ce sont ces documents, complétés par des sources juridiques, qui fondent ce chapitre, 839  soit environ une centaine de testaments, se rapportant à tous les types de familles bourgeoises.


1. Les successions en droit et en pratique


1.1. Les successions dans le Code Napoléon

      Le Code Napoléon définit le droit testamentaire dans son chapitre V, intitulé: 'des dispositions testamentaires'. 840  Les héritiers sont, dans l'ordre, les descendants, 841  puis les ascendants 842  et les collatéraux. 843  Si les descendants sont sujets à une division égalitaire, dans les autres cas, l'héritage est d'abord divisé en deux parts égales, 'l'une pour les parents de la ligne paternelle, l'autre pour les parents de la ligne maternelle', 844  puis les deux parts sont transmises de manière égalitaire à tous les parents du degré de parenté le plus proche du défunt. 845  En donnant accès à l'héritage aux parents jusqu'au douzième degré, le droit civil napoléonien ferme simultanément tout transfert direct aux épouses, puisque la veuve n'a aucun droit à faire valoir sur une succession avant ces héritiers légitimes. D'inspiration patriarcale, le Code Napoléon pénalise donc fortement les femmes. 846 

      Toute succession est corsetée en ce sens qu'une proportion légale de la fortune revient obligatoirement aux héritiers. Malgré cela, tout testateur dispose d'une certaine liberté quant à l'attribution de ses biens, par le biais d'une réserve, aussi appelée libéralité. 847  Cette portion de la fortune est d'autant plus importante que le lien familial entre un défunt et son héritier est éloigné ou que ses héritiers sont peu nombreux. Ainsi, un testateur peut disposer de la moitié de ses biens s'il n'a qu'un enfant, du tiers s'il en a deux, et seulement du quart s'il a trois enfants ou plus. 848  S'il n'y a pas d'enfant, les libéralités sont de la moitié en cas d'existence des ascendants dans chacune des lignes, ou des trois quarts s'il n'y a des ascendants que dans une ligne. En toute logique, la réserve ne représente l'entier de la fortune que dans le cas d'absence d'héritier légal. 849 

      La question de la réserve tient une place centrale dans au moins deux cas de figure. En premier lieu, dans la transmission du patrimoine familial. Dans le cas d'une propriété de famille, la démarche la plus simple à suivre pour un testateur qui souhaite garantir l'unité de son immeuble, est de la transmettre sur cette réserve à un seul héritier. Il évite ainsi une division de la propriété qui pourrait se révéler fatale à sa préservation. Cette possibilité est cependant tributaire du poids économique de cet immeuble dans la succession et de la nature des héritiers légaux. En présence d'héritiers légaux, toute propriété qui a une valeur supérieure à la moitié de la fortune doit être fractionnée. En second lieu, la réserve peut s'avérer être utile pour dédommager un enfant naturel non-reconnu, pratiquement certain d'être exclu des héritiers. En effet, l'article 756 précise que 'les enfants naturels ne sont point héritiers; la loi ne leur accorde de droits sur les biens de leur père ou mère décédés, que lorsqu'ils ont été reconnus'. 850  La seule manière, pour un parent désireux d'aider après sa mort un enfant naturel illégitime, serait donc de lui faire bénéficier de tout ou partie de la réserve. 851 

      Le Code Civil reconnaît trois types d'actes testateurs: le testament par acte public, olographe et mystique. 852  A l'image du contrat de mariage, qui se conclut en présence de nombreux témoins signataires de l'acte final, l'établissement du testament peut très bien s'effectuer sous un contrôle social de même nature. Les trois testaments possibles marquent en effet une nette différence.

      Le testament mystique (également appelé testament secret) d'une personne a été rédigé de la main de celle-ci, qui en a remis un exemplaire, sous pli et devant témoins, à un notaire chargé de conserver puis d'authentifier l'acte une fois le décès survenu. 853  Une version au moins du testament mystique est donc conservée chez un notaire, ce qui n'est pas le cas du testament olographe, découvert au domicile du défunt, qui doit être écrit intégralement et signé de sa main. 854  Dans ces deux cas, de tierces personnes ont virtuellement la possibilité de connaître la nature des dispositions testamentaires, bien qu'il soit difficile de savoir si cela était effectivement le cas. En revanche, le contenu du testament par acte public est parfaitement connu de tierces personnes, puisque la loi veut qu'il soit rédigé sous dictée chez un notaire et devant témoins. 855  La présence éventuelle de ces témoins est passée dans les habitudes sociales pour plusieurs raisons. Le choix du testament par acte public appartient à la personne elle-même, pleinement consciente, et sur sa demande. Les témoins ne sont en aucune manière imposés. La possibilité de recourir à d'autres formes de testaments demeure.

      Il serait intéressant de comparer les facultés à tester selon les origines sociales, pour savoir si les testaments devant témoins étaient spécifiquement une norme de la bourgeoisie. La question de l'utilité d'un tel acte pour un ancien bourgeois n'est pas entièrement résolue. Elle mettrait en lumière de manière spectaculaire la force de la toile d'araignée et des liens parfois déséquilibrés que plusieurs rameaux familiaux entretiennent entre eux. Il n'est également pas impossible que ces testaments par acte public aient parfois servi à protéger les plus faibles.

      Enfin, le droit en vigueur à Genève pendant le XIXe siècle laisse apparaître une protection autour des biens immobiliers d'une épouse. Cette protection, par inaliénation des immeubles de la conjointe, existe quel que soit le régime matrimonial, même en cas de régime dotal défini par un contrat de mariage; elle est inaliénable. 856 


1.2. La législation civile en pratique à Genève

      Au-delà des dispositions de la loi qui, dans le cas du code napoléon, s'applique à de nombreuses zones géographiques, les spécificités de chaque population apparaissent. Comment en effet imaginer à Genève qu'un ancien bourgeois se retrouve sans héritier, c'est-à-dire sans parent jusqu'au douzième degré? Ce cas de figure est quasiment impossible, alors que la toile d'araignée des relations familiales couvre l'ensemble de la bourgeoisie. De plus, cette disposition pose un problème administratif épineux. La densité des réseaux d'alliances rend une division entre héritiers éloignés quasiment impossible à réaliser, étant donné le nombre important de personnes d'un degré de parenté identique susceptibles d'être impliquées dans l'héritage en question. Pourtant, ces difficultés n'ont apparemment pas paru poser problème, puisque le lien légal de parenté minimum pour succéder n'est modifié qu'en 1874. Et encore, il n'est alors ramené qu'au huitième degré, 857  ce qui ne résout pas entièrement les deux problèmes soulevés. Le fait que le législateur n'ait changé que tardivement le degré de parenté légal des héritiers, alors que le Conseil Représentatif à majorité bourgeoise aurait pu sans problème modifier ce point, est une nouvelle preuve de la solidarité du monde bourgeois.

      Mais l'élément sans doute le plus délicat concerne les dispositions qui excluent les épouses de l'héritage. Dans la Rome Protestante, toute empreinte d'égalité, cette exclusion n'est pas acceptable car elle créerait un déséquilibre entre les familles bourgeoises, une rupture des termes de l'alliance conclue lors du mariage. De fait, toute une série de mesures ont été développées par les familles de l'élite pour amoindrir cette règle. Au travers des contrats de mariage et/ou des possibilités qui tournent autour des biens immobiliers, les bourgeois ont pour habitude de créer une protection économique autour de leurs femmes, ce que le Code Civil ne prévoit pas explicitement dans ces dispositions successorales.

      Le premier groupe de mesures de protection économique se développe autour des contrats de mariage. En effet, puisque leur but premier est d'organiser la situation de chacun des époux à la fin de l'union (arrangement vital pour une femme qui n'a pas de ressources propres), cette organisation devient effective suite au prédécès d'un des époux. Les lois naturelles demeurant, le prédécès du mari est d'une probabilité supérieure; ce qui rend le choix et l'établissement des règles du contrat de mariage capital. D'ailleurs, la faible liberté de manoeuvre laissée parfois par le contrat de mariage rend l'établissement d'un testament à la fois moins impératif et moins sujet à contenir des dispositions originales. Le régime par défaut, soit la répartition égalitaire des biens entre les héritiers, ajouté aux dispositions concernant l'époux survivant contenues dans le contrat de mariage, impliquent qu'il n'y a bien souvent pas de nécessité impérative d'avoir un testament, chargé d'organiser ce qui a déjà été planifié. Il est cependant fréquent de constater dans les testaments genevois un nombre considérable de dispositions améliorant la situation des épouses, prises sur la part réservée en sus des dispositions prévues lors du mariage. Le testament alors agit surtout comme remerciement envers l'être aimé, au terme de la vie commune. Il était difficile de prévoir ces gestes dans le contrat de mariage, à un moment de leur vie où les fiancés ne se connaissaient pas intimement.

      En somme, le contrat de mariage organise la succession, mais il le fait d'une manière 'minimaliste' en se bornant à fixer la situation de chacun des époux en cas de prédécès de son/sa conjoint(e). Le testament permet d'améliorer la situation de chacun en cas de prédécès de l'autre, ce qui se réalise en cas de bonne entente des époux, qui est loin d'être acquise lors du mariage.

      Les biens fonciers étant des valeurs stables, c'est sur ce type de fortune que peut se construire le deuxième train de mesures de protection économique offertes aux femmes. Comme les biens immobiliers demeurent sous l'entier contrôle de la femme mariée, il suffit de faire en sorte que la fortune d'une épouse se compose de ce type de biens pour qu'elle soit assurée d'en jouir après la dissolution du mariage. Dès lors, deux voies différentes peuvent être légalement empruntées. Soit la fortune en immeubles est remise à l'épouse lors de son mariage, soit le contrat de mariage spécifie que les acquêts de l'épouse doivent être uniquement placés en immeubles. Les deux possibilités sont évidemment cumulables. Par conséquent, c'est uniquement au travers des contrats de mariage que cette pratique peut se remarquer, même si paradoxalement, elle concerne surtout des âges plus avancés, lorsque l'épouse devient veuve.

'Les immeubles dotaux pourront être aliénés pendant le mariage, du consentement mutuel des époux mais les deniers provenant du prix de ces aliénations seront immédiatement replacés au nom de la Demoiselle future épouse en acquisition d'autres immeubles ou par obligations hypothécaires sur des immeubles de valeur suffisante, situés dans le canton de Genève. Le placement et le déplacement de ces obligations ne pourra s'effectuer que du consentement exprès de la Demoiselle future épouse. Il en sera de même pour tous les capitaux qui pourront lui échoir en propriété pendant le mariage.' 858 

      La protection immobilière des épouses peut parfois s'avérer être, pour l'époux, une difficulté. En effet, les élites bourgeoises n'ont jamais réalisé beaucoup d'affaires immobilières, bien moins rentables que les placements financiers. L'historiographie genevoise laisse clairement apparaître que l'explosion de l'urbanisme à Genève est postérieure à la révolution radicale. 859  Cependant, l'obligation de placer des capitaux dans ce secteur peut provoquer une réaction typiquement entrepreneuriale des époux, comme Edouard Blondel, qui devient dès son mariage très actif dans plusieurs sociétés immobilières. 860  La raison est liée aux dispositions de son contrat de mariage. La dot de l'épouse se compose de quatre terrains situés en périphérie de Genève, et sans grande valeur, puisque représentant une somme totale de 55'000 francs. 861  Mais le contrat de mariage est clair sur l'emploi de ces biens:

'Les sus-dits fonds d'immeubles ne pourront être aliénés en tout ou partie pendant la durée du présent mariage, par demoiselle de Marignac, autorisée de son époux que sous la condition expresse que le remploi du prix à en provenir sera fait en acquisition d'autres fonds immeubles situés dans le canton au nom de sa future épouse, en sorte que les dits prix soient exclusivement appliqués aux vendeurs des fonds immeubles qui seroient acquis en remplacement de ceux actuellement constitués en dot'. 862 

      Edouard Blondel, en s'impliquant dans des sociétés immobilières, réussit à faire fructifier la fortune de son épouse, ce qui n'était pas forcément le souhait de ses beaux-parents. Son comportement est typiquement celui d'un financier, qui ne peut laisser dormir des fonds.


2. Libéralités, égalité, fratrie


2.1. Les dispositions concernant les épouses survivantes

      Contrairement à ce qui a été fait pour présenter la réalisation d'un mariage, l'approche qui sera utilisée pour traiter des successions ne sera pas chronologique, ce qui n'aurait pas grand sens, mais transversal. Nous reprendrons les grands thèmes évoqués ci-dessus en les illustrant d'exemples pris parmi les successions genevoises. 863 

'Ayant en partie accompli par contrat de mariage le premier des devoirs que j'aurais eu à remplir en traçant ces lignes, celui d'assurer le sort de celle à qui je dois d'avoir connu le bonheur dans cette vie, il me reste à manifester mes dernières volontés'. 864 

      Bien que le testament soit superflu, par rapport à une conjointe qui connaît son sort dès le jour de son mariage, une des premières informations donnée par tout testament de personne mariée concerne le statut de son survivant. Si l'acte ne fait que rappeler les dispositions du contrat de mariage, il n'est pas rare de voir la situation initiale améliorée. Etant donné que les contrats de mariage garantissent dans la plupart des cas un usufruit sur les biens de la personne décédée, le premier type d'amélioration concerne la transformation d'un usufruit en une pleine propriété.

'Je donne et lègue, à madame Jeanne Louise Moilliet, ma très chère épouse, pour lui donner une preuve de ma sincère amitié et de mon attachement pour elle outre ce qui est porté dans notre contrat de mariage, la somme de 3'000 francs, un lit garni et 6 paires de draps de lit à son choix, de plus la batterie de cuisine, toute l'argenterie ainsi que la vaisselle tant en service de table que pour le déjeuner et thé en quelle espèce de terre qu'elle se trouve, enfin tout ce qui constitue le buffet de service. De plus, je donne et lègue à ma dite chère épouse, une rente viagère de somme de 1'500 francs payable la moitié tous les 6 mois à termes échus.' 865 

      Le second type d'amélioration est purement financier. La survivante se voit offrir une certaine somme d'argent. Denis Dominicé donne à sa femme '20'000 francs en plus de ce qui est prévu par le contrat de mariage'. 866  Dans quelques cas, le testateur désire poursuivre après son décès son rôle de tuteur de son épouse, en protégeant cette somme, qui est octroyée sous forme de rente, voire de biens immobiliers. 'Je désire que le capital de la rente constituée à mon épouse, soit placé de la manière la plus solide pour qu'elle touche exactement sa rente.' 867  Et encore: 'Je lègue en outre à ma femme 20 actions de la Société anonyme des Bergues', 868  qui est une société immobilière. La plupart de ces améliorations concernent sans surprise des épouses.


2.2. Les dispositions concernant les époux survivants et les garanties de fidélité

      Pour qu'une amélioration de même nature concerne un mari, il faudrait que sa femme soit plus fortunée que lui et qu'elle lui prédécède. Si le premier cas de figure est assez peu répandu, le deuxième est, ou peut être, courant, notamment en raison de la mortalité des femmes en couches. Dans ce cas, il n'est pas rare de voir le testament aborder la délicate question du remariage. La fortune léguée ne sert dès lors plus d'apport indispensable à la survie du conjoint, mais de geste de remerciement vis-à-vis d'une fidélité préservée. Dans ce cas, l'amélioration de la situation financière de l'époux a pour condition un veuvage complet.

'Une condition non-moins positive de cette moitié du capital de ma dot à mon mari est l'engagement où il sera de ne jamais se remarier, se consacrant en entier & avec dévouement à l'éducation, et au bonheur de mes enfants, et servant de fils à mon père. En cas de nouveau mariage de mon mari, il devrait restituer de suite, avant qu'il fût contracté, cette moitié du capital de ma dot remise à lui'. 869 

      L'exemple de ce testament est unique, en ce sens qu'il décrit une volonté ferme et quelque peu extrême, puisqu'elle implique le père de l'épouse décédée. Le désir de savoir son mari fidèle au-delà de la vie s'accompagne d'une volonté de savoir son père pris en charge lors de son veuvage. Les conséquences prévues par un remariage sont à la hauteur des attentes de la testatrice:

'Du vivant de mon père, mon mari, et pour le moins un de mes enfants, et tous s'il se peut ne se sépareront pas de mon père, et vivront sous le même toit et l'entoureront de leur affection et de leurs soins'. 870 

'En cas de nouveau mariage de mon mari après ma mort, voici encore une des conditions positives de ce testament. C'est que mes enfants seraient immédiatement mis sous entière tutelle de leur grand-père Fazy et à sa mort, sous tutelle et pleine administration corps et biens de : monsieur Forget, Chenevière, Gonin-Fazy, William pasteur, Adrien Kriez, Charles Martin. En cas de nouvelle alliance de mon mari et de mort de mon père, mes enfants devront habiter avec un de ces tuteurs ci-dessus mentionnés, lui allouant une très forte pension pour cela.' 871 

      Vaines exigences en réalité puisque le mari se remarie quelques temps après. 872  S'il est rare de voir un veuvage mis sous autant de pressions, les exemples contraires de femmes laissant leur mari décider existent: 'Prends une nouvelle compagne si cela te console, je n'en serai pas jalouse, tout ce qui contribuera à ton bonheur me sera agréable'. 873 

      Mais ces précisions ne se retrouvent pas uniquement dans des testaments de femmes. Certains maris sont tout autant soucieux de la fidélité post mortem de leur moitié: 'Si ma chère épouse venoit à se remarier, la dite rente sera déduite à la somme de 1'000 francs, payable comme il est dit ci-dessus'. 874  Même famille autre exemple: 'Au cas où elle vînt à se remarier, la demie sus-dite serait réduite à 1/5e'. 875  Dans le cas des testaments d'hommes, la sanction d'un remariage est généralement moins sévère, et n'implique qu'une diminution des avantages offerts, non une suppression simple.

      Le testament d'Elisabeth De la Rive, 876  fait apparaître une troisième attitude envers le remariage, soit le cas d'une parente qui intervient sur l'un des conjoints en soumettant son legs au respect du veuvage. Ainsi, Elisabeth De la Rive lègue une petite somme de 3'000 francs à sa belle-fille Anna Beaumont, devenue veuve suite au décès de Guillaume Fuzier-Cayla en 1840. Cette somme est reprise en cas de remariage.


2.3. La propension des successions à favoriser les plus faibles

      Si le statut économique futur d'une épouse est l'objet d'une attention particulière des testateurs, cette attention s'exprime essentiellement dans les contrats de mariage, parce qu'une épouse est potentiellement une personne faible en cas de prédécès de son époux. Mais elle n'est pas la seule à être dans cette situation. Les jeunes garçons, et les jeunes filles jusqu'à leur mariage, se trouvent également en position de dépendance économique, à la différence près qu'ils vivent les premières années de leur vie et qu'aucun contrat ne vient garantir leur situation en cas de prédécès de leur père. Par conséquent, les successions et, rattachés à elles, les testaments, ciblent sur ce type de personne une action identique à celle développée pour aider les épouses.

      Filles et garçons ont des besoins en capitaux de diverses natures. Une fortune de départ pour faire des affaires, voire simplement pour accéder à une situation, sera peut-être nécessaire aux fils, tandis que les filles tirent plus de profits d'une rente. Régulièrement, les testaments d'anciens bourgeois montrent une plus grande générosité envers ces enfants, dont le statut de 'plus faibles' n'est que provisoire. La solidarité des bourgeois agit clairement sur ces futures générations, qui voient les conditions des plus 'faibles' améliorées, voire simplement dédommagées suite à une inégalité intervenue dans une jeune fratrie. En fin de compte, aucun jeune enfant issu d'une ancienne famille bourgeoise n'est traité différemment des autres membres de sa fratrie, en quelque circonstance que ce soit. Même si ces dons sont pris sur la part réservée de la personne décédée, une part minoritaire, voire infime de la succession totale, la symbolique est capitale. Il est cependant à relever que cette attention ne concerne pas les nouveaux-nés, pourtant parmi les plus faibles, mais dont l'avenir est encore trop incertain. Un enfant n'est couché sur les testaments que lorsqu'il a dépassé les premiers âges de la vie.

      Prioritairement, ce sont les liens entre parrains/marraines et filleuls qui jouent un rôle dans l'établissement d'un petit déséquilibre (don fait à un ou une filleule) ou dans le rétablissement d'une certaine équité. 877 


2.4. Rééquilibrages et dons particuliers: la volonté d'équité envers les descendants

'Pour compenser les avantages dont a joui ma fille aînée Amélie Richard, femme Humbert, depuis son mariage et en dehors de son contrat, j'ajoute aux dispositions sus-mentionnées, celle que je lègue à ma fille cadette Jeanne Elisabeth Richard'. Tout le mobilier que j'ai à la ville et à la campagne, càd tout le linge, tous les meubles, tableaux, portraits, toute ma garde-robe, glaces, toute l'argenterie, toutes les provisions en divers genres m'appartenant et qui existeront à mon décès dans les logements occupés par moi. J'entends aussi qu'elle prendra possession de tout ce qui m'appartiendra dans les logements, magasins, caves et greniers, occupés par moi sans qu'elle soit obligée d'en rendre compte. J'entends aussi qu'elle ait la faculté de se faire appliquer dans le règlement de l'hoirie, celle de mes deux maisons qui lui conviendra le mieux et j'en fixe la valeur à 100'000 francs chacune'. 878 

      Les descendants ne sont pas dans une situation égale au décès d'un parent. Le biais peut avoir plusieurs origines, bien que deux éléments en particulier soient récurrents: les formations, ou tout don d'argent qui concerne les affaires, ainsi que la constitution des dots. Dans l'un et l'autre cas, le déséquilibre du don octroyé aux parents de même niveau est rétabli par le testament. Si les fratries sont les premières concernées, les cousins issus de germains sont également l'objet de la même volonté d'équité. Enfin, ce rééquilibrage ne concerne que les familles peu ou moyennement fortunées. Lorsque le niveau de fortune est important, et en toute logique, ces déséquilibres n'apparaissent pas comme des injustices.

      A l'intérieur d'un testament, le rééquilibrage apparaît clairement car il est l'objet d'une justification systématique. 'Ma fille aînée a toujours eu pour moi les mêmes sentiments que sa soeur. Elles se partagent également tout mon attachement. Les dispositions ci-dessus sont pour établir une égalité de partage entre les deux soeurs et cimenter la vive amitié qu'elles se sont toujours témoignées'. 879  Cette justification montre à quel point le rééquilibrage est délicat, car il pourrait être mal interprété ou mal vécu par une des parties qui se sentirait lésée. Aussi, tout est mis en oeuvre par le testateur pour justifier son geste entre des parents qui sont situés au même degré par rapport à lui.

'Quant au surplus de mes biens, considérant que mes deux petits neveux William et Sidney Albaret ont été frustrés très injustement de la part à laquelle ils avaient droit dans la succession considérable de leur oncle Louis Albaret, afin de les dédommager de cette injustice et leur donner en même temps un témoignage de mon amitié, je nomme et j'institue mes dits petits neveux William et Sidney Albaret pour mes héritiers seuls et universels par égales part et portion, ou les leurs, à la charge d'acquitter mes dettes et legs'. 880 

      

Schéma 9.1. : Succession de Ami Beaumont

Elaboré à partir de AEG, Déclaration de successions n°67/49.

(*) charge AdC: Charge payée pour être Agent de Change à Paris, voir Idem.

      Ami Beaumont procède d'une manière originale pour effectuer un autre rééquilibrage. 881  La figure 9.1 ci-dessus montre à la fois la part héritée par chacun des enfants et la somme dont chacun a bénéficié par le passé. Bien que les valeurs soient proches, comprises entre 40'000 et 60'000 francs, chaque héritier a l'obligation de rapporter les sommes avancées par leur père décédé, ce qui indique qu'Ami a toujours procédé à des donations entre vifs sans dispense du rapport. 882  Le régime égalitaire est spectaculairement mis en oeuvre. Cette manière de procéder est compliquée par le prédécès de Jacques André Beaumont, un des quatre fils, mort avant son père. C'est donc Jules Beaumont, unique héritier universel de Jacques André et petit-fils du testateur, qui est chargé de rapporter 40'000 francs, somme correspondant aux frais de formation dont son père avait bénéficié.

      Par ailleurs, cette volonté de rééquilibrage est plus facilement visible lors d'une succession sans descendant direct. D'autant que, dans ce cas de figure, la réserve est plus importante. Françoise Gabrielle Serment, par exemple 'rétablit une égalité' 883  entre ses neveux et nièces, dont certains avaient dû assumer une dette contractée par leur père.

      Si au sein d'une fratrie, les testateurs tentent de procéder à un rééquilibrage, démontrant que la notion d'égalité successorale est bien ancrée dans les pratiques des élites, ces mêmes personnes octroient à des parents ou amis des dons particuliers pris sur la part réservée, et qui peuvent autant agir comme vecteur d'un déséquilibre que d'un rétablissement d'équilibre. Parmi les destinataires, les filleuls tiennent une place prépondérante.

'A mon filleul et pupille Louis Adrien Odier Lecointe, 2'500 francs, comme souvenir de mon amitié pour lui, ce cher enfant a déjà une jolie fortune, sans quoi je me serait fait un devoir d'y pourvoir. (...) Je le recommande à ma femme et à mes parents, ce pauvre orphelin a besoin de protection encore quelques années'. 884 

      Jules Labarthe prévoit cinq héritiers, s'il n'a pas de descendant direct au moment de son décès. Parmi ces cinq héritiers, se trouvent ses deux filleuls, par ailleurs neveu et nièce du testateur et héritiers légaux en partie des trois autres cinquièmes prévus dans ce partage. 885  Ces deux filleuls seraient dans ce cas doublement héritiers, en qualité de filleuls et en qualité de neveu et nièce. Si Jules Labarthe a des enfants, ses deux filleuls n'héritent que d'une part bien moindre, prise sur la part réservée. Dans le cas de Julia Labarthe, nièce et filleule, son parrain précise que la somme héritée doit être placée 'jusqu'à ce qu'elle ait 25 ans'. 886  Ce genre de précaution est récurrent, bien que l'âge auquel la somme doit être libérée varie. Blanche Fuzier Cayla fixe cette limite à 16 ans pour Blanche Cramer, sa filleule. 887  Elle précise également qui doit gérer la somme en question en attendant, soit un neveux, banquier de surcroît. 888 

      Le don aux oeuvres pris sur la part réservée est presque une généralité. L'Hôpital, les pompiers, l'Hospice Général, les pauvres de la commune sont des destinations fréquentes de dons, dont le montant reste globalement faible par rapport aux montants totaux. Le geste n'en demeure pas moins présent. La mère de Charles Galland, qui n'a plus qu'un fils, donne une partie de sa fortune à des oeuvres, sous des conditions particulières: les destinataires de cette aide devront être 'pauvres, orphelins, genevois, proches de 16 ans mais pas encore révolus (...)'. 889  C'est la seule fois où nous avons rencontré des conditions aussi strictes.


2.5. L'immobilier dans les successions

      Les questions qui touchent aux biens immobiliers dans les successions sont révélatrices. En premier lieu, on peut y déceler des informations sur la nature instable des affaires auxquelles les financiers genevois sont liés. L'immobilier apparaît comme un placement sûr et recherché pour cette sécurité.

'Ma dot reste bien inaliénable et placée en immeubles comme elle l'est maintenant. Cette disposition concernant le capital de mes enfants aussi bien que celui de leur père, car c'est pour moi une grande sécurité en mourant de sentir les objets de mes attentions à l'abri de la misère, et ayant toujours une poire pour la soif au moment des vicissitudes'. 890 

      Si cette prudence toute féminine doit être mise en relation avec le contenu des contrats de mariage, d'autres exemples prouvent que des hommes ont le même souci, comme Denis Dominicé qui prie ses exécuteurs testamentaires ' de conserver autant que possible ma fortune mobilière en immeubles situés dans le canton afin de mettre les biens de mes enfants à l'abri des chances du commerce'. 891 

      En second lieu, l'immobilier touche à la symbolique même de la famille. Car quand il n'est pas un placement de sécurité, un bien immobilier peut être chargé d'histoire et de souvenirs propres à une lignée. Or, le régime successoral en vigueur est incompatible avec une volonté de transmission en bloc d'une propriété, exception faite des biens immobiliers pouvant entrer dans la part réservée. Ainsi, parfois, le testateur précise qu'il désire vivement voir son bien immobilier rester entre les mains de la famille. C'est par exemple le cas de Guillaume Fuzier-Cayla, décédé le 2 juillet 1845. 892  La nécessité d'affirmer cette volonté s'explique par la composition de sa succession. Lors de son décès, Guillaume Fuzier-Cayla a trois filles vivantes âgées de 8 à 5 ans. Il sait qu'un bien immobilier est une fortune utile pour une fille, qui peut en disposer le jour elle se retrouve en besoin de liquidités. Le jeune âge de ses filles parle également en défaveur de la préservation d'une propriété qui n'aura peut-être pas la même signification pour elles, une fois qu'elles seront adultes. Le risque qu'elles vendent est donc plus important.


3. D'immeubles et de veuves. Les immeubles dans les successions


3.1. Les défis de la transmission égalitaire de l'immobilier

      Si ce qui précède dénote un comportement globalement homogène des anciennes familles bourgeoises, bon nombre d'éléments cités pourraient très bien aussi représenter un comportement commun à toutes les classes sociales. Pourquoi une protection des plus faibles serait-il l'apanage strict des élites? Cependant, l'établissement d'un échantillon non-bourgeois n'était pas réalisable dans le cadre de ce travail. Nous avons dès lors décidé de concentrer la recherche sur les biens immobiliers, et surtout sur les liens que la bourgeoisie entretient entre ses filles et ses immeubles. Si la présence de biens immobiliers dans les successions n'est pas propre aux anciennes familles bourgeoises, la multiplication de ces biens, parfois fractionnés, et leur statut de biens stables, leur confèrent une place tout à fait particulière. La fortune n'est pas établie au XIXe siècle. Avec le processus d'industrialisation et ses nouvelles technologies pas toujours pertinentes, avec des mouvements révolutionnaires récurrents, les biens immobiliers apparaissent comme des placements salvateurs. Peu rémunérateurs, mais très sûrs.

      Les biens immobiliers sont une part des successions qu'il ne faut pas négliger, même si dans le cas de grandes fortunes, ils peuvent ne représenter qu'une valeur faible en regard du total de la fortune. 893  Cette caractéristique marque d'ailleurs une nette différence des familles genevoises anciennement bourgeoises par rapport aux aristocraties qui, pour des raisons de prestige, possèdent de ruineux domaines. Le caractère stable des placements immobiliers, additionné à leur éventuelle valeur de prestige joue un rôle important. Lorsqu' Alexandre Prévost fait fortune, il désire acheter une propriété à ses parents. Son choix se porte finalement sur une propriété située à Plainpalais, soit entre la ville et l'Arve, où son père a l'habitude de se baigner, 894  expliquant que si la propriété avait été acquise pour lui-même, il aurait préféré un lieu plus éloigné de la ville, mais proche du lac. 895  Jusqu'à la démolition des fortifications, l'établissement de propriétés bourgeoises 'hors les murs' est courant, ce qui ne manque pas de provoquer des spéculations. 896  La fortune donne donc naissance facilement pendant la première moitié du XIXe siècle à une multipropriété composée au minimum d'un bien se trouvant à l'intérieur de la cité et d'une propriété située en périphérie. La situation prévalant après 1846 mériterait une étude approfondie. En effet, le renversement politique de 1846, ajouté à la démolition des fortifications, sont deux raisons majeures qui ont certainement modifié ces données.

      La capacité propre à l'élite de posséder des biens immobiliers, ajoutée au système de transmission égalitaire implique que les femmes reçoivent en théorie autant de biens immobiliers en héritage que les hommes, et que ces biens immobiliers peuvent se retrouver facilement fractionnés en de multiples parts indivises. Le morcellement des immeubles ne touche en premier lieu que les biens secondaires, plus rarement les propriétés principales portant maison de maître. Ces dernières sont toutefois également l'objet d'une division, soit lorsqu' aucune solution n'est trouvée pour les conserver intactes, soit lorsque la valeur sentimentale qu'elles représentent ne correspond plus à rien.

      En réalité, les solutions ne sont pas nombreuses dans un système égalitaire, si une personne désire voir conservée l'unité d'un bien immobilier face à plusieurs héritiers, devenus légitimes propriétaires. Si le bien immobilier en question ne représente qu'une part infime de l'héritage total, il est parfois transmis intégralement, et de manière tout à fait légale, à un seul des héritiers sans rétrocession aux autres. 897  Si le bien immobilier représente une partie importante de l'héritage, au point de dépasser la part réservée, le testateur doit recourir à un autre type de solution, s'il veut voir son bien rester intact. Le legs à un seul héritier, sous condition de lui demander de reverser un dédommagement équivalent à la somme héritée 'en trop', à répartir entre les autres héritiers légitimes, serait la solution la plus logique. Mais nous ne l'avons pas rencontrée dans les testaments consultés. Une variante de cette stratégie est utilisée plus fréquemment. Elle consiste en une répartition, organisée par le défunt, qui exclut une partie de ses héritiers des immeubles. Par exemple, François Duval lègue la propriété à ses seuls fils 'tenus de payer à leurs soeurs, ou à leurs ayant droit, dans les plus bref délais qu'il leur sera possible de le faire et dans la proportion qu'ils participent à ce legs, le 10% de la valeur estimée de cet immeuble'. 898  Dans ce cas, il paraît clair que la volonté du défunt est de voir sa propriété rester liée à son nom.

      L'exclusion nécessite une certaine puissance financière des bénéficiaires, chargés de dédommager les héritiers exclus. Dans le cas où ces héritiers n'auront visiblement pas les moyens d'effectuer ces dédommagements, le défunt agit de manière à ce que le dédommagement soit le plus faible possible. C'est par exemple le cas de Jeanne Ursule Rigot, née Finguerlin, décédée le 25 décembre 1874. 899  Cette dernière prévoit dans son testament une division de ses terres, réservant le bâtiment à deux héritiers seulement, tandis que sa fille hérite de 'champ et vignes'. 900  On remarque donc que dans le cas de stratégies d'exclusions, le système égalitaire demeure, et il est rare de voir à Genève les biens immobiliers remis à un seul héritier.

      Dans ce système, les femmes tiennent une place centrale, confirmée par le Code Civil, qui rend les biens immobiliers des épouses inaliénables. 901  Le mari, qui pouvait disposer des biens mobiliers, ne pouvait pas agir de même avec les biens immobiliers de son épouse, sauf consentement de celle-ci. En Romandie, une disposition identique existe dans la législation des cantons de Vaud et Fribourg. 902  Les conséquences d'une telle règle peuvent être multiples, à commencer par la dotation généralisée en biens immobiliers. Mais malgré cette possibilité légale de protéger efficacement les femmes contre les risques de ruine causée par un époux indélicat, on ne remarque pas de dot généralisée en biens immobiliers. Sauf exception, les dots restent en argent. Deux explications peuvent être proposées. A leur mariage, les épouses ne disposent généralement pas de biens immobiliers, qu'ils soient entiers ou en parts indivises. Ces biens, fruits d'héritages, n'entrent en propriété de l'épouse que lors du décès du parent initialement propriétaire, soit généralement en cours d'union. Le futur de ces parts immobilières n'a été observé que pour la période postérieure à 1846, mais ces données seront tout de même prises en exemple, puisque l'inaliénabilité des immeubles est en vigueur dans le Code Civil cantonal, en place jusqu'en 1907. 903  L'autre explication concerne la toile d'araignée des réseaux d'affaires. Etant donné que toutes les familles bourgeoises sont parentes, les risques encourus sont faibles.


3.2. La contrainte immobilière qui pèse sur les maris

      Toute l'attention doit donc être concentrée sur les biens immobiliers dont les épouses héritent en cours de mariage. Les contrats de mariage anticipent cette situation. Fréquemment, ils précisent que les acquêts de l'épouse doivent obligatoirement être réinvestis en immobilier. Cette disposition complète la protection offerte par le droit civil. En effet, avec le consentement de l'épouse, tout bien immobilier pourrait virtuellement se transformer en bien mobilier aliénable par l'époux. Le contrat de mariage formalise ainsi l'ultime cloison qui peut sauvegarder complètement la fortune d'une épouse. Dans la pratique, les épouses conservent durant quelque temps ces biens immobiliers, sans doute comme sécurité économique.

      Puisque les biens immobiliers sont protégés légalement et par contrat de mariage, il n'y a pas, en apparence, de stratégie établie pour conserver l'unité lors d'une succession. Pourtant, la simple observation empirique montre que les biens immobiliers ne sont pas morcelés pour autant. A Genève, les familles n'hésitent pas à diviser leurs biens immobiliers jusqu'à des proportions dérisoires de 10e de part, voire plus. En agissant ainsi, les familles traitent également tous leurs héritiers, les chargeant de s'occuper eux-mêmes de définir qui doit en conserver finalement l'unité. Ce faisant, les familles sont également certaines, grâce au Code Civil, que ces biens transmis à des femmes, ne seront pas vendus à un tiers par leurs maris.

      Au cours du mariage, il est fort probable que les épouses touchent un ou plusieurs biens immobiliers. Ces héritages sont rarement des biens immobiliers unifiés, mais des parts indivises, conservées en l'état. Une fois l'union terminée, le contrat de mariage assure un logement à l'épouse survivante, sinon une rente. En cas d'amélioration de sa situation, prévue au contrat de mariage, la veuve a alors en sa possession des indivises qui sont dès lors plus un souci qu'une sécurité, maintenant inutile. Ses jours sont assurés et comptés. Elle vend alors ses parts indivises, permettant ainsi à d'autres héritiers de tenter d'unifier le bien. Une veuve investit sa fortune plutôt dans les placement boursiers, moins lourds à gérer, et qui peuvent lui assurer une rente. Souvent, ces placements sont gérés par un membre de la famille, banquier en exercice. 904 


3.3. Les biens immobiliers de Blanche Fuzier-Cayla, alliée Prévost (1807-1879)

      Le cas de Blanche Fuzier-Cayla est exemplaire. 905  Elle fait partie d'une famille incontestablement puissante au XIXe siècle, car alliée à plusieurs familles influentes: sa mère est une De la Rive, et elle a épousé Guillaume Prévost. 906  En outre, elle a reçu, de diverses origines, des biens immobiliers en parts indivises. Le schéma ci-dessous synthétise les flux de biens immobiliers autour de la personne de Blanche Fuzier-Cayla.

      Les biens immobiliers propriété de Blanche Cayla à son décès se ramènent à trois trajectoires. La première concerne des biens immobiliers qui ont valeur de placements de sécurité. Ils suivent une transmission directe, provenant de la mère de Blanche Cayla, Jeanne Elisabeth De la Rive (1782-1879). 907  Un groupe de quatre biens immobiliers distincts suit cette trajectoire, quatre parts indivises de quatre domaines différents, dont trois se trouvent dans le Pas de Calais, et le dernier est situé dans l'Aisne. Tous ces biens s'apparentent à des placements financiers. On ne décèle aucune spéculation sur ces parts, qui sont transmises de mère en fille et que l'on retrouve au fil des générations. Présentes en amont sur le testament de la mère de Blanche Fuzier-Cayla, toutes ses propriétés se retrouvent aussi en aval sur la déclaration de succession de la fille de Blanche Fuzier-Cayla, Suzanne Fuzier-Cayla. 908  Sur le testament de Blanche, les quatre parts sont réparties entre les trois enfants, les deux parts les plus petites étant cumulées et cédées au cadet, Jean-Louis Prévost (1838-?). 909 

      

Schéma 9.2. : Origine et destination des biens immobiliers de Blanche Fuzier-Cayla (1807-1879)

Elaboré à partir du testament de Blanche Fuzier-Cayla née De la Rive, voir AEG, Registre des testaments, n°16, acte 116, cote Jur.civ.AAq.

      La deuxième trajectoire concerne un bien de prestige. Il s'agit d'une propriété de 26 hectares située à Thoiry, une commune de France voisine de Genève. 910  Cette fois le placement immobilier provient du frère de Blanche, Jean-Charles Fuzier-Cayla. Lorsque ce domaine, 'acheté pour moi de mon frère (...) en date du 18 avril 1848', 911  est acquis, Blanche est déjà mariée à Guillaume Prévost 912  et mère de trois enfants. Même si cette propriété est située en France, sa proximité de Genève et son acquisition, une fois la descendance assurée, dénote un raisonnement différent qu'un simple placement de sécurité. Ce domaine entre directement dans le cadre d'une stratégie de transmission d'un bien unifié à un seul des descendants. La bénéficiaire est en fin de compte la fille cadette, Adèle Fuzier-Cayla (1835-?), future épouse de Louis-Auguste Cramer-Martin (1830-?), fils d'une famille de banquiers. Au moment où Blanche Fuzier-Cayla rédige son testament, Adèle est sa seule fille encore mariée, l'autre étant veuve.

      La troisième trajectoire concerne deux immeubles situés dans la cité, 913  qui ont été par hypothèse divisés en cinquièmes de parts dans la fratrie de Jeanne Suzanne De la Rive, chacun des enfants mariés héritant d'une part double de Caroline, demeurée célibataire. Cette hypothèse est motivée par la nature du bien transmis, soit deux immeubles considérés en un bloc. La mère de Suzanne Prévost en laisse deux parts, qu'elle a acquises au cours de son mariage, à ses héritiers. La première provient d'un legs de sa tante Caroline De la Rive, décédée sans héritier direct en 1856. L'autre cinquième provient d'un rachat effectué auprès de nièces, qui sont certainement les trois filles de Guillaume IV Fuzier-Cayla, décédé précocement en 1840. Ces deux cinquièmes sont transmis à Suzanne sans être divisés. Blanche Fuzier-Cayla justifie ce choix en indiquant que sa fille aînée a moins d'enfants. 914  Au moment de cette transmission, le reste de ces immeubles est propriété de plusieurs personnes différentes, chacune disposant d' une part moins importante: le frère de Blanche, Charles Fuzier-Cayla, Eléonore De la Rive et les héritiers d'Albertine De la Rive. 915  C'est cette répartition qui conforte l'hypothèse de départ d'une division des cinquièmes d'immeuble en trois parts inégalitaires. A ce sujet, il est intéressant de noter que les biens en question sont convoités par Blanche Fuzier-Cayla, qui, au départ, ne fait pas partie des héritiers, même si sa mère, selon notre hypothèse, disposait d'une part équivalente de 2/5e. Cette dernière trajectoire met en évidence un type de bien immobilier différent des deux autres. Un immeuble en ville représente une fortune très utile pour un ancien bourgeois, qui peut s'y établir. Ce bien ne représente pas un placement financier, mais un réel calcul visant à une reprise éventuelle, à long terme. A la troisième génération d'héritiers de parts de ces immeubles de la cité, Suzanne Prévost est celle qui possède la part la plus importante. Etant donné le nombre d'enfants à chaque niveau, seul un processus de rachat de parts pourrait réunir le bien.

      Au sein des successions, les biens immobiliers sont donc à observer selon un point de vue différencié. Tandis que certains, situés loin de Genève et constituant un placement de sécurité, n'ont presque aucune chance de se voir réunifiés un jour, d'autres peuvent faire l'objet de convoitises, en vue d'une possible réunification. C'est sur ce deuxième type de bien que peut s'observer le mieux la puissance des réseaux familiaux. Car pour que le système permette effectivement une réunification, il faut sinon une entente entre les différents héritiers, du moins une collaboration de tous pour voir un seul des parfois nombreux héritiers concentrer autour de lui toutes les parts de la propriété.

      Dans ce modèle de transmission, le testateur refuse consciemment de favoriser un seul de ses héritiers, préférant laisser ces mêmes personnes définir qui doit en fin de compte disposer du bien immobilier. La décision ne dépend pas d'une situation familiale, selon un droit d'aînesse coutumier par exemple, mais d'une situation économique, variable suivant les affaires et les liens familiaux conclus. De plus, l'usufruit dont peut virtuellement être grevé le bien, occupé par l'épouse survivante par exemple, en différerait la pleine propriété par un tiers. L'unification ne se réalise que sur une longue durée, uniquement lorsqu'un des héritiers se trouve en situation adéquate. La longue période pendant laquelle le bien est fractionné ne pose pas de problème, puisque le droit civil et parfois les contrats de mariage garantissent à toute la famille que ce bien ne sera pas bradé. Pour illustrer ce modèle de transmission, nous allons prendre l'exemple de successions, en nous focalisant non plus sur une personne, mais sur un bien immobilier.


3.4. Premier exemple d'unification longue: la propriété Necker-de Saussure

      

Schéma 9.3. : Evolution des parts de l'immeuble Necker-de Saussure

Elaboré à partir de AEG, déclarations de succession n°132/77 & n°265/59. 916 

      L'unité des biens immobiliers situés dans la région genevoise passe donc par un système complexe de rachats et de transmissions de parts effectués entre parents, comme le montre en guise de première illustration l'immeuble Necker-de Saussure, situé au quai de la Poste (voir schéma 9.3). En 1825, Jacques Necker (1757-1825), 917  allié de Saussure 918  décède et transmet à ses héritiers, parmi d'autres biens, un immeuble situé en ville. Ce dernier est donc divisé entre les cinq enfants, dont seuls quatre sont vivants en 1825. La transmission répartit le bien en question entre six héritiers légitimes différents, parmi lesquels deux appartiennent à de la troisième génération, par rapport au défunt Jacques Necker.

      Pendant une première période de 20 ans, aucun changement ne s'opère sur la répartition primitive, jusqu'au décès en 1845 d'Albertine Necker, héritière de 6/25e. Entre-temps, les seules modifications concernent un agrandissement de la famille. Les deux héritières de la troisième génération se marient. Eléonore De la Rive (1812-1887) épouse François-Jules Pictet (1809-1872) en 1834. 919  Sa soeur Albertine (1814-1850) se marie en 1837 avec son cousin germain William Turrettini (1810-1876), fils d'Albertine Necker, le troisième enfant d'une fratrie de sept. 920  De ces deux mariages sont issues plusieurs naissances, 921  ce qui multiplie les héritiers potentiels. Cependant, le renchaînement d'alliance opéré par un mariage de deux cousins agit en sens inverse, en réduisant la dispersion.

      Quoi qu'il en soit, le décès d'un des six héritiers primitifs amorce le processus de rachat, initié par William Turrettini qui rachète la part de sa mère trois ans après sa disparition. Ce rachat n'a certainement pas posé trop de problèmes, étant donné que partager 6/25e de part d'un bien immobilier entre sept héritiers n'est pas chose aisée. Cette perspective de division absurde profite à William qui, par son mariage, se trouve au sein de sa fratrie le mieux placé pour un rachat. En ajoutant la part de sa femme, ce couple détient en 1848 8,5/25e, soit environ un quart de l'immeuble. A ce moment, il paraît évident que la stratégie d'unification s'élabore en toute logique dans l'esprit de William Turrettini. Sur les six héritiers primitifs, un seul n'a pas donné d'héritier. En liant par mariage les parts de deux héritiers primitifs, William Turrettini ne laisse que deux autres parts transmissibles à des héritiers en ligne directe. Eléonore De la Rive a cinq enfants et son oncle Théodore Necker huit, ce qui est beaucoup pour une fraction d'immeuble déjà petite.

      La suite et fin de l'unification de l'immeuble n'est plus qu'une affaire de circonstances. En 1850 décède Albertine De la Rive, épouse de William Turrettini. Sa part est divisée entre ses trois enfants, qui héritent chacun d'une portion dérisoire d'un 30e du bien. Cependant, c'est autour de cette fratrie que va se concentrer l'immeuble. Trois ans plus tard, en 1853, Eléonore De la Rive hérite de son père, ce qui favorise sans doute un dessaisissement de sa part, en 1855, au profit de ses nièces et de son neveu Turrettini. A ce moment, les trois enfants Turrettini ne sont toujours pas propriétaires d'une partie importante de l'immeuble (seulement 1/15e chacun), mais ils se trouvent dans une situation idéale pour que l'un d'eux au moins réussisse à unifier le bien. Ces enfants sont les seuls représentants de la 4e génération (par rapport à Jacques Necker, dernier propriétaire unique de l'immeuble) à être en possession de parts. De plus, ils concentrent autour d'eux et de leurs parts trois des six héritiers primitifs.

      Le décès d'un des membres de la fratrie Turrettini en 1859, 34 ans après la division du bien, précise l'unification. L'une des filles de William Turrettini meurt à son tour, et ses parts sont réparties entre trois héritiers: son frère, sa soeur et son père. Ce décès va précipiter le rachat des parts manquantes à la famille Turrettini. Deux ans plus tard, la mort de Louis, aîné des enfants Necker-de Saussure, provoque le rachat par William de son 7/25e de part. L'année suivante, le même William Turrettini rachète la dernière part qui manque à sa famille au dernier des héritiers primitifs encore en possession d'une partie de l'immeuble, Théodore Necker, allié à la famille Prévost.

      Si à ce moment l'unification du bien immobilier n'est pas encore totalement réalisée, elle ne peut plus échapper à la famille Turrettini. Le décès de William, qui intervient en 1876, soit 51 ans après la division du bien, marque la dernière étape connue de cette succession, puisque ses deux héritiers se retrouvent chacun propriétaire de la moitié de l'immeuble.

      Ce système peut apparaître comme bien fragile puisque nécessitant une certaine entente entre les membres des différentes familles, voire une simple collaboration. En réalité, il est à mettre en regard des complexes alliances matrimoniales réalisées au sein des familles de l'élite à Genève. Il en résulte un véritable tissu de parenté extraordinairement vaste et très dense, tissu qui cimente cette élite et permet à ce système de fonctionner lentement mais sans trop de heurts. Il est important dans un tel cadre que ceux qui disposent par ailleurs d'un immeuble ou d'une propriété, soient d'accord de se dessaisir de leurs parts (en vendant ou en cédant ces biens par héritage), au profit d'une des personnes en possession d'une partie du bien, et qui désire le réunifier. Ce désir de réunification peut aussi simplement exprimer la volonté d'acquérir un bien immobilier, qui jusque-là fait défaut. Dans l'exemple Necker-de Saussure, le bien est finalement réuni autour d'une union entre cousins issus de germains mais, en outre, les concentrations s'effectuent autour des branches qui développent des descendances. Un autre cas va illustrer encore plus clairement ce modèle.


3.5. Un deuxième cas d'unification longue: la propriété Baumgartner

      La division puis l'unification de la propriété familiale Baumgartner à Saint-Jean met en lumière des logiques similaires, tronquées cependant par la situation d'une famille éclatée suite aux émigrations de plusieurs de ses rameaux. Le phénomène de division puis de réunification de l'immeuble se déroule bien sur une longue période, mais l'affectation de la propriété est définie rapidement. Le domaine a une longue histoire et provient de la famille Villeméjane, par le biais de Suzanne, épouse de Jean Baumgartner (1702-1790). Elle-même avait hérité de sa mère, Anne Prévost. 922  Au décès de Suzanne Baumgartner née Villeméjane, qui intervient en 1779, 923  sa propriété est divisée entre ses six enfants. Si la division égalitaire est comparable à l'exemple Necker-de Saussure, la trajectoire familiale est bien différente, conséquence des émigrations des différentes branches Baumgartner dont il est question dans le chapitre 11 de ce travail. Marie, épouse de Daniel Moilliet, Jean-Louis, Elisabeth et Jacob-Julien s'étaient installé en Angleterre au XVIIIe siècle et avaient connu tous dans un premier temps des affaires prospères.

      Dans le cas de la propriété Baumgartner, les phases de division puis de concentration du bien sont enchevêtrées. La raison vient à la fois de la composition de la fratrie des héritiers primitifs (voir schéma 9.4.) où se trouvent autant de personnes mariées que de célibataires, que des émigrations de la plupart de ses membres. La division du bien est hypothétiquement plus importante que pour l'immeuble Necker-De Saussure et aussi plus précoce, du fait de disparitions plus nombreuses parmi les héritiers primitifs, et intervenant peu de temps après la division du bien. Cependant, tandis que les sixièmes des personnes mariées se morcellent, les parts des célibataires viennent se concentrer sur ces rameaux collatéraux porteurs des futures générations. Il s'agit bien d'un calcul de la part des soeurs célibataires, puisque les deux aînées, qui décèdent en premier, ont testé chez le même notaire à quelques semaines d'intervalle, avec les mêmes dispositions en ce qui concerne la propriété. 924 

      

Schéma 9.4. : Evolution des parts de la propriété Baumgartner parmi les six héritiers primitifs de Suzanne Villeméjane

Elaboré à partir de AEG, Archives notariées de Me JFS Binet, acte du 18 novembre 1841; AFB, Reçu de John-Thomas Baumgartner daté du 26 juillet 1816; AFB, Reçu de Jean-Louis Moilliet daté du 14 décembre 1815; AFB, Reconnaissance d'Antoine Moilliet, 1838.

      En 1805, la situation est la suivante: les deux descendants de Jean-Louis Baumgartner (décédé), Jean et Suzanne, disposent chacun de 30/216e de parts indivises, fruit de la division du sixième de Jean-Louis et des 2/18e apportés par ses soeurs. Marie (décédée), a laissé à chacun de ses trois descendants une part de 20/216e, de même provenance. Jacob-Julien est encore en vie et dispose de 5/18e de part, composition de son sixième (équivalent à 3/18e) et des 2/18e hérités de ses soeurs. Enfin, Elisabeth dispose toujours de son sixième.

      La faillite de Jean en Angleterre provoque son retour à Genève avec Elisabeth et précipite la réunification du bien. Célibataire, Elisabeth Baumgartner décède en 1813, quelques mois après son retour à Genève mais agit de manière différente que ses soeurs. Au lieu de répartir équitablement sa part entre les trois branches collatérales, elle précise l'unification en léguant ses parts à deux petits-enfants de Jean-Louis (voir schéma 9.4.). Elle n'hésite donc pas à sauter une génération pour permettre au bien d'être un jour réunifié, tout en offrant l'usufruit de la propriété à Jean. 925  Si son choix de donner sa part aux enfants de Jean s'explique aisément par le désir d'aider une famille fragilisée par une situation économique instable, le hasard veut qu'il s'agisse du rameau de l'unique renchaînement d'alliances de la famille Baumgartner. Ainsi, le don d'Elisabeth touche deux des trois branches des héritiers primitifs, puisqu'en 1801, John (1764-1838) a épousé sa cousine germaine Suzanne Moilliet (1779-1862), fille de Marie Baumgartner et Daniel Moilliet.

      A l'instar du cas précédent Necker-De Saussure, c'est une union de cousins issus de germains qui va provoquer la réunification du bien. En quelques années, trois branches ont produit des descendants susceptibles d'être intéressés par le bien. Lors du décès d'Elisabeth, qui précise la fratrie du bénéficiaire final, Jacob-Julien est âgé de 80 ans et a deux enfants vivants dont John-Thomas (1778-1874) qui a fait souche. Pourtant, il se désintéresse de la propriété et vend sa part indivise en 1815 à Jean (lettre B schéma 9.5.). 926  Jacob-Julien meurt quelques mois après. Dans la branche de Marie, alliée Moilliet, les transactions sont tout aussi denses. Jean-Louis abandonne sa part au profit de sa soeur en 1815 (lettre D schéma 9.5), 927  tandis que son frère Antoine Moilliet vend la sienne à son cousin Jean Baumgartner (lettre C, schéma 9.5.). 928  Banquier confortablement établi à Birmingham, Jean-Louis a acheté quatre propriétés, dont deux à Genève, soit la campagne de l'Impératrice 929  et le domaine de Pesay situé à Presinge. Comme il a deux fils, il semble destiner à chacun deux propriétés, soit l'une en Angleterre et l'autre à Genève. La propriété de Saint-Jean n'est donc pas essentielle. Dès lors, la dernière part qui échappe encore au rameau de Jean Baumgartner et Suzanne Moilliet, en possession de Suzanne Baumgartner est acquise par Jean (lettre A schéma 9.5.). 930 

      La rapidité avec laquelle la propriété est concentrée marque une nette différence avec le cas de l'immeuble Necker-De Saussure, et s'explique par la situation géographique des protagonistes. La propriété de Saint-Jean ne constitue pas un bien immobilier géographiquement central; il est périphérique pour deux des trois rameaux. Cependant, il n'en représente pas pour autant un bien secondaire. En 1785, soit 6 ans après la mort de Suzanne Vileméjane, les six héritiers achètent à la famille Constant de Rebecque, une pièce de terre qui agrandit la propriété. 931  Sa conservation sous forme fractionnée (parts indivises) répond sans doute également au désir de préserver le bien historique de la famille, qui représente alors une attache solide ancrée sur le lieu d'origine de la lignée. Une fois qu'un des rameaux retourne à Genève, les deux autres n'ont plus aucune raison de ne pas vendre un bien qu'il savent réuni entre les mains de parents, à charge pour eux d'ensuite définir le bénéficiaire final.

      

Schéma 9.5. : Evolution des parts de la propriété Baumgartner autour de Jean Baumgartner

Elaboré à partir de AEG, Archives notariées de Me JFS Binet, acte du 18 novembre 1841; AFB, Reçu de John-Thomas Baumgartner daté du 26 juillet 1816; AFB, Reçu de Jean-Louis Moilliet daté du 14 décembre 1815; AFB, Reconnaissance d'Antoine Moilliet, 1838; AEG, Archives notariées de JFS Binet, acte du 3 juin 1842.

      C'est ainsi la faillite de Jean Baumgartner et son retour à Genève 932  qui précipitent l'unification. Pour Jean, la propriété de Saint-Jean devient à son retour en 1812 une possibilité d'améliorer sa situation. L'héritage cédé par Elisabeth, retournée avec Jean et qui n'a pas survécu une année au retour à Genève, conforte la position précaire de sa famille. En 1816, il dispose avec sa femme et ses enfants de l'entier de la propriété. Ses enfants se profilent comme de logiques repreneurs, ce qui rend inutile pour Jean Baumgartner la rédaction d'un testament. 933 

      L'unification en elle-même n'intervient qu'en 1842. En effet, après le processus de concentration des années 1813-1816, qui n'aboutit pas complètement, la situation reste figée pendant plusieurs années. Ce n'est qu'après les décès d'Elisabeth (en 1832) et de son père Jean 6 ans plus tard, que l'unification est négociée. En 1841, un accord est trouvé pour que la propriété revienne à Suzanne Moilliet, chargée de dédommager les autres propriétaires. 934  En particulier, le contrat de mariage de sa fille décédée garantit à André Sayous, beau-fils de Suzanne Moilliet, une rente de 1000 francs par an qu'elle doit désormais assumer en contrepartie. 935  André Sayous participe également à la transaction pour représenter sa fille unique mineure, Lisy, héritière des parts provenant de son père. Le mariage de cette dernière en 1853 avec un fils de Jean-Louis Moilliet, 936  et son installation en Angleterre lui fait définitivement tourner le dos à cet héritage.

      Autour du rameau qui mène la réunification à son terme, on retrouve une situation où les différents rameaux d'héritiers sont liés à la personne qui effectue la réunification. En plus du mariage entre les deux cousins, les occupants de la propriété de Saint-Jean sont le Docteur Baumgartner, fils de Jean et sa mère née Moilliet. Lisy Sayous, fille de Suzanne Moilliet, a été élevée en partie par le Docteur Baumgartner. 937  Dans les deux cas, l'unification a eu lieu plus d'un demi-siècle après la division du bien immobilier. De plus, les deux exemples montrent des regroupement autour d'unions de cousins germains, mais il est nécessaire de rester prudent quant aux éventuelles conclusions à en tirer, tant l'un et l'autre cas semblent différents. Lors de son mariage avec Suzanne Moilliet, John Baumgartner n'avait qu'une part infime de la propriété de Saint-Jean et connaissait, à l'image de ses cousins germains, des affaires prospères en Angleterre. Sa femme n'avait d'ailleurs pas encore hérité de sa part. Enfin, la tradition de famille voulait que la propriété soit transmise de mère en fille. Elle avait été apportée dans la famille par la grand-mère de John, qui la tenait elle-même de sa mère. Une succession masculine est une relative nouveauté, mais elle se réalise surtout par absence de femme susceptible d'hériter. La seule héritière primitive qui a fait souche (Marie Baumgartner), n'a eu qu'une fille, soit l'épouse de Jean Baumgartner. Elle même a bien eu deux filles, mais leurs décès précoces cassent la tradition. L'aînée est morte à l'âge de 19 ans en 1823, et la cadette meurt en couches en 1832.


3.6. Lorsque l'unification pose problème: le cas du Château-Banquet

      Mais tout ne se passe pas toujours aussi bien. Le modèle se basant sur un minimum de collaboration entre les différents rameaux d'une fratrie, il suffit d'un rien pour que la mécanique de la réunification se grippe, ce qui est par exemple le cas autour du Château-Banquet. Lorsque la famille Forget, propriétaire du Château Banquet aux Pâquis, voit les parts de la propriété se concentrer, le manque d'entente au sein de la fratrie est flagrant et débouche sur un conflit, né d'une différence d'appréciation.

      A l'origine de la division, la propriété est répartie en 11e de part, entre les 5 membres de la fratrie de Ferdinand Forget (1835-?), comme le montre le schéma ci-après.

      

Schéma 9.6. : Répartition des parts du Château-Banquet (1863-1876)

Source: AEG, archives privées, Famille Forget, portefeuille 2.

      Le décès de Charles-Isaac Forget en 1876, amorce un processus de concentration des parts, puisqu'il cède sa part à ses soeurs, au lieu de les transmettre à ses enfants. Décision logique, puisque les enfants de Charles sont mariés et installés à l'étranger. Sa soeur aînée dispose alors d'un tiers de la propriété, contre un peu moins à ses soeurs et seulement 2/11e à Ferdinand. Il apparaît clairement que la concentration doit en toute logique se réaliser autour de Louise, alliée à Charles Melly. En effet, cette dernière a fait souche. De plus, elle possède une part supérieure à celle de Ferdinand et s'est mariée avec un Melly, par renchaînement d'alliance. Mais l'installation de Louise en Angleterre bouscule cette belle logique. Château-Banquet n'est plus, pour elle, qu'un bien immobilier lointain. A l'opposé, cette propriété serait un atout de choix pour Ferdinand, qui ne dispose pourtant que d'une part minoritaire de l'héritage. Il est le seul membre de la fratrie qui a fait souche à Genève et cette propriété de prestige aux portes de la ville, dans un quartier déjà occupé par de grandes familles, 938  constituerait un écrin idéal à sa carrière dans la finance. Cette dernière connaît un atout de poids suite à son mariage avec une des filles du banquier Ernest Cramer-Martin, Fortuné-Adèle. Bourgeoise en 1790 seulement, soit juste avant la Révolution, la famille Forget obtiendrait avec l'acquisition par Ferdinand de cette propriété, une aura indiscutable.

      Mais Charles Melly, qui gère les biens de son épouse, ne l'entend pas ainsi, et la fratrie n'arrive plus à se mettre d'accord sur l'affectation de la propriété. Louise, par le biais de son époux, désire louer la propriété à des tiers, tandis que les autres propriétaires décident de louer le Château-Banquet à Ferdinand. La correspondance de cette époque laisse apparaître la dimension du malaise qui affecte rapidement l'ensemble des relations d'affaires entretenues par les différents protagonistes, comme le montrent les lignes suivantes de la plume de Charles Melly:

'C'est une triste affaire que ces discussions de famille que nous avons eues depuis un mois, et je me réjouis joliment que ce soit terminé d'une manière ou d'une autre. En attendant soyez tranquille quant à votre argent, et nous comptons vous envoyer vos certificats de stocks & shares aussitôt que possible, pour qu'ils soient dans vos mains à l'avenir.' 939 

      Cet affrontement s'explique parfaitement en suivant la logique du modèle qui a été exposé précédemment. Après le décès de Charles, deux héritiers entrent en conflit de manière différente. D'un côté, Charles Melly ne désire par forcément réunifier le bien, ce point n'apparaissant jamais dans sa correspondance, mais souhaite le voir fructifier. De l'autre côté, le reste de la fratrie s'entend pour installer dans la propriété le seul parmi eux qui aurait bénéfice, pour ses affaires, à habiter un lieu prestigieux. Dans ce cas de figure, le Château-Banquet ne donne aucun rendement aux propriétaires, ou du moins un rendement plus faible. Il s'agit vraiment d'un investissement collectif, fait sur la carrière d'un seul.


Conclusion

      La succession, ultime étape d'un parcours de vie, marque aussi l'ultime expression de la solidarité des membres des anciennes familles bourgeoises. Si au XIXe siècle, la division égalitaire des biens peut apparaître comme une conséquence logique des Lumières, la coutume genevoise, qui avait intégré cette notion bien avant le XVIIIe siècle, n'a pas été bouleversée par l'application d'un nouveau droit civil qui recouvre une grande partie de l'Europe.

      Les successions permettent de mesurer assez précisément le très haut degré de solidarité des anciennes familles bourgeoises. Les aides données aux plus faibles ne leur sont certainement pas spécifiques, mais le degré de richesse a eu à Genève des conséquences particulières. Le fondement calvinien de la redistribution des richesses, dont l'égalité de traitement est une expression indirecte, est solidement ancré dans la société bourgeoise. Cependant, cette égalité de traitement n'est pour autant pas synonyme d'égalité de conditions. Les testateurs jouent habilement sur la part réservée de leur fortune et profitent de cette liberté pour rééquilibrer la situation de leurs proches. Ces derniers peuvent autant être des descendants en ligne directe que des collatéraux, voire des parents plus éloignés, des filleuls ou de simples amis. Toute succession, tout choix de répartition s'appuie donc sur un ensemble de dispositions légales qui échappent au testateur, lequel tient pourtant compte de toute situation.

      La part que chaque héritier reçoit est tributaire d'un certain nombre de facteurs. Elle est d'abord prévue en fonction des héritages déjà touchés ou de la simple position de fortune. L'état social est donc primordial. Un homme marié, déjà établi professionnellement et avec une descendance qui se profile, ne recevra pas facilement de legs si, d'autre part, il se trouve des héritières célibataires. Les legs étant pris généralement sur la réserve, l'héritage en lui-même peut également différer selon la position de chacun, mais uniquement dans sa forme. Le fonds garantissant une équitable répartition, les besoins de chacun peuvent dès lors faire l'objet de stratégies complexes.

      C'est surtout autour des biens immobiliers que ces stratégies gravitent, et cela pour plusieurs raisons. D'abord, ces biens sont délicats à transmettre pour le testateur, car bon nombre d'attaches sentimentales peuvent les accompagner. De plus, une valorisation partielle de ces biens, par la vente, est délicate à mener. Ensuite, les immeubles impliquent diverses conséquences selon qu'ils soient transmis à un ou à une héritière. Pour une femme célibataire, le bien immobilier peut constituer une réserve de capitaux intéressante, bien qu'il ne soit pas d'une utilité immédiate. Par contre, si cette héritière est mariée, l'immeuble sécurisera sa position sociale, car le droit civil en garantit l'indépendance par rapport au pouvoir marital. Transmettre un bien immobilier ou une part indivise d'un tel bien à une femme mariée, c'est lui remettre une fortune que son époux ne peut en rien modifier. Ce cas de figure est d'autant plus souhaitable lorsque l'épouse en question ne dispose pas, à travers son contrat de mariage, de garanties économiques suffisantes dans le cas fort probable où elle survivrait à son époux.

      Transmettre un immeuble à un homme, qu'il soit célibataire ou marié, peut se concevoir dans deux cas . Un bien immobilier pouvant être un élément de prestige fort utile pour les affaires, il peut constituer un coup de pouce pour favoriser le développement d'une carrière. D'un autre côté, un homme, par ses activités professionnelles, offre plus d'atouts qu'une femme pour réussir à réunifier et préserver un bien, parfois plus coûteux à entretenir que rentable.

      Les spectaculaires divisions puis réunifications de biens immobiliers de familles anciennement bourgeoises, constituent l'ultime preuve, pour la première moitié du XIXe siècle, d'une très forte solidarité des élites. Elles mettent en lumière de manière originale la force et l'étendue de la toile d'araignée des réseaux familiaux. Finalement, ce système permet aux descendants de respecter les idéaux familiaux de partage égalitaire, sachant que les complexes maillages assurent le maintien des biens dans la parenté, en préservant toujours les chances de l'un ou l'autre héritier de réunir un jour les parts éparses.


III. De l'opposition à la reconquête


Introduction à la partie 3

      En 1846 les anciennes élites bourgeoises perdent finalement le contrôle des autorités politiques genevoises, suite à la première révolution européenne de cette période. L'échec et l'abandon du régime de restauration ne signifie toutefois pas la disparition des anciennes familles bourgeoises. Cette partie, après avoir exposé brièvement la manière dont les anciennes élites ont été renversées, va s'intéresser à comprendre la réaction des tenants de ce pouvoir déchu.

      Cette réaction ne peut pas être uniforme. La révolution de 1846 est une révolution politique, mais depuis plusieurs siècles, le pouvoir bourgeois s'étend bien au-delà des compétences des Conseils, au travers d'une puissance financière, initiatrice d'un pouvoir économique. Il est essentiel de faire cette distinction, même si les deux pouvoirs sont irrémédiablement liés. Une différence fondamentale motive un traitement séparé, puisqu'il est en effet bien plus facile de prendre le contrôle du pouvoir politique que de prendre le contrôle du pouvoir économique, surtout si ce dernier, comme c'est le cas à Genève, repose sur de complexes réseaux internationaux. L'étude de la réaction des anciennes élites se concentre très vite, dans le cas genevois, sur un repli de ces familles dans leurs associations bancaires. Reste à savoir comment elles ont géré cette situation inédite.


10. Les bourgeois face au Radical changement politique (1846-1864)

      Après les élections cantonales et communales de l'été 1842, marquant le demi-échec des radicaux qui n'obtiennent que de modestes réformes, la situation politique genevoise ne peut que se tendre à nouveau malgré l'homogénéisation du camp bourgeois qui a découlé de la journée du 22 novembre 1841. En fait, l'ensemble des événements de 1841-1842 se placent dans la continuité de la politique du progrès graduel, menée par le gouvernement cantonal dès 1830. Que cette politique se poursuive, et les élites peuvent réussir la délicate transition qui s'ébauche. En sont-elles seulement capables? L'unité bourgeoise retrouvée, au moins sur l'essentiel, est un signe de force qui n'est généralement pas propice aux concessions. Le pouvoir bourgeois n'a en réalité plus que quelques mois d'existence. Il tombe définitivement en octobre 1846, sous le poids toujours plus lourd des mécontents.


1. La Révolution Radicale d'octobre 1846: rappel historique

      Fortes d'un mécontentement populaire qui continue à grandir, les positions radicales ne sont en rien modifiées par la nouvelle donne de 1842. Pire, elles se durcissent, alimentées par les conservateurs qui ne font aucun effort pour poursuivre les réformes entreprises auparavant par le gouvernement Rigaud. Le 13 février 1843, alors que le débat sur le règlement du Conseil d'Etat divise une fois de plus radicaux et conservateurs, 940  une prise d'arme a lieu dans le faubourg de Saint-Gervais. Les casernes sont prises d'assaut, des barricades sont élevées par une population très remontée. Suite à une négociation habile dans laquelle le Conseil Administratif de la Ville joue un rôle clé, 941  les violences cessent et une amnistie est proclamée par le Conseil d'Etat. 942  Cette première alerte démontre que l'équilibre issu de l'été 1842 est précaire.

      Comme lors du 22 novembre 1841, les radicaux, voyant leurs revendications se heurter à une majorité hostile, n'hésitent pas à tenter un coup de force. Mais contrairement au 22 novembre, ils concentrent cette fois leur opposition là où ils se savent majoritaires, après le verdict des urnes de juillet 1842: dans leur bastion de Saint-Gervais. Il est difficile de savoir si cette évolution a été délibérée, il n'empêche qu'elle correspond à une épine de plus pour le gouvernement. Les élections au Grand Conseil ont officiellement positionné le faubourg ouvrier de Saint-Gervais en tête du mécontentement, et même si les résultats électoraux n'ont pas constitué une surprise, la division de la ville était pour la première fois politiquement visible. Cet élément peut paraître symbolique, mais dans un système politique qui a jusqu'alors toujours ignoré les partis, la formation au coeur même de la cité d'un bastion de l'opposition est un changement important.

      L'échec de la prise d'arme du 13 février 1843 est autant annonciateur que programmé puisqu'il se réalise sur le même terreau de mécontentement que la journée du 22 novembre 1841. Le débat politique qui divise les partis, soit le règlement du Conseil d'Etat, n'est qu'un élément tardif de la construction de la nouvelle République. De plus, la médiation du Conseil Administratif, autorité radicale, est un aspect aussi nouveau que déterminant. Elu quelques mois auparavant, ce nouvel organe réagit sagement, ne prenant pas fait et cause pour l'insurrection, auprès de laquelle il dispose d'un crédit populaire suffisant pour calmer les esprits. Un schéma identique va se produire en 1846, sans que quiconque ne puisse, ou ne veuille, empêcher le renversement du gouvernement. Car les radicaux, malgré leur féroce opposition, ne parviennent pas à changer l'ordre des choses entre 1842 et octobre 1846, même dans les urnes. Les élections au Grand Conseil qui se déroulent en 1844 943  confirment l'assise des conservateurs, même si le premier syndic Rigaud se retire des affaires. Agé, passablement remué par les événements de 1841-1842, Rigaud n'a accepté de poursuivre son mandat de Conseiller d'Etat que pour assurer une transition douce du pouvoir. En 1842, il refuse de s'engager plus que pour une année, de même que ses collègues Rieu et Cramer. 944  Ces défections marquent la fin de la politique du progrès graduel menée par des conservateurs-modérés depuis 1830. Les élites au pouvoir perdent une personnalité respectée, et seule capable de mener à bien une politique ambiguë de réformes tardives. En 1844, c'est l'aile libérale-modérée qui entre en scène, et Fazy-Pasteur accède à la vice-présidence du Grand Conseil. 945 

      Les prises d'armes font peur, et le mouvement des corps francs, 946  qui se développe dans d'autres cantons suisses, notamment Berne et Bâle-ville, ne peut que déplaire fortement au gouvernement genevois, déjà par deux fois mis en danger par des soulèvements violents. Genève suit donc sur le plan fédéral une politique curieuse, favorable aux cantons catholiques. Lors du vote sur la question des Jésuites le 18 mars 1845, la solution d'une intervention fédérale recueille 11, 5 voix (sans celle du canton de Genève, dont la décision n'est pas encore arrêtée), alors que la majorité est de 12. La voix de Genève devient un enjeu politique, et provoque d'âpres réactions. Lors du second vote, le 31 août de l'année suivante, il manque toujours la voix de Genève pour dissoudre le Sonderbund. A ce sujet, les positions sont simples. Les libéraux s'opposent farouchement à l'alliance séparée, qu'il considère comme une entrave supplémentaire mise au développement économique. La logique confessionnelle voudrait que les conservateurs, protestants, prennent une position semblable, motivée par une opposition aux catholiques. Le Conseil d'Etat fait un autre calcul en lorgnant du côté de l'électorat des campagnes genevoises, majoritairement catholiques.

      Le Grand Conseil discute de l'affaire en automne 1846. 947  Les rangs conservateurs et libéraux, renforcés encore d'un nouveau succès aux élections de 1846, 948  se divisent sur la question, entre les volontés de combattre le radicalisme et la nécessité de sauver une cohérence politique en combattant une alliance séparée incompatible avec le Pacte Fédéral. Les libéraux déposent des motions visant à la dissolution. Ces motions sont rejetées le 3 octobre 1846. 949  Voyant une fois encore le débat leur échapper, les radicaux quittent la salle, laissant le Grand Conseil suivre librement la position conservatrice. Ils n'y reviennent que le 9 octobre, en armes, et mettent fin à la Constitution de 1842.


2. Les mécontents du pouvoir conservateur

      Les racines de la chute politique de la bourgeoisie sont profondes, et datent même d'avant 1841. La rapidité avec laquelle le pouvoir bourgeois va littéralement s'effondrer complexifie l'analyse. Pour autant, la défaite des élites politiques ne signifie pas leur complète disparition et n'est finalement que le point d'aboutissement logique d'une longue accélération de la politique de progrès graduel. Le Conseil d'Etat de la période représentative avait fait une erreur grave en n'acceptant pas de débattre de l'autonomie municipale et du système censitaire. Autour de ces deux questions, s'étaient polarisées les oppositions avant 1841. Cette erreur a coûté à la bourgeoisie la révolution de 1842. Plus précisément, deux oppositions de natures différentes se sont alors formées.

      La question municipale touche une première catégorie de la population, soit les classes industrielles non-bourgeoises. Pour cette population, la question de la municipalisation est capitale du point de vue économique, tant ils estiment qu'un pouvoir cantonal ne peut simultanément bien gérer une ville et son territoire. Ils désirent voir leurs intérêts économiques mieux défendus, voire être aidés des autorités. Cette opposition a des motivations purement économiques, la question religieuse n'intervenant pas a priori.

      C'est un second groupe d'opposants qui s'articule autour des valeurs historiques, donc protestantes, de Genève. L'abaissement du cens jusqu'à une valeur relativement faible ne peut qu'être suivi de sa suppression. D'autant qu'il découle de cette taxe d'un montant devenu faible une situation originale, comme l'explique Bernard Naef: 'On voyait des ouvriers, hommes cultivés, anciens Genevois, dont les pères avaient siégé en Conseil Général, être privés de leurs droits électoraux, tandis que tel paysan naguère savoyard, dépourvu d'instruction, étranger à nos habitudes républicaines, figurait au tableau électoral grâce au léger impôt foncier dont ses champs étaient frappés'. 950  Ce reproche, en provenance d'un conservateur, est courant dans une partie de la population, même s'il est très difficile d'en mesurer l'impact exact. Quel que soit le poids électoral de la campagne face à celui de la ville, la possibilité de voir des anciens Savoyards, catholiques, être électeurs à la place d'anciens Genevois est réelle. Et c'est cette réalité qui a marqué les esprits. Découlant de cette question, la problématique religieuse se trouve bien au centre des préoccupations. En admettant de fortes sympathies pour Fazy-Pasteur, ardent combattant de l'ultramontanisme, Naef se positionne en retrait des libéraux, comme le parent de James Fazy, qui conserve une grande popularité tout au long des années 1842-1846. Pour la partie de la population que représente Naef, le danger vient des catholiques, et du pouvoir qu'ils pourraient prendre, et non du conservatisme des autorités. Mais si ces derniers ne font rien pour dissoudre le Sonderbund, cette population ne peut que rejoindre l'opposition.

      Ces deux oppositions primitives à la politique menée par les élus vont évoluer rapidement après 1842. Au chapitre 3, nous avons vu que la défense du protestantisme devient le ciment de la bourgeoisie. Mais cette tendance au regroupement des anciens bourgeois connaît quelques lézardes. Une troisième opposition apparaît, passé les troubles de 1841-1842. Après les ralliements de dernière minute des libéraux-modérés, le Conseil d'Etat et plus généralement les conservateurs commettent une grossière erreur, en ne reconnaissant pas l'aide inespérée apportée par les libéraux, qui malgré leur ralliement, ne reçoivent aucune contrepartie. Une partie de ceux que la virulence des discours radicaux ont fortuitement unis, se désunissent dès 1842 par un aveuglement politique des conservateurs, sûrs de leur fait, et désireux de punir ceux qui sont vus comme les vrais responsables des troubles.

      Le Grand Conseil élit le Conseil d'Etat le 27 juin 1842, soit dix jours seulement après les élections cantonales. Confortés par les résultats qu'ils y ont obtenus, les conservateurs passent une alliance 'contre nature' avec les catholiques. Les libéraux, pourtant initiateurs de la plupart des réformes de la Constitution de 1814, acteurs clés de la victoire électorale des conservateurs en 1842, voient leurs espoirs de réformes réduits. Tenus hors du pouvoir exécutif, ils se retrouvent relégués à la place qu'ils ont tenue depuis la restauration, soit au sein du seul pouvoir législatif, où ils sont minoritaires. Dans ces conditions, une partie des libéraux ne peut que perdre très vite confiance envers les autorités, et rejoindre une nouvelle fois les rangs des mécontents, avec lesquels ils venaient pourtant de prendre leurs distances.

      Le vecteur le plus important de division au sein des libéraux est la question catholique. Le choix de l'alliance avec les catholiques se s'explique que par une haine des conservateurs envers les radicaux, et tous les agitateurs rendus responsables par le gouvernement de la Constituante. Parmi les libéraux ralliés aux conservateurs, ce rapprochement est diversement apprécié, certains, comme Fazy-Pasteur, s'y opposant farouchement. C'est pourtant cette même logique de punition envers des opposants qui pousse le gouvernement à ne pas réagir face à l'alliance du Sonderbund. La haine du radicalisme est bien plus forte que la peur de voir les catholiques prendre un quelconque pouvoir à Genève. Et dans la Rome Protestante, aux mains des élites les plus conservatrices, ce choix permet de mesurer plus que n'importe quel autre, combien les libéraux, James Fazy et les radicaux sont haïs des conservateurs.

      Le rapprochement entre les autorités et la population catholique ne dure pas. Absents de la ville et des affaires de celle-ci, les catholiques ne disposent d'aucune personnalité politique à même de défendre habilement leurs intérêts face à une classe dirigeante socialement homogène. De plus, plusieurs affaires, comme celles liées aux actions de l'abbé Vuarin 951  peuvent légitimement mettre en doute la solidité de cette union illogique. En refusant le pardon à ses anciens amis et en se tournant vers un parti qui a depuis toujours été combattu à Genève, le gouvernement creuse sa propre tombe.


3. L'assemblée du Molard

      Acte fondateur de la nouvelle Genève, l'Assemblée du Molard du 9 octobre 1846, le fameux Conseil Général que Fazy a voulu en 1841 déjà, est l'aboutissement d'une révolution mieux préparée qu'en 1841. Dans les lignes qui suivent, notre but n'est nullement de mettre en doute cette révolution, ou d'en rediscuter le déroulement, mais bien d'en montrer les aspects de coups de force, en se plaçant du côté des élites bourgeoises. Ce dernier point est essentiel pour comprendre l'amertume des anciens bourgeois, certains jusqu'en octobre 1846 d'assumer une inexpugnable vocation divine. Toute révolution amène presque par définition des décisions autoritaires et fortes. L'intérêt n'est pas tant pour l'historien de dénoncer tel ou tel acte révolutionnaire comme étant légitime ou non, mais bien d'observer ce qui est fait, après la révolution, de ces actes de force.

      Plusieurs assemblées populaires ont lieu le lundi 5 octobre, soit juste après le refus du Grand Conseil de voter la dissolution du Sonderbund. Sans que ces assemblées en prennent le nom, elles ressemblent à des Conseils Généraux, dont Fazy a déjà fait référence lors des événements de 1841. Une commission constitutionnelle est formée. 952  Cette dernière, selon une hypothèse de Ruchon, 953  n'est créée par Fazy que pour lui permettre de s'assurer des alliés parmi les autres leaders radicaux. C'est un échec. Les plus importantes personnalités 'élues' dans cette commission prennent rapidement leur distance avec le mouvement, à l'exception notable de Fazy-Pasteur. Dans une lettre commune, 'Ils prient leurs concitoyens de ne pas gâter la cause de la vérité par des excès dont il faut laisser la responsabilité à leurs adversaires'. 954  Du côté du gouvernement, la réplique est, pour une fois, habile. Les assemblées ne sont pas immédiatement combattues, mais le lendemain, une proclamation est adoptée, et demande au peuple d''écoute[r] la voie des magistrats librement appelés à la haute direction des affaires du pays'. 955  Cependant, les données ont changé depuis la prise d'armes de février 1843. Le Conseil Administratif ne peut jouer le même rôle de médiateur. Non qu'il n'en a pas l'envie, 956  mais depuis les élections de 1845, l'exécutif de la Ville de Genève est à majorité conservatrice. 957  L'assurance des autorités ne repose que sur les résultats des urnes.

      Une fois encore, et pour la troisième fois, l'agitation radicale semble se calmer, tant James Fazy se retrouve seul, en manque d'alliés solides. C'est sans compter sur l'aide providentielle du gouvernement, qui, certain d'en finir avec ce soulèvement, décide de poursuivre en justice les fauteurs de troubles, James Fazy en tête. Désirant arrêter le leader radical chez lui, au milieu de Saint-Gervais, le gouvernement provoque une levée de barricades. Il réagit en mobilisant des troupes, mais celles-ci ne réussissent pas à faire plier la résistance des radicaux. Après une tentative d'assaut du quartier, les troupes reculent. Devant cet échec, le Conseil d'Etat démissionne. Ce cas de figure étant inédit, et profitant de la majorité conservatrice du Conseil Administratif, il remet à ce dernier corps politique son pouvoir, le chargeant d'assurer une transition jusqu'à de nouvelles élections.

      Le vendredi 9 octobre rien n'est acquis. Deux autorités s'affrontent. L'autorité issue de la décision du Conseil d'Etat, et celle de la rue, qui aspire à décider elle-même de la suite des événements. Le Grand Conseil continue ses travaux, et fidèle à ses habitudes, ne tient pas compte des bruits de la rue. James Fazy réunit un Conseil Général au Molard, lieu traditionnel de ces assemblées. Ce Conseil Général met les bases de la future victoire de Fazy en adoptant par acclamation le 'Décret du Molard'.

      Ruchon a estimé que seul cet acte révolutionnaire 'faisait rentrer les choses dans la légalité'. 958  Henri Fazy franchit même un pas de plus en qualifiant le Décret du Molard de 'base inattaquable de nos institutions genevoises'. 959  Ces deux versions sont contestables quand on observe le contenu du Décret du Molard. Pour qu'un pareil acte révolutionnaire soit effectivement 'inattaquable', il devrait répondre à un certain nombre de critères. En premier lieu, la composition de l'assemblée est contestable. Toute la population était opposée à la politique fédérale suivie par le gouvernement, ce qui justifierait la Révolution. Cependant, seulement 2'000 personnes selon Ruchon, 960  soit moins de 20% de l'électorat participèrent au Conseil Général du Molard. Sachant qu'Henri Fazy estime à 2'500 personnes le nombre de participants à la première assemblée du lundi 5 octobre, 961  que la convocation à l'assemblée du Molard a été plus qu'aléatoire, il n'est pas exagéré de considérer que les deux assemblées ont eu la même composition, soit des opposants de Saint-Gervais. Parallèlement au Conseil Général, se tient une séance du Grand Conseil, où tous les membres radicaux sont absents. Cette 'politique de la chaise vide' est un élément nouveau dans le débat politique genevois, et surtout dans le duel qui oppose conservateurs et radicaux. Les premiers libéraux de 1815, lorsqu'ils ont été vaincus par l'adoption de la Constitution, avaient suivi une ligne politique radicalement(!) différente. Non-seulement ils avaient fait acte de présence, mais avaient encore participé de manière soutenue aux débats et commissions. Ce n'est que dans les dernières semaines précédant la Révolution que les radicaux semblent s'être résignés. Pour des tribuns aux discours toujours acérés, ce retrait accrédite la thèse d'une préparation des événements, qui contredit l'idée que les radicaux n'ont fait que suivre un mouvement populaire qui les déborde.

      Cette idée est confortée par le contenu du Décret. Il accepte la démission du Conseil d'Etat, mais il dissout le Grand Conseil pourtant fraîchement élu 962  et n'entre pas en matière sur la validité éventuelle de la transmission du pouvoir au Conseil Administratif. Tout concourt à penser que le Décret du Molard a été soigneusement préparé et n'a été sujet à aucune discussion. Le vendredi 9 octobre 1846, il n'y a eu qu'une adoption par acclamation du projet présenté par James Fazy. Le coup de force devient évident avec le nouveau découpage électoral proposé. Dans l'ancien découpage de la cité, le faubourg de Saint-Gervais forme un unique collège électoral et voit son pouvoir électif concentré ce qui en limite l'importance aux seuls élus de ce collège. En modifiant les règles électives, Fazy a habilement renforcé le pouvoir électoral des radicaux. Les arrondissements électoraux sont remaniés de telle manière que le bastion de Saint-Gervais est réuni avec les autres collèges de la cité pour ne former qu'un seul arrondissement. Le pouvoir ne peut plus lui échapper. L'absence de réaction des conservateurs, anéantis par une nouvelle crise qu'ils gèrent avec trop de légèreté, fait le reste.

      Ce fut la crainte d'une répétition des tragiques événements de 1792 qui empêcha les événements de 1841-1842 de tourner en révolution. Devant un véritable tir de barrage des radicaux et de James Fazy en particulier, les libéraux-modérés se sont indéniablement ralliés au gouvernement, qu'ils critiquaient pourtant sévèrement quelque temps auparavant. Ce retournement des libéraux, qui a protégé le gouvernement, provoque l'ire des radicaux, qui, en 1846, agissent de manière bien plus simple, en se passant des libéraux. A ce moment, désunis et trop sûrs de leurs victoires électorales, les conservateurs ne savent pas profiter des résultats électoraux pour relancer un processus de réformes. Mis face à un soulèvement insurrectionnel, ils n'osent s'accrocher trop longtemps à leur pouvoir et reculent. En octobre 1846, il y a bien eu des heurts violents, mais la révolution radicale reste une révolution basée sur le refus par les élites anciennement bourgeoises d'un affrontement militaire coûteux en vies humaines.


4. La traversée bourgeoise du désert (1846-1864)

      Pour les anciennes familles bourgeoises, dont le rôle a toujours été la gestion des affaires publiques, le monde s'est écroulé en 1846. Surprises par la rapidité des événements alors que les scrutins les ont systématiquement confortés dans leurs positions, même en 1846. Ces Genevois ne peuvent imaginer être dans le tort, et ne peuvent voir dans leurs adversaires autre chose que du désordre, de l'irrespect et une voie vers la fin de la République. Après la Révolution d'octobre 1846, les anciennes familles bourgeoises se trouvent divisées en deux sentiments contradictoires. Tandis que l'honneur, ou l'orgueil, les poussent à ne pas coopérer avec les radicaux, leur vocation les motiverait à tenir leurs rôles dans tous les postes dévolus à leur ancien statut social quoi qu'il advienne, en attendant d'être effectivement évincés par les nouvelles autorités.

      Les réactions ne se font pas attendre, et touchent en premier à deux éléments vitaux de la République: l'ordre et le savoir. A Genève, le monde politique, l'Eglise Nationale Protestante et l'Académie sont solidaires, puisque découlant tous trois d'une même construction établie avec la Réforme. Le lien qui les unit est si dense qu'une chute de l'un fragilise les deux autres. La question religieuse est résolue sans grandes difficultés. Plusieurs éléments expliquent cela. Lorsque le pouvoir bourgeois s'est peu à peu concentré entre les mains d'un patriciat, l'Eglise protestante s'est située plus près de la population que des autorités. 963  Ensuite, la religion a été désolidarisée des deux autres sphères. Les Ordonnances somptuaires, lien entre la sphère politique et la sphère religieuse, appartiennent au passé puisque le Conseil d'Etat n'en a jamais édicté depuis la Restauration. De plus, la loi sur l'instruction publique de 1834 a considérablement affaibli la position de la Compagnie des pasteurs au sein de l'Académie. Depuis l'adoption de cette loi, l'Eglise n'est plus active que dans le domaine de la spiritualité. Enfin, la question du Sonderbund, à l'origine de la Révolution, a eu pour conséquence de rapprocher les radicaux et les protestants. Dans la constitution de 1847, l'Eglise Protestante Nationale devient l'Eglise Nationale Protestante, et ne subit aucune modification majeure. 964 

      Il est inutile de s'attarder trop sur la question de la milice. Après une révolution, et d'autant plus si celle-ci a été marquée par une reculade des miliciens, il est logique que les chefs militaires fassent en premier les frais d'un retournement de pouvoir. Dans les faits, après l'insurrection d'octobre 1846, les radicaux doivent remplacer une vingtaine d'officiers de milice démissionnaires, dont la plupart ont été impliqués dans les heurts. Ces défections sont compensées relativement facilement, puisque la majorité des officiers restent en place. Cette situation qui ne voit qu'une minorité de responsables démissionner s'inscrit plus dans une logique liée à l'honneur des bourgeois en question que dans un phénomène de purges menées par les radicaux. Une purge serait difficile à justifier puisque la milice n'a pas donné l'assaut aux barricades de Saint-Gervais. Les démissions n'ont pas pour but de gêner le nouveau gouvernement, mais sont une simple conséquence directe de l'échec des manoeuvres du Conseil d'Etat de la semaine du 5 octobre 1846.


4.1. La punition académique

      La réaction du pouvoir académique est de nature différente, beaucoup plus brutale. Le pouvoir académique, du moins une partie de ce dernier, désire faire durement payer le prix de la Révolution aux radicaux. Le 3 novembre 1846, le professeur Albert Rilliet de Candolle donne sa démission, qui est suivie de six autres. La lettre de motivation d'Albert Rilliet ne comporte aucune ambiguïté: 'Je ne croyais pas devoir reprendre (...) les fonctions qui m'avaient été confiées par le gouvernement régulier du pays'. 965 

      L'autre comportement bourgeois possible, c'est-à-dire celui motivé par un désir d'assumer l'entier de la responsabilité bourgeoise est exprimé par Ernest Naville, qui avoue tout de même que 'recevoir le salaire d'un gouvernement du Molard. Cela est dur'. 966  La formulation choisie par Naville est forte en symboles. La place du Molard est le lieu historique du rassemblement du Conseil Général. De plus, la question financière est soulevée de manière originale. En temps normal, un professeur parlerait plutôt d'honoraires, et non de salaire.

      Au sujet de la rémunération, Auguste De la Rive, deuxième personnalité après Albert Rilliet de Candolle à démissionner, offre une solution qui vise à conserver intact son honneur, tout en assumant la vocation bourgeoise. De la Rive démissionne mais annonce qu'il désire continuer à assumer son rôle. 'Depuis plus de quatre siècles, mes ancêtres de père en fils ont constamment servi le pays dans les mauvais jours comme dans les bons. Ce n'est pas moi, (...) qui interromprai cette longue succession de services rendus à Genève dont tous les membres de notre famille s'honorent en même temps qu'ils n'ont jamais reculé et ne reculeront jamais devant la responsabilité que cet héritage leur impose'. 967  Le dépôt de cette démission est ainsi accompagné d'une offre de continuer à donner ses cours à titre gratuit. 968  L'idée est de ne pas se compromettre avec le nouveau pouvoir car, ajoute De la Rive,' j'ignore ce que l'avenir nous prépare'. 969  Deux interprétations de cette phrase sont possibles. Soit il pense que les radicaux sont incapables de gérer l'Etat. Finalement, ils n'en ont pas la vocation. Soit le professeur laisse ouverte la possibilité d'un retour au pouvoir de l'ancienne bourgeoisie, ce qui serait la conséquence logique de l'incapacité radicale. Antoine-Louis Pons, Conseiller d'Etat en charge de l'Instruction publique est trop heureux de se voir offrir la possibilité de se débarrasser sans heurt d'Auguste De la Rive, un adversaire politique de poids. Le Département de l'Instruction Publique refuse la proposition de cours à titre gratuit, préférant faire remplacer temporairement Auguste De la Rive par Daniel Colladon, déjà enseignant à l'Académie. 970  Il est possible de supposer que De la Rive savait pertinemment son offre inacceptable.

      Avec lui, d'autres professeurs, de différentes facultés, quittent l'Académie, dont Antoine Cherbuliez. 971  Ces démissions, surtout celles d'Albert Rilliet de Candolle, d'Antoine Cherbuliez et d'Auguste De la Rive sont des signes forts d'une déstabilisation de l'ordre bourgeois. Rilliet de Candolle était l'auteur des Lettres vertes,parues entre 1839 et 1840, et qui ont sévèrement critiqué le pouvoir académique. 972  Le choix de démissionner a sans doute été préférable pour un homme qui avait critiqué son propre camp quelques années avant la Révolution. Une manière de se racheter. Par contre, celles d'Antoine Cherbuliez et d'Auguste De la Rive sont motivées différemment. Tous deux tiennent une position centrale au sein du parti conservateur, même si pour Cherbuliez cette position est une conséquence de la Révolution. Reste que les professeurs restant n'ont pas une situation définitivement arrêtée. Ils demeurent en sursis.

      Le mouvement de démissions au sein de l'Académie, qui n'a pas pris une dimension importante, est légitimé par une réorganisation, pour ne pas dire une purge, qui intervient quelques mois plus tard, en novembre 1848. A cette date, six professeurs de tendance conservatrice, qui sont restés en place après la Révolution, dont Ernest Naville, sont renvoyés. D'autres personnalités de renom comme David-Etienne Gide, entré en catastrophe pour pallier aux démissions sont confirmés dans leurs fonctions. C'est aussi le cas des radicaux, Jean-Jacques Castoldi et Philippe Campério. Ainsi, l'Académie se voit en quelques années profondément modifiée.

      Le mouvement de démissions était prévisible. Du moins, James Fazy ne pouvait ignorer le lien très fort qui unissait l'Académie au pouvoir politique bourgeois. L'action d'Antoine-Louis Pons, Conseiller d'Etat radical en charge du département de l'Instruction publique pour faire face au phénomène de démission est remarquable. Leader radical de la première heure, originaire de Saint-Gervais, Pons avait un caractère plus mesuré que Fazy, et a réussi, alors que les démissions arrivaient à rester serein et à trouver des solutions pour assurer la bonne tenue de tous les enseignements. De plus, il ne lui faut que quelques mois pour faire adopter une nouvelle loi sur l'instruction publique. 973  Même si l'Académie était un bastion conservateur, elle reste une nécessité pour le nouveau pouvoir.


4.2. La République fazyste

      Si les réactions immédiates de l'après-révolution sont claires du côté des bourgeois, même si ces derniers se trouvent face à un choix ambigu de non-coopération ou de maintien, les réactions de James Fazy sont plus surprenantes. Les fortes pressions de Fazy, excercées sur le pouvoir du Conseil Représentatif à coup d'articles de presse et de polémique, se justifient sans peine lorsqu'il s'agit de renverser un pouvoir oligarchique de toute évidence incompatible avec une démocratie affirmée. Une fois cet objectif atteint et la Révolution accomplie, les radicaux savent qu'il ne peuvent tout changer. Leurs positions sur l'Eglise Nationale, leur réaction face à la crise qui touche l'Académie, montrent clairement que les radicaux sont conscients de l'importance d'une préservation d'un maximum d'éléments de l'ancien système, pour recouvrer rapidement une stabilité politique indispensable à une bonne santé économique. Fazy lui-même, auteur de plusieurs articles touchant à l'économie genevoise ne peut ignorer l'importance de cette stabilité. 974  Il agit pourtant de manière contradictoire, cherchant à la fois à calmer la situation et à punir les conservateurs défaits.

      Dans les deux camps, les souvenirs de l'année 1792 sont présents, et tous s'accordent pour admettre qu'il est nécessaire que Genève ne retombe pas dans une période longuement instable. Le renoncement à de multiples tentatives d'assaut des barricades de Saint-Gervais est l'expression conservatrice de cette crainte. L'échec de la première tentative a précipité la chute du gouvernement qui, voyant ses troupes impuissantes, a fait passer l'intérêt de la République avant son orgueil. James Fazy lui-même, pourtant extrêmement virulent depuis toujours, a eu pendant les événements de la Révolution un comportement et des discours étrangement mesurés. Après les tragiques événements d'octobre 1846, Fazy perd autant de virulence qu'il gagne de pouvoir. Accédant au pouvoir politique, il tente dans l'immédiate après-révolution d'installer à nouveau une stabilité qu'il a lui-même bouleversée. Le pari est difficile, car il s'articule autour d'un retournement complet de discours. Tandis que jusqu'à 1846, les radicaux critiquent le pouvoir et les conservateurs en appellent au calme et au respect des institutions, les camps vont changer diamétralement leurs positions.

      Dès la Révolution accomplie, tout l'avenir de la République repose sur les seules épaules de James Fazy. Si son génie politique est indiscutable, illustré magnifiquement par la Constitution de 1847, 975  Fazy est incapable de mener à bien la réconciliation indispensable. Les paroles mesurées de Fazy n'ont duré que le temps de la Révolution, mais une fois cette dernière achevée, les points de friction avec le camp conservateur ont été nombreux. Les démissions conservatrices sont une initiative des conservateurs, mais ces derniers sont également la cible de mesures prises par les radicaux.

      La question des réparations de l'assaut d'octobre 1846 est la première pierre symbolique mise au travers d'une éventuelle réconciliation. 976  Le Décret du Molard stipule en effet que 'tous les dégâts opérés dans la journée du 7 octobre, seront mis à la charge du Conseil d'Etat démissionnaire et de l'officier qui commandait en chef la force armée du gouvernement'. 977  L'affaire prend une voie plus concrète le 2 janvier 1847, lorsque le Conseil d'Etat radical fixe le montant des dégâts à 42'500 francs, et arrête un délai de paiement très court de deux semaines. 978  Finalement, sous la pression, les anciens magistrats s'acquittent de cette somme qu'ils surnomment la 'carte à payer'. 979 

      L'un des arguments principaux des radicaux pour revendiquer le paiement est de vouloir prévenir un quelconque acte de vengeance de la population, comme cela a été le cas par le passé. James Fazy lui-même exige que soit versée la somme pour que cesse la question 'qui occupe l'attention des citoyens'. 980  Selon Fazy, la somme d'argent doit fonctionner symboliquement comme jugement de culpabilité. Cette référence cachée aux événements de 1792, présentée par Ruchon, 981  est théoriquement discutable, dans la mesure où il est accepté que ce sont les radicaux qui sont le moteur de la Révolution, et non la population. Nous voyons surtout au travers de cet épisode anecdotique, une parfaite illustration de l'incapacité de Fazy à calmer la situation politique après 1846. Même si les vaincus n'attendent aucun geste de Fazy, ce dernier serait ressorti incontestablement grandi après un geste d'apaisement. Les libéraux mettent même en doute les sentiments réels de la population à l'égard de la mesure de réparation.

      Pour les conservateurs, cette réparation, même si elle reste dans un ordre financier largement à leur portée, a choqué leurs esprits. L'engagement individuel, à titre bénévole, des anciens magistrats, qui se vouent tout entier à une charge publique par devoir, est nié. La mesure est un affront fait à des magistrats qui ont tenté de faire respecter l'ordre public, en suivant strictement leur mandat, et la vocation bourgeoise. Attaqués sur le plan de leur dévotion à la République, lâchés par les libéraux tels que Fazy-Pasteur, Rilliet et Dufour, 982  ils s'acquittent de leur dû amer, et en conservent le souvenir, ce qui rend toute réconciliation quasiment impossible.

      Bernard Naef exprime sans doute le mieux l'état d'esprit de la majorité des partisans du gouvernement. Sa biographie précise qu'il 's'indignait fort des fautes commises par le gouvernement, mais il ne pouvait être un admirateur du régime instauré par James Fazy.' 983  Le retrait de Naef de la vie politique (il fut brièvement actif dans le législatif communal entre 1842 et 1844) répond à de sages considérations. Sachant les conservateurs dans une mauvaise voie, et l'opposition radicale dans des excès, il ne désire pas prendre part à la vie politique.

      Que James Fazy soit définitivement brouillé avec les anciens magistrats qu'il a tant combattus, n'est pas une surprise. Par contre, les divisions internes au mouvement libéral-radical sont plus intéressantes, car ce sont ces divisions qui vont permettre aux conservateurs de refaire surface. Les divisions jouent un rôle clé dans la carrière de Fazy, plus souvent marquée par des échecs électoraux que des succès. De plus, elles débordent très vite du cadre politique et touchent également la vie économique. Si le régime doit faire des concessions et tenter de rassembler les énergies, c'est principalement du côté des libéraux, qui non seulement ont de la considération pour les progrès technologiques, mais encore ont des entrées parfois directes avec les crédits, au travers de liens familiaux.

      Malheureusement pour le gouvernement radical, James Fazy ne réussit pas plus à rassembler sous son nom les libéraux, qu'il sait apaiser les conservateurs. Ardent défenseur des biens publics, James Fazy a, face aux développements technologiques, des réactions étranges, dictées surtout par des vues électoralistes. Force est de constater que tous les réseaux techniques (le gaz, les chemins de fer, les tramways, l'eau) ont échappé au contrôle strict de l'Etat. Les ingénieurs Dufour et Colladon, représentants clés de ces nouvelles élites industrielles, prennent très vite leurs distances face à Fazy, qui reste méfiant à leur encontre, comme c'est le cas pour l'affaire du pont de Peney. 984 

      Construit entre 1851 et 1852, le pont de Peney est l'oeuvre d'un jeune ingénieur allemand, que les radicaux ont préféré à Dufour, 985  pourtant constructeur de plusieurs ouvrages, et des premiers ponts suspendus d'Europe. 986  Désireux d'avoir un blanc seing de la part de libéraux, le Conseil d'Etat charge, une fois le pont terminé, Daniel Colladon et Hugues Darier d'expertiser l'ouvrage. 987  Formé à Paris, Colladon choisit un test utilisé en France, soit de charger le pont à hauteur de 200 kilos par mètre carré. Une première tentative de charge, doit être arrêtée avant son terme à cause de l'apparition de fissures, et l'ingénieur Hug, alerté par les experts, demande l'ajournement du test pour permettre aux maçonneries de sécher. 988  Une année après cet échec, le pont n'est toujours pas testé. Un nouvel essai est mis en place le 27 mai 1853 et d'autres experts, dont Dufour sont joints aux deux premiers. Le pont cède brutalement avant la mise en place complète de la charge. Les habitants d'Aire-la-Ville accusent les experts d'avoir provoqué la rupture du pont. Pourtant, l'un d'eux est décédé dans l'accident. Arrivé sur place, Fazy ne défend pas les experts. La polémique enfle, au point que Colladon écrit au Conseil d'Etat pour qu'il intervienne. 989 


4.3. Les divisions radicales

      Le parti radical lui-même est victime de divisions internes qui lui coûtent, en 1853, l'élection au Conseil d'Etat. Les voix radicales discordantes se font entendre dès 1847, avec la publication par le docteur Baumgartner, de sa 'Réfutation du radicalisme', 990  dans lequel Fazy est personnellement la cible de sévères critiques. Baumgartner, un fervent protestant, est très attaché aux principes calvinistes. C'est l'augmentation du traitement des Conseillers d'Etat qui le motive à changer de camp. Après la Révolution, ces derniers voient leur traitement bondir d'un facteur 5 à 6 selon Baumgartner. 991  La différence est surprenante, surtout lorsqu'on la compare à d'autres données de cette même époque. Roger Girod indique pour la Poste, en 1848, un salaire annuel maximum pour un dirigeant de 2944 francs, soit 8 francs par jour. 992  Le multiplicateur entre le salaire minimum d'un maçon et le salaire maximum d'un dirigeant du secteur public est, selon les données de Roger Girod, de 5.3, soit la même valeur que celle avancée par le Docteur Baumgartner. Il est clair que les radicaux, issus de familles moins aisées et non-bourgeoises, ont moins de fortune que les conservateurs. Leurs études sont plus difficiles à mener car représentant un coût plus élevé, et leurs situations financières ne sont évidemment pas aussi bien assises que celles des anciens magistrats. Bien qu'issu d'une famille de riches négociants, James Fazy n'échappe pas aux difficultés financières. Ses revenus sont composés essentiellement 'd'une pension que lui faisait son père et sur laquelle il prélevait de quoi payer graduellement les dettes contractées dans le journalisme.' 993 

      Derrière cette question des revenus, se trouve la première des divisions radicales d'après la Révolution de 1846. Avant tout autre secteur, ce sont les finances qui subissent des bouleversements. Pour réaliser sa politique, Fazy modifie radicalement les habitudes financières, notamment en ayant recours massivement à l'emprunt public. L'asile des vieillards, les constructions de routes (dont celle d'Hermance), l'établissement des ports, nécessitent des capitaux importants, sans parler de la démolition des fortifications, pas immédiatement rentable. 994  Cette politique nouvelle de gestion des finances publiques dérange dans une société où les valeurs calvinistes sont toujours présentes dans les esprits.

      En automne et hiver 1851-1852, les divisions radicales atteignent leur point culminant avec les démissions de trois Conseillers d'Etat, tous anciens amis de James Fazy, soit Frédéric-Louis Bordier, Antoine-Louis Pons et Balthasar Decrey. Les griefs sont divers, mais tous regrettent le caractère autoritaire du leader radical. Plus que sur le fond, ces trois démissions, ajoutées à d'autres qui interviennent pendant le printemps 1852, font le jour sur les divisions de la majorité. Fazy lui-même, excédé par une opposition chaque jour plus importante, dépose sa lettre de démission en pleine séance du Grand Conseil, le 15 décembre 1852, avant de revenir sur sa décision quelques heures plus tard. 'En réalité, l'opposition l'agaçait, l'irritait, le mettait hors de lui et le poussait à des éclats. Il n'était pas toujours maître de ses nerfs.' 995 

      James Fazy a divisé la population genevoise, pendant et après 1846. Si l'idée d'un Fazy visionnaire et réellement révolutionnaire au milieu du XIXe siècle ne fait aucun doute, l'image d'un homme d'Etat est par contre abusive. La Constitution de 1847 prouve à elle seule ce côté visionnaire. Première du genre de Suisse, elle semble traverser le temps sans que ce dernier ne la remette en cause. Par ailleurs, les quelques mois d'avance de la révolution radicale genevoise, par rapport à d'autres Etats européens est également à attribuer à l'énergie du génial polémiste qui a été pendant plusieurs années le meneur de l'opposition radicale.

      Mais Fazy n'a rien d'un homme d'Etat. Une fois au pouvoir il n'a pas réussi à mettre fin aux divisions des différents groupes en présence, et plus important, il n'a jamais réussi à s'élever au-dessus des querelles intestines qui ont miné son propre mouvement et son image. Adulé par les uns, haï par les autres, James Fazy a longtemps concentré sur lui les rivalités politiques. En 1853, le parti radical est divisé, et les conservateurs, encore sous le choc de la Révolution, commencent seulement à se réorganiser. Aux élections cantonales un gouvernement 'réparateur' 996  est élu et met fin symboliquement à la Révolution fazyste. La stabilité politique n'est cependant pas encore acquise. Entre 1847 et 1861, plusieurs Conseils d'Etat de trois tendances politiques gouvernent successivement le canton. 997 


5. Le réveil. L'entrée en opposition des anciens bourgeois (1853-1864)

      Passée l'onde de choc d'octobre 1846, et tandis que les lois changent l'aspect politique de la République, les esprits des anciennes familles bourgeoises conservent entière leur vocation de gestion de l'Etat. Petit à petit, l'opposition conservatrice se forme et se structure. Plusieurs facteurs expliquent cette 'renaissance' des anciens bourgeois.

      Une première série de facteurs concerne l'évolution politique de Genève. Les divisions qui se font jour au sein du parti radical servent la cause de l'opposition, surtout dès la défaite électorale de Fazy en 1853. En matière économique, les conservateurs exploitent l'endettement de l'Etat pour fragiliser le pouvoir des radicaux. Le recours massif à l'emprunt public, indispensable pour financer la politique menée par James Fazy, est un élément nouveau, comme le leader radical l'affirme dans son autobiographie. 998  L'opposition joue habilement sur la peur de la faillite, d'autant plus facilement qu'elle est sous-représentée au sein du Grand Conseil. Pendant la législature 1858-1860, les conservateurs n'ont que 7 députés. 999 

      Edouard Aubert, député au Grand Conseil, 1000  met toute son énergie à prouver les dangers de la politique financière des radicaux. En 1859, il prononce le rapport de minorité lors de la séance consacrée au compte-rendu financier. 1001  Il faut dire qu'il est le seul représentant de cette minorité au sein de la commission des finances. 1002  Dans son rapport, Edouard Aubert attaque sur deux fronts simultanément. Il dénonce les emprunts effectués pour financer la démolition des fortifications et qui sont utilisés à d'autres fins, ainsi qu'un emprunt de la Banque Générale Suisse (établissement pensé et créé par James Fazy) qui a du retard dans le remboursement d'une petite somme d'argent due à l'Etat. Si la seconde critique n'est pas particulièrement sévère pour le régime radical, la première tant à démontrer que le gouvernement contourne le Grand Conseil volontairement en empruntant de l'argent sous couvert des travaux de démolitions. Aubert s'inquiète de ces pratiques en affirmant que 'la loi devient dérisoire dès que, sans autorisation et sans contrôle quelconque, le Conseil d'Etat peut dépenser en sus le quart des allocations budgétaires'. 1003 

      Le débat qui suit ce rapport n'est qu'un dialogue de sourds entre James Fazy et Edouard Aubert. Mis en cause, le leader radical attaque d'abord son auteur, puis affirme qu'il 'est impossible de trouver des comptes mieux tenus que ceux du canton [de Genève]'. 1004  Se sachant incapable de pouvoir faire plus que dénoncer ces pratiques, Aubert répond point par point sans appeler au rejet des comptes. Ses critiques du système fazyste lui valent tout de même de chaleureuses félicitations de Gustave Revilliod, ancien Conseiller d'Etat: 'Soyez béni, vous et votre famille, pour votre noble et ferme conduite (...) Que Dieu bénisse vos efforts'. 1005  Quelques années après, Edouard Aubert publie une brochure qui dénonce un déficit amoindri par des pratiques comptables. 1006  Ce dernier, officiellement de 276'000 francs pour l'année 1862, serait selon les calculs d'Aubert de 534'000 francs. 1007 

      La deuxième série de facteurs concerne plus directement les familles bourgeoises. L'arrivée d'une nouvelle génération de conservateurs, dont l'avocat Edouard Aubert fait partie, plus modérés que leurs pères, dynamise l'opposition. Dans cette nouvelle génération, le libéralisme a pris le dessus sur les idées des conservateurs sans concessions. Plus que tout, les anciens bourgeois comprennent qu'un strict retour en arrière, soit à l'ancien système politique renversé en 1846, n'est pas possible. De plus, en matière économique, les anciens bourgeois ont conservé intacte leur puissance financière. Dans une période d'endettement de l'Etat, ils sont des partenaires incontournables, d'autant qu'ils réussissent parfaitement à capter les marchés publics. Le gaz est un exemple particulièrement frappant. Alors que le dossier n'intéressait pas le Conseil Représentatif, qui l'avait transmis aux autorités municipales radicales, ce sont des banques privées contrôlées par des anciens bourgeois qui obtiennent l'unique concession, en mettant sur la table une somme rondelette. 1008 

      Les conservateurs et les libéraux, au travers de leurs banques privées, sont très présents dans l'économie locale: sur le marché immobilier, 1009  dopé par la démolition des fortifications, sur le marché des transports au travers surtout des compagnies de chemins de fer, et bien sûr sur le marché du gaz. La bourse de Genève est sous le contrôle quasi-exclusif des anciennes familles bourgeoises. 1010  Cette position peut paraître paradoxale, puisque les radicaux ont souvent reproché le manque d'investissement des conservateurs à Genève. En réalité, les conservateurs ont toujours suivi une ligne d'affaire pragmatique, investissant uniquement dans les placements les plus rémunérateurs. Ainsi, le commerce et les activités de la Fabrique, qui connaissent une évolution en dents de scie, sont moins sujets à investissements que les réseaux techniques, particulièrement rémunérateurs.

      Le dernier facteur qui explique la reprise du mouvement conservateur touche à la polarisation politique autour de James Fazy. Concentrant sur sa personne toutes les foudres des anciens bourgeois, il est logique que sa disparition de la scène politique ait des répercussions sur le mouvement d'opposition, plus enclin à dialoguer avec les radicaux de la deuxième génération.


5.1. 22 août 1864. La mort politique de James Fazy

      Une étude sur les élites genevoises ne peut passer sous silence la fin politique du publiciste qui a renversé le pouvoir bourgeois, d'autant que la dernière tentative de Fazy d'accéder au Conseil d'Etat correspond à la dernière prise d'arme que Genève connut dans son histoire. Hasard du calendrier, cet événement est simultané à la signature de la première convention de la Croix-Rouge, le 24 août 1864. Tout un symbole, puisque le comité de la Croix-Rouge est une émanation de l'esprit bourgeois. 1011  Faut-il voir dans ces événements symboliques un point d'inflexion dans l'histoire des élites? Certainement, si l'on considère que James Fazy a personnifié la Révolution radicale. Le 24 août 1864 marque avant tout la mort politique de l'ennemi juré des conservateurs.

      L'élection du Conseiller d'Etat en exercice Challet-Venel au Conseil Fédéral, provoque en août 1864 une élection complémentaire qui constitue une ultime opportunité pour Fazy, alors âgé de 70 ans, de réintégrer le Conseil d'Etat. Face à une opposition conservatrice encore fragile, l'élection devrait être à portée, surtout si le parti radical soutient cette candidature. Mais devant cette possibilité, qui est ressentie comme une menace, le parti conservateur réussit à convaincre Arthur Chenevière, banquier, de se présenter contre Fazy. L'élection est serrée, et Chenevière remporte le siège d'une courte majorité.

      Le Bureau électoral, à majorité radicale, refuse de confirmer et de proclamer les résultats. Les partisans du vainqueur défilent en ville et se dirigent vers Saint-Gervais. Les amis de James Fazy leur barrent le passage, et tirent sur la foule, tuant quatre personnes. Berne intervient devant la gravité des événements. L'armée fédérale occupe le canton et y reste jusqu'au 12 janvier de l'année suivante. La justice cherche à établir les responsabilités. Fazy est convoqué pour témoigner, mais ce dernier craint d'être arrêté et fuit à Ferney. Cette fuite 'est habilement exploitée par ses adversaires et sévèrement jugée par l'ensemble de la presse suisse'. 1012  Une erreur politique qui coûte cher. Car la justice Fédérale, prise entre deux camps qui se vouent une haine farouche, refuse de trancher et acquitte tous les prévenus. 1013 

      La victoire d'Arthur Chenevière est confirmée et renforcée aux élections ordinaires suivantes, qui ont lieu le 13 novembre 1865. Il est le seul Conseiller d'Etat sortant reconduit dans sa fonction. Son parti obtient même un second siège à l'exécutif, avec l'élection d'Auguste Turrettini. Désormais les conservateurs sont présents au sein du Conseil d'Etat, qui n'est plus issu d'une seule tendance politique. 1014 


5.2. La réhabilitation de l'image de Rousseau parmi les conservateurs

      Il est des symboles qui ont le poids de démonstrations. La réhabilitation symbolique de l'image de Jean-Jacques Rousseau par l'Eglise protestante, bastion conservateur, est un signe fort d'un changement d'attitude, sinon d'époque. Année du centenaire de la mort du philosophe, 1878 voit se dérouler toutes sortes de manifestations commémoratives, auxquelles des pasteurs vont prendre part de manière à rendre un hommage appuyé au grand homme. Jusqu'à cette date, les positions conservatrices concernant Rousseau étaient bien différentes. Sans remonter jusqu'à la condamnation de l'Emile et du Contrat social, datant de 1762, l'érection d'une statue représentant l'écrivain l'année même du Jubilé de la Réformation, en 1835, avait scandalisé les conservateurs. 1015 

      Une statue du philosophe avait existé à Genève pendant l'annexion, mais elle avait été apparemment détruite en 1817. 1016  Le même sort atteignit la maison présumée de sa naissance, si bien que les libéraux se mobilisèrent pour rendre hommage au grand homme d'origine genevoise. Marc-Antoine Fazy-Pasteur qui a acheté l'immeuble construit à la place de la maison présumée natale de Rousseau, lance une souscription en vue de faire faire une statue du philosophe. Si cette dernière est placée sur l'Ile aux Barques, en hommage à l'Ile Saint-Pierre, cet hommage déplait fortement aux conservateurs. Le pasteur Malan, grand acteur du mouvement du Réveil, avait publié une brochure virulente contre le projet. 1017  Stendhal, au travers des 'mémoires d'un touriste' note avec ironie: 'Si demain on déclarait (...) que moyennant une souscription de 400'000 francs, la statue de Rousseau serait jetée dans le lac, la somme serait souscrite en une heure, le temps matériel d'aller d'une maison à une autre'. 1018  La haine qu'entretiennent les conservateurs vis-à-vis de l'image de Rousseau est profonde, et son évolution ne peut que démontrer un changement complet d'attitude.

      En 1878, deux conférences qui traitent de Jean-Jacques Rousseau sont données par le pasteur Doret, 1019  sous le patronage de l'Union nationale évangélique. La même année est publiée une brochure consacrée à Calvin et Rousseau, écrite par un spécialiste de l'histoire religieuse à Genève. 1020  Ces trois textes mettent une énergie particulière à introduire un sujet encore chaud. Le pasteur Doret justifie ses conférences en se référant à Mirabeau qui prétend que 'la calomnie a un siècle pour obscurcir la vérité'. 1021 

Le nom de Rousseau n'est pas de ceux qui descendent à nous portés calmement par le fleuve de l'histoire et enveloppées d'une gloire incontestée; il nous vient tantôt sur des nuages d'encens, tantôt dans les tourbillons des anathèmes. Les uns ont fait de Jean-Jacques un demi-dieu. Les autres un démon: or il faut en faire un homme. Là est le vrai, là est le point délicat. 1022 

J'ajoute Messieurs que je parlerai en toute liberté dans les deux sens du mot. Je ne suis le mandataire de personne, j'exprimerai une opinion toute individuelle et porterai seul la responsabilité de mes affirmations; et je pense le faire avec une franchise égale à cette indépendance. Je ne voudrais froisser personne, et j'espère bien que ma parole ne trahira pas mon intention, mais il me semble que le sujet est assez important, et que nous avons à Genève une assez grande habitude du discours, pour que j'aie le droit de me sentir parfaitement à mon aise. 1023 

      Sur le même sujet, suivant un raisonnement identique, Gaberel emprunte cependant moins de circonvolutions. Pendant les cinq premières pages, il met brièvement en parallèle les vies de Calvin et Rousseau. Cette juxtaposition de deux personnages apparemment opposés poursuit un but identique d'une démonstration rhétorique de la valeur morale de Rousseau, cependant assujetti à l'exemple de Calvin. Ainsi, la vie du Réformateur est idéalisée face à celle de Rousseau: ' [Calvin] eut sous les yeux l'exemple de la pureté chrétienne', 1024  'manifesta dès le jour de l'adolescence une dignité morale', 1025  'eut le bonheur d'épouser une femme dévouée au bien', 1026  tandis que le philosophe, 'élevé par un père menant une vie relâchée', 1027  'montra un naturel faible', 1028  'choisit pour compagne illégitime une femme de mauvaises moeurs'. 1029  Ensuite, les pensées des deux hommes sont énoncées brièvement. Le changement d'attitude face à la pensée de Rousseau est discret mais bien réel: 'il opère une favorable réforme au bénéfice de l'enfance et de la famille'. 1030  'Nous devons dire qu'à l'époque de sa publication, l'Emile rendit un véritable service à la cause religieuse'. 1031  Un discours nouveau sachant que l'Emile avait été brûlé sur la place publique.

      Gaberel poursuit sa brochure par une biographie de Calvin, puis de Rousseau. Mais c'est indiscutablement cette dernière qui constitue le coeur du propos de l'auteur. La première phrase est éloquente: 'Rousseau fut un homme de génie', 1032  puis plus loin 'Rousseau a dirigé la conscience et le coeur de son siècle (...) il approfondit les grands problèmes des religions'. 1033  Tant d'éloge demande une relecture de la pensée de Rousseau, ce que Gaberel fait dans son troisième chapitre intitulé: 'Rousseau et la religion'. 1034  En particulier, la condamnation genevoise des écrits de Rousseau est présentée sous un jour nouveau, pièce jointe à l'appui. Sur la base de lettres du résident de France datée de mai à juin 1762, et présentées comme inédites, 1035  la réaction genevoise de 1762 est expliquée comme le résultat d'une 'pression latente' de la France rendant les magistrats genevois 'fort inquiets des périls que peut faire courir à la république le mauvais vouloir du gouvernement français envers l'un de ses concitoyens'. 1036 

      Ayant innocenté Genève dans l'affaire, l'auteur porte alors sa justification sur les Lettres de la Montagne, écrites en réaction aux événements de 1762. Sans en nier le contenu critique, Gaberel décrit cette réaction de Rousseau comme un geste d'humeur que 'les observateurs sérieux du coeur humain pouvaient prévoir'. 1037  'trop souvent on leur accorde [aux pages des Lettres de la Montagne] l'autorité que méritent seules les grandes oeuvres philosophiques et sociales qui font la gloire immortelle de Rousseau'. Le pardon consommé, reste à magnifier Rousseau, ce qui est fait grâce à des lignes non-publiées du philosophe, 1038  un 'récit allégorique' qui démontre 'la vérité touchant le Créateur, les lois de l'univers, la nature et l'autorité du devoir moral, les problèmes concernant la vie et l'immortalité'. 1039  'Ces écrits 'contenant un système religieux tellement supérieur aux théories de l'Emile', 1040  parachèvent le processus de réconciliation. Rousseau a désormais sa place au Panthéon du protestantisme.


Conclusion

      L'année 1846 marque, avant toute autre date, la fin de la mainmise des anciennes familles bourgeoises sur la politique de Genève. De plus, pour la première fois, la République se divise clairement en deux camps politiques farouchement opposés qui, s'ils sont de force inégale, vont tout de même se lancer dans une lutte sans merci autour du contrôle des autorités politiques. Lutte qui parfois tourne à l'émeute.

      Le comportement des anciennes familles bourgeoises pendant et après cette révolution est symptomatique du profond bouleversement qu'elles ressentent. Les trois piliers de la Rome protestante, l'Eglise, l'Etat et l'instruction, déjà fortement mis à mal pendant la période représentative, sont définitivement désunis. A la force des baïonnettes qui les obligent à abandonner la salle du Grand Conseil, les anciens bourgeois répondent par une politique de la chaise vide qui va accélérer la réforme des institutions. Sur ce point, le comportement des anciens bourgeois a bien involontairement aidé le nouveau pouvoir, alors que le but était justement à l'inverse de le punir le plus possible. La force publique et surtout l'éducation vont être les premiers bastions conservateurs laissés aux radicaux, qui vont rapidement les réorganiser.

      De plus, la réaction des anciens bourgeois représente une double rupture. En abandonnant leurs postes, les professeurs démissionnaires de l'Académie ont également ouvertement rompu, pour la première fois dans l'histoire genevoise, la vocation bourgeoise, qui jusqu'à cette date avait toujours été sous-jacente aux actions de ceux qui se percevaient comme les garants de la stabilité de l'Etat. La révolution est effectivement 'radicale', ce qui pour autant n'implique pas une disparition de la bourgeoisie.

      Il n'est en effet guère possible d'abattre en quelques mois la construction de siècles entiers. Si la politique de la chaise vide a concerné uniquement ce qui correspondrait de nos jours au secteur public et profité aux réformes institutionnelles, les anciens bourgeois n'étaient pas prêts à abandonner leurs associations bancaires, coeur de leur puissance économique. Une fois le choc de la révolution passé, la résistance économique au nouveau pouvoir s'annonce farouche. L'opposition conservatrice qui se forme acquiert d'autant plus de force que le nouveau pouvoir en place offre de nombreux points d'attaque sur les questions économiques. Pour financer l'Etat moderne, les radicaux empruntent, ce qui provoque l'ire des anciennes autorités, qui n'imaginent pas qu'il soit envisageable d'endetter l'Etat. D'un autre côté l'instabilité politique s'installe, rythmée par de vives campagnes électorales. Elle profite aux conservateurs qui tiennent le rôle facile d'opposants systématiques.

      La réaction à l'avènement d'une réelle démocratie à Genève n'a cependant pas enfermé les anciennes familles bourgeoises dans un conservatisme aveugle. L'un des impacts majeurs de la révolution radicale sur la population bourgeoise est le renforcement des idées libérales qui l'ont accompagnée. Les radicaux désirent offrir des conditions favorables au développement des entreprises privées. En le faisant, ils accélèrent le mouvement de conversion au libéralisme d'une partie des conservateurs, qui se sont vite rendu compte qu'un retour à l'ancien système politique n'est plus concevable.

      Il est impossible de ne pas conclure un tel chapitre sans revenir sur James Fazy, le grand artisan de la Genève moderne. Le mythe fazyste, cultivé depuis près de 150 ans, cache l'essentiel du génie de ce personnage. Homme politique visionnaire, merveilleux jongleur de l'opinion publique, James Fazy garde cependant face au monde des affaires une rancune sévère. La volonté qu'il affiche de vouloir faire payer à l'ancien gouvernement les frais de la révolution démontre qu'il n'arrive pas, une fois au gouvernement, à s'élever au-dessus de la mêlée politique. Ce caractère dessert l'ensemble de l'oeuvre du politicien, incapable de ramener le calme dans la République. De quoi alimenter entre les deux camps politiques un conflit qui dure jusqu'à son effacement total de la scène politique.


11. Banques, bourse et recomposition économique à Genève (1846-1890)

      Pendant la période qui se situe entre la révolution Radicale de 1846 et la chute politique de James Fazy, les conservateurs et leurs alliés libéraux mènent une lutte économique féroce, qui a pour enjeu le contrôle du secteur bancaire genevois. Contrairement au retrait effectué au sein du pouvoir académique, ils sont décidés à garder la haute main sur le secteur financier. Cause ou conséquence des haines qui les opposent à James Fazy, il en résulte pour Genève un développement curieux. Au plus fort du processus d'industrialisation, la ville voit se développer deux tissus bancaires différents. David Hiler note que ce phénomène n'est pas propre à Genève, et qu'on le remarque 'partout ailleurs en Suisse'. 1041  Cependant, l'approche comparative est rendue difficile par manque d'étude générale sur ce sujet. Ce chapitre vise donc à illustrer cette tendance dans le cas d'espèce genevois, où le secteur bancaire et la bourse sont l'objet pendant cette période de toutes les attentions, tant de la part des radicaux que des élites anciennement bourgeoises, chacun tentant au mieux de capter les marchés, au travers des établissements qu'ils contrôlent.


1. Evolution de la banque genevoise autour des révolutions radicales


1.1. Evolution du tissu bancaire privé

      L'évolution des filiations d'associations bancaires dans la seconde moitié du siècle donne une juste mesure de la force des familles anciennement bourgeoises après les bouleversements politiques. Le schéma 11.1, 1042  qui se place dans le prolongement du schéma 7.1, 1043  montre combien les créations d'établissements privés ont été présentes après 1846. 1044  Ces créations peuvent concerner des familles anciennement bourgeoises comme les Lullin ou les Duval, ce qui démontrerait que ces familles ont conservé leurs activités pendant tout le XIXe siècle. Ce dernier n'a donc pas impliqué une baisse d'activité des établissements bourgeois, malgré l'épisode difficile de la révolution française.

      

Schéma 11.1. Evolution de quelques banques privées genevoises (1846-1890)

      Arthur Chenevière élu conseiller d'Etat en 1864 face à James Fazy, crée son établissement quatre ans plus tard. Jusqu'alors, il est partie prenante de Bonna & Cie. Louis Lullin fonde le sien en 1882, alors qu'il se trouve depuis environ 10 ans associé à la banque Hentsch de Paris. 1045  Enfin, Chauvet Haim & Cie se crée suite à la liquidation de Richard Pictet & Cie. A côté de ces petites associations, les grandes filiations poursuivent leurs activités. Les Hentsch inaugurent dès la fin des années 1850 une banque soeur à Paris. 1046  La banque Lombard Odier & Cie consolide l'alliance des deux familles en mariant James Odier avec Blanche Lombard en juin 1856. James Odier est entré comme fondé de pouvoir dans l'établissement quelques semaines auparavant, et devient associé le premier décembre 1859. 1047  Cette banque est d'ailleurs la deuxième (en 1830), après Ferrier & Cie (1827), à stabiliser sa raison sociale, avant Hentsch & Cie (1835). Pictet & Cie est la seule des anciennes associations genevoises a stabiliser sa raison sociale après la révolution radicale, en 1848. 1048 

      Ces stabilisations de raison sociale sont un signe évident d'une bonne assise des établissements et des réseaux familiaux. Il est d'ailleurs symptomatique de constater que trois des quatre banques qui stabilisent leurs raisons sociales font partie du premier regroupement bancaire. A ce sujet, l'expérience du Quatuor fait des émules lorsqu'en 1849, trois autres établissements créent l'Omnium Genevois: Roget & Cie, Paccard Ador & Cie et Bonna & Cie. 1049  Ces banques sont ensuite rejointes par Chaponnière & Cie (1866) puis par Chenevière & Cie (1868). Cette tendance au regroupement est un signe de bonne santé du secteur bancaire à cette époque. Mais si cette phase d'extension s'appuie en grande partie sur les réseaux familiaux et de formation, elle ne peut durer indéfiniment. Quelques années plus tard, Omnium et Quatuor se regroupent sous le nom de Syndicat, qui donne naissance en 1872 à l'Association financière de Genève. 1050  Jusqu'à la création de cette banque, les regroupements sont informels. Mais dès la création de l'Association financière de Genève, les banquiers privés donnent forme à leur collaboration, qui atteint le faîte de sa puissance économique avec la création en 1890 de l'Union financière. Des quatre établissements qui composent aujourd'hui l'Association des banquiers privés de Genève, à savoir Mirabaud, Pictet, Hentsch-Lombard-Odier et Bordier, trois sont issus du Quatuor, directement ou indirectement (si on pense à la banque Bordier & Cie) et un seul de l'Omnium. La première alliance des banquiers privés regroupe donc des établissements particulièrement solides, qui traversent les siècles et les événements socio-politiques.

      Tandis que la première moitié du XIXe siècle est dominée par les banques privées familiales, au travers des associations privées, la complexification des affaires pousse le monde bancaire vers des établissements toujours plus puissants. Cette caractéristique se double d'un resserrement du marché bancaire. Il est possible d'émettre l'hypothèse que la révolution française, puis l'occupation de Genève, par le vide qu'elles ont causé en affectant les fortunes des familles genevoises, ont offert en 1815, aux banques survivantes ou à celles qui se créent à cette époque, un marché loin d'être saturé. Pendant la période représentative, voire peu avant, plusieurs établissements se sont créés et ont crû dans un environnement exempt de concurrence. Aux seules banques privées, seulement quelques établissements institutionnels se sont ajoutés, comme la Caisse d'Epargne, et la Caisse Revilliod Mare & Cie. 1051 

      La croissance progressive du monde bancaire ne peut que déboucher sur une profonde restructuration du marché. Cette hypothèse s'appuie sur les premiers signes d'une saturation, qui arrivent dès 1840 avec la formation du Quatuor. Le regroupement des affaires de quatre établissements privés en 1840 ne peut avoir que deux explications, soit une nécessité de regrouper les forces des investisseurs, mais aussi une conséquence d'un marché de plus en plus couvert par de nombreux établissements de trop petites tailles. Il ne s'agit pas, dans cette seconde explication, d'une réelle concurrence, mais d'une nécessité de s'allier avec quelques établissements seulement, et de manière régulière.

      Cette évolution doit également être appréciée dans une autre dimension, soit au milieu des agitations politiques qui débouchent pendant la période 1842-1846 sur la confrontation des groupes radicaux et conservateurs. Cette confrontation touche le secteur bancaire car ce dernier se trouve au centre des intérêts des deux clans. Les conservateurs et libéraux d'origine bourgeoise occupent de fait en 1846 la majeure partie du marché bancaire genevois. Quelques établissements publics ont été créés, mais l'essentiel du marché est occupé par les banques privées familiales. Les radicaux, absents du marché bancaire pendant toute la Restauration, mais détenant un pouvoir politique important dès 1846, réclament haut et fort la création de banques publiques pour soutenir l'économie, en se passant des banquiers privés qu'ils tiennent pour responsables du manque de crédits à disposition des entreprises. C'est cette revendication légitime qui provoque la création de deux réseaux bancaires concurrents, soit un réseau public, initié par le nouveau pouvoir exécutif et un réseau privé, lancé et soutenu par les familles anciennement bourgeoises.


1.2. Les banques conservatrices

      Le schéma 11.2 1052  est d'une structure identique au schéma 11.1, 1053  mais concerne les banques conservatrices et publiques et illustre le double réseau bancaire en place à Genève dès 1846. Il existe une différence nette entre les créations radicales (en rouge sur le schéma) et les autres. Avant 1840, le tissu bancaire, sommaire et exclusivement contrôlé par des banques privées familiales, était relié par deux 'institutions': les agents de change, et la Caisse Mare, qui devint en 1826 la Caisse Revilliod Mare.

      

Schéma 11.2. La banque à Genève (1846-1890)

      Il est question des agents de change dans le point 2 de ce chapitre. Cependant, les agents de change tenaient une place centrale au sein du milieu bancaire. Le travail d'un agent de change genevois se situe alors à mi-chemin entre celui d'un banquier et celui d'un simple intermédiaire. De fait, l'économie de la cité, dont l'industrie dominante est la Fabrique, est largement dépendante des agents de change. Ces derniers ont pour occupation de 'se rendre chez les principaux négociants de la ville et chez les banquiers afin de s'informer des besoins de chacun en devises, lettre de change, papier à l'escompte, matière d'or ou d'argent'. 1054  La transaction est ensuite réalisée directement entre les deux protagonistes, l'agent de change ne faisant que toucher une commission. Dans ce système, la Caisse Mare sert 'de caisse centrale de payement et de virements'. 1055  L'une et l'autre de ces 'institutions' ne sont en réalité pas d'une grande solidité. Les agents de change ne sont pas organisés entre eux, et la Caisse Mare reste une banque privée familiale. De plus, il est important de remarquer que le travail d'un agent de change intéresse l'économie locale au premier chef. Les grands placements internationaux, donc la gestion de fortune, sont directement effectués par les banquiers privés.

      L'organisation bancaire locale n'est certes pas très élaborée, mais elle suffit aux besoin de l'économie d'alors et est notamment bien adaptée à l'organisation éclatée de la Fabrique en de nombreux petits ateliers. Cette structure et ce fonctionnement de la banque genevoise laisse apparaître clairement que les bourgeois ont toujours contrôlé les deux faces du système. La banque est naturellement, au travers des associations privées, une chasse gardée de l'élite bourgeoise. Mais cette dernière est également présente dans la finance locale, à la fois par le biais de la Caisse Mare, mais également par celui des agents de change.

      L'absence d'une véritable banque de crédit centrée sur l'économie genevoise avait occasionné un débat parfois très vif dès le début des années 1840. En réalité, dès que les besoins de l'économie ont dépassé les capacités des agents de change et de la Caisse Mare. Face à cette question, les positions des bourgeois et des radicaux sont motivées par des objectifs différents. Les radicaux ont en tête de créer un établissement permettant aux industriels de se passer de l'intermédiaire des familles bourgeoises, tandis que ces dernières désirent simplement occuper un marché, sans qu'elles soient pour autant convaincues de son importance, face aux rendements des capitaux placés à l'étranger.

      En 1846, les banquiers privés fondèrent la Banque du commerce, qui se substituait à la Caisse Revilliod Mare, et devint le concurrent direct de la Banque de Genève, créée par James Fazy après la révolution radicale. On trouve chez Babel les grandes lignes de la lutte sans merci qui a vu s'affronter radicaux et bourgeois autour de la création de cet établissement, et surtout autour de la disparition de la Société économique, dont les actifs ont servi au lancement de la nouvelle banque. 1056  L'établissement conservateur s'est créé plus rapidement que la Banque de Genève grâce aux capitaux des banquiers privés, mobilisés plus vite que ceux de leurs concurrents radicaux, qui pourtant ont de longue date animé le débat. 1057  Dans les discussions politiques agitant Genève lors de la fin du règne du Conseil Représentatif, la nécessité d'une banque de grande envergure est rapidement apparue. Avec la création rapide de la Banque du commerce, les conservateurs remportent la première bataille face aux radicaux, qu'ils ont pris de vitesse. La lutte économique ne fait en réalité que commencer. Pendant quelques années, la Banque du commerce est donc seule, mais après les créations fazystes les conservateurs continuent à densifier leur réseau bancaire. En 1855, le Comptoir d'Escompte est créé, et poursuit grosso modo les mêmes buts que ceux de la Caisse hypothécaire, créée en mai 1847. 1058  Une fois encore, on trouve à l'origine un autre établissement, mais de taille bien inférieure: la Caisse d'escompte, créée à la fin du XVIIIe siècle. Enfin, sur le marché de l'épargne individuelle, les conservateurs, avant le changement de loi sur la Caisse d'Epargne, tiennent cette caisse depuis sa création en 1815. Ils l'avaient complétée en 1839 par la Caisse des familles, établissement d'épargne ouvert aux personnes dépassant les limites de dépôts fixées par la Caisse d'Epargne. L'histoire de cette petite caisse est symptomatique des conflits acharnés qui ont marqué l'opposition entre radicaux et conservateurs. En effet, la Caisse des familles n'est pas un établissement très important par les fonds qu'elle gère. Son importance est surtout symbolique. Créée suite à une initiative de Jacques Lombard, elle fonctionne avec un Conseil d'administration bénévole, mais composé de noms illustres. Il est d'ailleurs facile de comprendre que l'essentiel de sa clientèle se recrute parmi les filles et fils de bonnes familles. En 1849, cette caisse refuse de participer à un emprunt public lancé par les radicaux, alors que la trésorerie de l'Etat est vide. Ceux-ci, pour se venger, décident alors d'interdire la Caisse des familles, qui a pourtant vu son existence prolongée par décision du Conseil d'Etat radical, quelques mois auparavant. 1059 


1.3. Des banques familiales à l'Union financière

      Tout au long du XIXe siècle, la taille des affaires commence à prendre une importance telle, qu'une seule banque privée ne peut souvent pas assumer à elle seule un financement important sur le secteur industriel. Les nouveaux établissements privés ont donc le choix soit de se limiter au private banking, soit de s'allier. 1060  Nous avons vu que deux regroupements de banques privées: le Quatuor et l'Omnium, vont unir en premier lieu les plus importantes banques privées de Genève. Mais ces deux regroupements n'ont fait qu'initier une tendance qui se poursuit pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle. Alliés pour la circonstance aux trois plus gros agents de change de Genève, 1061  le Quatuor et l'Omnium créent un Syndicat libre, dont les membres sont 'liés par un simple accord réciproque, laissant toute liberté à chacune, et qui fonctionna pendant plusieurs années à la satisfaction des intéressés'. 1062 

      Les établissements de ce Syndicat formalisent quelques années plus tard leur collaboration, qui devient l'Association financière de Genève, en 1872. 1063  Cette dernière devint l'Union financière en 1890, une banque d'affaire qui a marqué les mémoires des banquiers privés comme étant une puissante institution intégralement sous le contrôle des dix plus influents banquiers privés genevois, chacun disposant d'un siège au Conseil d'administration. Nous ne savons que trop peu de choses sur l'Union financière et son fonctionnement, 1064  cependant, il est évident qu'un tel regroupement était unique, tant les banquiers privés tiennent à leur indépendance. Soulignons à ce sujet que cette banque ne constitue pas une fusion des banques privées, mais bien une entité indépendante des établissements de ses administrateurs, c'est pourquoi nous la considérons comme banque institutionnelle. '[L'Union financière] se spécialisa dans le placement de fonds en valeur de portefeuille, dans l'achat de titres d'emprunts publics et dans une collaboration à des émissions de valeurs suisses et internationales'. 1065  La gestion de fortunes reste le savoir-faire des banques privées, ainsi que les opérations commerciales ou de crédit gérées par l'Union Financière. Au nombre de dix, les administrateurs demeurent parallèlement à la tête de leur banque familiale respective. On comprend dès lors la toute puissance de l'Union financière, solidement placée au centre d'une grappe d'établissements privés, qui tiennent le haut du pavé de la finance genevoise.

      L'Union financière est directement intéressée par les affaires industrielles. Par le biais de nombreuses sociétés financières, elle devient présente sur plusieurs marchés en différents lieux: La Société financière Franco-Suisse, La Société financière de l'italo-suisse, La Société financière danubienne, La Société financière Mexicaine, la Société franco-suisse pour l'industrie électrique, sont autant d'établissements liés à l'Union financière. 1066  Malgré tout, les investissements locaux restent toujours faibles, et seule l'industrie gazière connaît un fort investissement du capital local.

      Cette réussite connaît pourtant une fin malheureuse. En 1931, les autorités 'suggèrent impérativement' la fusion de l'Union financière et du Comptoir d'Escompte, son concurrent direct alors en grandes difficultés. 1067  Le Comptoir d'Escompte, d'abord dirigé exclusivement vers l'industrie locale, avait, dès la fin du XIXe siècle, élargi ses activités, comme le montre le graphique ci-dessous. Entraîné par les difficultés liées à la crise des années 1930, les autorités espèrent sauver le Comptoir d'Escompte en le liant avec l'Union financière, mais cette fusion condamne les deux banques à la faillite. Dès cet instant, les banquiers privés ne sont plus jamais sortis du cadre de leurs établissements respectifs, bien que des associations aient toujours existé, elles n'ont jamais eu la forme et la force de l'Union financière.

      

Graph. 11.1. : Evolution du Capital social du Comptoir d'Escompte 1068 

Elaboré à partir de : GEORG, E., Le Comptoir d'Escompte de Genève, 1855-1920, Genève, 1920.

      L'Union financière donne un exemple de plus démontrant que la critique émise à l'origine par les radicaux à l'encontre des banquiers privés est justifiée. En effet, cette banque d'affaire est très active dans différentes sociétés dont certaines investissent en France, au Mexique, en Italie... Les investissements qui intéressent les banquiers privés sont principalement ceux qui rapportent, et non pas ceux qui sont nécessairement locaux. Cette politique suscite bien des interrogations sur la nature des motivations des banquiers privés.


1.4. Les banques institutionnelles fazystes

      Dès 1846, le nouveau pouvoir radical tente de réaliser une politique libérale en créant trois institutions bancaires, moteurs incontestables devant dynamiser l'économie locale, ou tenter de le faire. Ces institutions connaissent des trajectoires riches et parfois longues puisque deux des trois établissements perdurent jusqu'à la deuxième moitié du XXe siècle. 1069  Cependant, nous pouvons également déceler dans la création des banques dites 'fazystes', une farouche volonté de la part des radicaux de s'opposer systématiquement à toute institution des grandes familles de banquiers privés, en créant un établissement concurrent. Ce dernier devant permettre aux entrepreneurs genevois de s'affranchir définitivement de la tutelle des anciens bourgeois. Cette politique induit deux mouvements contradictoires. Si la création d'établissements publics répond parfaitement à la nécessité de l'économie d'avoir un accès facilité au crédit, la formation de deux réseaux bancaires distincts suit une dynamique inverse. 'On a depuis quelques années multiplié les établissements de crédits. Les uns ont eu pour parrain le parti gouvernemental et pour soutien les fonds de l'Etat et ceux de l'étranger ; les autres, le parti conservateur et le public vraiment patriote'. 1070  Le parti pris de cette dernière citation illustre bien les divisions de la République. Les Genevois de cet période sont alors radicaux ou conservateurs et chaque camp forme un tout relativement homogène. Rarement, comme pour la Caisse des familles, la lutte économique tourne à l'affrontement direct et, loin de stabiliser l'économie genevoise, elle crée un antagonisme indélébile entre ceux qui disposent, dès 1846, du pouvoir politique et ceux qui possèdent encore un pouvoir économique considérable.

      Désirant ardemment prendre les choses en mains, les radicaux ont créé dans les mois qui suivent la Révolution de 1846 deux établissements bancaires sur les ruines de la Société économique, et ont assujetti la Caisse d'Epargne. 1071  L'idée d'une banque de Genève, établissement mixte centré sur l'économie locale, est en réalité antérieure de quelques mois à la Révolution. Sachant que les capitaux locaux lui manquent pour souscrire à sa banque, puisque les conservateurs ont créé leur propre affaire, James Fazy veut se tourner vers l'étranger, considérant que les bourgeois ne peuvent que suivre un succès qui ne peut qu'être au rendez-vous. 1072  Cette idée est particulièrement intéressante car elle donne sans le vouloir raison au contre argument des conservateurs concernant le manque d'investissements locaux des bourgeois, la 'loi des liquides' de l'ancien syndic Cramer, selon laquelle les investissements ne se réalisent que là où il existe un réel besoin de capitaux. 1073 

      En admettant qu'une réussite bancaire attirerait automatiquement du capital issu de l'autre camp politique, Fazy se place dans la même logique. D'ailleurs, la lutte économique ne se limite pas au simple secteur bancaire local. James Fazy poursuit le projet de créer également un établissement international, susceptible de concurrencer directement les banquiers privés sur leurs terres d'investissement.


1.5. La Banque Générale Suisse de Crédit Mobilier et Foncier International

      James Fazy fonde à titre personnel une quatrième banque censée être tournée vers l'économie internationale, secteur que ne couvrent pas ses trois autres établissements: la Banque Générale Suisse de Crédit Mobilier et Foncier International. 1074  Avec un capital de 25 millions de francs, augmenté ensuite à 60 millions, elle apparaît lors de sa création en 1852 comme un géant, précurseur de l'établissement des frères Peirere. La création de cet établissement correspond parfaitement aux idées que Fazy a défendues depuis son retour à Genève.

      Un prospectus daté de 1857 1075  apporte quelques précisions sur cet établissement, notamment concernant son actionnariat. Sur la liste des administrateurs, figurent 24 personnes, soit: 7 Suisses, 6 Français, 7 Anglais, 1 Italien et 3 d'origine inconnue. Ces administrateurs sont présentés comme étant soit des banquiers, soit des administrateurs de compagnies ferroviaires, voire des hommes politiques. On y trouve notamment Robert Carden, Lord-maire de Londres, et Breittmayer, ancien Conseiller d'Etat genevois dans le premier gouvernement radical. Par ailleurs le prospectus précise que 'Une portion importante de la première émission a été souscrite en Piémont, par des actionnaires d'une solvabilité notoire'. 1076  Petite remarque qui montre bien que l'appui des réseaux d'affaires manque à cet établissement, qui doit se construire une confiance auprès de potentiels investisseurs.

      Du côté des affaires, la banque présente un projet d'organisation interne ambitieux. Elle projette de diviser ses activités en quatre sections: division du crédit foncier (immobilier), division du crédit industriel et commercial (aide aux sociétés), division du crédit public (placement sur fonds publics) et division des opérations directes (assurance, escompte...). D'autre part, '[le Crédit Mobilier...] est représenté dans chaque ville importante par un agent spécial, qui fournira tous les renseignements que ne peut comporter le cadre toujours trop restreint d'un prospectus'. 1077  Parmi ces villes, se trouve Lyon, 'dont les capitaux ne sont centralisés dans aucun établissement de crédit local', 1078  ce qui semblerait dire que le Crédit Mobilier a devancé la création du Crédit Lyonnais de quelques années, ce dernier n'étant lancé qu'après l'entrée en difficultés de la banque fazyste.

      Malgré ces nombreux arguments, le Crédit Mobilier de Genève ne fait jamais d'affaires fructueuses et ne peut jamais connaître le développement prévu par le prospectus. Il sombre rapidement dans les dettes. En 1864, James Fazy lui-même est sorti du Conseil d'administration par les actionnaires peu avant la faillite, qui intervient quelques mois plus tard. 1079 

      Il serait faux de ne pas considérer les quatre banques fazystes comme un tout cohérent, pensé en tant que tel et issu d'une longue réflexion sur les besoins de l'économie locale. Les quatre établissements ont été imaginés pour se compléter, et couvrent l'ensemble des besoins d'une économie locale et régionale, que ce soit au niveau de l'épargne, l'escompte ou du crédit, à petite ou grande échelle. Le Crédit International est une banque résolument tournée vers l'extérieur de Genève, et participe notamment à des affaires ferroviaires ou gazières dans plusieurs pays européens. 1080 


2. La bourse de Genève. L'impossible affrontement entre radicaux, libéraux et conservateurs (1850-1857)

      Comme nous l'avons vu, l'économie locale reposait en grande partie pendant la Restauration sur l'activité des agents de change, qui ne s'organisent entre eux qu'après la révolution fazyste. Sachant que les radicaux se sont battus pour que le capital genevois serve en premier lieu à l'économie locale, la création par ce parti d'une bourse de valeurs dans ce contexte serait un aboutissement logique. Sauf que la Société des agents de change, à l'origine de la bourse a été créée, puis verrouillée par des membres d'anciennes familles bourgeoises. Libéraux et conservateurs contrôlent donc, juste après la Révolution, un outil clé du développement économique régional. S'attachant à réformer les structures de l'ancienne République, James Fazy ne peut laisser les entrepreneurs indépendants, en partie bourgeois, dresser une place forte des milieux d'affaires par le biais d'une institution financière réservée à une élite. L'affrontement qui a lieu entre les agents de change et le gouvernement au sujet du contrôle de la bourse est d'autant plus marquant que ce sont les conservateurs qui le remportent. Une première dans la lutte économique d'après la révolution, qui délimite très tôt et clairement après 1846 la nouvelle sphère d'influence des anciens bourgeois.


2.1. Quelques jalons concernant l'histoire de la bourse de Genève et des agents de change

      Même si l'historiographie a conservé quelques traces d'agents de change en activité dans la cité de Calvin avant 1850, 1081  la question de la fondation d'une bourse de valeurs à Genève a longtemps été repoussée. 1082  Les registres de la fin du XVIIIe siècle recèlent cependant quelques traces d'un début de législation en 1787, 1083  puis en 1797. 1084  Dans cette dernière loi, la profession d'agent de change est limitée à cinq personnes élues par les autorités. Ces dispositions, dans l'état politique de la république juste avant l'annexion française, étaient une garantie que les agents de change en activité seraient intégrés dans des réseaux d'affaires. Sans doute la nécessité d'avoir plus d'agents de change dans la ville s'est rapidement faite sentir puisque quelques années plus tard, on en dénombre treize en activité, 1085  puis vingt en 1807. 1086  Cette augmentation plaide en faveur de la création d'une bourse, sujet qui semble effectivement être évoqué pendant la période française.

      Malgré cela, les autorités françaises, par la voix du préfet, sont réticentes à ouvrir une bourse, et déconseillent au ministère concerné d'entrer en matière: 'Une bourse à Genève ne servirait que de lieux de rendez-vous aux hommes désoeuvrés. Il en est peu dans cette ville: la bourse en accroîtrait infailliblement le nombre. Aux jours de sa plus grande prospérité Genève faisait un assez grand commerce et n'avait jamais senti le besoin de cet établissement'. 1087  Le préfet ne fait que reprendre la loi de 1797 et nomme cinq agents de change, fournissant ainsi à l'historien la première liste du genre: J. Diodati, Samuel Richard, Jacques Jaquet, Vieusseux et Salomon. 1088  Le cautionnement pour la charge est fixé à 6'000 francs. 1089 

      Devant l'accroissement du nombre d'agents, renforçant la nécessité de disposer d'une institution adéquate, une bourse de commerce est tout de même fondée en 1808. Huit agents sont nommés pour y travailler: 1090  Pierre-François Vieusseux, Jacques Jaquet, Jacques Moré, Louis Turrettini, Pierre Bellamy, Jean-Jacques Matthey, Ami-Joseph Romieux, [Jean-Gaspard] 1091  Prévost-Pictet. 1092  'Selon notre impression la bourse qui fut fondée en 1808 ne doit pas avoir pu fonctionner bien longtemps par suite d'affaires trop peu nombreuses, car elle avait été édifiée en temps d'activités commerciales restreintes'. 1093  La question ne revient qu'en 1850, soit après la période représentative, pendant laquelle la fondation d'une bourse n'a jamais été évoquée par les autorités. La raison est simple. Pour effectuer leurs placements financiers, les Genevois ont recours aux banquiers privés. Ils ne sont donc pas intéressés à la fondation d'une bourse de valeurs, destinée surtout au commerce et à l'industrie (la Fabrique essentiellement). Ces deux derniers secteurs, peu représentés au sein du Conseil Représentatif, n'ont apparemment jamais réclamé la fondation d'une bourse entre 1815 et 1842, se contentant de l'activité de quelques agents indépendants.

      La bourse de Genève trouve sa véritable origine dans une astuce lancée par un agent de change non-bourgeois désireux de fidéliser sa clientèle ou de s'attirer de nouveau clients. En 1849, Jaques Reverdin met aux vues de tous pour la première fois une cote officielle, en vigueur dans son établissement. La cote Reverdin 'très estimée de ses clients', 1094  devient rapidement une référence chez les autres agents de change, si bien qu'elle représente aujourd'hui l'acte fondateur qui a initié le processus de formation d'une bourse de valeur, par l'organisation de la profession, au travers d'une Société des agents de change (désormais SAC) d'abord, puis d'une bourse de Genève l'année suivante. La nécessité pour un agent de change de publier une cote, à des fins de marketing, est révélatrice d'une situation délicate, vraisemblablement causée par un affaiblissement de la clientèle bourgeoise suite à la révolution de 1846. Jaques Reverdin n'a pas d'origine bourgeoise, mais il est lié au milieu des banques privées. Il existe des témoignages, après la journée du 22 novembre 1841 qui montrent que face aux bouleversements politiques, les familles bourgeoises ont réagi solidairement en boycottant les établissements des 'traîtres'. 1095  Il n'est donc pas impossible que face à ce climat tendu au sein même des élites, Jaques Reverdin se soit senti menacé et ait eu peur d'être victime de retraits de certains de ses clients. Par souci de préservation de ses intérêts, il rend public les taux qu'il propose. Taux qui ne pouvaient qu'être compétitifs.

      Les premières réunions de la jeune institution se déroulent chez un agent d'affaire, puis chez un agent de change, avant de se dérouler dans un local spécifique en 1855. 1096  Alors que pendant sa première période de gouvernement (1847-1853), il était resté passif face à la question des agents de change, James Fazy fait voter une loi concernant l'organisation de la bourse au début de sa deuxième période de gouvernement le 20 décembre 1856. 1097  C'est cet événement qui ouvre le conflit entre la SAC et le gouvernement. L'objectif de ce dernier est d'ouvrir la profession à tout entrepreneur intéressé, et de mettre l'établissement sous un contrôle total de l'Etat.


2.2. Les origines du conflit

      Pourquoi donc agir en 1856 seulement? Cette question est essentielle pour bien comprendre l'instabilité politique qui caractérise Genève pendant de nombreuses années après 1846. Trois facteurs ont joué un rôle déterminant. James Fazy a été surpris par la création aussi rapide de la SAC suivi d'une bourse moins d'une année après, à l'image de la plupart des agents de change. Si pendant ses premiers mandats électoraux (de 1846 à 1853), il n'a pas jugé bon de légiférer, c'est uniquement parce qu'à cette époque, la SAC comprend en son sein un certain nombre de non-bourgeois, des libéraux modérés et même un radical: Jules Labarthe. De plus, les agents de change avaient toujours servi les intérêts du petit commerce local et de la Fabrique. La composition hétérogène de la SAC, curieux mélange de financiers d'origine bourgeoise ou populaire, représentait pour lui un secteur acquis à sa cause. La preuve qu'une collaboration est possible entre tous les composants de la société. Il était loin d'imaginer que les bourgeois puissent être capables d'en prendre le contrôle, d'autant plus qu'ils s'en étaient régulièrement désintéressés. La non-intervention de Fazy sur la question de la bourse pendant sa première période de gouvernement, alors qu'il forme pendant ces années son tissu bancaire, relève donc d'une erreur politique. Le tableau ci-après donne la liste des membres de la SAC, admis avant 1856, soit avant l'adoption de la loi fazyste.

      
Tabl. 11.1. : Liste des membres de la Société des agents de change admis avant 1856
Nom Prénom Admis Sortie Cause
Allamand Achille 1850 1854 Démission
Beaumont Louis 1850 1867 Démission
Binet Charles 1850 1866 Démission
Binet Gabriel 1850 1867 Démission
Blondel Edouard 1850 1866 Démission
Bohy Marc 1850 1866 Démission
Covelle Joseph 1850 1870 Démission
Duval Adolphe 1850 1881 Décès
Galland Charles 1850 1901 Décès
Jérôme John 1850 1882 Démission
Labarthe J[ules] 1850 1854? Démission
Lenoir David 1850 1884 Démission
Long Alfred 1850 1854 Démission
Monnier Alexandre 1850 1867 Démission
Odier Ernest 1850 1861 Démission
Porchat George 1850 1867 Démission
Prévost Pierre 1850 1883 Démission
Reverdin Jaques 1850 1895 Décès
Richard Samuel 1850 1853 Démission
Rigot Auguste 1850 1867 Démission
Roth J. 1850 186? Démission
Seigneux (de) Frédéric 1850 1857 Démission
Serment Barthélémy 1850 1855 Démission
Chauvet Marc 1855 1865 Démission
Revilliod William 1855 1892 Démission
Vignier Jules 1855 1869 Démission

Elaboré à partir de BORDIER, Ami, Notice sur la Société des agents de change de Genève, Genève, 1904.

      Lorsque James Fazy retrouve le Conseil d'Etat avec sa majorité radicale, la société n'a plus le même visage. Elle est devenue désormais un point de rencontre privilégié des milieux libéraux et conservateurs, délaissant peu à peu le marché local et ses acteurs. En janvier 1855, SAC et des banques privées concluent un accord qui instaure des sièges d'observateurs au sein de la corbeille. 1098  Ces sièges sont réservés à quelques banquiers privés, 1099  dont la majorité sont d'anciens bourgeois ou des banquiers intégrés aux anciennes familles bourgeoises. Les radicaux en sont presque totalement absents. Christian Kohler, qui participe au Crédit International fazyste en fait partie, mais il est bien isolé. Du côté de la SAC, les anciens bourgeois semblent avoir fait le vide autour d'eux. Jules Labarthe n'en fait plus partie, de même que Barthélémy Serment, qui a des idées politiques proches du radicalisme. Sans se prononcer sur les orientations d'Achille Allamand, sans doute Vaudois, cette double défection précède l'entrée de trois anciens bourgeois: Chauvet, Revilliod et Vignier. De toute évidence, les anciennes familles bourgeoises grappillent du pouvoir au sein de la SAC. Cette tendance inquiète le gouvernement, qui réagit et décide de légiférer pour éviter que l'institution ne lui échappe.

      Les archives donnent peu d'éléments sur Jules Labarthe, agent de change clé très vraisemblablement actif sur le marché local et de tendance radicale. La raison de cette absence est toute simple. La famille Labarthe, d'origine française, se divise en de multiples rameaux et n'a jamais acquis de Lettre de bourgeoisie. La branche genevoise se développe tardivement, avec l'immigration à Genève du grand-père de Jules. Ayant obtenu l'habitation, il s'installa à Genève au milieu du XVIIIe siècle, soit quelques années avant les troubles politiques liés à la Révolution. 1100 

      Jules avait quatre oncles, dont un agriculteur, un chirurgien et un négociant. Son père était également négociant. C'est ce dernier qui reprit en 1801 les manufactures de toiles peintes de Jean-Samuel Fazy, père de James, fondées en 1760. 1101  Galiffe écrit même que Fazy 'croyant avoir à se plaindre des banquiers genevois, [il] loua en 1813 ses fabriques de Genève à Joseph Labarthe'. 1102  Même si pendant la période française le nombre d'ouvriers diminue, passant de 480 à la reprise à 350 en 1811, 1103  entre 1806 et 1881, le nombre de pièces passe de 12'000 à 20'000. 1104  C'est d'ailleurs la seule manufacture citée par Edouard Chapuisat qui progresse pendant cette période, sans doute aidé en cela par les origines françaises de la famille.

      Le destin des Labarthe est invariablement lié à l'évolution des relations entre la France et Genève. Après le départ des troupes françaises, le rameau genevois se divise encore, et plusieurs oncles de Jules décident d'émigrer outre atlantique, à la Nouvelle Orléans en 1815. Il est aisé de faire un rapprochement entre cette émigration et l'entrée de Genève dans la Confédération. Apparemment, certains oncles de Jules Labarthe ont préféré d'autres cieux à ceux de la Suisse, surtout sous un régime conservateur. La branche de Jules est apparemment la seule à rester à Genève et à y faire souche.

      

Schéma généalogique 11.1. : Généalogie autour de Jules Labarthe

Elaboré à partir de : GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol. VI, Genève, 1892, p. 87-90; Arbre généalogique de la famille Labarthe.

      Jules Labarthe n'a qu'une soeur, et elle est décédée jeune, à l'âge de 12 ans. Il se marie en 1845 avec Suzanne Bonna, et a trois enfants. 1105  C'est au travers des alliances de ses enfants qu'il se lie avec le monde de la finance libérale. Son fils est inscrit dans l'arbre généalogique de la famille comme 'employé de banque', et l'aînée de ses filles se marie avec Jean-Emile Chaponnière. Aucun de ces deux mariages ne semble avoir fait souche, pourtant, avec la famille Chaponnière, Jules Labarthe se lie au monde de la Fabrique et du libéralisme. Le lien entre la famille Chaponnière et la Fabrique a été établi dans un chapitre précédent. 1106  Le lien de Labarthe, d'origine étrangère, avec la finance genevoise, passe en premier lieu par la banque Chaponnière, fondée et tenue par l'oncle de son gendre, Jacques Chaponnière. En second lieu, mais indirectement cette fois, Jules Labarthe se lie avec un autre agent de change fondateur, à savoir Jacques Odier. Ce dernier est en effet le beau-frère de Jacques Chaponnière. Le réseau d'affaires de Jules Labarthe, si réseau il y a, passe donc par les familles Fazy et Chaponnière. Ses liens d'affaires ont certainement été son plus bel atout pour entrer dans la SAC, qu'il quitte subitement en 1854. Les causes de son départ n'étant pas connues, toutes les hypothèses sont possibles. La plus vraisemblable étant une trop grande divergence de vue avec ses confrères bourgeois.

      C'est ce départ de la SAC du seul radical qu'elle ait compté, qui motive James Fazy à agir. Il est inadmissible pour lui de laisser la bourse entre les mains des seuls représentants de la 'coterie' qu'il a si longtemps combattue. Lui qui désire ouvrir le capital à l'industrie locale, sait que cela sera très difficile à réaliser si la bourse s'oriente du côté des banques privées, et aspire simplement à maitriser l'institution qui contrôle le pouls de l'économie, au même titre qu'il aspire à diriger le système bancaire. Dans son esprit, la hausse de l'investissement des capitaux genevois dans l'économie régionale passe par une libéralisation de la bourse. Pourtant, Fazy se trompe de cible, et fait un amalgame des anciennes familles bourgeoises, qu'elles soient de tendance conservatrice ou libérale. En voulant frapper les anciennes familles patriciennes conservatrices, il se heurte aux libéraux. Si effectivement d'ancien bourgeois sont membres de la SAC, cette dernière représente en réalité un panel large du libéralisme, et plusieurs ne sont pas d'origine bourgeoise même s'ils collaborent étroitement avec leurs collègues bourgeois. De plus, la présence de plusieurs non-genevois au sein de la SAC prouve bien que la bourse n'est pas détenue uniquement par la bourgeoisie, et vise notamment le développement du marché régional. Cependant, la volonté fazyste est cohérente avec l'ensemble des mesures économiques prises par les radicaux. Sauf que ces derniers ne contrôlent pas le capital indispensable, et qu'il est très difficile de forcer les investisseurs, par essence très indépendants, à adopter des pratiques dont ils ne veulent pas entendre parler, comme l'accès libre à la profession, qui constitue le coeur de la loi.

      Dans les semaines qui suivent l'adoption de la loi du 20 décembre 1856, une bourse publique s'ouvre à Bel-Air, mais les membres de la SAC font bloc et refusent de s'y rendre. L'échec est consommé dès les premiers jours de fonctionnement. Un seul agent de change s'est fait inscrire auprès des autorités et il est étranger. 1107  La SAC, dont la poursuite des activités est officiellement interdite, continue ses affaires dans le cadre des établissements de ses membres. Les amendes qui lui sont infligées débouchent cependant sur une tentative de négociation. Trois agents de change: Covelle, Lenoir et Reverdin sont délégués par la société pour trouver un terrain d'entente avec les autorités cantonales. 1108  Ce choix est judicieux, et démontre l'envie de la part de la société d'éviter à tout prix un pourrissement du conflit. Les trois négociateurs sont jeunes et disposent d'arguments individuels pour démontrer le bien-fondé de leur position. Seul David Lenoir est issu d'une famille anciennement bourgeoise, mais dont l'accession à ce statut est tardive, puisqu'il date de 1770. 1109 

      Joseph Covelle est issu d'une famille de marchands-drapiers, active dans un système de production proto-industrielle. 1110  Au XVIIIe siècle, la famille Covelle est restée en dehors des associations bancaires et de la politique genevoise. David Lenoir est issu d'une famille d'horlogers, également restée à l'écart des luttes politiques, et même si son père est un conservateur convaincu, son mariage avec la fille d'un radical (Clarisse Poulin), en fait un médiateur idéal. De même pour Jaques Reverdin, qui, bien qu'issu du milieu bancaire, est marié avec une petite-fille de Jean Janot. 1111  Avec ces trois médiateurs la stratégie de la société est claire et l'argumentation aisée: la bourse créée par la société sert les intérêts genevois, elle n'a rien à voir avec les conservateurs, et plus généralement la politique, et doit être autorisée à poursuivre ses activités. Même si la teneur exacte des négociations est inconnue, il est facile de deviner que James Fazy n'a pas eu de choix. Entre le 3 et le 4 juin 1857, quatre actes législatifs distincts viennent compléter, amender ou modifier la loi du 20 décembre 1856. 1112  Devant l'échec incontestable de sa bourse publique, James Fazy a été obligé de céder l'essentiel à la SAC.

      Le compromis issu de la négociation cache mal la victoire complète de la société. Le monopole est officiellement brisé, 1113  puisque la loi prévoit que toute personne en possession de ses droits civiques peut se faire inscrire en chancellerie comme agent de change. Mais cette inscription n'est pas équivalente à un droit d'accès à la corbeille de la SAC, réservée à ses seuls membres. Certes, tout agent de change peut créer une autre corbeille mais cette disposition est extrêmement difficile à appliquer pour une personne étrangère aux réseaux d'affaires et isolée. Les détenteurs de capitaux que sont les agents de change le savent. 'La société des Agents de change se transporta à Bel-Air, dans la bourse du gouvernement', 1114  où un médiateur nommé par le gouvernement est mis en place pour superviser le bon déroulement des transactions. Avec ces dispositions, le gouvernement marque sa présence dans l'institution, qui reste effectivement entre les seules mains de la SAC.

      La victoire bourgeoise est évidente, même si la société comprend des éléments extérieurs aux anciennes familles. En effet, une barrière économique identique dans son esprit aux Lettres de bourgeoisie est mise en place. Pour entrer dans le cercle fermé des agents de change de la société, le postulant doit réunir trois conditions qui illustrent l'échec de la tentative fazyste: disposer d'une fortune importante (200'000 francs), déposer une caution auprès de la SAC (50'000 francs), et obtenir les 75% des suffrages des membres. 1115  Sans surprise, l'évolution du nombre de membres de la SAC durant toute la seconde moitié du XIXe siècle (voir graphique ci-dessous) reste globalement stable.

      

Graph. 11.2. : Evolution du nombre des membres de la Société des agents de change de Genève (1850-1904)

Elaboré à partir de BORDIER, op. cit., Genève, 1904.

2.3. Activités des agents de change

      L'appellation 'agent de change' est floue est peut revêtir des activités fort différentes. Dans le cas de Genève, peu de traces informent l'historien sur ces activités. Pendant la période française, Mayor indique que 'les seules opérations qu'avaient à effectuer les agents de change genevois à cette époque, consistaient en achats et ventes de lettres de change, de monnaie et de métaux précieux. Ils avaient à satisfaire, très rarement du moins, des demandes de placements de titres nominatifs ou rentes étrangères'. 1116  Le lien des agents de change avec l'économie locale est direct. Le même auteur précise que vers 1830, les agents de change sont appelés 'couretiers' car ils couraient chez les négociants et les banquiers de la ville 'afin de s'informer des besoins de chacun en devises, lettres de change, papier à l'escompte, matière d'or et d'argent'. 1117  Dans ce système, les agents de change perçoivent une commission qui constitue leur revenu. Le cautionnement prélevé par les Français semble avoir été abandonné à la Restauration, puisque Mayor précise qu'en 1848, à la veille de la création de la SAC, 'les agents de change et couretiers étaient totalement libres et ne disposaient pas de cautionnement'. 1118 

      Il apparaît donc que la création de la SAC a signifié un retour à une protection d'une profession jusque là ouverte, du moins pour ceux qui avaient la possibilité d'entrer sur le marché des transactions financières. La nécessité de cloisonner la profession apparaît comme une réaction conservatrice face à l'organisation financière mise en place par James Fazy. Sans la Révolution de 1846, et plus généralement les troubles politiques qui commencent à se faire sentir dans toute l'Europe, rien ne prédisposait les agents de change à s'organiser. La Cote Reverdin a joué dans cette optique un rôle prépondérant de détonateur. La publication de cette cote doit d'abord être considérée comme une opération de marketing, effectuée dans un milieu concurrentiel fortement ébranlé par les secousses politiques. La réaction première des autres agents de change est claire: 'Ils [les autres agents de change] demandèrent à leur collègue de supprimer cette publication'. 1119 

      La finance n'aime que la stabilité. La réunion des agents de change s'est donc réalisée sur ce voeu. Mais ces derniers ne forment pas, en 1850, un groupe homogène. La force des bourgeois a été de participer à la formation d'une structure utile, mais pas directement intéressante pour leurs affaires, à un moment où ils ont plutôt tendance à vouloir 'punir' le nouveau pouvoir. Finalement, ils parviennent remarquablement à capter l'institution naissante et à en verrouiller l'accès. Le peu de nouveaux membres intégrés à la bourse ne peut dès 1856 que s'inscrire dans une ligne bourgeoise.

      Dès cet instant, la question de l'orientation des affaires de la bourse est primordiale, entre les marchés nationaux et internationaux. Dès son entrée en fonction, la bourse est exclusive et tournée vers l'étranger, même si la SAC prétend le contraire, pour justifier son existence auprès de l'électorat radical: 'il est dans l'intérêt du public d'avoir une cote régulière et authentique des changes, effets publics et matières d'or et d'argent'. 1120  Cette affirmation se dresse dans la droite ligne des activités locales des agents de change, mais d'autres éléments tendent à prouver qu'il existe en 1850 une volonté claire de favoriser les placements internationaux. La limite d'un million de francs de capital pour les sociétés dont les titres sont demandés à l'admission, en est une preuve. 1121  En 1850, aucune entreprise locale ne représente une telle somme, pas même la compagnie du gaz. 1122  L'exception faite aux collectivités locales 1123  n'y change rien: la bourse est dès le début tournée vers l'étranger. Une tendance qui reste en vigueur durant toute la seconde moitié du XIXe siècle: 'Sur 480 valeurs, 46 ont été émises par des communautés résidant ou travaillant sur sol genevois'. 1124  Cette orientation internationale de la bourse est le second facteur qui a motivé James Fazy à agir.

      Attaché très directement au secteur bancaire, le cercle très restreint des agents de change connaît une évolution similaire. D'ailleurs, le Syndicat libre est né de la fusion de banques privées et de l'apport de trois agents de change: Duval, Lenoir & Cie, De Seigneux & Cie, et Reverdin & Cie. 1125  Mais s'il est possible de démontrer que les réseaux familiaux des agents de change s'imbriquent parfaitement avec les réseaux familiaux des banquiers, il est cependant nécessaire de discuter plus globalement des membres de la SAC, dont certains sont étrangers à Genève. En y ajoutant les agents de change travaillant sur le marché local, le tableau dressé par ces membres est vaste, et illustre parfaitement la tendance à l'unification des milieux libéraux-modérés de la finance, liés aux conservateurs, dans les mois ou les années qui ont directement suivi la Révolution radicale de 1846.


2.4 Les réseaux familiaux gravitant autour de la bourse de Genève

      Parmi les fondateurs de la bourse, plusieurs groupes distincts peuvent être mis en évidence, selon les activités ciblées localement ou à l'extérieur de Genève. Une autre distinction est également possible quant à l'origine même de l'agent de change, puisque plusieurs fondateurs de la bourse de Genève sont étrangers au canton. Suivant cette division, le premier type de fondateurs comprend des agents de change genevois, actifs sur le marché local, tandis que le second type comprend des non-Genevois, à majorité composé de Vaudois. Ces derniers sont actifs sur le marché genevois, mais sans doute intermédiaires de clients extérieurs à Genève. Enfin, quelques personnalités aux dimensions internationales se détachent du groupe des fondateurs et constituent un troisième type d'agent de change, qui est principalement lié aux réseaux internationaux d'affaires. Cette typologie se heurte cependant aux impératifs des sources. Tous les 24 fondateurs de la bourse de Genève n'ont en effet pas pu être retrouvés. En particulier, ceux qui sont d'origine non-genevoise nous ont posé problème, dans la mesure où nous ne disposions que des noms et prénoms, voire de la seule initiale du prénom. 1126  Cependant, les données réunies sur plusieurs fondateurs sont suffisantes, car elles démontrent toutes un lien fort avec la toile d'araignée des réseaux d'affaires, qu'ils soient locaux ou tournés vers l'étranger. En 1850, grâce à ces liens, il est facile de démontrer que les anciennes familles bourgeoises contrôlent solidement la bourse, solidement implantée sur la toile d'araignée des réseaux d'affaires.

      La majorité des 23 membres fondateurs peuvent être rattachés à la toile d'araignée des alliances familiales. Elément le plus spectaculaire, 10 fondateurs ont au moins un lien familial proche avec un autre fondateur. 1127  Parmi les agents de change, 9 peuvent être reliés entre eux (entre agents de change fondateurs de la bourse et successeurs), comme l'illustre le schéma généalogique ci-après.

      

Schéma généalogique 11.2. 1128  : Liens familiaux entre 5 fondateurs de la bourse de Genève

Elaboré à partir de: SOCIETE VAUDOISE DE GENEALOGIE, Recueil de généalogies vaudoises, vol. 1, Lausanne, 1912, p. 107-108; BORDIER & Cie, Souvenirs et Perspectives, publié à l'occasion du 150e anniversaire de la banque Bordier, Genève, 1994, p. 162; GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol IV, Genève, 1908, p 162-167.

      En essayant de définir si un événement donné, comme la fondation de la bourse en 1850, a été sujet à une stratégie d'alliances matrimoniales, il est possible de marquer une différence suivant que les personnes concernées ont un lien antérieur ou postérieur à l'événement. Les liens familiaux qui unissent les agents de change antérieurs à 1850 de plusieurs années, voire décennies, seraient à considérer différemment de ceux conclus postérieurement. Cependant, cette analyse s'est rapidement heurtée à la complexité de la toile d'araignée, en sorte qu'elle n'a rien révélé de significatif. Le tableau BG montre toutefois que la transmission des charges au sein de la SAC s'effectue bien verticalement au sein de mêmes familles, même si ces charges peuvent sauter les lignées. Trois exemples distincts apparaissent sur ce tableau: Une transmission suivant la lignée (exemple de la famille de Seigneux), au sein de la même famille (cas de la famille Duval ou deux neveux reprennent le flambeau d'un oncle), où par alliance, avec le cas de Jaques Reverdin qui transmet son affaire à son beau-fils Ami Bordier.


2.4.1. Les agents de change genevois travaillant sur le marché régional: David Lenoir, Joseph Covelle.

      De par leurs activités, les agents de change n'ont pas forcément besoin d'un réseau d'affaires très étendu géographiquement. Plusieurs, dont David Lenoir, ont des origines dans la Fabrique. 1129  Il fait partie de ces agents de change qui ne sont pas issus de vieilles familles de la République. La famille Lenoir est une famille de protestants d'origine française. Le point de départ que nous avons opté pour parler de David Lenoir se trouve en 1710, lorsque Théodore Paul Lenoir, aïeul de David, est reçu habitant de Genève. Ce premier Lenoir installé dans la République était orfèvre, et ses enfants embrassèrent également cette profession. C'est le huitième des dix enfants de Théodore Paul, Jean Lenoir, qui acheta la bourgeoisie de la ville en 1770. Le troisième de ses cinq enfants s'appelait Pierre, et devint joaillier. Il était le grand-père de David Lenoir.

      Marc-David Lenoir, fils de Pierre, reprit le flambeau de la bijouterie, mais son mariage avec Marie-Louise Huc, fille d'horloger, le porta du côté de l'horlogerie. Il est défini de la manière suivante: Sévère, 'il avait beaucoup d'ambition pour ses fils et attachait un prix immense à leur instruction'. 1130  Il était aussi 'très attaché aux traditions genevoises, conservateur à l'excès, acharné contre les radicaux, il a su inspirer à ses fils l'amour de la patrie et de leurs devoirs civiques'. 1131 

      Devenu directeur d'une fabrique, Marc-David Lenoir (désormais Marc) connut une carrière mouvementée. D'abord, abandonnant sa position, il a monté sa propre fabrique de gants. Mais cette dernière disparut complètement dans un incendie, 1132  ruinant la famille Lenoir. Marc Lenoir est aussi présenté dans la biographie de son fils comme un personnage très mal entouré, et peu prudent en affaires. Son mariage, bien que rien ne permette de conclure cela avec certitude, semble bien avoir servi sa carrière, puisqu'il se tourna de la bijouterie vers l'horlogerie. Marc Lenoir n'avait pas une situation économique très forte. Certes, il disposait d'une fortune suffisante pour monter sa propre affaire, mais cela ne s'était pas réalisé sans sacrifices. On ne trouve dans sa généalogie aucune alliance matrimoniale avec le milieu de la finance antérieure à la création de la bourse.

      David Lenoir, fils de Marc, entre en 1835 chez Antoine Odier, un agent de change. 1133  Très vite cependant, il constate qu'il perd son temps, et change de patron. Il entre le premier janvier 1836 chez Messieurs Chevrier et Droin. 1134  De là, sa carrière ne connaît que des succès. Son mariage en 1843, soit juste après les premiers troubles politiques liés au radicalisme, avec Clarisse Poulin, fille d'un radical, devrait suffir à décrire son habileté. Son parcours méritoire lui a ouvert les portes du milieu bancaire, de même que ses origines et son mariage renforcent ses liens avec l'économie locale, au travers de sa banque Lenoir-Poulin & Cie. Ce n'est d'ailleurs pas une surprise de retrouver quelques années plus tard David Lenoir en première place des Genevois fondateurs du Crédit Lyonnais. 'La maison d'agent de change genevoise de David Lenoir a groupé autour d'elle les souscriptions suisses', 1135  et Lenoir entre au Conseil d'administration de l'établissement français. C'est le développement de l'industrie locale, voire régionale qui est son terrain d'activité.

      

Schéma généalogique 11.3. : Quelques liens autour d'Alexandre Monnier

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours , vol. VI, 1892, p. 245.

      Il en va de même pour deux autres fondateurs de la bourse, Joseph Covelle et Alexandre Monnier, deux cousins germains. 1136  Le père de Joseph Covelle, Alexandre, faisait le commerce de pièces de coton. L'histoire de cette famille est un exemple de micro-économie locale, de type proto-industrielle. Marchand-drapier installé à la rue de la Cité, Alexandre Covelle recevait sa matière première de Lyon, sous-traitait le tissage en Savoie, puis commerçait les pièces de tissus bien au-delà des frontières de la République. 1137  A Genève, il était en relation avec d'autres marchands, relations qui s'étendaient jusqu'à Zurich et Saint-Gall. Son beau-père De Cerves était également marchand-drapier. 1138 

      Voir le fils de ce marchand devenir agent de change n'a dès lors rien de surprenant. A l'instar des Covelle, bien des familles sont passées des affaires de négoce à la banque. 1139  L'une et l'autre profession ne sont pas aussi dissemblables qu'il pourrait paraître. Notamment, la tendance à intégrer son activité professionnelle dans un réseau de relations d'affaires faisant fi des frontières nationales est une passerelle possible pour le passage du négoce aux affaires de banque. L'abandon des activités de commerce au profit des activités purement financières est une évolution logique. En cela les cas des familles Mallet et Covelle sont significatifs, la différence étant que la famille Mallet avait opéré cette transition plus d'un siècle auparavant.

      Partant de Joseph Covelle, deux autres fondateurs alliés posent des problèmes de sources. Alexandre Monnier brille par son absence dans les sources d'Etat Civil de Genève. Par contre, on y trouve plusieurs Samuel Richard. Le nom de Richard est fort courant au XIXe siècle. Les registres de l'Etat Civil en sont remplis, si bien que les nombreux homonymes de Samuel Richard créent une certaine confusion. L'agent de change en question est Samuel, mort en 1861, 1140  et déjà actif comme agent de change à la fin du XVIIIe siècle. 1141  Sans alliance, installé à Confignon, il ne semble disposer que de peu de liens avec l'activité bancaire des grands réseaux familiaux, si ce n'est avec David Lenoir, puisqu'il est précisé dans sa succession qu'il est débiteur d'un commerce chez Lenoir, Duval & Cie 'pour 114'974 francs'. 1142  Le fait que Samuel Richard ait été actif très tôt en qualité d'agent de change oblige à conclure qu'il a été actif sur le marché local, puisque c'était la fonction des agents de change nommés pendant la période française. Déjà âgé en 1850, il démissionne de la SAC en 1853. 1143 

      Par alliance, Alexandre Monnier se lie avec Charles Galland, qu'il appelle dans son testament 'son cousin germain'. 1144  Or, ce dernier est allié à la famille Richard. Aucun lien certain n'a pu être établi avec Samuel. Charles Galland ne fait cependant pas partie des agents de change actifs sur le marché local. Représentant une fortune considérable à son décès, 1145  Galland est un banquier central du XIXe siècle. Présent sur tous des marchés industriels importants tels que le gaz et les chemins de fer, il est mort sans héritier et a fait don de toute sa fortune à la ville de Genève. 1146 

      Jaques Reverdin est un autre fondateur, mais qui sort du schéma établi. Il marque une transition entre ceux strictement actifs sur le marché local et les agents de change tournés exclusivement sur les investissements étrangers. Ayant commencé sa carrière dans la banque Pictet, il décide un jour de se lancer seul. 1147  Il ouvre alors une affaire d'agent de change. C'est, comme nous l'avons vu, la publication de sa cote officielle qui aboutit à la création de la bourse, ce qui laisse supposer que son établissement avait besoin de cet outil pour se garantir une clientèle. 1148  Cela renforce encore l'idée d'un coup marketing pour favoriser son commerce, et non une volonté délibérée de forcer la réunion des agents de change en activité au sein d'une association. Il est probable que Jaques Reverdin garde des contacts avec son ancien employeur 1149 , mais il connaît surtout de bonnes alliances familiales grâce au mariage de ses enfants. Sa fille épouse Ami Bordier, qui travaille alors avec lui. C'est Ami Bordier qui reprend l'agence lors du décès de Jaques Reverdin. C'est encore lui qui transforme cette affaire d'agent de change en une banque privée. 1150 

      

Schéma généalogique 11.4. : Généalogie autour de Jaques Reverdin & d'Ami Bordier

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol. II [2e édition], Genève, 1892, p. 838, 847 [Mussard]; CHOISY, Albert, DUFOUR-VERNES, Louis [dir.], Recueil généalogique suisse, vol. 3, Genève, 1918, p. 291-296 [Reverdin]; Un jubilé de famille 1571-1871, Genève, 1871, p. 95 [Bordier]

      Ami Bordier, fils cadet de quatre enfants, apporte des liens d'affaires non-négligeables, par le biais de mariages. En effet, deux de ses trois soeurs ouvrent des portes intéressantes pour la finance. Hortense Bordier se marie avec Henri Mussard (futur maire des Eaux-Vives), et Julie Bordier se marie avec Henri Ferrier. 1151  Naturellement, la question de savoir à quel point ces mariages sont spontanés ou arrangés est capitale. L'orientation de cette deuxième génération vers des alliances porteuses est en tout point remarquable. Malheureusement, ce ne sont pas les sources de l'Etat Civil qui peuvent nous éclairer à ce sujet. Parti du bas de l'échelle, Jaques Reverdin a connu une réussite indiscutable. La fortune dont il dispose à son décès le prouve. 1152  Composé en grande partie d'investissements étrangers, cette fortune est importante pour la fin du XIXe siècle, et démontre l'assise sur laquelle repose la banque Bordier.


2.4.2. Les agents de change à dimension internationale: Frédéric de Seigneux, Alfred Long Edouard Blondel et Pierre Prévost.

      Le deuxième groupe d'agents de change est composé de seulement quatre personnes: de Seigneux, Blondel, Long et Prévost. Issu de la bourgeoisie vaudoise, Frédéric de Seigneux, de par ses alliances familiales (voir tableau généalogique 1), se trouve très bien placé dans les milieux d'affaires, non seulement genevois, mais également vaudois. Par ailleurs, l'arbre généalogique de la famille de Seigneux montre de multiples ouvertures matrimoniales qui se sont créées dans diverses familles respectables de Genève. En première noce, de Seigneux épouse la fille de Marc-Antoine Fazy-Pasteur, libéral-conservateur politiquement très actif et parent éloigné de James Fazy. 1153  La famille Fazy-Pasteur possède plusieurs filatures d'indiennerie, et représente la 'grande' industrie genevoise. Dans l'acte officiel de son premier mariage avec Isaline Fazy, il est clairement indiqué que Frédéric de Seigneux est domicilié à Londres. 1154  Certes, nous sommes en 1833, soit 17 ans avant la fondation de la bourse, mais la brochure d'Ami Bordier sur la bourse de Genève précise que de Seigneux a été actif à la bourse de Londres. Sa connaissance de la City est d'un grand intérêt pour la SAC. 1155  Le décès prématuré d'Isaline lui a permis un remariage.

      En secondes noces, de Seigneux s'allie avec la famille Van Muyden, qui donne au XIXe siècle plusieurs grands personnages au canton de Vaud (dont un Conseiller d'Etat, beau-frère de Frédéric de Seigneux). Actif dans le milieu bancaire vaudois, Van Muyden figure parmi les fondateurs de plusieurs établissements, dont la Caisse d'Epargne du canton de Vaud. 1156 

      La seconde génération, soit les enfants de Frédéric de Seigneux connaissent des alliances particulièrement habiles vers les familles Favre, Prévost et Pictet. 1157  Bien que William Pictet, époux d'Alice de Seigneux ne soit pas issu de la branche d'Ernest Pictet, mais de celle de Pictet-Baraban, cette alliance a ouvert la porte (par des liens postérieurs) des banques Pictet & Cie et Morris Prévost & Cie. Autant que les alliances matrimoniales de la première génération, il est indispensable pour un agent de change de conclure de bons mariages pour ses enfants.

      

Schéma généalogique 11.5. : Liens qui gravitent entre Morris Prévost & Cie et la bourse de Genève

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol II [2e edition], Genève, 1892, p 376-378.

      Le tableau généalogique 11.5 fait apparaître immédiatement des liaisons croisées entre Frédéric de Seigneux et la famille Prévost. Ce dernier a un lien avec les frères Prévost fondateurs de Morris Prévost & Cie. Par le même type de liaison faisant intervenir une famille tierce, nous pouvons mettre en relation Frédéric de Seigneux et Louis Beaumont, un autre fondateur de la bourse. Un axe liant cette dernière et l'Angleterre se dessine donc autour des noms de Prévost, de Seigneux et Beaumont.


2.4.3. Louis Beaumont (1823-1883) et Edouard Blondel (1810-1880)

      

Schéma généalogique 11.6. : Liens familiaux entre Louis Beaumont et Frédéric de Seigneux

Elaboré à partir de: SOCIETE VAUDOISE DE GENEALOGIE, Recueil de généalogies vaudoises, vol. 1, Lausanne, 1912, p. 107-108.

      Louis Bouthillier de Beaumont 1158  est solidement allié avec plusieurs grandes familles de la Haute Ville. Sa mère est une fille Trembley, et sa soeur se marie avec Charles Fuzier-Cayla. Par la famille Fuzier-Cayla, Louis Beaumont est allié à la famille Pictet. A son décès, il est certainement domicilié hors de Genève. 1159  Une référence concernant son père figure bien dans les registres préparatoires des déclarations de successions, mais la sienne n'existe pas. 1160  Nous savons cependant que Jacob Beaumont, aïeul de Louis, a été 'le principal organisateur des participations genevoises [aux actions tontinières]' 1161  et que Léonard Beaumont, oncle de Louis, a acheté une charge d'agent de change à Paris. 1162  La famille Beaumont dispose par conséquent de plusieurs éléments qui montrent qu'elle est très active au sein des milieux d'affaires gravitant autour de la bourse, entre Genève et Paris.

      La famille Blondel autre participante bourgeoise à la fondation de la bourse, est sans doute, et bien involontairement, l'une des plus tristement célèbres familles de Genève, à cause de Philibert Blondel, syndic de la garde pendant les événements de 1602, soupçonné d'avoir livré aux Savoyards des secrets d'Etat. La famille d'Edouard Blondel, d'une autre souche, n'a cependant strictement rien à voir avec celle de Philibert Blondel. Contrairement aux autres familles des agents de change, la famille Blondel est, avant la fondation de la bourse, déjà bien apparentée à deux autres grands noms: les Dominicé et les Galissard de Marignac.

      En 1777, Gédéon-Paul Blondel s'était allié pour une affaire de bijouterie à Denis Dominicé. Dans un document provenant des archives de la famille, il est indiqué que 'l'association pour le commerce d'horlogerie et toilerie dura jusqu'en 1787'. 1163  Plus tard, en 1794, Gédéon Blondel s'associa avec un citoyen du nom de Louis Croisier, pour un commerce de toilerie. Ce dernier dura jusqu'en 1798.

      

Schéma généalogique 11.7. : Liens familiaux autour des familles Blondel et Galissard

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol. V, Genève, 1884, p. 367-368 [Galissard de Marignac]; BLONDEL, Louis, Historique de la Famille Blondel, [document manuscrit].

      Les deux familles Blondel et Dominicé, associées en affaire, sont de plus réunies par le biais de la famille Galissard de Marignac. Les deux enfants de Jacob Galissard épousent chacun un membre des deux familles. Marie Dominicé, fille de Denis, a épousé Charles Galissard, et la soeur de Charles, Marguerite, est l'épouse de l'agent de change Edouard Blondel, petit-fils de Gédéon-Paul Blondel. 1164  La famille de Marignac n'est de loin pas inintéressante pour notre propos. Ayant donné à Genève des scientifiques et des hommes d'affaire, les membres de cette famille étaient au XIXe siècle très présents dans l'économie genevoise, par exemple dans l'immobilier. La famille Blondel y tenait une place centrale, suite au mariage d'Edouard Blondel, fondateur de la bourse.

      Edouard Blondel a d'abord embrassé la carrière de négociant, comme son père. Mais il désirait autre chose et 's'engagea dans une maison anglaise qui cherchait des débouchés dans le levant'. 1165  Puis il fait un apprentissage de commerce à Venise, avant d'effectuer un long voyage au Moyen-Orient. 1166  Aux alentours de 1840, il rentre à Genève et embrasse la carrière d'agent de change. Ses voyages lui ont peut-être procuré un solide réseau de connaissances étrangères. Quelque temps après, en 1841, il épouse Marguerite Marignac. Louis Blondel précise à ce sujet que 'dans les conditions du contrat de mariage, toutes les rentes devaient être réemployées en terres, aussi est-ce à partir de ce moment qu'Edouard Blondel achète un grand nombre de propriétés'. 1167  Par la suite, nous pouvons remarquer qu'Edouard Blondel est très actif dans différentes sociétés immobilières. 1168  Les familles Blondel et Galissard habitaient, dès la fin du siècle, toutes deux à la rue Sénebier, occupant les numéros 16 et 14. Ce groupe d'immeubles fut construit par la Compagnie immobilière des tranchées. 1169  Il semble que cet immeuble ait été acheté conjointement par les familles Blondel, Marignac et Ador, toutes trois liées par des alliances matrimoniales.

      En effet, à travers la famille Galissard de Marignac, Edouard Blondel a un lien direct avec la famille Ador, puisque sa nièce Laure Galissard a épousé Emile Ador, fils d'Edouard et de Marie Paccard. 1170  Le beau-frère d'Emile est l'ingénieur Desgouttes. En ce qui concerne Edouard Blondel, signalons encore qu'il ne reste pas longtemps à la bourse de Genève. Il quitte la SAC en 1866, vivant dès lors de ses rentes et de ses activités immobilières. La situation financière de la famille est déjà bonne au début du siècle, ce qui a permis à Edouard de voyager. De la bijouterie, la famille Blondel est passée au négoce, puis à la bourse. Les dispositions du contrat de mariage ne doivent pas nous faire oublier qu'Edouard Blondel dispose à son décès d'un portefeuille de titres important, placé sur des valeurs diverses, pas seulement immobilières.

      A côté de ces financiers très bien implantés dans les réseaux familles d'affaires, d'autres fondateurs de la bourse sont difficiles à cerner aussi bien: Allamand, Roth et Bohy, sont très vraisemblablement étrangers à Genève. John Jérôme est assurément genevois, mais vraisemblablement installé à l'étranger, même si la rue du Pré-Jérôme lui doit certainement son nom. 1171  Roth et Bohy sont assurément étrangers à Genève, quant aux autres, les éléments récoltés sont trop lacunaires.


Conclusion

      L'arrivée des radicaux à la tête de l'Etat a coïncidé avec la formation à Genève d'un tissu d'institutions bancaires institutionnelles et d'une bourse indispensable à son développement économique. Si les anciennes élites ont facilement laissé le secteur de l'instruction au total contrôle des radicaux, ils ont mené sur le terrain économique une lutte farouche.

      Les anciens bourgeois règnent pratiquement sans concurrence sur la finance genevoise jusqu'en 1846. La situation est paradoxale puisque d'un côté les radicaux ont foi en le progrès mais manquent de capitaux, et de l'autre, les conservateurs ont les moyens financiers de soutenir l'économie locale mais tardent à le faire. Ce n'est que pressés par une éventuelle concurrence redoutée, qu'ils participent finalement au développement d'un réseau bancaire destiné au marché local. A ce moment, les radicaux au pouvoir ne sont plus prêts à la moindre concession et tentent de se passer des capitaux bourgeois. Il en résulte le développement parallèle de deux tissus bancaires coexistants et concurrents, ce qui alimente l'instabilité et les haines de chaque camp.

      Au milieu de cette rude lutte d'influence, le conflit qui concerne la SAC marque une nette victoire de la bourgeoisie, qui réussit à capter une institution nouvellement créée par un groupe hétérogène d'agents de change. De manière générale, dans le processus de formation d'un tissu bancaire, les banquiers privés auront toujours l'avantage de pouvoir mobiliser des capitaux plus rapidement, et de pouvoir s'appuyer sur de solides réseaux d'affaires.

      L'évolution de la SAC montre comment les anciennes familles bourgeoises parviennent à prolonger un système économique cloisonné, politiquement abandonné dès 1842. Les agents de change ne sont pas totalement fermés à de nouveaux membres, même non-bourgeois, mais les conditions posées à leur entrée impliquent une parfaite intégration dans les milieux anciennement bourgeois. Il y a donc bien un renouvellement des élites économiques, mais au sein d'un milieu restreint, sur le mode traditionnel de la cooptation implicite, de la reconnaissance sociale par les anciennes familles genevoises.


IV. Sortir de l'élitisme


Introduction

      Durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, le parcours de vies bourgeoises est confronté à une seule problématique: comment gérer ce qui les différencie du reste de la population. La révolution politique a mis fin au positionnement social supérieur des anciennes familles bourgeoises, désormais comprises dans un ensemble démographique vaste. Pourtant, ces familles conservent des spécificités qui les poussent à cultiver leurs différences. Economiquement, les anciens bourgeois demeurent influents. De plus, l'ensemble de la population connaît une évolution certaine, qui n'est souvent pas du goût des anciennes élites.

      Les chapitres sur l'éducation et le mariage se placent directement dans cette problématique. La position économique des anciens bourgeois attise les convoitises, favorisées dans leur volonté d'imitation par un système scolaire qui ne cesse de s'ouvrir et se développer. Quant au mariage bourgeois, il doit faire face à la montée en force progressive du mariage d'amour, qui ne peut qu'accélérer la chute d'un groupe social jusqu'ici relativement homogène. Les questions des affaires et des successions seront traitées ici pour illustrer l'extraordinaire puissance économique des élites.


12. Les élites et la formation après la Révolution radicale de 1846

      En détruisant le pouvoir traditionnel, la révolution de 1846 a également bouleversé l'intégralité du système éducatif des élites genevoises, de la formation primaire à l'Académie. Le lien étroit entre la religion, le pouvoir politique et le système éducatif se rompt. Les deux camps savent que l'éducation est un des grands enjeux de la révolution. Boutés hors du pouvoir politique, certains bourgeois désirent punir le nouveau pouvoir en abandonnant leurs chaires académiques. Parallèlement à ces défections, un repli des familles bourgeoises s'effectue en direction d'institutions privées, majoritaires dans le canton. 1172  La volonté de faire bénéficier à ses enfants d'une éducation en vase clos va même dans certains cas être plus forte que les réticences confessionnelles, puisque certaines de ces écoles sont tenues par des familles catholiques. 1173  De leur côté, et pour contrer ces écoles privées, les radicaux jettent les premières bases de l'école publique généralisée, qui ne devient cependant obligatoire qu'en 1872.


1. Le développement de l'école publique (1846-1872)

      L'éducation devient un enjeu central du nouveau pouvoir cantonal, qui couche dans la nouvelle Constitution le principe de la gratuité des études. 1174  'Il s'agit (...) d'affranchir l'école étatique de la pesante tutelle conservatrice et de supplanter celles d'entre les institutions privées qui propagent un esprit de caste.' 1175  Au centre des discussions, se trouvent non seulement les écoles privées destinées aux enfants des anciennes familles bourgeoises, mais encore les institutions de bienfaisance, souvent créées et soutenues financièrement par les anciennes familles bourgeoises.

      Constamment, les bourgeois avaient peur de l'effet boomerang d'une trop bonne éducation sur les masses. Cette dernière permettait avant tout de sortir la population de l'ignorance, sans plus. Et les élites genevoises le savent, comme le montre Rita Hofstetter. Mais d'autres documents 1176  provenant du XIXe siècle montrent cette même préoccupation. En particulier, le monde des affaires, contrôlé par les élites, s'inquiétait dans la seconde moitié du siècle de l'arrivée de nouveaux acteurs qui doivent leur ascension à la nouvelle donne politique. Les élites n'avaient aucun intérêt à donner aux concurrents en puissance des armes pour les détrôner. Rien donc ne milite en faveur d'un engagement important des élites dans l'éducation des masses à Genève. Si ce n'est en respectant un ordre des choses établi, à savoir une classe qui est faite pour diriger, et d'autres destinées à oeuvrer. Cette dernière classe fait dès 1850 l'objet d'attention en provenance des familles bourgeoises, plus désireuses de guider sur la bonne voie les masses ouvrières que de leur fournir le savoir nécessaire à une ascension sociale. Empêcher les hommes de sombrer, sans vouloir qu'ils émergent pour autant, un équilibre délicat à obtenir.

'Privées d'un intérieur, d'un foyer dont la salutaire influence les mette en garde contre les tentations de toute nature qui se multiplient autour d'elles, il est souvent bien difficile qu'elles n'y succombent pas.

C'est dans la pensée de leur offrir cet abri protecteur et de remplacer les avantages les plus immédiats de la famille qu'en 1852, madame Munier-Romilly fonda l'établissement des jeunes ouvrières (14, rue Etienne-Dumont).

Elle fut aidée dans cette oeuvre par le concours de Messieurs Eynard-Lullin, Bartholony, Auguste De La Rive et Paccard.

Cet établissement n'a rien de commun avec un refuge ou un disciplinaire, car il ne s'agit pas ici de correction ou de relèvement, mais de prévenir le mal, il n'est par conséquent destiné qu'à des jeunes filles honnêtes, mais sans appui (...)'. 1177 

      Cet « Etablissement des jeunes ouvrières » correspond totalement à ce changement fondamental du milieu du siècle dernier, soit après le renversement politique. A ce moment, l'éducation des élites n'est plus une préoccupation dans la mesure où les institutions existantes suffisent. Par contre, les grands bouleversements qui ont suivi les Révolutions Radicales, assimilés par les familles bourgeoises comme des désordres, ont mobilisé leur attention et leur désir d'aider les potentielles victimes de ces changements. Cet esprit philanthropique n'était certes pas nouveau, et les familles bourgeoises ont toujours été sensibles à ces problèmes, mais dès 1850, il demeure seul, alors que celui de l'éducation des enfants de l'élite a été résolu.

      Mais les institutions ont mis beaucoup de temps avant de supplanter le rôle des parents dans l'éducation des enfants. Jusqu'après l'adoption de la nouvelle Constitution fazyste, le rôle des parents dans l'éducation première est souligné. Dans un premier temps en 1847, la création d'écoles enfantines est écartée pour laisser aux parents la responsabilité de la première éducation de leurs enfants. Ce n'est qu'avec le temps, et les différences évidentes des niveaux d'éducation, que l'école enfantine vit le jour, lors de la réforme de 1872. A partir de cette date, l'école publique primaire moderne se place définitivement au centre du système scolaire genevois.


1.1. La loi de 1848

      En 1848, une nouvelle 'loi générale sur l'instruction publique' 1178  est adoptée. Sa principale originalité est de regrouper les différentes institutions existant à Genève pour les mettre sous le seul contrôle de l'Etat. Ainsi, des écoles primaires à l'Académie, la centralisation s'opère autour du Département de l'Instruction Publique, et cela sur tous les domaines, de la nomination des enseignants à l'instauration des programmes. Les écoles privées restant en dehors de cette centralisation.

      Suite à l'adoption de cette nouvelle loi, les écoles privées destinées aux enfants issus des anciennes familles bourgeoises prennent une coloration sociale. 'Leur présence ne se justifie plus en raison des lacunes des institutions éducatives officielles comme c'était le cas jusqu'alors, mais bien dans la volonté de résister à l'homogénéisation préconisée par les radicaux.' 1179  Rita Hofstetter présente un tableau des écoles privées 'destinées aux élites sociales' et actives en 1864. 1180  Ce tableau laisse apparaître que 18 écoles sur un total de 24 ont été fondées après 1847, soit après l'adoption de la nouvelle Constitution.


1.2. Résistance des Conservateurs

      Tandis que la loi de 1848 semble avoir renforcé le tissu d'établissements scolaires à destination des enfants de familles anciennement bourgeoises, l'impact de cette loi sur les masses populaires est décevant. Entre 1834 et 1862, le budget alloué aux écoles primaires par l'Etat a été multiplié par un facteur 3,6, tandis que la population double et que l'effectif de ces mêmes écoles n'augmente que timidement de 20%. 1181  Dans ces conditions, les conservateurs ne cachent plus leur hostilité pour un système qui met en danger leur place dominante dans la société. Le 16 décembre 1863, Auguste de la Rive, digne héritier de son père qui fut un des leaders des conservateurs, propose de modifier la loi de 1848. 1182  Fils d'un éminent professeur de l'Académie, De la Rive personnifie cette opposition des anciens bourgeois envers un système scolaire qui ouvre virtuellement les portes de la connaissance à une population dont la vocation est uniquement ouvrière. Ainsi, il propose de réformer les programmes pour les mettre plus en adéquation avec les futures activités professionnelles des élèves, limitant ces programmes à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. De manière sous-jacente, le discours d'Auguste de la Rive conforte les conservateurs dans leurs idées: si la population genevoise n'a pas envoyé en masse ses enfants à l'école, c'est que cette dernière ne propose pas à ces enfants un programme adapté à leurs besoins. 'Je crois que dans tous les degrés d'instruction publique, il y a trop de fonctionnaires. J'estime qu'il vaudrait mieux en diminuer le nombre, ce serait une économie apportée dans notre budget qui en a bien besoin'. 1183  Ce projet de loi n'aboutit pas. 1184 

      Les élites conservatrices ont des atouts après la Révolution radicale, car ils ont parfaitement su recycler leurs positions dominantes qu'ils tenaient à l'Académie auparavant. Parmi les établissements scolaires créés après 1846, se trouve en particulier une école peu connue de la littérature, mais qui a joué un rôle capital de lien entre les élites conservatrices et l'enseignement technique: le Gymnase libre. Ce simple nom a tout dit sur cet établissement fondé par les professeurs Rilliet, de Candolle et Naville, 'savants distingués' 1185  et anciens professeurs de l'Académie, mis à la porte par la réorganisation radicale de l'instruction publique. L'école se veut détachée de l'autorité de l'Etat, et tend à parfaire la formation technique des jeunes genevois. 1186  Elle engage Aubert-Duval comme professeur de mathématique. 1187  La durée de vie de cette école doit dépasser 10 ans car parmi les jeunes étudiants qui sortent de ce gymnase se trouve le nom en 1864 de Théodore Turrettini, 1188  futur conseiller Administratif de la ville de Genève et grand promoteur de l'électricité. Son parcours au Gymnase libre s'effectue après avoir fréquenté plusieurs autres établissements: l'institut Privat, l'institut Lecoultre, et même le collège en première classe. C'est après ces quelques mois passés dans un établissement public que Théodore Turrettini entre au Gymnase libre. 1189  La fin de cet établissement reste cependant inconnue.


1.3. L'après 1864

      Il a été établi précédemment qu'après la disparition politique de James Fazy, les luttes entre conservateurs et radicaux s'atténuent, voire disparaissent complètement. La question scolaire donne un exemple flagrant de cette évolution. Rita Hosfstetter précise que la loi de 1872, inaugurant l'obligation de l'instruction, vise en particulier deux populations: les élèves qui fréquentent les écoles confessionnelles (Genève est alors en plein Kulturkampf), et la population étrangère. 1190  Si les élites bourgeoises se retrouvent quelquefois impliquées dans des écoles protestantes, ce n'est pas une majorité d'anciennes familles bourgeoises. Si la loi de 1872 ne s'appuie pas sur la population des élites conservatrices, c'est simplement que la plupart des familles anciennement bourgeoises ont réintégré le système scolaire traditionnel. L'institut Privat fait figure d'exception et continue d'exister jusque dans les années 1960.

      La disparition politique de James Fazy a véritablement constitué un tournant dans l'histoire genevoise. De plus, les fils et filles des anciennes familles conservatrices qui n'ont pas connu le régime représentatif doivent ressentir peu de choses à son égard. Petit à petit la page historique de la révolution radicale se tourne, et les élites conservatrices n'ont aucune raison de ne pas intégrer la normalité que représente l'école publique. S'il existe un changement qui affecte la scolarité, c'est plus au sujet du décloisonnement des activités qu'il faut le voir. Après la Révolution radicale, les principes d'égalité sont enfin mis en place. Tandis que la première moitié du XIXe siècle a vu plusieurs familles anciennement bourgeoises effectuer des percées notables dans le secteur bancaire, ces réussites attisent les convoitises. Un rapport parlementaire daté de 1884, tente de trouver les origines des difficultés économiques traversées par le canton. L'explication donnée par son rapporteur, fils d'un agent de change fondateur de la bourse, est simple: 'Chaque paysan avait la prétention de faire entrer ses fils dans les carrières libérales ou tout au moins dans une maison de commerce (...) et le nombre d'employés et de commis sans place est devenu légion'. 1191  Ce que l'auteur du rapport omet de préciser, c'est que le phénomène a aussi, et peut-être surtout, touché les familles anciennement bourgeoises, mais sans grande fortune. L'exemple ci-après est symptomatique de cette tendance.


2. La difficile route du succès au travers de la formation d'Antoine Baumgartner (1848-1856)

      Nous disposons, pour le milieu du XIXe siècle, du témoignage rare d'un jeune apprenti genevois du nom d'Antoine Baumgartner placé à l'étranger par son père pour y effectuer un apprentissage dans les métiers du négoce. Ce parcours de vie atypique n'est rien d'autre qu'une illustration particulière de phénomènes généraux. Plus précisément, ce témoignage met en lumière une grappe de problématiques: arrivée des nouvelles élites, pression bourgeoise sur les enfants, importance des réseaux familiaux pour l'éducation, sont autant de sujets présents dans cet extrait de micro-histoire. Nous estimons que la richesse de ce témoignage mérite une place importante dans ce chapitre.

      Antoine Baumgartner (1832-1856) nous est particulièrement bien connu grâce à de riches archives de familles, bien conservées et encore inexploitées. 1192  Mais le lecteur sera sans doute surpris de trouver ci-après, une longue présentation de la famille Baumgartner, qui n'est ni une famille de banquiers, ni une famille de riches commerçants. L'expérience d'Antoine Baumgartner est symptomatique et illustre parfaitement la formation secondaire à l'étranger en vue d'une position honorable. Les archives de cette famille mettent en évidence le parcours du jeune fils de la famille, en quête de formation. De plus, bien que la famille Baumgartner ne touche pas directement le monde des affaires du XIXe siècle, elle fait partie de l'élite, puisque Bourgeoise de Genève. Enfin, Antoine Baumgartner n'est autre que le fils du docteur Baumgartner, 1193  qui est une personnalité genevoise du XIXe siècle, engagé politiquement, et fin observateur connu pour ses publications polémistes. 1194  En fait, Antoine Baumgartner se trouvait dans une situation qui présente de nombreuses similitudes avec celle d'Alexandre Prévost, presque 40 ans auparavant. Tous deux sont issus d'une famille bourgeoise, sans grande fortune, dont le père est installé dans une profession respectable, mais qui n'est pas vecteur de richesse, sinon intellectuelle. Si les désirs sont les mêmes (embrasser une profession liée à la banque et au commerce), la destinée des deux jeunes gens est bien différente.

      Pendant l'été 1848, alors qu'il n'était âgé que de 16 ans, Antoine Baumgartner est placé par son père en apprentissage en Angleterre auprès de la famille Moilliet, parente des Baumgartner. Derrière cet événement anodin, se cache un réseau familial particulièrement intéressant, et une trajectoire individuelle passionnante, entièrement tournée vers des aspirations paternelles, que nous allons mettre en évidence. Auparavant, il est nécessaire de placer les différents protagonistes qui ont joué un rôle direct ou indirect dans la formation d'Antoine. Nous allons donc dresser un rapide panorama de la famille Baumgartner et de son alliée Moilliet, avant de parler plus en détail de l'apprentissage d'Antoine.

      

Schéma généalogique 12.1. : Extrait des arbres généalogiques des familles Moilliet et Baumgartner avant 1856 1195 

Elaboré à partir de: AFB, arbre généalogique de la famille baumgartner, [s.d.].

2.1. La famille Baumgartner

      La famille Baumgartner est originaire de Liestal, dans le canton de Bâle. 1196  Depuis Johannes (voir tableau généalogique BA), elle se compose surtout de médecins, profession transmise de père en fils. Né à Liestal, Jean (1702-1790) acheta la bourgeoisie de Genève en 1734. Le premier Baumgartner qui naît à Genève est le fils de Jean, Jean-Louis (grand-père du Docteur). Ce dernier casse la transmission héréditaire de la médecine au sein de la famille, en se tournant vers le commerce, et émigre en Angleterre. Cette émigration est le point de départ de l'histoire du jeune Antoine, mais elle est également riche en enseignements sur le modèle que nous avons établi concernant la formation.


2.1.1. Jean-Louis Baumgartner (1730-1795)

      L'histoire de Jean-Louis Baumgartner ne nous est connue qu'à travers des récits qu'en ont faits les membres de sa famille, et surtout le Docteur Baumgartner. Il est par conséquent fort possible que ce récit ait été enjolivé avec le temps. Il reste néanmoins exemplaire 1197 .

      Jean-Louis Baumgartner connut la première partie de sa carrière à Genève, dans une maison de commerce spécialisée dans la soie. Cette maison eut suffisamment confiance en lui pour l'envoyer en Italie gérer les affaires et organiser le commerce. Après un temps passé en Italie, Jean-Louis décida alors de tenter seul sa chance en Angleterre. Il se rendit à Birmingham et essaya de se faire une place dans le commerce des pièces métalliques. Son affaire prospéra. Notons à ce sujet que son mariage avec Dorothea Room, la fille d'un riche négociant de la place, n'y fut certainement pas pour rien.

      Jean-Louis Baumgartner s'est trouvé au coeur de la Révolution Industrielle, dans un secteur (le commerce) en pleine expansion, et s'est fait remarquer par son honnêteté. Malheureusement, une période difficile intervint, et il se trouva en difficulté. Il fit faillite. Ayant obtenu un délai pour rembourser ses dettes, grâce à la confiance que les banquiers lui portaient, il décida alors de s'engager dans la Compagnie des Indes pour aller se refaire une fortune outre mer. Selon le Docteur Baumgartner, c'est grâce à ses connaissances dans le commerce de la soie qu'il trouva facilement du travail à la Compagnie des Indes, qui l'envoya au Bengale. Là, il en profita pour faire, parallèlement à ses activités, du commerce pour son propre compte. Après dix ans passés au Bengale, sa fortune était suffisante pour rembourser ses créanciers. Il rentra alors à Birmingham, paya ses dettes, et créa un nouveau commerce, cette fois aidé de son fils John, et de son gendre Louis Hofstetter. Mais il mourut subitement en 1795, âgé de 65 ans. Il était citoyen britannique depuis 1767.

      Le parcours de Jean-Louis Baumgartner montre bien comment, au XVIIIe siècle, on pouvait réussir, mais aussi tout perdre rapidement. La grande mobilité, et la force de Jean-Louis d'aller chercher ailleurs la fortune (en Italie, en Angleterre, et même en Inde) est caractéristique. Il incarnait le proverbe de la fortune qui sourit aux audacieux, et se retrouva naturellement en position d'exemple pour tous les membres de sa famille, ce qui est visible dans les pages du Mémorial qui lui sont consacrées.

      Jean-Louis Baumgartner, marié et installé en Angleterre, avait eu deux enfants qui ont fait souche. Sa fille épousa Louis Hofstetter 1198 , et alla s'installer avec lui à Londres. Son fils, Jean (John), qui a épousé une cousine germaine, est resté avec son père. L'affaire était donc divisée entre Birmingham et Londres.


2.1.2. Jean (John) Baumgartner (1764-1838) 1199 

      Lorsque Jean-Louis Baumgartner décéda, son fils reprit les affaires avec son beau-frère. John n'avait, dans son enfance, jamais vécu à Genève, mais par son épouse il garda une attache très forte avec sa ville d'origine. Il a en effet épousé une de ses cousines germaines, Suzanne Moilliet, issue d'une vieille famille protestante de Genève.

      En 1795, lorsqu'il reprit l'affaire familiale, les choses se compliquèrent avec le blocus continental, qui ruina le commerce des Baumgartner, certainement tourné vers l'Europe continentale. Mais John ne se découragea pas, et repartit au bas de l'échelle comme simple commis, alors que toute sa famille anglaise 1200  avait conservé une position confortable. Cette situation difficile n'était pas du goût de sa femme qui sut le convaincre de rentrer à Genève, ce qu'il se décida finalement à faire en 1812.

      Une fois à Genève, il réussit à s'en sortir financièrement grâce à deux aides providentielles. En premier lieu, il put bénéficier de l'aide des membres de la famille Moilliet restée à Genève. En second lieu, il put profiter de la mode anglaise, alors en vigueur dans la cité de Calvin, et matérialisée entre autres choses par la création, puis le succès de la Bibliothèque britannique. Ainsi, il trouva un revenu inespéré en donnant des cours d'anglais aux Genevois, ravis de pouvoir apprendre la langue de Shakespeare avec un véritable professeur anglophone, et même de nationalité anglaise.

      Jean eut trois enfants. L'aînée de ses filles, Marianne meurt célibataire en 1823, à l'âge de 19 ans. La seconde, Elisabeth, se marie avec André Sayous, et a une fille, Jeanne-Suzanne, surnommée Lisy. Cette dernière perd sa mère très jeune en 1832 et fut recueillie par le fils aîné de Jean, le Docteur Baumgartner, son oncle. André Sayous, professeur d'Académie, est victime en 1846 de la purge menée par les radicaux. 'Dépourvu de fortune, Pierre André Sayous se vit obligé de chercher hors de sa patrie les moyens d'existence qu'il venait de perdre d'une manière si imprévue (...) contraint de s'expatrier, il se rendit à Paris'. 1201  C'est parce qu'il ne désire pas que sa fille le suive dans cet exil inconfortable, qu'il la confie à son beau-frère.


2.1.3. Le Docteur Antoine Baumgartner (1803-1893) 1202 

      Le Docteur Baumgartner 1203  est né à Birmingham, mais rentre avec ses parents à Genève à l'âge de 5 ans. Il poursuit des études au Collège, puis à l'Académie, à l'auditoire de Belles-Lettres puis de philosophie. En 1828, il se rend à Paris pour y effectuer ses études de médecine, qu'il achève en 1833, à l'Hôpital de la charité. Sa biographie de famille passe habilement sous silence son premier mariage et les tragiques destinées des enfants de cette union, et n'évoque que sa vie de famille postérieure à 1856. Nous savons cependant qu'il épouse en premières noces Adèle Lemaire, qui n'a pas laissé beaucoup de traces dans les archives publiques. Un divorce met fin à cette union, tandis qu'Adèle Lemaire est internée à l'asile des vieillards, avec une pension offerte par le Docteur Baumgartner. Ils eurent deux enfants: Antoine et Adèle. Cette dernière meurt tragiquement suite à une maladie à l'âge de 8 ans. 1204 

      Le Docteur Baumgartner a toujours aspiré à de grandes destinées pour ses enfants. Tenant incontestablement les métiers du commerce en haute estime, tout comme son aïeul Jean-Louis, il désirait que son fils embrassât la carrière de négociant. Dans un premier temps, il l'éduqua lui-même, 1205  puis, lorsque son fils en eut l'âge, il le plaça chez ses cousins germains, James et Théodore Moilliet, à Birmingham.


2.2. La famille Moilliet

      La famille Moilliet est une famille venue se réfugier à Genève juste après la Réforme, et ayant acquis très rapidement la bourgeoisie de cette ville. 1206  La branche qui nous intéresse est celle qui se crée en 1711, par le mariage de Marie-Olympe Dassier (Pallard) avec Abraham Moilliet. Leur fils Daniel épousa Marie Baumgartner, soeur de Jean-Louis. La fille cadette de Daniel Moilliet épousa son cousin, Jean (John) Baumgartner.


2.2.1. Jean-Louis Moilliet (1770-1845)

      Les familles Moilliet et Baumgartner sont liées par des liens de parenté, renforcés par des liens spirituels. Des deux fils du mariage de Daniel Moilliet et Marie Baumgartner, l'un s'appelle Jean-Louis Moilliet (1770-1845), et était le filleul de Jean-Louis Baumgartner, son oncle. Profitant de son parrain qui avait fait fortune en Angleterre, Jean-Louis Moilliet fit le projet d'entrer dans la marine, grâce à une place obtenue par Jean-Louis Baumgartner. Mais les choses tournèrent court, et Jean-Louis Moilliet décida finalement de faire un apprentissage chez son oncle. Selon les mots du Docteur Baumgartner, il aurait même dit: 'Je veux être négociant, et je ne rentrerai à Genève que quand j'aurai fait fortune'. 1207  Quelques années plus tard, il fit effectivement fortune.

Il s'est marié vers 1800 1208  avec une demoiselle Amélia Keir, fille d'un savant chimiste, pas riche mais de grande famille et bien famé [...].

Sa fortune a grandi rapidement. En 1815, il fit une énorme spéculation sur des fonds français. Elle réussit à merveille. Plus tard, il a établi une fonderie de fer avec Monsieur Bullock, lequel ensuite l'a gardée seul et s'y est enrichi. Puis, il eut une banque avec ses deux fils. 1209 

      Jean-Louis Moilliet avait donc réalisé une partie de sa parole. Devenu riche, il ne revint cependant pas s'installer à Genève. Ses affaires étaient florissantes à Birmingham, et étaient constituées aussi bien par des affaires financières que par des affaires commerciales. Cependant, il se rendait fréquemment à Genève. La famille Moilliet passait en effet tous ses étés aux Pâquis, dans une propriété somptueuse: la campagne de l'Impératrice, acquise par Jean-Louis Moilliet en 1816. 1210  Il est difficile de définir avec précision où Jean-Louis Moilliet désirait vivre. Il paraît certain qu'il se sentait bien à Genève, sa patrie d'origine, mais dans la réalité, jamais il ne quitta définitivement l'Angleterre. A ce sujet, on peut remarquer qu'il acheta quatre propriétés entre la Suisse et l'Angleterre, et qu'il légua à chacun de ses deux fils une propriété dans chaque pays.

'Mon oncle a laissé plusieurs millions, des maisons dans Birmingham, deux énormes domaines en Angleterre, Abberley à son fils James et Skilts à son fils Théodore. Puis à Genève la campagne de l'Impératrice au premier et celle de Pesay au second. 1211  Il a laissé aussi beaucoup de fonds publics et d'argent dans le commerce. Enfin, des terrains à bâtir très considérables'. 1212 

      Jean-Louis Moilliet, qui n'a jamais pu se décider entre ses deux patries souhaite sans doute offrir à ses enfants la possibilité de vivre comme lui entre deux pays. Déraciné dans sa jeunesse, il n'avait pas pu choisir entre sa patrie d'origine et sa patrie d'adoption. Il meurt brutalement, vraisemblablement d'une crise cardiaque, pendant le repas de Noël 1845. Jean-Louis Moilliet a eu huit enfants: Amélia (1802-?), John Louis (1803-1828), James (1804-1805), James (1806-1878), Suzanne (1807-?), Théodore (1810-?), Francis (1812-1812) et Albert (1817-1830). 1213 


2.2.2. Les affaires Moilliet à Birmingham

      Jean-Louis Moilliet avait installé son affaire commerciale à Birmingham, haut lieu de la Révolution Industrielle. Une fois devenu trop âgé pour gérer seul son entreprise, ce sont ses deux fils survivants, James et Théodore, qui reprirent le flambeau. Jean-Louis Moilliet était immensément riche au moment de son décès. Le simple fait qu'il ait pu acquérir une propriété comme la campagne de l'Impératrice pour y passer quelques semaines par an est significatif de l'immensité de cette fortune. On ignore la nature exacte de ses affaires, si ce n'est qu'en 1848, chacun des fils Moilliet gérait une partie de l'héritage de Jean-Louis. L'entreprise commerciale de la famille Moilliet était surnommée par Antoine Baumgartner le Comptoir, de son vrai nom Comptoir Moilliet & Gem, du nom d'un associé, co-propriétaire de l'affaire en 1848. Dans une lettre, Antoine Baumgartner (fils) donne la description suivante des activités du Comptoir: 'Il est presque incroyable combien d'articles renferme ce commerce. (...) Nous vendons non seulement des articles de fer & d'acier, mais aussi de la porcelaine, des tapis, des cuirs, les articles de laines, les fils; mais la branche principale en est cependant la coutellerie de Sheffield. Il est inconcevable aussi ce qui se consomme de plume d'acier. Nous avons reçu dernièrement d'Allemagne une commission de 12'000 francs de plumes d'acier'. 1214  Il est impossible de savoir si cette association existait déjà du temps de Jean-Louis Moilliet, ou si Gem, alors simple employé, n'est véritablement entré dans l'affaire qu'après sa mort. C'est James Moilliet qui hérita du Comptoir. La banque de la famille, de son vrai nom Moilliet & Sons, fut quant à elle reprise par Théodore Moilliet. Il n'est jamais fait allusion à un éventuel associé, ce qui laisse supposer que cette banque était entièrement entre les mains de Théodore. Le nom de Moilliet & Sons laisse même supposer qu'elle a été créée par Jean-Louis Moilliet et ses fils, Théodore et James.

      Antoine Baumgartner entre comme apprenti au Comptoir en été 1848 à l'âge de 16 ans, c'est-à-dire chez James Moilliet, qui devient son patron. La situation d'origine est donc à la fois simple et complexe. Antoine Baumgartner est bel et bien placé dans une entreprise rattachée à un réseau familial, mais celui-ci, après le décès de Jean-Louis Moilliet n'est pas très solide car les attaches que peuvent avoir en Suisse Théodore et James Moilliet sont bien moindres que celles entretenues par leur père. La cohérence de ce réseau existait tant que Jean-Louis Moilliet était vivant, puisqu'il se rendait régulièrement aux Pâquis et était fréquemment en contact avec le Docteur Baumgartner. Il est certain que ce dernier tenait en haute estime son aïeul Jean-Louis Baumgartner. Et lorsque l'histoire de la famille met en avant des personnages aussi prestigieux, il est logique que les aspirations portées sur ses enfants s'en ressentent. Nous émettons l'hypothèse que cet apprentissage a été négocié entre le Docteur et Jean-Louis Moilliet, au cours de l'un des séjours de ce dernier à la campagne de l'Impératrice. Jean-Louis Moilliet est même peut-être à l'origine d'une proposition d'apprentissage. Dans la tête des deux parents, il est fort possible que l'apprentissage d'Antoine soit considéré comme un service que pouvait rendre Jean-Louis Moilliet, qui avait profité dans sa jeunesse d'une aide de même nature de la part d'un Baumgartner. La mort subite de Jean-Louis Moilliet, ne modifie en rien l'arrangement, sauf que ce sont désormais ses fils, et plus particulièrement James, qui doivent assumer l'apprentissage d'Antoine.


2.3. Les attentes de l'apprentissage à l'étranger

      Nous ne savons pas grand-chose des premières années d'Antoine, sinon qu'il a été instruit, en partie du moins, par son père. Il passe cependant quelques années en Allemagne, entre les âges de 8 et 11 ans, vraisemblablement placé dans une institution scolaire située à Königsfeld. 1215  Dès l'adolescence, le parcours d'Antoine Baumgartner est un modèle qui correspond à bien des jeunes adultes du XIXe siècle. A l'amorce du processus qui tend à donner accès à un bon statut économique et social, se trouve chez Antoine Baumgartner, comme chez de nombreux autres jeunes, une situation difficile, voire une situation de crise. Le décès prématuré de sa soeur cadette, et la maladie qui affecte certainement déjà sa mère, impliquent qu'un poids énorme repose sur ses seules épaules: l'avenir de la filiation, qui passe par un accès à la fortune que son père n'a jamais connue et que son grand-père avait perdue. A cette situation personnelle pesante, s'ajoutent des remous externes liés aux troubles politiques importants dans lesquels le Docteur est fortement engagé.

      Pendant l'été 1848, le Docteur amène son jeune fils Antoine chez ses cousins pour son apprentissage, persuadé qu'il peut gravir toutes les marches de l'entreprise Moilliet jusqu'au sommet. Pendant huit ans, père et fils vont échanger une correspondance étoffée. 1216  Cette dernière va nous permettre de comprendre l'évolution de l'apprentissage dans l'esprit d'Antoine et dans celui de son père, qui encadre à distance la vie de son unique fils.


2.3.1. L'aura du négociant

      Les métiers du commerce sont reluisants, car ils ont apporté tant de fortunes au cours du XVIIIe siècle, qu'ils représentent encore au XIXe siècle pour bien des familles le passage idéal pour accéder à la richesse. Jean-Louis Moilliet est cité en exemple par le Docteur auprès de son fils. Sans que les lettres du Docteur soit présentes dans le fonds d'archives, les nombreuses allusions que son fils couche sur le papier concernant cet aïeul modèle ne laissent planer aucun doute, comme le montrent les deux exemples suivants, extraits de lettres écrites à plus de deux ans d'intervalle:

'Ton excellente lettre, m'a fait un plaisir inexprimable, et je puis me flatter que les bonnes espérances que tu conçois de mon avenir ne seront pas trompées. Du moins, si le sort ne me destine pas à une carrière aussi brillante que celle de feu Monsieur J.L. Moilliet, je tâcherai par ma conduite de la rendre honorable' 1217 

'Il y a certes de quoi encourager au travail, dans la description que tu me donnes dans ta dernière lettre (2 courant), de la manière dont notre oncle Jean-Louis Moilliet lutta contre les difficultés de la position & de son temps, & les surmonta.' 1218 

      L'élément déterminant qui explique les aspirations d'Antoine au sujet du Comptoir vient de la descendance des frères Moilliet. James est veuf lors du commencement de l'apprentissage d'Antoine, et aucun de ses enfants ne semble s'intéresser au commerce. 1219  En secondes noces, il épouse Lisy Sayous, nièce du Docteur Baumgartner, en 1853. 1220  Son frère Théodore est marié et père de plusieurs enfants, dont quatre fils, 1221  un peu moins âgés qu'Antoine. Logiques successeurs, ces fils se tournent également vers un avenir différent de celui de leur père, et il semble 'fort peu probable qu'aucun d'eux donne leur attention au commerce.' 1222  On est en droit de s'étonner d'un tel comportement, soit des enfants eux-mêmes, soit des deux frères Moilliet, qui ne semblent exercer de pressions pour faire de ces enfants des successeurs à la tête de l'entreprise familiale. Cela tendrait à démontrer que le secteur commercial n'est pas le plus souhaitable aux yeux des Moilliet. Paradoxalement, un lointain cousin tente de percer dans un secteur où ses cousins, mieux placés que lui pour y faire carrière, s'en détournent. Si ce phénomène de croisement est original, la tendance des élites anglaises au retrait de leurs descendants a notamment été expliquée par François Crouzet: 'Un autre danger pour les dynasties est le retrait des affaires, en particulier en Grande-Bretagne. L'homme d'affaire vit dans un tohu-bohu fatigant et longtemps son métier manquait de prestige. Quand une famille avait fait fortune, certains au moins de ses membres étaient tentés, par des genres de vies plus agréables, plus considérées, plus dignes d'un gentleman: propriétaire terrien d'abord, mais aussi les professions libérales, la fonction publique, l'armée et la politique.' 1223  L'acquisition de terres des membres de la famille Moilliet se retrouve à différents niveaux. L'exemple de Jean-Louis Moilliet, qui dispose d'au moins quatre grands domaines entre l'Angleterre et la Suisse a déjà été donné. Ses deux fils investissent également dans la terre, mais seulement en Angleterre, et vendent les propriétés genevoises. Théodore 'a bâti une [nouvelle] maison à Skilt, où il va habiter'. 1224  'Il possède de grandes propriétés dans ce voisinage'. 1225  La deuxième propriété Moilliet d'Angleterre, dont son frère James a hérité de son père, celle des 'Elms' à Abberley, reste également dans la famille. James Moilliet y vit avec sa mère, veuve de Jean-Louis Moilliet. Les Elms semblent être la propriété centrale de la famille, où se déroulent les fêtes importantes.

      L'aura procurée par les biens immobiliers touche également le Docteur Baumgartner, qui n'hésite pas, en avril 1853, à demander conseil à ses cousins sur l'éventuelle opportunité d'acheter un terrain adjacent à sa campagne de Saint-Jean. 1226  Cette demande signifie que le Docteur dispose tout de même d'une petit capital, placé alors en France, vraisemblablement sur des fonds publics. 1227  L'hésitation provient du fait que le Docteur désire conserver un certain capital disponible pour assurer l'avenir de son fils. A cette hésitation, la réponse est claire: 'En sacrifiant l'achat de la campagne de Sous-Terre à mon avenir, tu perdrais un bien présent certain, dans l'anticipation d'un avantage futur incertain'. 1228  Est-ce ce premier aveu d'incertitude qui met un doute dans l'esprit du Docteur? Toujours est-il que l'achat de terrain ne se réalisera pas.

      L'entreprise familiale des Moilliet n'existe que depuis deux générations, on ne peut donc parler de dynastie, bien que toutes les conditions, au départ, aient été rassemblées. La logique de la formation des fils de Théodore Moilliet est donc simple: le commerce peut être lucratif, mais il n'a rien de stable. D'un autre côté, la famille est assise sur une confortable fortune, qu'il serait superfétatoire d'augmenter. Ces deux conditions suffisent donc à expliquer le désintérêt de la génération suivante à la reprise des affaires familiales. Les professions commerciales ne recelant que peu de prestige, Théodore Moilliet oriente ses enfants vers des carrières mieux considérées. 'On en fera des ministres, des soldats & des médecins ou peut-être aussi des hommes de loi, mais point de négociants'. 1229  Toutes les professions que cite Antoine ont un caractère prestigieux. Le plus paradoxal est certainement d'y trouver la médecine, puisque le Docteur Baumgartner est lui-même médecin, mais que son fils casse la transmission filiale de cette profession pour devenir négociant. Le croisement d'intérêt des deux générations est uniquement motivé par des questions d'ordre économique, car à la différence des frères Moilliet, le Docteur Baumgartner n'a pas de fortune. Il n'accède à un capital important qu'en 1856, après la vente d'une partie de son domaine de Saint-Jean à la compagnie du chemin de fer. Pour que se réalisent sur son fils ses aspirations de fortune, il fallait qu'Antoine embrassât une profession commerciale. Son aïeul l'avait fait, il devait, ou pouvait, le faire.

      Mais les situations des deux Baumgartner, à plus d'un siècle d'écart, sont radicalement différentes. L'augmentation de la concurrence a diminué les possibilités de spéculations, comme l'explique Antoine dans l'une de ses lettres. Cette concurrence, inconnue au XVIIIe siècle, complique les affaires. Antoine fait remarquer à son père que Jean-Louis, bien que commerçant pendant une situation politique instable, bénéficiait presque d'un monopole, alors que désormais la concurrence dicte une toute autre loi. 'Maintenant, c'est [la concurrence] un des grands obstacles qui s'opposent à l'expansion de notre commerce. Alors [à l'époque de Jean-Louis Moilliet], il y avait peut-être deux ou trois maisons fournissant l'Italie, on les compte aujourd'hui par douzaines.' 1230  Cette morosité des affaires ne contribue pas à attirer la future génération des Moilliet dans l'entreprise familiale.


2.3.2. Le besoin de se construire un réseau d'affaires

      A l'opportunité qu'offre le vide de succession au sein des entreprises familiales des Moilliet, s'ajoute l'intérêt pour Antoine de faire son apprentissage à l'étranger, dans un établissement, situé au coeur de la puissance économique de l'époque, et où virtuellement il peut tisser de nombreux liens d'affaires, à l'image des deux Jean-Louis. Mais, ce processus de formation d'un réseau d'affaires propre, ne peut se réaliser que si Antoine reste attaché aux Moilliet, desquels il attend des introductions auprès de personnes honorables, qui sont autant de cibles potentielles, parfois sujettes à des déceptions.

'Pour le moment je ne connais de gens distingués que nos cousins, & de personnes instruites qu'un ou deux de leurs amis, qu'il m'est arrivé de voir dans leurs maisons. Ces derniers sont des connaissances casuelles, & de peu de rapport.' 1231 

'Comment Monsieur Jean-Louis Moilliet a-t-il fait? Notre cousin me l'a dit. Il ne s'est point du tout associé avec la famille de Birmingham. Il a eu une liaison d'affaire avec la famille Galton, 1232  & ne s'est presque point mêlé à d'autre compagnie que celle qu'il trouvait dans cette maison. C'est ainsi qu'il a formé ses relations d'amis & de mariage. C'est par-là qu'il a fait connaissance avec Monsieur Keir 1233 '. 1234 

      Les attentes portées sur les parents Moilliet sont donc de plusieurs natures. Si la seule partie de pure formation aux métiers du commerce est simple à mettre en place, en accord avec la famille d'accueil, il n'en est rien des attentes qui concernent l'introduction d'Antoine dans un réseau de relations. Il est impossible pour le Docteur Baumgartner de faire une telle demande à ses parents anglais, par le simple jeu des convenances. L'insistance avec laquelle le Docteur demande des nouvelles des relations que son fils se fait en Angleterre démontre qu'un réel souci de cette nature existe. 1235  Là réside toute la difficulté de la présente situation, contrairement à ce qui peut exister dans d'autres familles où les liens sont plus étroits. Plus un parent est proche, plus son intérêt pour l'apprenti qui lui est confié est grand.


2.3.3. La consolidation des liens familiaux

      Pour que les attentes du Docteur Baumgartner soient comblées de succès, ce dernier entretient les bonnes relations familiales en invitant régulièrement ses parents anglais à passer quelque temps à Saint-Jean. A l'occasion d'un voyage en Suisse avec le jeune Antoine 1236 , James Moilliet va négocier avec le Docteur Baumgartner un séjour à Saint-Jean pour ses deux jeunes filles, issues de son premier mariage.

'L'arrangement que Monsieur Moilliet a fait avec toi pour avoir ses filles à Saint-Jean, a l'air de leur plaire beaucoup à tous. En effet, ce doit être bien plus agréable pour ces jeunes demoiselles, de se trouver parmi deux proches parents, qui les affectionnent, prennent intérêt à leur bien-être, & feront tout ce qu'il est possible de faire pour les rendre heureuses et confortables, plutôt que d'aller s'installer seules avec une gouvernante pour laquelle elles ne paraissent pas avoir une affection très particulière dans un endroit où elles seraient complètement étrangères & isolées, comme Fontainebleau. D'ailleurs, notre cousin et ses filles sont enchantés de Saint-Jean, et de ses habitants. Car ils reconnaissent tout ce que tu as fait pour leur rendre le séjour agréable & Monsieur Moilliet a (j'en suis sûr) plus de véritable affection pour toi que pour aucun autre de ses parents, ma bonne grand-maman leur inspire un amour mêlé de respect, & la bonne et douce Lisy leur plaît beaucoup.' 1237 

      James Moilliet désirait placer ses filles en terre francophone. Jusque là, elles se trouvaient en pension à Wiesbaden. On peut facilement imaginer qu'il en a alors parlé au Docteur pendant son propre séjour, et que ce dernier a aimablement proposé sa maison, 1238  ce qu'il faisait à de nombreuses reprises.

      Cet échange de bons procédés semble extrêmement important pour Antoine, comme le montre le passage suivant: 'J'espère que l'air de Saint-Jean et les parties de promenades (pas trop longues) 1239  que tu leur feras faire, & l'exercice qu'elles pourront avoir, leur profitera. Je ne voudrais pas les voir pâles & minces en quittant Saint-Jean, comme quand nous allâmes les trouver à Wiesbaden'. Puis, en janvier 1852, Antoine indique que 'Monsieur Moilliet, je crois, fera revenir ses filles vers la fin du mois prochain sans séjourner plus longtemps au-delà du Canal. Elles parlent beaucoup dans leurs lettres du bonheur dont elles jouissent à Saint-Jean, ce dont je suis fort réjoui.'. 1240  Le séjour des filles Moilliet aura donc duré environ 5 mois, entre septembre 1851 et février 1852.

      Les invitations du Docteur Baumgartner touchent également des personnes extérieures à la famille, mais associées au Comptoir, comme Monsieur Gem, à qui le Docteur propose son toit. Cette proposition est cependant refusée. 1241 


2.4. La réalité de l'apprentissage


2.4.1. La délégation de pouvoir au réseau familial

      L'apprentissage d'Antoine laisse apparaître une réelle délégation de pouvoir d'un père trop éloigné pour encadrer son fils, sur des cousins, en qui ce père remet toute sa confiance, sans pour autant se désintéresser du comportement de son fils. C'est là la principale difficulté de cette sorte de formation. La famille cible hérite d'une responsabilité réelle sur le jeune homme, qui continue cependant à être dépendant du carcan paternel, voire qui l'alimente. La relation triangulaire qui s'établit est floue, et varie sans doute énormément selon les cas. L'information entre le Docteur et ses cousins Moilliet passe généralement par Antoine au travers des lettres échangées mensuellement, sauf cas rare où une lettre est directement adressée à James ou Théodore Moilliet. 1242  D'un autre côté, les Moilliet communiquent souvent avec le Docteur par l'intermédiaire d'Antoine.

      La distance rend l'apprentissage incontrôlable par le père de famille. Le réseau familial agit ainsi comme agent de formation à deux niveaux, tant du point de vue de l'apprentissage professionnel, que du point de vue des usages. Ce dernier point n'est pas à négliger, puisque la distance rend impossible une intervention directe des parents. Ces derniers doivent surtout déléguer cet apprentissage.

Tu exprimes ton espérance que j'ai appris l'usage du monde, l'aisance des manières & le langage convenable. Sans doute, comme tu dis avec raison, j'ai eu dans nos cousins des parfaits modèles à imiter, & tu peux croire que quand je me trouve en leur compagnie, je tâche d'en tirer parti. Mais, hélas, comment apprendre l'aisance des manières & l'usage du monde, enseveli dans un magasin de quincaillerie, où l'on ne peut apprendre rien de bon en fait de manières, & rien du tout de l'usage du monde ? 1243 

      Pendant toute sa période d'apprentissage, Antoine est tout à fait conscient de l'importance du réseau familial pour sa carrière: ' [...] Je suis certain que par la famille Moilliet, je trouverai tout, tout ce qui peut remplir tes voeux, tout ce qui peut faire mon bonheur' 1244 . Il sait également qu'un bon mariage peut lui ouvrir les portes d'une situation quasiment impossible à acquérir seul. Il sait que le Comptoir, et à fortiori le réseau familial, constitue une chance unique pour sa carrière: 'Mes espérances sont toutes fixées sur notre cousin. Ce qu'il fera, influera puissamment sur moi'. 1245 

      La formation scolaire, contrairement à l'éducation sociale, demeure sous un contrôle absolu du père de famille. Pendant tout son apprentissage, Antoine est étroitement et continuellement lié à son père, à qui il donne régulièrement des nouvelles de l'avancée de sa formation. Son père, de Genève, lui dicte ses ordres aussi sur la nature des savoirs à acquérir.

Tu me demandes quelles sont en détail mes occupations. J'espère te satisfaire en te retraçant comment se passe un jour de travail. Je me lève le matin vers 51/2 heures. Dès que je suis habillé et que j'ai fait mes prières, je me livre à quelque unes de mes études. A 8 heures, je déjeune et je vais ensuite au Comptoir où je reste jusqu'à 11/2 heure, qui est l'heure du dîner. Après cela je reste jusqu'à 61/2 heures, et tout le reste de la soirée est employé à l'étude. Ainsi se passent les six jours de la semaine. Le dimanche, je vais deux fois à l'église avec la famille chez laquelle je demeure. Le reste du temps je me tiens dans ma chambre et je lis ou je vais me promener. 1246 

      Les matières sujettes à l'étude sont également la cause d'échanges de point de vue entre père et fils. De Genève, le Docteur approvisionne son fils en livres et conseils de lecture. L'algèbre semble avoir la préférence d'Antoine qui prendra des cours particuliers.

      La double formation du jeune apprenti, sociale et scolaire est l'objet d'une étroite surveillance qui s'exerce à distance. Cette surveillance s'appuie également sur les réseaux familiaux. Le Docteur Baumgartner obtient des renseignements sur le comportement de son fils par l'entremise d'amis de passage en Angleterre, et qui ont eu l'occasion de se rendre à Birmingham, certes pour une toute autre raison. Plusieurs témoignages concordants indiquent que l'Angleterre et ses régions industrielles sont des destinations privilégiées pendant tout le XIXe siècle pour quiconque veut observer le progrès en direct. « J'ai été à Manchester voir une manufacture de machines. J'ai vu fondre du fer, ce qui est très curieux ». 1247  Antoine lui-même rendra service à des Genevois de passage en leur faisant visiter des industries de Birmingham. C'est par exemple le cas de Monsieur Sayous, père de Lisy, qui, de passage à Londres, fait un rapide crochet d'une demi-journée pour voir les fabriques. 1248  Il n'a même pas le temps d'aller rendre visite à ses cousins germains par alliance. Ces derniers aussi font régulièrement visiter des hauts lieux de l'industrialisation à des étrangers de passage. James Moilliet emmène par exemple un jeune Vernet voir des mines de fer, avant qu'Antoine ne lui montre 'les manufactures les plus intéressantes de cette ville'. 1249 

      Mais ces visiteurs peuvent aussi faire leur rapport auprès du Docteur concernant la conduite d'Antoine. Cette démarche semble toute naturelle. Elle fait partie d'un ensemble de pratiques sociales qui fait peser sur un jeune une pression constante du milieu qui l'entoure. Dans de nombreuses lettres, Antoine doit se justifier de choses rapportées à son père par une tierce personne. Ces intervenants n'ont sans doute pas eu de missions particulières données par le père, mais ils sont pour le Docteur de précieux témoins pour rendre compte précisément d'une réalité que nulle lettre ne peut assurer. Ainsi, l'habillement, les loisirs, et autres éléments de la vie quotidienne sont passés au crible: 'Je tâcherai de faire mon profit des observations que Monsieur Sayous a faites sur moi' 1250  Aucun faits et gestes d'Antoine ne semble être épargné, jusqu'à son écriture, qui est critiquée sévèrement par son père. 1251 


2.4.2. Le soutien financier

      Au coeur d'une démarche qui tend à remettre entre les mains d'un jeune homme les clés du succès économique, l'indispensable soutien financier de la famille ne peut être occulté. Pourtant, aucune information ne permet de savoir si une rémunération de l'apprenti était prévue avant le commencement de l'apprentissage. Dans les premières lettres, cette question n'apparaît simplement pas, Antoine indiquant simplement que son père assume sa pension. 1252  Ce n'est qu'en décembre de la même année qu'Antoine affirme devoir attendre 'un certain nombre d'années avant qu'on [lui] paye son travail'. 1253 

      L'arrivée du premier salaire, dont le montant est indéterminé, intervient subitement et de manière indirecte en octobre 1850. 1254  Cependant, ce salaire ne permet pas encore à Antoine d'être totalement indépendant financièrement de son père, puisque les versements du Docteur continuent et que le 15 juin 1851, 1255  l'annonce d'une première augmentation de salaire permet d'en connaître le montant, soit 50£ par an. Désormais, le Docteur n'assume plus qu'une partie du logement, 1256  laissant son fils assumer financièrement les autres dépenses. Cette somme semble être modeste, puisqu'elle est encore augmentée en mai 1852 à 60£ par an. 'Cet arrangement de salaire, qui te déplaît, ne me satisfait pas trop non plus. Comme tu dis bien, 5£ par mois, ne suffisent pas, dans le cas où j'aurais à dépendre entièrement sur mon salaire. Car je fais le compte de mes besoins ainsi : Logement, nourriture, etc, 60£; Vêtements et tout extra 30£; PAR ANNEE 90£'. 1257  Le Docteur a certainement fait état plusieurs fois de son mécontentement quant à cette rémunération, puisque Antoine justifie le choix de ses patrons dans la lettre suivante: 'Monsieur Moilliet s'étant informé de Monsieur Gem ce qu'il pensait devrait être mon salaire cette année, le généreux Monsieur Gem a décidé que je recevrais 60£ & que c'était beaucoup plus que je ne méritais. Je reçois donc 60£, & fais de l'ouvrage comme ceux qui reçoivent 70, 100£ ou plus'. 1258  Enfin, au début de l'année suivante, le salaire d'Antoine est porté à 75£ par an, ce qui représente la dernière augmentation. 1259 


2.5. Espoirs déçus au Comptoir

      Malheureusement au cours de l'apprentissage, l'avenir du jeune Baumgartner semble se fermer du côté de la famille Moilliet. La question salariale permet d'entrevoir les difficultés qui se dressent, causées surtout par les associés de James Moilliet. Théodore, qui ne fait pas partie de Moilliet & Gem, se désintéresse de l'avenir de son parent. 'Quant à Monsieur Théodore Moilliet, il n'a pas la moindre objection à ce que je réussisse, mais ce serait trop de peine pour lui de m'aider ou de m'encourager'. 1260  Si James semble plus proche d'Antoine, et plus préoccupé par son avenir, il est nécessaire de tenir aussi compte de ses associés, avec lesquels il ne semble pas avoir de liens familiaux.

      Il est significatif de constater que l'entreprise à l'origine de la fortune de Jean-Louis Moilliet, la quincaillerie, s'est retrouvée entre les mains de son fils cadet James, tandis que l'aîné dirige la banque Moilliet & Sons, les deux étant apparemment propriétaires d'au moins une partie de chaque entité. Cette répartition confère une plus grande importance à la banque qu'à l'affaire de quincaillerie. Cette dernière, moins rentable à cause des nombreux concurrents dont parle Antoine, s'est développée avec cet associé du nom de Gem. Ce dernier, étranger aux familles Baumgartner et Moilliet ne peut agir que comme élément perturbateur. Il n'a aucun intérêt, et sans doute aucune envie, de voir un jeune étranger percer au sein de l'entreprise qu'il co-dirige. Pourtant, Antoine n'entre apparemment pas en conflit avec un proche de Gem, puisque ce dernier est récemment marié, 1261  et qu'il n'est jamais question dans toute la correspondance d'une éventuelle pierre d'achoppement de cette nature. Mais Antoine décrit Gem comme un homme très attaché à son entreprise, 'l'air du Comptoir semble lui être nécessaire pour respirer librement, même au bord des lacs de Cumberland [où il passe son voyage de noce]'. 1262 

      L'association des Moilliet avec des tierces personnes, Monsieur Gem mais aussi un monsieur Hoerner, ne s'explique que par un désintérêt de James et Théodore envers une entreprise qui nécessite beaucoup d'activités pour un rendement médiocre. 'Malgré tout l'art qu'ils ont acquis, ces gens ne peuvent pas lever les difficultés naturelles qui se trouvent entre eux & leur indépendance de leurs supérieurs opulents. Ils n'ont pas les fonds, Monsieur Gem n'a pas la vigueur, Monsieur Hoerner est trop vieux, pour recommencer pour leur propre compte. L'affaire de ce dernier, c'est de trouver place à la queue de Moilliet & Gem, & de n'en bouger, & d'écarter intrus quelconques, tel que moi par exemple'. 1263 

      Au fil des lettres, l'impasse dans lequel Antoine est engagé apparaît clairement. En premier lieu, le jeune Baumgartner ne progresse pas suffisamment dans l'entreprise. Du moins pas assez rapidement à ses yeux. En second lieu, cette dernière semble en difficulté, conséquence de la forte concurrence qui existe sur son marché. Au milieu du XIXe siècle, l'avance prise par l'Angleterre se rétrécit et la concurrence commence à se faire sentir. Antoine affirme que les marges diminuent pour les industries, qui se voient dans l'obligation de mentir à leurs clients. 1264  Son jugement concernant le Comptoir Moilliet Gem & Cie est clair: 'L'affaire n'est pas bonne, les gens ne sont pas bons'. 1265  Les frères Moilliet évoquent la possibilité de quitter le Comptoir au printemps 1853. 1266  Cette décision serait lourde de conséquence pour Antoine, car sans les frères Moilliet, sa chance d'ascension au Comptoir est nulle, et lui-même ne se sent pas prêt: 'Je suis extrêmement loin d'avoir une connaissance de notre commerce suffisante pour oser entreprendre avant longtemps des affaires pour mon compte, bien moins encore si tes capitaux, ta réserve venaient à être impliqués'. 1267 

      Les frères Moilliet et Monsieur Gem confient alors à Antoine un travail qui doit être effectué à Bruxelles pour le compte du Comptoir. Antoine s'y rend pendant quelques semaines à la fin du mois de juin 1853. 1268  Le travail est fort simple et concerne des marchandises déposées chez un client et que l'entreprise voudrait récupérer. Apparemment, il n'y eut pour Antoine qu'un travail d'inventaire. La parfaite manière dont il va s'acquitter de cette tâche va faire naître un projet ambitieux.


2.6. Le projet australien

      Suite aux difficultés que rencontre le Comptoir, et aux observations faites par Antoine à Bruxelles, un projet simple va naître dans l'esprit de Monsieur Gem: envoyer Antoine Baumgartner en Australie en lui confiant les marchandises récupérées grâce à son travail à Bruxelles, a charge pour lui de les vendre sur place et d'informer le Comptoir des besoins de la colonie. Antoine ferait le voyage avec un autre jeune homme du nom de Short, qui connaît l'Australie et Monsieur Gem.

      Ce projet de commerce avec l'Australie, dans lequel Antoine aurait un rôle central, va fédérer les énergies des différents acteurs autour de lui. Les frères Moilliet trouveraient avec ce projet une porte de sortie convenable à l'apprentissage d'Antoine. Monsieur Gem verrait le jeune Baumgartner quitter le Comptoir, et son entreprise bénéficier d'un marché supplémentaire, sans gros risque puisque les marchandises retirées de Belgique étaient considérées comme perdues. Le Docteur Baumgartner doit certes être convaincu du bien fondé du projet, mais il n'y a aucune raison pour qu'il refuse. Le projet paraît sans risques, sinon ceux inhérents au long trajet, et la démarche ressemble curieusement à celle entreprise par Jean-Louis Baumgartner, qui s'était engagé dans la Compagnie des Indes pour éponger ses dettes. Le Docteur ne peut sereinement pas ériger en exemple un aïeul et parallèlement condamner une démarche identique que son propre fils désire entreprendre. Ce dernier ne peut également qu'être séduit, par la responsabilité qui lui est donnée, et par la prise d'indépendance que ce projet implique vis à vis de Monsieur Gem.

      Adressée le 21 septembre 1853 de Birmingham, la demande trouve un écho favorable très rapidement, puisque le Docteur donne son accord dans un message daté du 25 septembre. 1269  Ce délai très court signifie même un certain enthousiasme du père d'Antoine, sans doute trop heureux d'apprendre que son fils ne sera plus directement tributaire du Comptoir. Cette volonté motive le Docteur à proposer qu'Antoine emmène aussi des marchandises suisses. 1270  Dès cet instant, le projet évoqué à l'origine par Monsieur Gem va petit à petit se transformer. Il va prendre de l'ampleur a deux niveaux: les marchandises embarquées auront plusieurs origines, autres que le Comptoir. De plus, plusieurs personnes vont 'entrer dans cette entreprise' 1271  pour une petite somme d'argent. Ces deux changements sont importants, car ils font peser sur Antoine une pression qui n'existait pas avec les uniques marchandises de Bruxelles.


2.6.1. Emigration et identité nationale

'Je dis émigration car ce n'est rien moins. Si je réussis là-bas, il est clair que je m'y fixerai pour continuer. Si je n'y réussis pas, où réussirai-je, & à quoi bon chercher encore autre part le succès & la fortune qui me fuient dans ce pays de découvertes et d'entreprise?' 1272 

      Le départ prévu d'Antoine pour l'Australie soulève la question du lien entre le processus de formation qui a lieu à l'étranger et la force du sentiment d'identité nationale qui l'habite. L'histoire de sa famille est jalonnée d'émigrations, qui avaient chaque fois un caractère définitif. La lettre concernant l'éventuel agrandissement de la propriété de Saint-Jean est le seul moment où le Docteur Baumgartner semble s'intéresser au sentiment d'identité nationale de son fils, qui a commencé son apprentissage à l'âge de 16 ans. La réponse de ce dernier est sans ambiguïté: 'Il serait absurde à moi de prétendre m'être attaché à Genève en 4 ans sur 20. J'y suis attaché par toi & par ma grand-mère. A cela près, je n'y tiens pas plus qu'à Koenigsfeld ou Vandoeuvres (...) Cela étant, je me déclare patriote, mais patriote anglais par préférence'. 1273  Hasard du calendrier, Antoine avait émis le souhait, exactement trois ans auparavant, qu'en cas de décès de sa grand-mère, son père abandonnera 'un pays, qui quoique peut-être le plus beau au monde, est gouverné & habité en bonne partie par des canailles' 1274  pour venir s'établir définitivement en Angleterre.

      L'évocation de cette possibilité n'a rien de surprenant. Suite à ses positions politiques, le Docteur Baumgartner est une cible des radicaux après 1847. Le 12 novembre 1849, alors qu'il se rend à Saint-Pierre pour voter, il est pris violemment à parti par la foule. 1275  Véritablement en danger, il ne doit son salut qu'à l'intervention providentielle de Balthasar Decrey, pourtant Conseiller d'Etat radical, aidé de la troupe. Ses habits mis en lambeaux, il doit se réfugier plusieurs heures dans la prison qui jouxte la Cathédrale pour échapper au lynchage. Suite à ce malheureux épisode, sa considération envers sa patrie est sérieusement amoindrie. De fait, sa vieille mère et la propriété de Saint-Jean qu'il a péniblement unifiée 1276  sont deux arguments de poids pour le décider à rester en Suisse. Cette position ne l'empêche pas d'effectuer des démarches pour se faire reconnaître une nationalité anglaise, sur la base de celle de son père. Cette tentative est cependant un échec. 1277 


2.6.2. Le tour des fabricants

      Le Docteur va s'impliquer dans le projet d'une manière complète. Il apparaît clairement que l'idée d'embarquer des marchandises suisses ne plaît pas aux gens du Comptoir qui tentent de décourager Antoine: 'On dit que les montres suisses ne conviennent pas pour l'Australie, qu'elles ne résistent pas bien au climat.' 1278  Ces découragements ne proviennent pas de James Moilliet, qui prend lui-même contact avec des horlogers genevois, 1279  et ne peuvent donc provenir que de Monsieur Gem.

      'Il paraîtrait que plusieurs de tes amis ont bien voulu proposer de mettre chacun 100£ dans une première expédition. Moilliet et Gem consentent à entrer dans cette entreprise pour la même somme'. 1280  Fort de ce soutien de divers 'consignateurs', 1281  Antoine se rend en Suisse entre la fin du mois d'octobre et novembre 1853 1282  pour organiser son voyage avec son père et prendre contact avec des fabricants suisses. Ce qu'Antoine négocie est une remise d'échantillons à titre gratuit, contre promesse d'établir un commerce stable si les débouchés s'avèrent réels. En fait, parmi les entreprises contactées, beaucoup ne sont pas prêtes à effectuer cette remise à titre gratuit d'échantillons. Les horlogers de la vallée de Joux sont 'incapables de supporter le découvert (...) que nécessite une consignation'. 1283  Parmi les fabricants de rubans bâlois, 'personne ne veut consigner'. 1284  Seuls, les horlogers de la Chaux-de-Fonds, Schneider & Cie, Perret-Gentil & Cie, ainsi que deux horlogers genevois, Meyer et Boissonnas, entrent dans l'affaire aux termes prévus.

      Le Docteur Baumgartner négocie encore de son côté avec des fabricants de fromage, qui lui confient des meules de Gruyère. 1285  Le tableau ci-après récapitule les contacts certains qu'Antoine a pris, ainsi que les résultats obtenus.

      
Tabl. 12.1. : Liste des entreprises impliquées dans le projet australien
Nom produits lieu Accord marchandises coût
Baumann & Cie tissus, rideaux Saint-Gall Oui 2 caisses à payer
Boissonnas & Cie horlogerie Genève Oui montres consignation
Charles Moss & Cie intermédiaire Londres      
Chartier Mory & Cie intermédiaire Calais      
Doerrer & Cie chaussures Reutlingen Oui   à payer
Ducommun & Cie indéterminé Genève Oui   à payer
Forget & Cie indéterminé Liverpool Contact    
G. & E. Alther & Cie Mousseline Suisse Oui   à payer
Grossmann & Cie parquets, châlets Suisse Oui 3 échantillons consignation
Hentsch & Chauvet Cie finances Genève      
J. F. Sarasin & Cie rubans Bâle Non    
Marion & Cie bijouterie Genève Oui   consignation
Meyer & Cie horlogerie Genève Oui montres consignation
Mistaz & Cie cigares Genève Oui 5 caisses à payer
Moilliet et Gem Cie divers Birmingham Oui 14 colis gratuit
Ormond Perret & Cie tabac Suisse Oui échantillons à payer
Perret-Gentil & Cie horlogerie Chaux-de-Fonds Oui montres consignation
Preiswerk & Fils rubans Bâle Contact    
S. A. van Es & Cie intermédiaire Rotterdam      
Schneider & Cie horlogerie Chaux-de-Fonds oui montres consignation
Spühler & Cie fromage Suisse oui 20 caisses consignation
T. Smith & Cie lampes Birmingham oui échantillons consignation

Elaboré à partir de AFB, Lettres d'Antoine Baumgartner (fils) à son père, 108 lettres, 1848-1856, diverses dates.

      Par rapport au projet initial, les modifications sont importantes. Les marchandises suisses sont majoritaires, et celles du Comptoir Moilliet Gem & Cie ne représentent presque plus rien. 1286  La pression du Docteur sur les articles à emporter est évidente. En dehors des caisses de fromages, le Docteur a également proposé à son fils d'emmener avec lui des chalets suisses, sans avoir pour autant l'assentiment de ce dernier. 'Point de chalets suisses pour l'Australie, s'il te plaît, mais de bonnes & simples maisons sans cette appellation baroque'. 1287  Toutes les marchandises sont regroupées à Londres avant d'être expédiées en Australie. Antoine n'emporte avec lui sur le même bateau 'que' les échantillons,'l'horlogerie, la bijouterie, les tissus, les [boîtes à] musique, deux caisses de fromages (une de chaque qualité) et pas autre chose. Le reste suivra'. 1288 


2.6.3. L'envie de réussir plus forte que la raison

      L'enthousiasme d'Antoine et de son père sont à mettre en parallèle avec plusieurs signaux clairs et concordants, qui montrent que le projet est très difficile à réaliser dans une colonie qui étouffe sous les importations. Même si père et fils disposent de tels signaux, aucun ne s'alarme, démontrant parfois un aveuglement évident.

'J'ai recherché avec soin toutes les nouvelles qu'on reçoit d'Australie: elles ne sont pas très satisfaisantes. Des spéculateurs effrénés & injudicieux ont expédié coup sur coup des cargaisons de marchandises anglaises de tout genre, des provisions de blé, d'où suit que les marchés de cette colonie sont 'glutted', c'est-à-dire regorgent. Plusieurs milliers de barils de blés vont revenir, presque tous les articles d'industrie anglaise s'achètent à des prix ruineux pour ceux qui vendent. Tout cela est assez mauvais, mais les spéculateurs ruineux apprendront, ou plutôt doivent déjà avoir appris à ne plus faire de ces folles expéditions, & dès que les marchés australiens se seront désemplis, & auront été ramenés à un niveau raisonnable (ce qui s'opère tous les jours rapidement), les commerçants prudents auront là un champ qui n'existe peut-être nulle autre part, de faire un trafic étendu lucratif et durable'. 1289 

      A la veille de partir, Antoine écrit encore une fois à son père que 'les nouvelles d'Australie sont peu brillantes'. 1290  A nouveau, cette information n'est pas prise en considération. En fait, père et fils n'ont à l'esprit que les modèles familiaux Jean-Louis Baumgartner et Jean-Louis Moilliet, à la différence près qu'Antoine dispose en amont, d'un père qui l'aide financièrement.


2.6.4. De l'échec à la mort

      Sur place cependant, sa tentative tourne court. L'Australie est saturée de produits de la métropole et les prix sont au plus bas. Bien des négociants ont eu la même idée qu'Antoine. De plus aucun produit suisse n'est demandé par des consommateurs tournés exclusivement vers les produits anglais. Antoine essaye de s'en sortir malgré les difficultés, ne tenant pas à rentrer sur un échec. Mais son père se rend bien compte que l'affaire tourne au fiasco. Son attitude est ambiguë. Il réclame le retour de son fils, tout en lui suggérant d'autres solutions, comme de tenter d'écouler ses produits à Sydney. 1291  Après une année passée en vain à écouler ses produits à Melbourne, Antoine tente sa chance aux mines d'or. 1292  Cette décision provoque chez son père une violente réaction, parce qu'il ne supporte pas de savoir que son fils destiné au négoce se rabaisse aux métiers de la mine.

      A son retour à Melbourne, Antoine est sous le choc des remontrances de son père. Il lui écrit en l'espace d'un peu plus de trois semaines cinq lettres, expliquant en détail sa situation. 'Je dois te dire que tes lettres m'encouragent peu à revenir en Europe. Au lieu de me donner confiance, elles m'effrayent de menaces'. 1293  Le 3 juillet 1855, Antoine clôt la discussion de son retour: 'Je me suis résolu à rester encore quelque temps dans ce pays. Il est impossible que je retourne en Europe pour voir tous les visages désagréables qui se présenteront de tous les côtés'. 1294  Il n'écrit plus de lettre à son père jusqu'au 31 décembre 1855. Le message n'a pas changé: 'Tu comprendras facilement que je ne peux ni ne veux aller en Europe & rencontrer tous ces visages glacés, toutes ces bouderies, tous ces reproches, toutes ces moqueries qui me recevraient partout, en Angleterre & en Suisse'. 1295 

      Quelques semaines plus tard, en mars 1856, Antoine Baumgartner se donne la mort dans un parc public de Melbourne. 1296  La dernière lettre écrite par son père le 23 février 1856 est retournée à son expéditeur. Dans ce courrier, le Docteur Baumgartner annonçait à son fils que la vente d'une partie de ses terrains à la compagnie du chemin de fer du Lyon-Genève lui avait permis d'empocher une somme confortable de 140'000 francs, assurant son avenir. 1297 


3. Le poids de la vocation

      Dans l'histoire dramatique d'Antoine Baumgartner, la barre était placée très haut par un père désireux de voir son fils réussir immédiatement. Il croyait fermement que la recette de la fortune au XIXe siècle était la même que celle des temps passés, condamnant ainsi son fils à une réussite difficile. Le réseau familial devait permettre au jeune apprenti d'accéder à un avenir de négociant. Se basant sur un service rendu par son grand-père à Jean-Louis Moilliet, le Docteur Baumgartner a passé un arrangement avec ce dernier. Mais le réseau familial n'était pas suffisamment solide. Le Docteur Baumgartner donnait vie à ce réseau en pressant son fils de réussir. Jean-Louis Moilliet disparu, James et Théodore n'ont, aux yeux du Docteur, pas accordé l'attention nécessaire à Antoine. La garantie attendue du réseau familial n'a pas fonctionné, car les deux parties ne se sont pas suffisamment entendues. Dès lors, Antoine s'est retrouvé condamné à un échec.

      Convaincu que sa richesse se trouvait au-delà des mers, il a alors tenté sa chance, comme l'avaient fait avec succès les modèles de son père: Jean-Louis Moilliet et Jean-Louis Baumgartner. Un échec, puis le suicide d'Antoine en Australie ont brisé les rêves du Docteur. Dès ce moment, tout contact avec la famille Moilliet d'Angleterre a été rompu. Les entreprises de James et Théodore Moilliet ont connu des fortunes diverses. Le comptoir a fermé quelques années plus tard, peut-être par manque de successeur, mais surtout à cause de l'évolution du marché. La banque, quant à elle, 'a eu une grande réussite et s'est fondue vers 1860 dans une grande banque provinciale appelée Lloyd'. 1298 

      Aux yeux du Docteur, il aurait suffi que James et Théodore Moilliet entrent dans la même logique que celle des Baumgartner pour que les événements suivent leur cours. Mais, selon lui, ils ne le firent pas. Obnubilé par la réussite de son fils, le Docteur a paré ses cousins de tous ses maux. Pourtant, l'étude de la correspondance qu'il entretient avec James Moilliet entre 1853 et 1856 1299  nous oblige à prendre du recul par rapport à cette position. Dans cette correspondance, James Moilliet ne cesse d'encourager le Docteur à ne pas mettre trop de pression sur son fils, 'cet excellent et méritoire jeune homme, mon plus chaleureux ami'. 1300 

      Cependant, plusieurs éléments suscitent des interrogations et démontrent que James et Théodore ne semblent jamais réellement proches d'Antoine. L'exemple que nous donnerons pour illustrer cela concerne le logement d'Antoine, extérieur à la famille Moilliet. Si effectivement les Moilliet étaient entrés dans une dynamique familiale, ils auraient logiquement pris en charge l'hébergement d'Antoine. Mais ils ne le firent pas. Anecdote plus révélatrice encore, lorsque Antoine entra en conflit avec ses premiers logeurs au point de se retrouver presque à la rue, la solution d'aller, temporairement, loger chez James Moilliet n'est apparue que bien tardivement, comme ultime et provisoire mesure. 1301 

      Il n'a pas manqué grand chose pour que l'ascension des familles Baumgartner et Moilliet dès la fin du XVIIIe siècle, à partir des réussites de Jean-Louis Moilliet et Jean-Louis Baumgartner, donne naissance à une dynastie. Bien des facteurs explicatifs étaient même réunis: la religion, bien entendu, mais aussi plusieurs liens familiaux qui solidarisent les deux familles à travers les générations. Conformément à ce que Michel Hau a décrit, 1302  l'ascension de ces deux personnes n'était pas le fruit d'une stratégie familiale, mais bien de cet 'environnement favorable' auquel il fait référence. C'est par la suite que les choses ont changé. Le Docteur Baumgartner désirait que son fils fasse fortune. Il a essayé de réunir toutes les conditions pour en faciliter l'accès. Mais il n'a pas été suivi par ses parents d'Angleterre, sans doute plus héritiers d'une fortune familiale que créateurs de cette fortune.

      Dans le modèle que nous avons établi, le réseau familial représente la clé de voûte du processus de formation. Il permet à la fois au jeune apprenti d'acquérir une formation professionnelle dans un autre pays, mais encore de bénéficier d'un environnement favorable qui agit comme élément sécuritaire, à la fois pour l'apprenti, mais encore pour sa famille, qui hésiterait certainement à laisser partir vers l'inconnu un jeune inexpérimenté. Enfin, la motivation de cette formation à l'étranger trouve ses racines dans la situation de crise précédemment décrite.

      L'histoire d'Antoine Baumgartner montre encore qu'il y a une différence nette entre une formation généraliste et l'entrée dans une carrière. Ce qui pourrait s'apparenter à une formation secondaire n'était pas uniforme, mais divisée en deux entre un apprentissage généraliste et un apprentissage de carrière, le moment charnière étant constitué du choix de la carrière. La première période d'apprentissage généraliste était un prolongement simple du processus de formation déjà entamé pendant la période primaire. Bien que le secteur d'activité ait été fixé (le commerce, par exemple), la carrière précise n'était en rien définie, et les champs d'apprentissage et d'études restaient généraux. Ce que nous appelons champs d'études sont des connaissances que chaque apprenti décidait d'acquérir par lui-même, souvent suivant les conseils soit de son père, soit des personnes chargées de son apprentissage. Ces études touchaient à des disciplines très hétéroclites, allant du piano aux mathématiques. Dans chaque cas, le choix de ces disciplines était effectué de manière différente, mais toutes répondaient naturellement à un manque de savoir certain qu'il semblait indispensable de combler. Parmi les études qu'Alexandre-Louis Prévost décida d'entreprendre pendant son séjour à l'étranger, se trouvent l'histoire, la géographie, et l'économie politique. A ce sujet, on peut remarquer qu'Antoine Baumgartner avait choisi l'algèbre, le latin et la géométrie. 1303  Ce dernier programme d'étude change quelque peu pendant les années que dura l'apprentissage d'Antoine Baumgartner. Mais jamais, l'économie politique ne fut pour Antoine une science qui a mobilisé son intérêt. Certes, l'algèbre est une discipline récente pour le milieu du XIXe siècle, mais ce programme laisse néanmoins apparaître qu'Antoine Baumgartner avait un retard scolaire. Le latin aurait dû être acquis avant son apprentissage, et la géométrie semble bien isolée parmi les disciplines nécessaires au commerce.

      Dans ces décisions propres à chaque individu, le poids du père, important mais pas exclusif, confirme l'idée d'une vocation qu'il faut suivre. Certes, les parents, dans chaque cas, influencent les choix effectués, mais chaque apprenti a, de nouveau, un espace de liberté qu'il aménage selon ses goûts. Ainsi, Antoine Baumgartner doit régulièrement se justifier des choix qu'il a faits, et suit en quelques cas les 'conseils' pressants de son père, qui lui fournit à distance les livres nécessaires aux études qu'il entend voir accomplies par son fils. Tant que duraient ces leçons en dehors de l'activité professionnelle, durait l'apprentissage généraliste.

      Puis, vient la vocation, et l'apprentissage prend visiblement un cap différent. Ce point d'inflexion est particulièrement visible dans le cas du jeune Antoine Baumgartner. En premier lieu, il a fixé des espoirs sur sa famille anglaise. Espoirs de pouvoir un jour succéder à ses parents, puisque les enfants Moilliet se tournent vers d'autres professions. Mais ces espoirs ne sont présents que dans l'esprit des Baumgartner, et n'ont pas fait l'objet d'une discussion avec les frères Moilliet. Lorsque Antoine Baumgartner fixe sa carrière, il a lancé son projet de commerce avec l'Australie, et a définitivement tourné son activité vers cet objectif. Dès lors, la limite entre l'apprentissage de carrière et la réelle activité indépendante est difficile à marquer.

      Une révolution politique peut se produire sans avoir pour conséquences un bouleversement d'un comportement social. La faculté de modifier des normes sociales, dictées par des racines religieuses, ne peut être faite que par le temps, sur le long terme. La vocation professionnelle est ancrée fortement dans les mentalités. Au cours du XIXe siècle, la question du choix de la profession pour un jeune issu d'une famille de l'élite devient plus délicate. La société bourgeoise, par la disparition de son statut, est fragilisée. De plus, l'enjeu économique s'est modifié au cours du siècle pour les familles des élites. Certaines ont fait ou refait fortune, tandis que d'autres sont toujours sans fortune. La pression sur ces dernières est différente du premier cas de figure. En effet, et Antoine Baumgartner en est l'exemple, ces familles tentent de compenser la perte du statut bourgeois par l'acquisition d'un autre attribut les conservant dans leur place de membre de l'élite: la fortune.

      Dans le cas de familles anciennement bourgeoises et fortunées au milieu du siècle, la situation et les enjeux sont différents. Les alliances bancaires additionnées de l'importance croissante des affaires ont accru la pression faite sur les successeurs potentiels. Au début du siècle, après l'Occupation française et la perte des fortunes dans les Révolutions, l'enjeu est bien moins important qu'après 1850, lorsque les banques privées tiennent solidement des affaires industrielles importantes.

      Les habitudes sociales et les convictions religieuses évoluent très lentement. Il est possible de remarquer que la fin du statut bourgeois n'a pas mis fin à la vocation professionnelle. Toujours présent, cet appel a été sujet à des tensions intergénérationnelles. Amé Pictet, fils du banquier Ernest Pictet allié Fuzier-Cayla, chimiste et élève indiscipliné a écrit ses mémoires qui révèlent ce phénomène. 1304  Le passage ci-après se trouve d'ailleurs sous un titre sans ambiguïté: 'Vocation'. La pression de la banque, entreprise familiale qui a fait la fortune de la famille, se fait bien plus pressante que dans le cas de Prévost, une famille sans entreprise à transmettre.

Je n'étais pas à l'époque où je suis arrivé [fin des études secondaires], sans avoir depuis longtemps pensé à ma future profession, mais je n'en avais pas encore parlé à mes parents et eux ne me l'ont pas demandé. Ils savent bien que mes goûts, et mes aptitudes, me porteraient vers les sciences et ils ont renoncé à me voir me livrer à l'une des activités traditionnelles de la famille (au moins de ma famille paternelle), c'est-à-dire la politique ou la banque. Jamais mon père m'a parlé de ses affaires, et je l'avais regretté. Peut-être lui avais-je déclaré sans ambages que j'avais même une certaine répugnance pour le métier qu'il exerçait.

Heureusement, je n'étais pas fils unique, auquel cas j'aurais dû entrer dans la maison. Je m'y serais montré le plus détestable banquier que l'on pût imaginer. Mon frère Guillaume lui-même, qui, par devoir, dut prendre ma place, ne le fit qu'à regret, car il a aussi des aptitudes scientifiques.

(...)

Aussi lorsque, le 28 juin 1875, mon père me prit à part et me demanda quelle carrière je comptais suivre, je lui répondis: 'il y a un an, je vous aurais dit: la médecine, mais depuis lors, j'ai réfléchi; j'ai vu qu'il y a bien d'autres sciences à faire progresser et je désire les connaître. Je vous demande donc de me laisser suivre à l'université tous les cours de sciences, et je me déciderai lorsque je serai bachelier es sciences.' A quoi il me répondit: 'C'est très bien mon fils'. 1305 

      Guillaume Pictet, dont il est question ci-dessus, est en réalité le second fils d'une fratrie de cinq garçons. 1306  Il a trois ans d'écart avec Amé. Ainsi, lorsque Ernest Pictet 'prit à part' Amé pour être fixé sur son avenir, son second fils a 15 ans, soit un âge situé entre la fin des études que nous avons considérées comme 'primaires' et l'entrée en apprentissage. Un âge idéal, pour que son père le dirige vers une formation précise, en vue de la reprise de l'entreprise familiale. Bien que les choses aient été apparemment claires du côté d'Amé, son père a sans doute attendu d'avoir un successeur pour fixer définitivement l'avenir de son aîné, et le laisser suivre une vocation contraire à ses vues, donc éloignée du monde des affaires. Dans ces conditions, le plus intéressant est naturellement l'utilisation de ce terme de 'vocation', qui implique que cet appel est, dans le cas d'une entreprise familiale assise sur de bonnes bases, subordonnée aux besoins de la survivance de cette entreprise. En fait, cet exemple montre parfaitement un double mouvement, de nécessité pour l'entreprise d'une part, et de vocation individuelle qu'il faut découvrir et suivre d'autre part. Le frère cadet d'Amé, Arnold Pictet a lui aussi laissé un témoignage intéressant, puisque mettant en scène la même situation, et les mêmes acteurs.

      'J'étais alors fondé de pouvoir de la maison Ernest Pictet & Cie, mais je ne pouvais plus mener de front mes recherches entomologiques et une profession de banquier, ces deux activités m'amenant à vivre une double vie, devenue une charge impossible à continuer. (...) Quoiqu'il en soit, on me laissa partir sans la moindre marque de sympathie qui se manifeste généralement au départ d'un fidèle employé, à plus forte raison qui eut dû se manifester à l'égard d'un fils et d'un frère, tandis que je recevais l'approbation de tous les membres de ma famille qui n'appartenaient pas au monde des affaires. Ce fut moi qui au contraire, pris l'initiative d'une modeste manifestation d'adieux, qui a été organisée au château banquet. » 1307 

      Arnold Pictet, dernier fils d'Ernest, a travaillé 15 ans au sein de la banque paternelle avant de prendre cette décision. La froideur avec laquelle les membres de sa famille intégrés dans le monde bancaire ont accueilli cette nouvelle démontre qu'il existe une gène et que la décision d'Arnold va à l'encontre de la volonté paternelle, qui toutefois ne peut que respecter le choix de son fils. Ernest Pictet a été pour la seconde moitié du XIXe siècle, un leader incontestable au sein des banquiers privés. Sa banque contrôle des affaires importantes, aussi bien dans le secteur des réseaux techniques que dans celui l'immobilier. Son établissement se devait absolument d'être continué, et la pression exercée sur les enfants a été énorme.

      Pour autant, les vocations professionnelles des enfants d'Ernest Pictet ont également pu donner quelques impulsions à la banque familiale, comme cela peut être le cas avec Lucien (1864-1928). Très tôt orienté vers une carrière technique d'ingénieur, 1308  ce dernier fonde en 1895 la société Piccard-Pictet & Cie, connue pour avoir produit environ 3'000 automobiles surnommées 'Pic-Pic'. 1309  La proximité de cette société avec un établissement bancaire est précieuse pour les capitaux que cet établissement peut représenter.


Conclusion

      Le destin tragique d'Antoine Baumgartner s'inscrit dans une période où la formation des élites demeure inchangée, tandis que l'ensemble du système scolaire se modifie. Au milieu du siècle, les métiers du commerce et de la banque attirent toujours les candidats avides de fortune, à l'image d'Antoine Baumgartner. Si ce dernier est effectivement d'origine bourgeoise, il ne peut cependant s'appuyer sur aucun établissement familial proche. Il s'apparente plus aux membre de la nouvelle élite qui tentent de percer dans un milieu où leurs proches sont éloignés.

      Pour accéder aux activités professionnelles qu'il convoite, Antoine Baumgartner suit parfaitement le modèle qui a été établi dans le chapitre 5, plaçant en point d'aboutissement un apprentissage dans une maison de commerce. Cependant, cette expérience s'avère un cuisant échec et sa carrière de banquier se termine tragiquement en Australie. Cette histoire dramatique met en lumière les particularités de la formation bourgeoise.

      Il n'est pas aisé pour une personne extérieure aux pôles familiaux d'affaires ou aux banques privées genevoises, de forcer la porte des milieux financiers. Antoine Baumgartner n'y est pas parvenu, et si sa correspondance met fréquemment l'accent sur la grandeur de l'Angleterre, c'est sans doute qu'il voit dans ce pays la seule alternative à son impossible réussite dans les établissements genevois. L'attrait des métiers bancaires y apparaît flagrante, comme s'ils constituaient l'unique possibilité de faire fortune, même si pour cela il faut traverser le monde entier.

      L'histoire tragique d'Antoine Baumgartner, mise en perspective par la difficulté qu'a eue Ernest Pictet pour se trouver parmi ses nombreux fils un successeur, montre bien combien le microcosme des anciennes familles bourgeoises est cloisonné, quoique toujours aussi dynamique dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les évolutions de l'instruction publique, qui transforment l'école genevoise dès 1848, n'ont aucune influence sur ces élites qui ont parfaitement su se détacher complètement de l'Académie, jadis encore piliers de la Rome protestante. Tout au plus, ces familles s'inquiètent-elles de défendre les écoles privées à qui elles confient leurs enfants.


13. De la raison à l'amour: les élites et le mariage après 1846

'Dans tous les domaines, les privilèges de naissance ont disparu ou disparaissent de nos jours. Il en reste un seul, celui de l'homme sur la femme'. 1310 

      Le bouleversement politique de la révolution radicale de 1846 n'a pas un impact très grand sur les pratiques sociales des élites, du moins pas immédiatement. Si cette dernière a bouleversé l'ordre politique établi depuis des siècles, elle n'a eu que peu d'influence sur la toile d'araignée des relations d'affaires. Pourtant, toutes les institutions qui assuraient l'ancien équilibre social sont touchées par des vagues de réformes. Plusieurs décennies après la Révolution française, les idéaux d'égalité et de liberté s'imposent peu à peu dans la vie quotidienne. Les réseaux d'affaires restent très forts après la Révolution de 1846, mais autour d'eux, le mariage évolue et se modifie, aussi bien sur le fond que sur la forme.

      Si ces modifications sont conformes à une tendance générale qui a également touché l'instruction, l'évolution du mariage est surtout perceptible au travers de la législation. En particulier, les débats et conférences qui accompagnent tout projet de révision législatif, sont souvent publiés et montrent à quel point le mariage progresse vers une conception de plus en plus égalitaire.

      Après avoir fait le point sur ces réformes et établi la situation matrimoniale générale dans laquelle se trouve Genève dans la seconde moitié du XIXe siècle, nous prendrons deux exemples forts différents. En premier lieu, la correspondance Baumgartner éclaire les aspirations d'une ancienne famille bourgeoise sans grande fortune, au sujet du mariage idéal à contracter. En second lieu, la famille Turrettini fournit une illustration spectaculaire de la survivance des mariages bourgeois habilement 'dirigés' par les familles pour servir la cause d'un réseau d'affaires. Ce dernier exemple sera d'ailleurs prolongé dans le chapitre 14, qui concerne les affaires.


1. Evolution du mariage à Genève pendant la seconde moitié du XIXe siècle

      La seconde moitié du XIXe siècle voit la publication de plusieurs écrits concernant le mariage, conséquence autant du vieillissement de la législation civile que de la simple évocation de son remplacement partiel, qui ne résoudrait que maladroitement le problème. 1311  Le Code Napoléon reste la législation en vigueur à Genève pendant tout le XIXe siècle. La Constitution de 1874 tente bien une uniformisation du droit du mariage, mais elle n'établit pas un régime bien différent de celui en vigueur à Genève. Dans le texte constitutionnel, le mariage doit rester régi par les cantons, mais le parlement édicte une loi fédérale quelques mois après l'adoption de la nouvelle Constitution. Cette loi entre en vigueur le premier janvier 1876, et ne laisse au niveau des compétences que quelques miettes aux cantons. 1312 

      Les disputes de juristes qui accompagnent l'établissement d'une nouvelle législation civile ne donnent que plus de relief à la vaine tentative genevoise, à laquelle participe notamment Pierre-François Bellot, qui avait tenté dans les années 1820 déjà de remplacer le Code Napoléon. En particulier, la proposition d'établir un régime matrimonial basé sur la communauté de biens réduite aux acquêts apparaît comme une idée visionnaire, 1313  qui démontre, la très grande avancée de la législation genevoise et au travers d'elle les mentalités propres à la Rome Protestante en matière de protection des épouses. A ce sujet, le débat peut rapidement être porté parallèlement sur le comportement de la population, et en l'occurrence des jeunes mariés, face au mariage. Emile Acollas, brillant juriste et spécialiste des questions de droit civil, décrit en 1871 une situation peu glorieuse:

'En général, dans les classes dites bourgeoises, le jeune homme désintéressé de toute croyance religieuse et de toute idée de progrès individuel et humain, ce jeune homme là n'arrive au mariage que sur le tard. Il commence par user dans une débauche, plus ou moins longue et souvent précoce, toutes les forces vives de son être, toute la virilité, tout l'enthousiasme de son esprit et de son coeur. Caduc à trente ans, nature déchue, il se marie, comme il dit lui-même, pour faire une fin'. 1314 

      Le mariage tardif des hommes appartenant à la bourgeoisie de Genève, constaté par plusieurs historiens, 1315  a plusieurs origines. La durée de la formation est relativement importante, et comme la réalisation d'un mariage participe à l'établissement de liens d'affaires, cette union ne peut intervenir avant l'achèvement du processus de formation. Enfin, l'apprentissage d'un jeune bourgeois intègre facilement des séjours à l'étranger, ce qui, dans le cas d'un mariage effectué à Genève, en retarde la réalisation.

      Pour autant, la description qu'Acollas donne de la femme n'est guère meilleure que celle de l'homme. Celle qui est 'élevée pour être le joujou de l'homme', 1316  cherche également une fin dans le mariage. A la seule différence que la femme est bien plus jeune et grandement innocente face à un mari qui joue le rôle de son tuteur. Denis Bertholet cite un cas unique daté de 1907 d'une jeune femme qui narre dans son journal les quelques mois qui entourent son arrivée dans le monde adulte, et son mariage. 1317  Le récit illustre parfaitement la situation décrite par Acollas et le cloisonnement familial qui rend toute rencontre non-désirée extrêmement difficile. Lorsque finalement aux alentours de 20 ans, la jeune femme est placée en face d'un soupirant accrédité par les parents, elle ne peut que trouver du charme à ce représentant du sexe opposé qu'elle n'a que trop peu fréquenté. Elle en tombe effectivement amoureuse, mais pour ce que cet homme représente, et non pour qui il est. 'La rage de se marier et une confiance absolue dans le choix de ses parents expliquent seules cette attitude'. 1318 

      La société bourgeoise se trouve dans la deuxième moitié du XIXe siècle dans une situation de transition. Le mariage bourgeois d'essence calviniste, cloisonné et facilement 'de raison', n'est plus en adéquation avec la société née des deux bouleversements politiques et sociaux qu'ont été la révolution française et la Révolution radicale. Après 1846, le mariage bourgeois apparaît comme un anachronisme que les esprits n'ont pu modifier. De plus, la bourgeoisie elle-même évolue, notamment avec l'intégration de plus en plus de parvenus, qui en intègrent les normes sociales ou l'adoption du libéralisme par de plus en plus d'anciens bourgeois. Si Acollas s'attarde en particulier sur ces descriptions de la classe bourgeoise, c'est qu'il admet que ces personnes 'existent en grand nombre'. 1319  Néanmoins, il serait possible de répliquer qu'il trace une caricature propre aux jeunes gens issus des élites, ayant comme habitude de vie l'oisiveté et des occupations futiles, mais lui-même se veut pessimiste sur l'ensemble de la société: 'je ne trouverais pas mieux en dessous'. 1320  Malgré une apparente continuité au sein des élites, le mariage se modifie pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, suivant de quelques décennies les évolutions politiques.

      Les modifications sont apportées par une loi fédérale de 1874 concernent notamment l'âge au mariage. Désormais, tout Suisse, homme ou femme, peut se marier dès 20 ans sans consentement des parents. Le changement est même radical, puisque dès 20 ans, les parents ne sont même pas obligatoirement informés, du moins s'ils ne consultent pas les publications officielles, précédant de 14 jours la cérémonie civile. C'est surtout cette dernière mesure qui provoque une incompréhension des anciens bourgeois, à l'image d'Ernest Naville qui argumente contre la loi: 'A vingt ans, on est bien jeune encore, on a bien peu d'expérience de la vie; un jeune homme et une jeune fille de cet âge, sous l'emprise d'un sentiment un peu vif, risquent de prendre des résolutions fort inconsidérées'. 1321  Si l'argumentation de Naville s'établit contre cette loi, il concerne surtout l'absence d'information obligatoire envers les parents, même au-delà de l'âge légal de 20 ans. Même s'il argumente contre la loi en mettant sur un pied d'égalité les deux sexes, il apparaît que la contestation de Naville concerne surtout les hommes. Les femmes ont un âge au mariage bien plus bas que les hommes, sujets à une période de célibat plus longue, et donc plus facilement susceptibles de faire l'objet de tentations.

      Les stratégies matrimoniales sont mises à mal par cette législation, qui ne veut prendre en considération que le seul mariage d'amour. L'opposition d'Ernest Naville, conservateur convaincu, 1322  se rattache directement à la problématique des réseaux familiaux d'affaires et de la manière très subtile dont les familles usent pour guider le choix, officiellement libre, du conjoint de leurs enfants. La publication des bans, qui ne dure que deux semaines, paraît une période bien courte face aux nombreux et longs déplacements que peuvent réaliser certains hommes d'affaires. Mais l'aspect le plus intéressant du raisonnement d'Ernest Naville réside dans le lien direct qu'il établit avec les successions. L'affirmation de l'existence d'un rapport entre le mariage, surtout au travers du contrat, et la succession n'est pas une nouveauté, mais son utilisation met en lumière l'exacte crainte des milieux bourgeois. Cette peur s'exprime à travers une proposition originale. Puisque le parlement casse le lien familial qui domine le mariage, il doit en faire de même pour les successions. En l'occurrence, selon Naville, 'le père devrait être libre de ne pas transmettre son héritage à un enfant qui s'est marié sans son consentement et peut-être à son insu'. 1323  On ne saurait mieux affirmer son rejet d'une loi qui, pour lui, brise l'ordre des familles. Car si les sentiments amoureux sont du ressort des époux, l'organisation du mariage, de l'approche d'un parti à la négociation du contrat, appartient aux parents.

      Les anciennes familles bourgeoises semblent perturbées par l'évolution que prend le droit civil. Cependant, cette contestation est vaine, tant le système cantonal montre au XIXe siècle ses limites. Comme chaque canton dispose d'une législation civile propre, les points de friction entre deux régimes matrimoniaux radicalement différents donnent place à des situations complexes. Albert Gampert expose plusieurs cas de situations possibles et pratiquement inextricables, mettant en scène l'aberration de la mosaïque législative que représente la Suisse avant 1907. 1324  Un couple de Genevois installés à Berne, qui s'y marient, mais qui retournent finalement vivre à Genève, inaugure par exemple une situation délicate. 1325  Le régime matrimonial qui prévaut dans ce cas de figure est le régime bernois, lieu du mariage. 1326  Si la femme reçoit des immeubles au cours du mariage, 'le mari peut aliéner les immeubles sans son consentement', 1327  conformément aux dispositions du droit bernois. D'après Albert Gampert, la femme ne peut légalement faire annuler la vente, au contraire de tierces personnes, par exemple d'éventuels créanciers, qui échappent au régime bernois, puisqu' établis à Genève. Dans le cas de la vente du bien immobilier par l'époux, pour paiements de créances, les bénéfices ne peuvent revenir qu'à ces tiers, ce qui est très dangereux pour l'épouse qui ne peut cependant faire obstruction. 1328  L'exemple est certes spectaculaire, mais il reste théorique, et suffit à prouver que des situations aberrantes sont possibles avec les régimes civils cantonaux.

      De tels cas de figure concernent en premier chef les élites. En effet, la population concernée par ces problèmes est une population mobile: 'des jeunes gens, qui, pour les affaires, leurs travaux ou leur instruction sont momentanément fixés dans un autre canton que leur canton d'origine. Ce sont, par exemple, des employés de commerce, (...) des ouvriers, des domestiques qui sont allés chercher les moyens de gagner leur vie dans un canton étranger'. 1329  Malgré les apparences de la démonstration, l'impact sur les classes populaires est à nuancer. Si des sources de la fin du XIXe siècle montrent une effective mobilité du monde ouvrier, 1330  l'exemple donné concerne surtout les héritiers potentiels de biens immobiliers, soit plus facilement les membres des élites que des classes populaires.

      L'unification des différents Codes civils cantonaux n'a lieu qu'en 1907, lorsque le parlement adopte le premier Code civil suisse presque 60 ans après la première Constitution Fédérale. Toute la seconde moitié du XIXe siècle n'a finalement représenté qu'une longue période d'adaptation, durant laquelle l'unité nationale s'organise et se construit. Elle a vu les élites tenter de résister à un mouvement mettant en danger les stratégies matrimoniales en vigueur dans les anciennes familles bourgeoises, qui, malgré cette pression parviennent à pérenniser leurs situations.

      Pratiquement, si les lois évoluent en direction d'un renforcement du mariage d'inclination, la structure dans laquelle les unions s'organisent ne semble pas avoir beaucoup changé. En particulier, le recours aux intermédiaires peut se pratiquer de manière identique par rapport au début du siècle, comme le montre cette citation qui date de 1881: 'Un excellent jeune homme de nos amis nous a pris pour négociateurs d'une demande matrimoniale, laquelle n'a pas été acceptée, en sorte que le rôle de consolateur a du succéder à celui d'ambassadeur'. 1331  Le mariage de Marc Monnier et Hélène Dufour en 1860, est un contre-exemple, puisque l'époux s'est passé d'intermédiaire. 1332  Il faut dire que ces familles sont libérales depuis plusieurs années, ce qui explique sans doute cette liberté par rapport à une habitude. Le reste de cette dernière union correspond en tout point au mariage bourgeois, comme la signature du contrat, qui est organisée au domicile de l'épouse avec de nombreux témoins. 1333  Parmi ces derniers se trouve Frédéric Amiel, qui décrit la mariée: '[elle] était curieuse à voir, radieuse sans le moindre embarras, sans l'ombre d'émotion ni de préoccupations. Il n'est pas possible de changer d'état aussi naturellement. Elle paraît femme depuis dix ans'. 1334  Cet état d'esprit qu'Amiel a du mal à comprendre avait également provoqué les interrogations de son futur époux deux ans avant son mariage, lorsqu'il s'en était confié à sa mère: ' Mme Dufour est revenue de son voyage avec Hélène un peu engraissée ; elle a les bras couverts de piqûre de cousins, ce qui ne l'empêche pas de les montrer sans scrupules. Décidément, cette jeune fille n'est pas assez femme'. 1335  Il s'agit pourtant de la même personne, que Monnier a déjà en point de mire.


2. Le renchaînement d'alliances comme assurance à la future carrière d'Antoine Baumgartner

      La question du mariage doit être observée après 1846 sous l'angle des familles qui aspirent à une position de fortune pour leurs enfants. Conscients de la nécessité de passer une union qui peut aider la réalisation d'une brillante carrière, ces familles, qui peuvent être d'origine bourgeoise, poursuivent le rêve d'une ascension économique. Au sein des Baumgartner, la problématique du mariage intervient de deux manières différentes dans le processus de formation du jeune Antoine, placé en apprentissage en Angleterre. 1336  Père et fils échangent à distance des points de vue sur le mariage espéré d'Antoine, qui apparaît comme l'étape nécessaire à sa carrière attendue de négociant. Mais la question matrimoniale intervient également de manière exogène sur l'apprentissage, puisqu'un renchaînement d'alliances est effectué entre les familles Baumgartner et Moilliet pendant le séjour d'Antoine chez ses cousins.

      Lors de son apprentissage, Antoine est conscient de l'importance de réaliser un bon mariage, s'il tient à acquérir une place honorable dans le milieu du grand négoce qu'il convoite. Faire un apprentissage dans une bonne entreprise, c'est-à-dire intégrée dans un réseau d'affaires étendu et stable ne suffit pas; il faut au moins y apporter de possibles extensions. Cette prise de conscience n'apparaît dans la correspondance que tardivement en 1853, 1337  soit près de cinq ans après le commencement de sa formation en Angleterre. A ce moment, l'apprenti est âgé de 21 ans, un jeune âge qui expliquerait qu'il ne se soit pas intéressé au mariage auparavant. D'un simple point de vue légal, le risque pour le Docteur Baumgartner de voir son fils se marier contre son gré n'existe qu'à partir du moment où ce fils dispose de la liberté de le faire sans devoir obtenir de consentement obligatoire de ses parents. Lorsque Antoine approche cet âge clé, 1338  son père s'enquiert de ses prédispositions. Il s'agit autant de prévenir un mariage d'amour que de driller le fils sur l'importance et les conséquences du mariage.

'Si je fusse en bonne voie de faire un mariage convenable, ce mariage dépendant de mon avancement en position, lequel avancement ne s'opérerait pas en l'absence de Monsieur Moilliet, le mariage manquerait nécessairement.' 1339 

      Sur le marché matrimonial qu'il vise, Antoine Baumgartner est clairement dans une position de demandeur. Il n'a pas de fortune et une famille proche restreinte. De plus, ses parents Moilliet ne lui semblent pas assez proches pour l'intégrer totalement à leurs réseaux d'affaires. Même si son avenir est en partie conditionné par un mariage judicieux, ce dernier ne peut se réaliser qu'avec une contrepartie. Ne pouvant être financier, l'apport d'Antoine ne peut concerner qu'un mérite professionnel, obtenu par un avancement dans l'entreprise où il effectue son apprentissage. L'accession à ce mérite passe obligatoirement par la famille Moilliet, jusqu'à ce que ses ambitions soient modifiées suite au changement induit par le projet australien. Le long voyage prévu d'Antoine, qui tient un discours clair sur l'aspect potentiellement définitif de son émigration, soulève d'une manière différente la question matrimoniale. Fini les préoccupations autour d'éventuelles approches de partis intéressants, pour le Docteur Baumgartner l'heure est à la gestion du risque d'un mariage d'amour avec une femme rencontrée par le simple jeu du hasard. Cette préoccupation est très présente chez le Docteur, qui, à force de sollicitations, obtient finalement une promesse de son fils: 'Quant au mariage, nous en reparlerons à mon retour. Tu gardes ma promesse solennelle que jamais je ne prendrai un pas si décisif sans t'en consulter'. 1340 

      Mais cette promesse n'est pas suffisante pour le père inquiet, qui dissimule difficilement que l'unique assurance d'une simple 'consultation' de son avis n'est pas rassurante. Cette inquiétude peut paraître légitime dans une situation géographique où un aller-retour de courrier met environ six mois, tandis que la loi autorise Antoine à se marier dans un délai plus court sans autre consentement que celui de sa future épouse. L'agacement ne tarde pas à apparaître dans les lettres d'Antoine, qui par ailleurs avait à de nombreuses reprises par le passé consulté son père, pour des sujets bien plus futiles que le mariage: 1341  'Tu sembles avoir peu de confiance en moi, par la manière dont tu me lectures sur le mariage'. 1342  Cette lettre clôt les discussions sur le sujet quelques semaines seulement avant le grand départ pour l'Australie. 1343 

      La crainte de voir son enfant conclure un mariage sans tenir compte de son avis met en lumière de manière plus intense les attentes du Docteur envers la famille chargée d'encadrer son fils. La confiance existant entre père et fils, si elle est renforcée par une surveillance étroite de parents, s'établit sans peine. Cependant, les liens familiaux entre les Baumgartner et les Moilliet qui devraient fonctionner comme garantie, ne sont pas très étroits, 1344  et surtout ils sont anciens. Dans une telle situation, le mariage de James Moilliet avec Lisy Sayous, nièce du Docteur, intervenu en 1853 au cours de l'apprentissage d'Antoine, apparaît comme une belle opportunité pour rapprocher les deux familles. Ce mariage est un renchaînement d'alliances qui sert complètement les intérêts de la future carrière d'Antoine. Lisy Sayous est la personne ayant le plus proche lien de parenté avec le Docteur Baumgartner, et susceptible de se marier à cette époque. De plus, il apparaît dans la correspondance 1345  que cette demoiselle est très proche de Baumgartner père. Fille unique, elle a été élevée par le Docteur à Saint-Jean. 1346  Il faut dire que ce dernier a perdu sa fille cadette, et que sa femme et son fils sont éloignés de chez lui.

      La période de tractation qui a entouré ce mariage est relativement courte, du moins du point de vue du père. En février 1853, 10 mois avant le mariage de Lisy, André Sayous, son père, adresse une lettre au Docteur Baumgartner, à l'occasion de l'entrée en majorité de sa fille, élevée à Saint-Jean. La question matrimoniale, qui revient alors entre les seules mains de l'intéressée, apparaît dans la lettre de manière accolée à l'analyse d'une situation de fortune précaire. En effet, les parents de Lisy n'ont pas grande fortune et les deux héritages qui lui reviennent sont de peu d'importance. 'J'ose espérer que quelque honnête homme lui trouvera assez de qualités et de charme d'autre part, pour se contenter de cette dot. Serait-il question de quelqu'un? Vous ne me le cachez pas, mon cher docteur, quoique j'aie une parfaite confiance dans la tendresse de votre mère pour bien marier sa petite fille'. 1347  Dans cette lettre, il est surprenant de constater que le père de Lisy n'est que peu intéressé par le destin de sa fille. La personne clé d'une future union n'est même pas le Docteur, mais la mère de ce dernier. Il ne s'agit pas de savoir si André Sayous se sent concerné par la destinée de son enfant, ce qui est certain aux vues de ce qu'il écrit, mais bien de constater que le choix du conjoint revient dans ce cas aux parents chargés de l'éducation de la jeune fille.

      La position géographique de Lisy Sayous est toujours parfaitement connue grâce à la correspondance. Si Antoine Baumgartner ne la fait pas figurer en fin de lettre aux côtés de son père et de sa grand-mère, il donne de ses nouvelles à son père, laissant supposer sa présence en Angleterre. Cependant, Lisy n'a jamais effectué seule le trajet Genève-Birmingham. En août 1851, elle se rend à Birmingham et voyage avec Antoine, qui rentre après avoir passé quelques jours à Saint-Jean. Pendant ce séjour, Antoine indique que Lisy 'plaît beaucoup' à ses cousins anglais. 1348  Elle retourne en Suisse en octobre de la même année, faisant le voyage avec James Moilliet et ses filles.

      Une année plus tard, elle se rend en Angleterre une seconde fois depuis le début de l'apprentissage d'Antoine, et fait le trajet avec le Docteur Baumgartner 1349  qui rend visite à son fils. Tandis que le Docteur rentre quelques semaines plus tard, Lisy reste chez ses cousins, et passe Noël en Angleterre. Ce séjour prolongé n'est sans doute pas prévu, et le Docteur s'en inquiète auprès de son fils qui lui indique qu'elle reviendra en Suisse en septembre, sans que cette date soit arrêtée. 1350  C'est pendant ce séjour qu'un lien s'établit entre Lisy et James Moilliet chez qui elle loge. 1351  'Lisy y a [chez James Moilliet], ce me semble, beaucoup changé pour le mieux. Elle jouit d'une santé glorieuse, radieusement peinte sur toute sa personne. Elle est aussi plus gaie & plus cheerful que je ne me la rappelle à Genève'. 1352 

      Si en octobre 1853, Lisy est à nouveau située à Saint-Jean, de même que James Moilliet, 1353  avec qui elle a certainement effectué le voyage retour, ce n'est que temporaire, et elle quitte définitivement la Suisse entre novembre 1354  et Noël 1853. Le 11 décembre 1853, James Moilliet était à nouveau présent à Saint-Jean, pour s'y marier avec Lisy Sayous. 1355  On retrouve cette dernière devenue épouse de James Moilliet, et installée avec lui dans sa propriété des Elms, où elle a passé plusieurs mois au début de l'année, 1356  avant le 29 décembre 1853. 1357  La frontière entre mariage d'amour et de raison est, malgré les apparences, difficile à tracer. L'avis d'Antoine au sujet de ce mariage n'est pas débordant d'enthousiasme:

' Tu me demandes de te raconter en détail tout ce qu'il s'est passé à la réception de Lisy (...) Plus j'y regarde, plus j'hésite à arriver à une conclusion sur la politique de ce mariage, & sur l'échange de Monsieur Moilliet contre Monsieur B. 1358  Lisy pourrait faire de ce dernier un homme heureux, compléter son existence c'était une noble tâche, & qui pourrait justifier mon orgueil bien placé. Ici Lisy vient remplir un vide qui n'existe pas, elle peut faire peu ou rien pour Monsieur Moilliet. D'ailleurs, je crois qu'elle mènera une existence douce & peu inquiétée, & c'est là, je pense la grande affaire. Elle est casée, c'est bien'. 1359 

      Antoine ne perçoit pas cette alliance comme utile à son avancement. Pourtant, ce providentiel raffermissement d'alliance intervient dans une période où l'avenir d'Antoine se joue. L'apprentissage a débuté depuis plus de cinq ans, et ne porte toujours aucun fruit. Il est impossible dans ces conditions de ne pas voir que le remplacement d'un époux potentiel, Monsieur B, par James Moilliet, sert les intérêts d'Antoine. En l'absence de résultats dans la formation de son fils, le Docteur voit s'établir un nouveau lien familial qui tend à resserrer les deux familles. Curieux de connaître l'impact de cet événement sur la famille Moilliet, il demande à son fils une narration 'en détail' de l'arrivée de la mariée chez ses cousins.

      Ce renchaînement d'alliance ne va pas porter les fruits attendus. Lisy se coupe de Saint-Jean, et semble littéralement embrasser un autre parti. Le simple fait que le Docteur ait recours à son fils pour obtenir des informations sur sa nièce, montre clairement que le lien qui existait entre lui et Lisy a été définitivement abandonné. En se mariant, Lisy a cassé le lien qui l'a provisoirement unie au Docteur, voire sans doute aussi avec son père, pour en établir un autre, de même nature, qui la lie désormais uniquement à son mari. Or James Moilliet et le Docteur n'entretiennent pas une correspondance régulière aux yeux de ce dernier. 1360  Pourtant, depuis le mariage de Lisy, l'échange épistolaire est réel. 1361  Lorsqu'ils s'écrivent, l'incompréhension est totale, James Moilliet semble très confiant envers le projet australien et avoue au Docteur espérer pour ses enfants une situation comparable à celle d'Antoine. 1362 

      Alors que les difficultés s'accumulent en Australie, Lisy semble cependant très éloignée des Baumgartner. Elle n'est simplement pas mise au courant de l'avancée du projet, et surtout de son échec. 1363  La déception des Baumgartner, qui voient s'éloigner et Lisy et James Moilliet, est grande: 'Tu as raison. Le mariage de Lisy aura été ma perte'. 1364  Non seulement le Docteur a 'perdu' sa nièce, mais encore son cousin, qui semble n'avoir plus aucune préoccupation pour lui et son fils. Au-delà de l'échec personnel, cette histoire nous montre que le jeu des alliances familiales n'offre aucune garantie absolue de succès, en particulier lorsque le jeune qui est au centre du jeu n'a pas réussi à convaincre ses mentors lors de son apprentissage.


3. Quand la raison l'emporte: le cas de la famille Turrettini

      Le cas d'Antoine Baumgartner concerne une ancienne famille bourgeoise qui ne possède pas, lors du renversement politique, de fortune importante et de liens avec la toile d'araignée des réseaux d'affaires. Faire sa place au soleil devient peut-être de plus en plus impératif, puisque le statut politique échappe définitivement aux anciens bourgeois, mais la concurrence est rude. L'évolution des alliances matrimoniales qui se créent au sein de la famille Turrettini est intéressante pour illustrer l'autre cas possible d'anciennes lignées bourgeoises, c'est-à-dire les familles établies bien avant la Révolution de 1846, qui ont une situation à préserver et non à créer.

      Les Turrettini sont originaires du Lucques, 1365  et ont fait partie d'une vague d'immigration qui est arrivée à Genève au XVIe siècle. Le 'Refuge italien', 1366  composé notamment des Turrettini et des Micheli, a d'abord été actif dans le commerce de la soie. De cette position dans le grand négoce, ces familles ont investi les autorités politiques. S'il fallait définir une classe patricienne pour le XVIIIe siècle, nul doute que les familles du 'Refuge italien' en feraient partie.

      

Schéma généalogique 13.1 : Arbre généalogique de la famille Turrettini au XIXe siècle

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol. II [2e édition], Genève, 1892, p. 475-479; BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998.

      La famille Turrettini au XIXe siècle est particulièrement intéressante car elle tisse un remarquable réseau d'alliances en diverses directions. Vers d'anciennes familles bourgeoises comme la famille Rigaud, 1367  mais aussi vers des familles du monde de la finance, en tête desquelles se trouve la famille Ador. En centrant l'étude sur Théodore Turrettini, on remarque que les renchaînements d'alliances sont multiples. Certes la taille de la famille est importante, avec de nombreux rameaux qui se créent, mais plus que le nombre, c'est la qualité des alliances qui fait la force du réseau familial.

      

Schéma généalogique 13.2 : Alliance entre les familles Necker et Turrettini

Elaboré à partir de : GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol. II [2e édition], Genève, 1892, p. 475-479, 609.

      Les liens antérieurs à Théodore (voir schéma ci-dessus) unissent la famille Turrettini avec des familles semblables, c'est-à-dire d'ancienne bourgeoisie et de longue tradition au service de la collectivité. Le grand-père de Théodore, Charles Turrettini (1782-1857) était allié avec les familles Necker et De Saussure, indirectement aussi avec la famille De la Rive. Les enfants de Charles connaissent des alliances similaires. L'aîné, William Turrettini (1810-1876), renchaîne l'alliance avec la Famille Necker en épousant une fille De la Rive (voir schéma 13.2). Deux autres de ses trois frères sont mariés avec les familles Rigaud-Constant de Rebecque, dit Rigaud-Constant, et Favre. L'alliance avec la famille Rigaud revêt la double conséquence de lier la famille Turrettini avec la famille de Jean-Jacques Rigaud, mais également de lier indirectement les Turrettini avec le pôle familial Prévost. La fratrie Rigaud-Constant dispose en effet d'une double alliance avec ce pôle familial, par la famille Marcet et par la famille Plantamour, alliées toutes deux à Alexandre Prévost.

      

Schéma généalogique 13.3. : Alliances entre les familles Turrettini, Favre et le pôle Prévost

Elaboré à partir de: GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, vol. II [2e édition], Genève, 1892, p. 475-479, 609.

      Les filles Turrettini de cette génération passent également des alliances en direction de familles bourgeoises influentes. L'aînée épouse un Fatio, puis sa soeur épouse le fils du professeur Ernest Naville (1816-1909). Enfin, la cadette, Emilie Turrettini, épouse un des fils de Michel Chauvet, Conseiller d'Etat de 1867 à 1881. Cette dernière alliance ouvre également une alliance en direction du monde de la finance par le beau-frère d'Emilie, Marc-Alphonse Chauvet (1853-1907), banquier à Paris.

      Il est intéressant de constater que la famille Favre, deuxième alliance de cette génération et première d'un garçon, est également alliée à la famille Rigaud, mais à Jean-Jacques, soit le frère de Rigaud-Constant. Il est aisé dans ce cas de figure de conclure que cette dernière alliance passée avec la famille Favre avait l'avantage de renforcer encore la proximité de la famille Turrettini avec l'ancien Premier-Syndic de la République. Cette précieuse alliance est ainsi l'objet, à la génération suivante, soit avec Théodore Turrettini, d'un renchaînement dont l'origine laisse apparaître un fonctionnement original. Dans la biographie de Théodore Turrettini, il est clairement indiqué que c'est ce dernier qui a pris l'initiative de demander la main de Catherine Favre, devant même attendre plusieurs mois un accord des parents Favre, d'abord réticents. 1368  Cette biographie laisse habilement sous-entendre qu'il s'agit d'un mariage d'amour, sans pour autant l'affirmer. Tout le deuxième chapitre du livre est consacré à ce mariage. 1369 

      De retour d'Allemagne, où Théodore Turrettini a passé plusieurs mois, 'l'idée de se marier lui vint vite'. 1370  Une 'idée qui vient' en 1870 est difficilement assimilable à de l'amour, à moins d'être confronté à un authentique coup de foudre, difficile à réaliser dans le cas présent étant donné l'absence de contact entre les deux jeunes gens, et l'absence d'un descriptif de cet hypothétique coup de foudre dans la biographie du concerné, pourtant de la main de sa femme. Toujours est-il que les aspirations du soupirant se heurtent au refus d'Alphonse Favre de voir sa fille quitter son foyer, ce qui renforcerait l'idée d'un mariage d'amour par absence de calcul de la part du père de Catherine Favre. 1371  Cette situation ambiguë donne par contre une mesure très précise de la force des réseaux familiaux et de la tradition bourgeoise, puisque dans le récit de Catherine Favre on retrouve deux éléments centraux du mariage bourgeois: 1372  l'intervention des proches et l'importance des bals.

      La première rencontre des deux jeunes gens rapportée par la biographie de Turrettini a lieu en avril 1870 lors d'un bal. 1373  Quelques semaines auparavant, Théodore Turrettini est pris en photo à un bal précédent organisé par Georges de Seigneux. 1374  Cette photo est réclamée par la mère de Catherine Favre, par personne interposée, pour sans doute se rendre compte de l'allure du soupirant. 1375  Cet épisode inaugure l'intervention des proches dans le processus d'élaboration de l'alliance. Théodore Turrettini 'trouva facilement des intelligences dans le camp ennemi', 1376  ce qui est d'autant plus facile qu'il est parent avec plusieurs proches de la famille Favre. Le microcosme des anciennes familles de la haute bourgeoisie semble s'ébranler de coeur pour servir la cause de Théodore.

'Aucun projet, aucune action des uns et des autres ne restaient un mystère dans ce groupe compact de parents et d'amis et les cousins germains des deux côtés intéressés par cette intrigue qui se nouait, apportaient leur tribut de petits renseignements et organisaient des rencontres'. 1377 

      Deux mois plus tard, la première demande officielle est adressée à Monsieur Favre par les parents Turrettini. 1378  Ces derniers n'ont donc pas eu recours à des intermédiaires, comme cela était le cas au début du siècle. Le refus 'pas absolu' 1379  des parents de Catherine Favre, place cependant la famille Turrettini devant une difficulté supplémentaire: comment faire pour que les jeunes gens se rencontrent, sachant le refus? La solution passe par les réseaux familiaux.

      Le premier type d'aide que ces parents apportent s'adresse aux parents Favre, à qui ils vont vanter les mérites du soupirant. La tante de Théodore, soeur d'Alphonse Favre, 'fait un grand morceau à [s]on sujet, sans se compromettre le moins du monde'. 1380  D'autres, prennent moins de circonvolutions, comme Edouard Naville, qui n'a aucun lien de parenté avec Théodore Turrettini, mais qui est un neveu de Julie Favre, née Rigaud (1824-1880). Son aide est d'une autre nature et touche plus directement les futurs époux. Il s'arrange pour que Théodore Turrettini se trouve dans sa voiture lorsqu'il va chercher sa mère en visite chez sa soeur Favre. Cette dernière, certainement au courant de l'astuce, allonge l'entrevue et propose un thé à ses visiteurs. 1381  Jamais Théodore ne saura par qui cette entrevue a été organisée. 'Battue en brèche' 1382  la forteresse Favre est prête à tomber, mais les parents de Théodore se trouvent à l'étranger, et ses proches le pressent de conseils. Germaine Rigaud (1831-1910), tante de Théodore lui conseille d'attendre, de même que son oncle Auguste Turrettini-Favre (1818-1881). 1383  C'est une nouvelle intervention d'une fille Rigaud, Emilie (1814-1887) épouse de Charles Sarasin, qui emporte finalement l'accord de la famille Favre. 1384 

      L'auteur du récit, rédigé pendant la guerre, précise que 'dans notre XXe siècle, cela ne se passera plus ainsi', 1385  laissant sous-entendre qu'en l'espace de quelques décennies l'évolution a été importante. Cette allusion, même si elle est contredite en partie par le témoignage cité par Denis Bertholet, est une première lézarde qui fissure le mariage de raison. A ce stade, il est important de rappeler que Calvin avait eu une position novatrice en matière de mariage, qu'il avait facilité pour les jeunes gens, favorisant ainsi le mariage de raison. Le retour à un système où les pressions familiales sont moins fortes, du moins plus discrètes, ne ferait que refermer une parenthèse bourgeoise née avec la pression des affaires. Pourtant, cette évolution n'a pas pu se réaliser aussi vite spontanément, sans qu'un événement ne vienne la renforcer.


4. De la raison, du divorce et de l'amour: la cassure de 1874

      La simple constatation d'un changement de comportement n'est pas forcément significative de l'importance de ce changement. Constater un plus grand nombre de mariages d'amour, ce qui serait déjà extrêmement délicat à réaliser en soi, ne voudrait pas dire forcément que ces derniers aient été subitement plus nombreux. C'est le problème récurrent de la mesure et de sa pertinence. De plus, une modification subite du mariage ne peut provenir que d'un changement législatif, qui, dans un régime démocratique, touche de manière égale l'ensemble de la population. A Genève, l'entrée en vigueur simultanée en 1874 de deux nouvelles lois touchant au divorce, une loi cantonale et une loi fédérale, a des incidences sur le mariage. 1386 

      Le régime démographique subit de profondes modifications pendant la seconde moitié du XIXe siècle, conformément à ce qu'avait remarqué Louis Henry au sein de la population bourgeoise de Genève. Les femmes issues d'anciennes lignées bourgeoises se marient plus tard, et le divorce se fait plus fréquent. 1387  Bien que l'affirmation soit claire, Louis Henry n'a publié aucune donnée statistique sur ce sujet. Le graphique 13.1 ci-après, qui montre l'évolution de l'ensemble des divorces à Genève, indique clairement qu'une cassure nette se produit en 1874, puisqu'en quelques mois, le nombre de divorces est multiplié par trois. Ainsi, 1874 constitue une date charnière pour le mariage, qui correspond en fait à une double modification des lois. Le nouveau Code pénal genevois, adopté en 1874, supprime l'adultère du nombre des délits. 1388  Louis Bridel remarque à ce sujet que Genève est le premier canton suisse à ne plus considérer l'adultère comme un délit, tout en soulignant qu'il reste 'une cause naturelle du divorce pour l'autre conjoint'. 1389  L'effet de ce changement du code pénal est multiplié par l'adoption la même année au parlement fédéral d'une loi qui 'facilite les divorces'. 1390 

      La brusque césure de 1874 dans le nombre de divorces prononcés à Genève ne peut avoir pour explication que ces deux changements législatifs, sans qu'il soit encore possible pour autant de mesurer précisément la part de chacun dans l'augmentation observée. Une comparaison avec les données du canton de Vaud, également présentes sur le graphique 13.1, illustre à quel point la modification du Code pénal genevois a été importante dans l'effet multiplicateur des divorces. Tandis que le nombre de divorces triple à Genève, il n'augmente que de 73% dans le canton de Vaud, concerné par le seul changement institué par le parlement fédéral.

      

Graph. 13.1. : Nombre de divorces observés à Genève pendant le XIXe siècle

Source: CARDINAUX, Michèle, Démographie genevoise au XIXe siècle. Des sources aux chiffres: synthèse rétrospective, mém. de lic. Histec, Univ. De Genève, Genève, 1997, p. 129-138; BRIDEL, Louis, La puissance maritale, étude de philosophie du droit sur la condition de la femme mariée, Lausanne, 1879, p. 58.

      Nous émettons l'hypothèse que ces modifications qui ont trait au divorce agissent directement sur les mariages de raison. Bien que la résistance de certaines familles bourgeoises a certainement lieu, notamment face à la respectabilité bourgeoise qui ne saurait être bouleversée par une simple loi, la tendance générale doit peu à peu avoir raison de ces résistances. Les divorces facilités représentent une soupape de sécurité qui s'est ouverte. Sachant qu'une multiplication des cas de divorces trouve son origine à Genève dans la modification du code pénal de 1874, il est impossible de conclure que les maris genevois sont brusquement devenus adultérins, sinon la cassure n'aurait pas été aussi rapide. Cela signifierait qu'en quelques semaines, les adultères se seraient multipliés, faisant exploser le nombre de divorces. Le triplement du nombre de divorces serait plutôt la conjonction de deux phénomènes. A partir de 1874, face à une situation d'adultère pré-existante, un des époux demanderait d'autant plus facilement le divorce qu'il sait ne pas mettre en accusation trop grave son conjoint. Une volonté de séparation a été encore renforcée suite à la facilitation offerte par la loi fédérale.

      Cependant, l'observation générale ne concerne pas que la bourgeoise, même si la succincte affirmation de Louis Henry confirme cette observation. Pourtant, s'il doit être une catégorie sociale particulièrement touchée par ce phénomène, c'est bien à priori celle qui a recours au mariage de raison. L'année 1874 imprime deux mouvements forts différents. La fin de la répression pénale d'un adultère pourrait servir les intérêts des personnes mariées suivant une 'raison'. Les éventuelles infidélités de ces dernières, facilitées par l'absence d'un sentiment amoureux au mariage, étant moins fortement réprimées. Par contre, la facilitation du divorce agit fortement en sens inverse. En adoptant ces nouvelles mesures, les législateurs n'ont pas voulu faire autre chose que favoriser au maximum l'union d'inclination. Il s'agit donc d'une véritable cassure avec une situation ancienne.

      Une modification des habitudes bourgeoises vis-à-vis du mariage de raison, ne peut voir le jour que parallèlement à une évolution du cloisonnement social dans lequel les familles anciennement bourgeoises construisent leurs stratégies d'alliances et leurs unions. En cela, la problématique matrimoniale suit une même logique que la problématique scolaire. Même si ce n'est à pas à l'école que se construisent les unions, le progressif tassement des institutions privées, dont les activités ont été dopées par la Révolution Radicale, suit une dynamique identique de décloisonnement social.

      La seconde moitié du XIXe siècle voit incontestablement les élites confrontées à une modification profonde du mariage, signe d'une certaine évolution du monde bourgeois. Les lois changent, les moeurs évoluent. Tout concourt à donner plus d'importance au mariage d'amour, expression de la liberté individuelle tant louée depuis les Lumières. Différents exemples, pris dans la première moitié du siècle, illustrent parfaitement cette évolution. Sans reprendre les témoignages qui ont été cités au début de ce chapitre, on trouve notamment dans les écrits de John Petit-Senn, poète genevois, libéral et membre de l'Association du trois mars, plusieurs textes qui sont très sévères sur les élites. L'un d'eux, écrit avant 1846, s'intitule 'Se faire gendre', 1391  et critique sévèrement les jeunes hommes issus des élites qui 'pêchent la dot (...) ne se trouvant nulle vocation pour faire autre chose'. 1392  Sans que le mariage de raison soit explicitement cité, la description offerte par John Petit-Senn n'est pas différente de celle d'Acollas offerte plusieurs décennies après, et qui met en avant les trentenaires qui cherchent une fin: 'leurs coeurs brûlent d'une flamme dont l'ardeur est toujours en rapport avec la cassette convoitée'. 1393  La description peu glorieuse que dresse Petit-Senn est vérifiée par des travaux historiques. 1394  Pour la période 1800-1846, Reto Schumacher montre que les âges moyens au premier mariage des classes supérieures 1395  donnent naissance à la plus grande différence d'âge. 1396 

      Si Petit-Senn décrit les élites avant 1846, nous disposons pour la seconde moitié du XIXe siècle d'un exemple unique de comportement visiblement amoureux de la part d'un fils issu d'une ancienne famille bourgeoise, amorce idéale pour une conclusion à ce chapitre. La famille d'Alexandre Prévost, si elle veut avoir un descendant masculin portant le nom de son établissement bancaire, doit impérativement conclure une union féconde sur son seul fils. Sans faire de cet exemple une généralité, il paraît important d'en faire état pour démontrer que les enfants des élites peuvent disposer, au-delà du carcan familial, de possibilités discrètes pour cultiver leur amour. En 1860, Alexandre Prévost fils, qui porte le même prénom que son père, se marie avec Augusta De la Rive, fille d'Auguste de la Rive, de 17 ans sa cadette. Il est l'aîné, et le seul garçon, d'une fratrie de trois enfants dont le père a fondé la banque Morris Prévost & Cie.

      Il est impossible de ne pas voir poindre dans cette union une stratégie matrimoniale. Cette dernière est simple et vise à renforcer les alliances des deux familles, déjà indirectement parentes, comme le montre le schéma généalogique 8.4. Dans le contrat de mariage qui établit les règles de l'union, le montant de la dot est fixé à 200'000 francs, plus un immeuble de la Haute-Ville, provenant de l'héritage maternel. 1397  Or, au décès d'Alexandre, la reprise dotale ne se monte qu'à une somme dérisoire de 13'600 francs 'pour application de l'article 14'. 1398  Or, le contrat de mariage référencer ne contient que 4 articles. 1399  Notre hypothèse est que cet article 14 soumet la restitution dotale à la condition que l'union soit féconde. Un moyen simple et efficace pour s'assurer une descendance, étant donné que nul autre membre de la fratrie ne peut initier cet indispensable chaînon pour permettre la continuité des affaires de la famille Prévost. De plus les choses pressent et Alexandre Prévost fils se marie sur le tard (il a 39 ans au moment de son mariage).

      Amour trop fort pour admettre une telle pression sur une jeune femme de 22 ans, ou simple volonté de supprimer les effets de cette disposition avec laquelle il n'est certainement pas d'accord, toujours est-il qu'Alexandre Prévost réagit de manière subtile. Moins d'une semaine après la cérémonie, il se rend chez le notaire qui a reçu son contrat de mariage et rédige son testament. 1400  Dans ce dernier, Alexandre Prévost fils a couché un legs particulier à sa femme de 250'000 francs, soit une somme presque équivalente à la dot. Effectivement sans enfant lors du décès, sa femme hérite de cette somme, alors que sa reprise dotale est réduite par ce mystérieux article 14. 1401 

      Dans ce geste, réside soit une preuve d'amour, soit de respect envers son épouse. Dans les deux cas, il est l'expression d'un homme en contradiction avec son milieu. Avant tout, et par rapport à l'immense fortune familiale, ce geste est symbolique, mais il signifie énormément. La somme léguée en donation ne peut pas mettre en difficulté la famille Prévost, comme la non-restitution de la dot ne devrait pas pouvoir mettre en péril une représentante d'une des plus riches familles genevoises, fille d'un des conservateurs les plus célèbres. D'un autre côté, la manière employée pour rectifier une injustice prévue par les familles est d'une notable sagesse. Avec la solution testamentaire, Alexandre Prévost évite un affrontement direct avec les siens.

      Cet exemple unique, additionné aux autres éléments présentés ci-avant, indique qu'il existe bel et bien une tendance nette, bien que ses effets sur des élites de plus en plus hétérogènes sont délicats à apprécier. Le mariage reste, après 1846, le meilleur moyen d'asseoir une situation professionnelle, puisque la puissance et l'efficacité des réseaux familiaux d'affaires sont toujours intacts. Les exemples d'Antoine Baumgartner et de Théodore Turrettini sont significatifs. L'un tente vainement de se faire une place au soleil, tandis que l'autre, disposant d'un cadre familial bien plus favorable, réussit parfaitement à pérenniser un système d'alliances séculaires.

      La place croissante que prend la question du divorce dans la société suisse et genevoise dès 1874, agit contre la toile d'araignée des réseaux familiaux d'affaires. Nous voyons dans l'évolution du divorce un fractionnement des anciennes familles bourgeoises. Après 1874, et peut-être déjà auparavant, pour qu'un mariage de raison fonctionne, en portant les fruits que l'on attend de lui, il est indispensable que ce mariage se réalise dans un milieu presque hermétiquement cloisonné. Encore plus cloisonné qu'auparavant. De fait, seule les très grandes familles, pouvant s'offrir ce cloisonnement, peuvent continuer à conclure des mariages de raison, au contraire de la petite et moyenne bourgeoisie.

      Les alliances matrimoniales pendant cette deuxième moitié du XIXe siècle sont toujours utiles, voire plus, considérant que les établissements veulent continuer à pouvoir investir dans des domaines techniques de plus en plus gourmands en capitaux. En dehors des alliances économiques par mariages, cette seconde moitié du XIXe siècle connaît également un mouvement général de fusion et de rachat d'établissements bancaires qui suit la même nécessité.

      Plusieurs banques privées sont sorties du néant au cours du XIXe siècle. Leurs fondateurs n'ont pas bénéficié de ce que nous avons défini comme un pôle familial, ce qui les place parmi les nouvelles élites financières. Mais ce terme est à employer avec prudence. Il est indispensable, à la suite de ce qui a été dit dans la partie sur l'éducation, de regarder comment ces jeunes apprentis, membres de familles qui ont accédé tardivement à la bourgeoisie, ont fait pour se marier, et d'abord comment ils considèrent le mariage. Au milieu de leurs aspirations de carrière, le mariage tenait une place centrale, tant ils étaient conscients de l'importance qu'une utile union pouvait apporter. Cet élément est particulièrement visible au travers des correspondances entre parents et enfants. Le mariage, dans ces correspondances apparaît comme un élément à part entière du processus qui conduisait à la réussite, au même titre que la maîtrise des principes de l'économie politique.


Conclusion

      A l'image de ce qui s'est opéré dans le domaine de l'éducation, les anciennes familles bourgeoises parviennent remarquablement à cloisonner leurs habitudes matrimoniales. Pendant tout le XIXe siècle, l'évolution du mariage bourgeois semble quasiment inexistante, du moins se produit-elle extrêmement lentement. L'attachement à la tradition n'est guère bousculé par le droit civil qui met de longues années à se transformer, alors même que la coutume calviniste a toujours été proche du droit napoléonien. S'il paraît évident que les pratiques sociales ont toujours plus de peine que les options politiques ou économiques à se modifier, l'action des anciennes familles bourgeoises, qui se referment sur elles-mêmes, a certainement participé à la non-diffusion de certaines idées contraires à leurs intérêts.

      Le mariage bourgeois conserve tout entier ses attraits. Puisque le monde des affaires est quasiment inaccessible pour un membre extérieur à ce milieu, la question de l'alliance demeure un enjeu délicat. Toute personne en âge de se marier peut être convoitée de l'extérieur de son groupe familial car elle peut représenter une porte d'entrée. D'un autre côté, cette même personne ne peut qu'être sujette à des mesures de protection accentuée de la part de son cercle familial, qui ne peut que redouter l'ouverture des moeurs, et avec elle celle des lois. L'exemple de la famille Turrettini et de ses alliées démontre la force des anciennes lignées bourgeoises, qui restent attachées au mariage endogame. Ces mariages peuvent alors donner naissance à des unions particulièrement influentes, car concernant plusieurs familles renommées et puissantes dans le monde des affaires.

      Ce comportement de caste n'a de fait aucune raison de se modifier au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. A la tête d'associations bancaires florissantes, et pour autant que les lignées anciennement bourgeoises demeurent aussi nombreuses, rien ne nécessite une ouverture de ces familles. Les lézardes ne peuvent intervenir que de l'intérieur, lorsque des enfants parviennent à briser l'étau qui les entoure. En réalisant un mariage d'amour, ces jeunes gens ouvrent une brèche qui, grâce aux successions, peut virtuellement faire entrer des groupes extérieurs dans le capital de leurs familles.


14. Les placements financiers des élites dans la seconde moitié du XIXe siècle

      Depuis l'époque faste des foires du XVIe siècle, Genève est un marché de capitaux. L'excédent de richesses de la cité de Calvin s'est exporté grâce au négoce. Cette tendance s'est poursuivie jusqu'au XIXe siècle, mais s'est peu à peu transformée. Des affaires de négoce, les investissements ont peu à peu gagné les affaires de banque, si bien qu'au moment de la Révolution radicale de 1846, une grande partie des capitaux genevois sont placés sur des fonds étrangers. Plusieurs historiens ont remarqué ce phénomène sans toutefois l'observer dans le détail. 1402  Au mieux, ils constatent que ces placements étrangers sont majoritairement des emprunts d'Etat et que cet engouement pour ce type de fonds date de la fin du XVIIIe siècle. 1403  Pourtant, l'étude des investissements genevois revêt une importance capitale. 1404  Essentiellement d'origine bourgeoise, 1405  les capitalistes disposent des moyens de soutenir l'économie locale, mais tardent à le faire. Est-ce par peur de la technique? Est-ce par incompréhension du monde moderne? Au travers des déclarations de successions, il est possible de mesurer assez précisément le comportement financier de ces capitalistes.

      L'affirmation selon laquelle une Révolution fait peur aux élites est une lapalissade. En matière économique les effets d'une révolution peuvent être aussi très importants. A Genève, les souvenirs de nombreuses ruines qui ont suivi la révolution de 1792 sont présents tout au long du XIXe siècle confirmant ce qu'en disait Rousseau: 'Par tout pays, le peuple ne s'aperçoit qu'on attente à sa liberté que lorsqu'on attente à sa bourse, ce qu'aussi les usurpateurs adroits se gardent bien de faire'. 1406  Ce phénomène de ruines en cascade est tel qu'il est utile de savoir ce qu'est devenu le capital bourgeois après la révolution radicale, très dissemblable de sa soeur du XVIIIe siècle. Plus encore, il est important de comparer la situation des années 1846-1864 à celles qui ont suivi la révolution française, qui, comme nous l'avons vu, ont placé beaucoup de familles bourgeoises dans une position d'infortune.

      Derrière l'apparente futilité de savoir si les riches sont toujours aussi riches après le basculement du pouvoir politique en 1846, se cache une étape indispensable pour mieux comprendre le développement économique de Genève pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Vis-à-vis des anciens bourgeois, le nouveau pouvoir politique n'a pas été tendre, portant l'affrontement partout où le pouvoir héréditaire s'affirmait, sur le terrain bancaire à l'Académie notamment. Face à cette politique de purge des radicaux, les anciennes familles bourgeoises, déjà sérieusement ébranlées par la perte effective de leur 'vocation sainte' de gestion de l'Etat, se font extrêmement discrètes. Par exemple, le flot de brochures conservatrices polémistes, très important entre 1838 et 1847, se tarit, prouvant que les conservateurs ont perdu la main de la politique genevoise.

      L'évolution du système bancaire et surtout la lutte acharnée qu'y mènent radicaux et bourgeois autour de la révolution radicale pour son contrôle, démontre que le repli politique des familles bourgeoises est à relativiser. Il ne s'accompagne ni d'un tassement général de leur fortune, ni de ruines en cascade, comme cela avait été le cas à la fin du XVIIIe siècle. Face à des leaders radicaux sans grands moyens financiers, les anciennes familles bourgeoises détiennent l'unique réservoir de capital immédiatement à disposition. Encore est-il nécessaire que les vannes de ces capitaux s'ouvrent pour les projets des nouvelles autorités, ce qui est loin d'être acquis dans une situation de confrontation permanente entre les tenants d'un ordre séculaire et les radicaux, désireux d'offrir aux entrepreneurs locaux un accès facilité au crédit.


1. Les investissements des élites genevoises au travers des déclarations de successions

      Sur la base d'un échantillonnage de 192 déclarations de successions, 1407  nous avons tenté de dresser un état de la fortune de quelques familles bourgeoises pendant la seconde moitié du XIXe siècle. 1408  Si les résultats fournis par cette base de données sont essentiellement présentés dans les chapitres 16 et 17 de cette thèse, qui concernent la mort, les déclarations de successions donnent de précieuses informations sur les placements financiers effectués. Investissements qui concernent plus la vie active que les successions.

      Le recours à des placements financiers est courant au sein des élites genevoises et cela sans distinction de sexe. Sur un total de 192 déclarations de successions, 142 contiennent des placements financiers, pour une somme cumulée qui avoisine les 100 millions de francs courants. Chez les hommes, la fortune moyenne sur l'ensemble de la période est composée à 62% de titres, contre seulement 22% en biens immobiliers. Chez les femmes, cette fortune moyenne est 'seulement' composée de 47% de placements financiers, contre 28% de biens immobiliers. Cette part des femmes peut paraître surprenante, mais s'explique aisément par le régime successoral de la transmission égalitaire des biens. Une femme hérite de la même fortune qu'un homme. Par contre, cette proportion est révélatrice du déséquilibre des richesses, qui existe au sein de la société genevoise du XIXe siècle. L'énorme masse de capitaux en possession des anciennes familles bourgeoises ne peut être entièrement absorbée par le marché local. La première conséquence visible de cette situation concerne les biens immobiliers. Territoire exigu, le canton de Genève contient proportionnellement un nombre important d'anciennes familles bourgeoises virtuellement en position d'investir dans l'immobilier. Simple loi de l'offre et de la demande, il est possible de remarquer que les biens immobiliers locaux sont très chers. A surface égale, les propriétés situées en France, et présentes dans les déclarations ont systématiquement des valeurs nettement moins élevées. 1409  La seconde conséquence du déséquilibre économique concerne l'étendue géographique des placements en titres.


1.1. L'étendue géographique des placements

      La mesure de l'étendue géographique des placements permet une appréciation intéressante du fort déséquilibre économique que connaît le canton. Les capitaux sont en nombre tellement important qu'ils n'hésitent pas à traverser la terre entière pour trouver un placement adéquat, comme ces deux investisseurs qui disposent de trois titres en Australie, 1410  dont deux sont des emprunts publics comme il en existe de nombreux bien moins lointains. L'étroitesse des possibilités d'investissements locaux rend indispensable les placements à l'étranger, qui peuvent parfois prendre l'aspect de curiosités exotiques. Cette affirmation rejoint la 'théorie des liquides' de l'ancien syndic Cramer qui a contesté le désintérêt des élites pour l'économie locale. 1411  Le reproche radical, émis pendant la première moitié du XIXe siècle, n'a par conséquent aucune raison de s'atténuer avec la crise politique. Au contraire, cette dernière ne faisant rien pour motiver les anciens bourgeois à financer une économie qui politiquement leur a échappé. Un rapport rédigé en 1876 par le gouvernement sur les difficultés économiques rencontrées par l'industrie locale, met en lumière la persistance du problème, malgré les mesures adoptées depuis 1846.

'Beaucoup d'entreprises n'existent qu'à l'état de projet ou végètent faute de capitaux. Voilà ce qui ressort de la plupart des communications qui nous ont été adressées. 1412  Les capitalistes recherchent plus volontiers les fonds publics, actions, obligations de chemins de fers que les entreprises industrielles (...) La Bourse répond admirablement à ce desideratum, aussi est-ce là le quartier général des banquiers'. 1413 

      Cette citation illustre parfaitement le malaise que causent les investissements genevois faits à l'étranger quand bien même les industries locales de la République réclament du capital. Les résultats globaux de la base de données concernant la Suisse, confirment le faible investissement à l'intérieur de nos frontières, même si le rapport de 1876 doit être remis dans son contexte historique. A cette date, le gouvernement est toujours à majorité radicale, 1414  et il n'est pas possible de connaître l'identité des industriels questionnés par les auteurs du rapport. Au sein même du pays, les régions connaissent des disparités, si bien que les investissements dans la partie alémanique sont rares, à l'exception des compagnies de chemin de fer. En suivant la logique de la loi des liquides de Cramer, la rentabilité des placements dans l'entier du pays est moindre qu'à l'étranger, mais elle peut varier considérablement selon les secteurs d'activités.

      

Graph. 14.1. : Destination géographique des placements pour quelques années représentatives (en % de la somme totale des placements) 1415 

      Les portefeuilles de titres présents dans les successions illustrent de manière brutale les effets de la révolution de 1846 sur les investissements nationaux. Pendant les années politiquement agitées à Genève puis en Suisse, soit entre 1845 et 1852 (Révolutions radicales, guerre du Sonderbund), les placements suisses disparaissent presque complètement des déclarations de successions, pour retrouver par la suite un niveau moyen d'environ 15% du montant total des investissements. Cela confirmerait le reproche fait par les radicaux. Surtout, cette défection des placements nationaux illustre le choc ressenti par les bourgeois une fois la Constitution de 1814 abandonnée, puis leurs opposants arrivés au pouvoir. Par contre, dans la seconde moitié du XIXe siècle ces investissements se consolident et augmentent même légèrement, grâce notamment aux titres des compagnies ferroviaires. Mais le secteur ferroviaire n'est pas pris en compte par le rapport de 1876, qui parle d' 'entreprises industrielles' sans effectuer une quelconque distinction au sein de cette dénomination.

      Le graphique 14.1 ci-dessus montre que les capitaux bourgeois ont, au cours du siècle, petit à petit augmenté leur participation dans des entreprises nationales. Auparavant, il est indiscutable que ces placements se sont concentrés sur les investissements les plus rémunérateurs et les plus sûrs, qui se trouvent à l'étranger, notamment en France. Nous voyons dans l'augmentation de la part investie en Suisse une conjonction de phénomènes. La formation de sociétés intéressantes pour les capitalistes, en terme de rendement de leurs investissements, mais aussi une progressive atténuation des rivalités politiques, sinon dans le fond, au moins dans la forme. Atténuation qui coïncide avec l'entrée en activité d'une nouvelle génération de bourgeois.

      Le cas de la France est également significatif. Le rôle de partenaire d'investissement privilégié pour les capitalistes genevois tenu par la France et ses emprunts publics jusqu'à la révolution de 1789 se modifie au cours du XIXe siècle, dominé de plus en plus par les grandes entreprises. Destination privilégiée des placements dans les années 1840, avec environ 40% du montant total, la France ne cesse de perdre du terrain au cours de la seconde moitié du siècle pour ne représenter, en 1886, que 15,3% du montant total des investissements. Sur la totalité de la période considérée, les placements français sont cependant plus importants que les placements suisses. Sachant les torts causés par la révolution française aux investisseurs genevois de la fin du XVIIIe siècle, il est étonnant de constater que le puissant voisin est redevenu et est resté très longtemps, après la révolution française, un partenaire privilégié de Genève. Plusieurs éléments expliquent cette tendance. Certaines familles, dont les Paccard et les Hentsch, voient leurs établissements genevois en relation directe avec un établissement parisien, tenu par des membres de leur famille. De plus, les liens culturels sont indéniables, et les relations d'affaires ne pouvaient que vite reprendre après la Révolution de 1789. L'affaiblissement de la position de la France dans la seconde moitié du siècle semble régulier, même si la Révolution de 1848, et la Guerre Franco-Prussienne accélère le mouvement de repli des capitaux suisses. Les investisseurs genevois ont trouvé en d'autres endroits des placements plus intéressants, notamment aux Etats-Unis.

      Le marché américain est typiquement un marché spéculatif. Les placements genevois effectués aux Etats-Unis démontrent qu'il a existé dans ce pays neuf une kyrielle de possibilités d'investissements, puisque les placements américains sont nombreux. On ne dénombre pas moins de 149 placements différents aux Etats-Unis, ce qui représente seulement 13 libellés de moins que la France (qui constitue pourtant un marché plus important) et 102 de moins que l'Italie, qui représente un marché sensiblement moins important que les Etats-Unis. La différence entre les Etats-Unis et l'Italie trouve son origine au travers des placements qui sont effectués en Italie, et qui ne sont pas spéculatifs. De fait, hormis la proximité géographique, un lien très étroit existe entre certaines familles anciennement bourgeoises et l'Italie, où bon nombre de ces familles trouvent leurs origines. 1416  Les investissements genevois effectués en Italie, qui restent peu importants et stables sur l'ensemble de la période, sont la conséquence de ces liens. Par contre l'Allemagne, qui connaît comme la Suisse une accélération de son industrialisation dans la seconde moitié du XIXe siècle, connaît une progression médiocre, et atteint pour les années du graphique 14.1 un sommet en 1877 avec 6%. Le marché allemand ne semble jamais intéresser vraiment une grande partie des investisseurs genevois.

      La nature plus ou moins spéculative des placements est une question délicate, mais essentielle. Presque par essence, tout placement est de nature spéculative, et comporte des risques. A l'opposé, vouloir prouver le désintérêt des capitaux genevois pour l'économie locale en reprenant la justification de Cramer, la 'loi des liquides', c'est être obligé d'entrer en matière sur un classement de valeurs plus ou moins spéculatives. En partant de l'idée qu'un placement spéculatif, donc plus à risque qu'un autre, est de moindre valeur pour en limiter les pertes éventuelles, une division globale des placements a été effectuée selon leurs montants. En observant l'ensemble des libellés, il est possible de définir pour la totalité de la période une valeur moyenne investie par placement. Pour l'ensemble de l'échantillon, la moyenne est de 34'000 francs par titre, sans tenir compte de la Suisse.

      La Suisse se trouve largement en dessous de ce chiffre, avec une moyenne de 19'000 francs seulement, mais ce résultat est logique, et n'a pas de rapport avec le reproche radical. Maintenue dans le calcul, la Suisse apporterait un biais incontestable, résultat des nombreux petits placements qui affaiblissent la moyenne. Par exemple les petites sommes dépassant rarement quelques centaines de francs investies dans des sociétés à vocation hygiéniste, à l'image de la Société du lavoir public, 1417  présente dans 20 portefeuilles, avec une moyenne de moins de 800 francs. Il en est de même avec les nombreuses petites sociétés immobilières, comme la Société de l'immeuble de la Taconnerie (11 personnes, 980 francs en moyenne), la Société anonyme de la rive gauche (10 personnes, 420 francs en moyenne), ou d'autres, comme le Journal de Genève (12 personnes, 420 francs en moyenne), dont un soutien serait justement une preuve d'un attachement aux idées libérales. 1418 

      En limitant l'observation aux douze pays qui ont plus de 60 placements différents sur leurs territoires, les résultats laissent apparaître des différences nationales importantes allant jusqu'à un facteur 4. C'est la Belgique qui a la plus faible valeur moyenne (17'000 francs par titre), loin derrière l'Italie (27'500 francs) et les Etats-Unis (31'000 francs). Autriche et France sont dans la moyenne, tandis que quatre pays se distinguent par des moyennes élevées: l'Angleterre (41'000 francs), l'Allemagne (42'000 francs), l'Espagne (48'000 francs) et les Pays-Bas (66'000 francs). Le fait que les deux extrêmes soient occupés par deux pays politiquement proches est étonnant, et amène à discuter de la nature précise de ces placements.


1.2. Les types d'investissements entrepris

      Au travers des types d'investissements, le reproche radical est également visible, du moins pendant les premières années considérées. Au milieu du XIXe siècle, les capitalistes genevois préfèrent largement les placements considérés comme sûrs, par exemple les fonds d'Etat, aux placements industriels, comme le montre le tableau 14.2. La deuxième moitié du siècle marque cependant une lente inversion de tendance, puisque les placements se modifient peu à peu pendant la période (graphique 14.2). La baisse des emprunts publics dans le total des placements apparaît le plus clairement. De presque 50% dans les années 1840, ils passent à moins de 20% 40 ans plus tard. Cela au bénéfice de placements technologiques: chemins de fer puis gaz. Et c'est sans doute dans cette constatation que réside le fond du problème des investissements locaux, de types industriels pour la seconde moitié du XIXe siècle. L'industrie du gaz et le chemin de fer ne représentent en Suisse qu'un faible marché. Le choix des capitalistes est confronté à deux solutions possibles: soit placer son argent dans ces secteurs rémunérateurs mais à l'étranger, soit financer des entreprises locales qui entrent sur de nouveaux marchés, ce qui implique un risque que les élites genevoises n'ont pas l'habitude de prendre. L'analyse des déclarations de successions tend à montrer que les investisseurs ont préféré la première solution, tout de même moins hasardeuse que la seconde.

      
Tabl. 14.1. : Répartition de l'échantillon selon la catégorie de placements
catégories en francs en %
chemin de fer 27487917 28.5
fonds publics 23360384 24.2
banque 13648575 14.1
gaz 9018836 9.3
mines 4684538 4.9
transports 4659371 4.8
assurance 3860309 4.0
immobilier 2808912 2.9
autres 6969892 7.2

      Les investissements locaux ne touchent que peu de secteurs, sinon des titres peu rémunérateurs mais stables, à l'image de l'immobilier et des assurances, en y ajoutant les banques, qui montent en puissance dans la seconde moitié du siècle. Au niveau local et industriel, seul le secteur gazier se distingue. Le trust de la Compagnie pour l'industrie du gaz (basé à Genève) fondé en 1861 et ses sociétés attachées sont en effet les seules entreprises locales et industrielles qu'on retrouve le plus souvent dans les déclarations de l'échantillon (voir tableau 14.2). Le reste des placements industriels se réalise à l'étranger.

      

Graph. 14.2 : Types des placements pour quelques années représentatives (en % de la somme totale des placements)

      

      
Tabl. 14.2. : Les 20 placements les plus présents parmi les déclarations de successions
  Libellé Investisseurs
1 Emprunts publics (France) 52
2 Houillères de la Loire 43
3 Emprunts publics (Italie) 39
4 Compagnie des chemins de fer de la Suisse occidentale 38
5 Compagnie des chemins de fer de l'ouest suisse 34
6 Compagnie du gaz de Marseille 33
7 Banque du commerce de Genève 32
8 Chemins de fer lombards 32
9 Compagnie des chemins de fer du central suisse 30
10 Emprunts publics (Russie) 29
11 Compagnie des chemins de fer du nord-est suisse 28
12 Mines de zinc Vieille Montagne 28
13 Compagnie de l'industrie du gaz 27
14 Société des glaces d'Oignies 26
15 Emprunts publics (ville de Turin) 26
16 Banque nationale de Belgique 25
17 Emprunts publics (Pays-Bas) 25
18 Société immobilière genevoise 25
19 Omnium genevois 24
20 Compagnie du gaz de Naples 23

      
Tabl. 14.3. : Les 20 placements parmi les déclarations de successions qui ont accumulé le plus de fonds
  Libellé francs
1 Emprunts publics (France) 3277588
2 Canal de Suez 2827859
3 Compagnie du gaz parisien 2292884
4 Emprunts publics (Italie) 1872226
5 Banque nationale hypothécaire (Pays-Bas) 1754656
6 Banque de France 1694965
7 Emprunts publics (Pays-bas) 1570187
8 Compagnie de l'industrie du gaz 1470133
9 Compagnie des chemins de fer du central suisse 1433296
10 Saint-Gobain 1316173
11 Compagnie des chemins de fer de la Suisse occidentale 1312806
12 Chemins de fer du nord (Espagne) 1250750
13 Banque des Pays-Bas 1224959
14 Houillères de la Loire 1222693
15 Paribas 1220870
16 Emprunt public (Lombardie) 1214553
17 Compagnie du plm 1167118
18 Emprunts publics (Portugal) 1113830
19 Emprunts publics (Russie) 1056738
20 London Northwestern Railways 1001870

      Les tableaux 14.2 et 14.3 donnent deux classements globaux pour l'ensemble de la période par entreprise. Le premier en tenant compte du nombre de déclarations comportant le placement et le second en tenant compte du montant total cumulé investi. Entre les deux tableaux, les résultats obtenus sont un peu différents, puisque 12 placements du tableau 14.3 n'apparaissent pas dans le tableau 14.2. Hasard heureux, les vingt placements qui reçoivent le plus de fonds genevois, sont exactement ceux qui, dans notre échantillon, ont reçu un montant total de plus d'un million de francs courants.

      Les placements liés à la Compagnie du gaz parisien et au percement du Canal de Suez en particulier, représentent des sommes considérables, placées par un nombre restreint d'investisseurs, respectivement 19 pour le gaz et 18 pour le canal. Tout placement trouve une place conforme à son évolution au cours de la période englobée par l'échantillon des déclarations. La Compagnie des chemins de fer de l'ouest suisse, dans laquelle 34 investisseurs ont investi de l'argent, n'existe que jusqu'en 1872, et devient à cette date la Compagnie des chemins de fer de la Suisse occidentale. 1419  Dès 1874, cette nouvelle compagnie doit trouver 16 millions de francs, et s'adresse aux banquiers genevois, par le biais de l'Association financière de Genève, qui lui offre son soutien. 1420  L'émission de 20'000 obligations est effectuée. Ce sont ces titres que l'on retrouve dans les déclarations de successions de l'échantillon, puisque le 94% des fonds investis dans cette compagnie ferroviaire, le sont sous forme d'obligations. Ce placement concerne dans notre échantillon treize établissements différents, dont les grands ténors que sont Lombard Odier & Cie, Pictet & Cie, Hentsch & Cie, Reverdin & Cie, Galland & Cie, mais aussi De Seigneux & Cie, liés à la bourse de Genève.

      La question du Chemin de fer met en lumière la logique soumission des milieux de la finance aux résultats économiques, réels ou espérés. L'absence dans le tableau 14.3 de la Compagnie des chemins de fer du Nord-Est Suisse (désormais NES), s'explique aisément par le cours boursier du titre. La seule motivation qui détourne les investisseurs genevois du NES, deuxième réseau ferré de Suisse en 1889, 1421  est un médiocre rendement des placements mis en évidence par Adolf Kessler. 1422  La raison géographique peut être exclue, puisque neuf investisseurs différents ont placé une somme de plus d'un million de francs cumulés dans les Chemins de fer du nord de l'Espagne, sans compter les innombrables compagnies américaines, qui représentent une destination privilégiée des capitaux genevois (voir le graphique 14.3).

      Dans cette logique, la position de la France peut être quelque peu affinée. Les valeurs minières présentes dans les portefeuilles genevois sont essentiellement françaises. Or, c'est un secteur qui a connu une période faste dans la première moitié du siècle accompagnée d'un processus de concentration. 1423  Il reste dans la seconde moitié du siècle un des secteurs d'investissement privilégié des financiers genevois, sans doute attirés par les résultats économiques de ces entreprises 1424  ainsi que par leur proximité géographique.

      Les positions des Pays-Bas et de la Belgique, qui ont des valeurs moyennes d'investissement diamétralement opposées s'expliquent par la nature des investissements. Les Pays-Bas sont une destination privilégiée des placements bancaires ou en fonds publics, colonne vertébrale des placements des familles patriciennes. Dans le tableau 14.3 apparaissent deux établissements qui ne figurent pas dans le tableau 14.2, la Banque hypothécaire des Pays-Bas et la Banque des Pays-Bas. A l'inverse, les Glaces d'Oignies sont fréquemment présentes, mais avec des capitaux moins importants.

      Pourtant, la question géographique est loin d'être résolue. Le tableau montre clairement que les principaux placements sont majoritairement effectués à proximité de Genève. A l'exception du Canal de Suez, voire des emprunts publics russes, les 18 autres plus importants placements sont tous européens.

      

Graph. 14.3. : Destinations géographiques des investissements ferroviaires de l'échantillon

      

Graph. 14.4. : Destinations géographiques des investissements gaziers de l'échantillon

      Les entreprises du gaz sont presque uniquement européennes. Dans le tableau 14.3, la bonne position du gaz parisien est une relative surprise, puisqu'il devance la Compagnie pour l'industrie du gaz. Cependant, dans le tableau 1, en plus de la Compagnie genevoise pour l'industrie du gaz se trouvent deux autres entreprises liées à ce trust, la Compagnie du gaz de Marseille et la Compagnie du gaz de Naples. Etonnamment, l'entreprise genevoise se trouve loin derrière. Avec un total de 680'000 francs, elle reçoit le tiers du capital investi dans le gaz parisien, et n'est présente que chez 14 personnes, contre 19 pour sa concurrente parisienne. Sur le secteur du gaz, elle est dépassée par les entreprises ci-dessus, ainsi que par le gaz de Munich, également contrôlé par le trust genevois (21 investisseurs et 940'000 francs de capital investi). La position décevante de la compagnie genevoise peut surprendre, tant l'industrie du gaz offre simultanément un placement rentable et industriel. D'autre part, ce sont bien d'anciennes familles bourgeoises qui ont lancé cette entreprise. 1425  Force est cependant de constater que cet investissement trouve des concurrents étrangers plus intéressants, et que le trust, s'il est genevois, dispense une influence tentaculaire dans les pays limitrophes.

      Le secteur bancaire, troisième catégorie présente dans les investissements, est plus concentré que les autres. Nombre de placements au sein de la catégorie sont moins nombreux, et il y a une dominance des banques étrangères. Parmi les établissements bancaires locaux, seule la Banque du commerce se détache, mais si elle retient un nombre important d'investisseurs (32, soit le 7e rang du tableau 14.2 et la première banque de ce tableau), elle n'arrive qu'à la 45e position par capital investi, derrière sept autres établissements donnés par le tableau 14.4. Le cas de la Banque d'Angleterre illustre parfaitement les limites de l'échantillonnage. Trois investisseurs seulement ont porté cet établissement dans le tableau 14.4, tous trois issus des familles patriciennes De la Rive et Sarasin, et tous trois millionnaires de l'échantillon. L'identité des investisseurs peut être primordiale pour permettre à ce classement d'être pertinent.

      
Tabl. 14.4. : Liste des banques de l'échantillon ayant reçu des investisseurs de l'échantillon un capital supérieur à 500'000 francs courants
Libellé investisseurs somme investie
Banque nationale hypothécaire des Pays-Bas 18 1754656
Banque de France 12 1694965
Banque des Pays-Bas 12 1224959
Paribas 11 1220870
Banque nationale de Belgique 25 627571
Banque d'Angleterre 3 583115
Banque des chemins de fer suisses 15 531316
Banque du commerce de Genève 32 516280

      En divisant la somme totale du tableau 14.4 par le nombre d'investisseurs, il est possible de constater que la Banque du commerce a le plus mauvais rapport, avec seulement 16'000 francs, devant la Banque nationale de Belgique avec 25'000 francs et la Banque des chemins de fer suisses avec 35'000 francs. Tous les autres établissements approchent ou dépassent 100'000 francs. Ces résultats tendraient à renforcer l'idée d'un désintérêt des capitaux pour les établissements bancaires du pays. Enfin, il est à souligner que l'échantillon ne comporte que très peu de commandites d'établissements bancaires privés, du moins dans l''état des titres'. Seules 5 déclarations en comportent. Parfois cependant, il est possible que les familles n'aient pas retranscrit une commandite dans l''état des titres', mais dans les valeurs mobilières, ce qui rend l'étude des commandites impossible. De fait, puisque les commandites n'entrent pas en ligne de compte dans cette analyse, cela renforce d'autant la part du secteur bancaire dans l'échantillon.

      Les fonds publics sont de loin la catégorie qui est la plus hétéroclite, puisque pas moins de 37 pays différents la composent. Valeur phare des investisseurs genevois pendant l'ancien-régime, les fonds publics sont en premier lieu investis en Italie puis en France, et aux Etats-Unis. La Suisse n'en recueille que le 5%, soit à peu près autant que la Russie, et se classe modestement en 6e position.

      
Tabl. 14.5. : Liste des pays dans lesquels les fonds publics représentent dans l'échantillon un capital supérieur à 1'000'000 francs courants
Pays fonds publics en %
Italie 5021343 21
France 4065628 17
Usa 3101769 13
Pays-Bas 2003172 9
Autriche-Hongrie 1643852 7
Suisse 1103277 5
Russie 1088672 5
Portugal 1044588 4

      Enfin, dernier secteur économique qui a été retenu, l'immobilier est sans surprise essentiellement local. La présence dans le tableau 14.2 de la Société immobilière genevoise n'est pas une surprise. Cette société immobilière est la plus importante du XIXe siècle, et dès sa fondation elle a une vocation à construire des logements d'un bon standing. 1426  A côté de cette dernière, l'échantillon comprend les raisons sociales de 47 sociétés immobilières différentes, principalement actives dans la cité de Calvin. La plupart du temps, cette raison sociale indique que la société s'est créée et vit autour d'une seule opération immobilière, 1427  ce qui met en exergue le caractère unique de la Société immobilière genevoise, qui a une vocation d'entreprise de plus grande importance, visant plusieurs opérations simultanément sur le territoire cantonal.


1.3. Les établissements bancaires en présence

      Dans certains cas, l'établissement bancaire en charge de chaque placement est précisé, mais cette inscription n'est pas systématique. Toutefois, la question de la spécialisation des établissements bancaires reste posée, et pourrait trouver des réponses intéressantes au travers des déclarations de successions. Il est logique qu'un établissement bancaire se spécialise sur certains placements. En présence d'un surplus de capital, comme le cas genevois l'illustre, cette spécialisation peut expliquer les stratégies d'alliances mises en place par certaines familles. Le tableau ci-dessous cumule l'ensemble des titres dont l'établissement de dépôt est connu, pour éviter des biais éventuels. A partir de ces données les comparaisons sont possibles.

      
Tabl. 14.6. : Valeurs de référence cumulant la totalité des placements dont l'établissement de dépôt est connu
Totaux des placements dont l'établissement bancaire de dépôt est connu
catégorie valeur en %
chemin de fer 27487916.7 28.5
fonds publics 23360384.2 24.2
banque 13648575.4 14.1
gaz 9018835.5 9.3
mines 4684538.25 4.9
transports 4659371.1 4.8
assurance 3860308.75 4.0
immobilier 2808912 2.9
autres 6969891 7.2
Total 96498733.5 100.0

      La Banque Morris Prévost & Cie, par exemple, se spécialise nettement dans les titres ferroviaires, qui représentent près de la moitié des placements qu'elle gère (48,6%). En particulier, cet établissement londonien propose passablement de titres de compagnies ferroviaires américaines à sa clientèle genevoise. Par contre les secteurs immobilier, minier, gazier, ainsi que les placements en assurances sont totalement absents. De manière générale, il n'y a que peu d'établissements genevois qui s'écartent de la moyenne. C'est le cas par exemple de Darier & Cie qui gère 45% de compagnies d'assurance, mais aucune entreprise gazière ni mine. En fait, l'intérêt de cette analyse sur les banques se porte plutôt sur les établissements étrangers.

      La banque Hentsch de Paris gère 55% en fonds publics, et aucune valeur gazière. C'est l'un des établissements qui proposent les actions de Saint-Gobain aux investisseurs genevois. Cette entreprise a depuis bien avant le XIXe siècle tissé des liens d'affaires avec les capitaux genevois, comme l'a montré Jean-Pierre Daviet. 1428  Saint-Gobain a des liens avec Genève depuis qu'un Contrôleur général des finances du royaume de France, Chamillart a fait appel à un syndicat de financiers protestants en 1701. 1429  Avant la révolution française, plusieurs familles bourgeoises avaient placé des fonds dans cette industrie, et le groupe de financiers de la Rome protestante se regroupait derrière les familles Buisson, Saladin et Naville. 1430  Les liens se poursuivent durant tout le XIXe siècle, et malgré leur part minoritaire dans l'actionnariat (environ 10% du capital de Saint-Gobain dans la seconde moitié du XIXe siècle), 1431  les Genevois ont une influence notable sur la marche de l'entreprise.

      Mirabaud Paccard Puerari & Cie, une autre banque parisienne, gère également beaucoup de fonds publics (41%), tandis que son affiliée Paccard & Cie n'en gère que 16%. Le désintérêt de ce dernier établissement pour des placements sans risques, comme les fonds publics, confirme une orientation libérale des Paccard. 1432  Stadnitsky & Cie place beaucoup de fonds publics (54%) et de valeurs bancaires (36%).Le gaz parisien se trouve chez Vernes & Cie (19% du total de cet établissement), qui, prudent, offre aussi plus de compagnies d'assurance (13%) que la moyenne. Le gaz est le placement principal d'un seul établissement, soit Mussard Audéoud & Cie (35%).

      Les résultats qui concernent des établissements bancaires alliés sont diamétralement opposés, comme c'est notamment le cas entre Paccard & Cie et Mirabaud Paccard Puerari & Cie, mais aussi entre Hentsch Lutscher & Cie, Hentsch & Cie. Ce point souligne la nature de l'intérêt des rapprochements entre établissements. Entre deux établissements tenus par des alliés il n'y aurait pas grand intérêt à suivre les mêmes marchés. La complémentarité est la norme. Cet élément met en évidence l'extraordinaire surplus de capitaux, qui seul a permis cette complémentarité. Dans un marché où les acteurs disposent d'une masse importante de capitaux à gérer, la concurrence est inutile, tandis qu'une alliance entre établissements complémentaires peut étendre judicieusement le réseau d'affaires.


1.4. Les relations entre placements et âge

      L'échantillon laisse apparaître un dernier élément important pour mieux comprendre les élites genevoises. Dans la composition des fortunes au décès, il apparaît que les placements en titres progressent au cours de la vie, comme l'illustrent les deux tableaux ci-après.

      

Graphique 14.5. : Part des placements financiers dans les déclarations de successions des femmes de l'échantillon

      

Graphique 14.6. : Part des placements financiers dans les déclarations de successions des hommes de l'échantillon

      Les graphiques 14.5 et 14.6 illustrent la progression de la part des placements financiers au cours de la vie d'un individu. Cette progession est plus marquée chez les femmes, qui rejoignent dans les âges élevés de la vie les valeurs masculines d'un peu moins de 60% de titres en moyenne. Le moindre nombre de déclarations féminines ne peut pas expliquer cette différence, puisque le graphique 5 montre un comportement relativement homogène pour les femmes âgées de 80 ans et plus, contrairement aux hommes du même âge. Une femme âgée, qui dispose d'un peu de fortune, place facilement cette fortune en titres..

      Les avantages des placements boursiers pour une femme âgée sont nombreux. D'abord, la gestion est facile, pour autant que la femme en question dispose de liens avec le milieu bancaire, ce qui est le cas de la plupart des membres de notre échantillon. Ensuite, la récupération des biens des veuves, gérés pendant l'union par le mari, constitue un capital idéal de placement financier. Sachant que les contrats de mariage et les testaments comprennent souvent une disposition concernant l'habitation, une veuve a moins de soucis économiques, et peut donc se permettre de prendre un peu plus de risques dans la gestion de son patrimoine. Dans la plupart des cas, le mari prédécédé donne à son épouse l'usufruit du bien immobilier dans lequel le couple vivait. En même temps qu'elle reçoit un usufruit sur un bien immobilier, une veuve récupère souvent sa dot, qui peut déjà se révéler être placée en titres. Enfin, la toile d'araignée assure un soutien large à cette personne, comme le conseil aux placements et l'aide aux démarches, pour prendre deux éléments-clés de l'activité bancaire privée genevoise.


2. Forces et faiblesses des financiers genevois

      L'étude des déclarations de successions permet de mettre à jour l'extraordinaire force des capitalistes genevois pendant la seconde moitié du siècle. Mais elle ne peut expliquer comment font ces financiers pour connaître un tel succès. Le nom de famille, les alliances ou les associations, de même que le montant de la fortune d'un capitaliste et son éventuel savoir-faire sont certes importants, et bel et bien des atouts que bon nombre d'anciens bourgeois possèdent, mais ils n'impliquent pas obligatoirement une ouverture spontanée et une réussite certaine dans les milieux d'affaires internationaux. Ce que nous appelons la 'solidarité verticale' est également un facteur essentiel qui explique la force de ces milieux d'affaires.

      Cette solidarité s'exprime de diverses manières, mais c'est au travers des recommandations et des représentations qu'elle touche directement à l'influence de la petite cité de Calvin sur bon nombre d'entreprises étrangères. Les recommandations, tout comme les passations de pouvoir prennent une importance capitale lorsqu'elles peuvent reposer sur des réseaux familiaux.


2.1. Le système des représentations

      Les financiers genevois sont aussi prudents qu'attentifs à l'évolution des affaires. Pratiquement, la distance qui sépare un placement étranger de la cité de Calvin rend difficile pour un particulier de suivre correctement la marche de l'entreprise, d'autant plus que les Genevois, pour plus de sûreté, n'hésitent pas à fractionner leurs investissements. La toile d'araignée des liens familiaux va permettre aux investisseurs d'entrer dans une logique généralisée de représentations solidaires, qui renforcent considérablement l'influence de la place financière genevoise auprès des entreprises concernées par des capitaux genevois.

      Le principe de la représentation est simple. Plusieurs financiers d'une entreprise choisissent de déléguer l'un d'entre eux pour se rendre à l'assemblée annuelle des actionnaires, muni d'une procuration de tous les autres. Leurs voix sont ainsi prises en compte et le représentant se voit dédommagé pour le déplacement. Superposé aux réseaux familiaux et aux réseaux d'affaires, le système de la représentation prend une dimension importante. Dans le cas de Genève, la multiplication de ces représentations, et son moteur induit qui est la solidarité bourgeoise, implique que ce système fonctionne remarquablement bien et confère à ce groupe d'investisseurs une influence considérable dans certaines affaires étrangères. L'exemple de Saint-Gobain est significatif. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, seule une part minoritaire du capital, environ 10%, se trouve entre les mains de Genevois, ce qui, grâce à l'esprit de corps de ces familles 'n'est pas sans influence sur les délicats dosages entre clans pour l'élection des administrateurs'. 1433 

      L'envoi d'un représentant n'est pas une nouveauté de l'après 1846, puisqu'on la retrouve pendant tout le XIXe siècle. Dans certains cas, la représentation peut concerner une affaire plus délicate et plus longue qu'une simple assemblée des actionnaires, mais le principe est identique, comme le montre l'exemple ci-après:

'Par suite des conversations qui ont eu lieu entre vous et messieurs les conseillers Girod, Moricand[ ?], desquelles il résulte que vous avez consenti à vous rendre avec monsieur Rey à Berdyshet[ ?] et Odessa, dans le but d'y faire l'investigation complète de l'affaire relative à l'emprunt de Temy, Trampy & Cie[ ?], en conformité des pouvoirs et instructions dont vous serez rentrés, le comité des intéressés au dit emprunt nous a chargé de vous assurer la gratification convenue de 12'000 francs de France pour ce travail outre le remboursement des frais.(...)

Il est également convenu qui si contre toute attente, le terme de 4 mois pendant lesquels on présume que votre mission doit être accomplie, venait à être dépassé dans l'intérêt de l'affaire, vous auriez droit à une indemnité proportionnelle qui seroit réglée de gré à gré entre nous.

Viollier & Cie' 1434 

      L'envoi d'un représentant n'est certes pas une exception genevoise. Si d'autres groupes de financiers y ont recours, cette pratique semble généralisée à Genève et a porté des fruits incontestables. Au travers des représentants, les banquiers privés genevois et leurs clients apparaissent aux yeux de l'extérieur comme un groupe particulièrement homogène. Mais il serait faux de considérer que clients et banquiers se trouvent sur un pied d'égalité. Les clients, qui ont facilement un lien familial avec le banquier en question, font une grande confiance en leur parent. Dans les faits, le système de la représentation, surtout s'il s'appuie sur une solidarité de caste, peut aussi avoir le grand désavantage de rendre l'ensemble du système aveugle aux dangers de tels ou tels investissements.


2.2. Les investissements genevois au travers du témoignage d'Arthur Chenevière

      Banquier, conseiller d'Etat célèbre pour avoir remporté l'élection complémentaire de 1864 devant James Fazy, Arthur Chenevière a laissé un témoignage original sur le comportement des financiers genevois vis-à-vis des banquiers. Dans ses archives personnelles 1435  se trouve un poème écrit de sa main, qui parodie l'assemblée générale des actionnaires de l'Association financière de 1877. 1436  Il pose un regard particulièrement sévère sur les actionnaires de la banque en question. Ces derniers sont décrits comme plus intéressés par le dîner qui suit l'assemblée, que par les résultats annoncés, pourtant médiocres. Les administrateurs en sont crispés devant l'assemblée et la gêne qui apparaît en toile de fond est extrêmement révélatrice de l'esprit de caste, intacte pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Les investisseurs font une entière confiance aux administrateurs qui visiblement tiennent un discours trop optimiste.

      Arthur Chenevière donne quelques indications sur divers placements et la situation économique de la Suisse, laissant apparaître qu'il fait partie de ces financiers libéraux prêts à investir plus fortement dans l'économie locale. Ce n'est pas étonnant puisqu'il a fondé son établissement en 1868, 1437  après avoir passé quatre ans au Conseil d'Etat. Sa banque rejoint d'ailleurs d'autres établissements privés au sein de l'Omnium genevois. 1438 

'A ce propos, reconnaissons qu'en Suisse,
on comprend mal l'esprit de sacrifice,
puisque, chez nous, ce pauvre capital
est en chemin d'aller à l'hôpital.' 1439 

      Dans bien des jugements qu'il porte sur des entreprises clientes de la banque, Arthur Chenevière apparaît comme un analyste pertinent. Par exemple, il cite un emprunt effectué auprès de la Compagnie du chemin de fer du nord-est suisse, mais affirme que ce placement 'pour longtemps nous servira de lest'. 1440  Ce commentaire va se concrétiser, puisque la compagnie connaît dès les années 1870 une crise sévère due à une politique d'investissements trop optimiste. 1441  Le cours de l'action passe par un grand creux. En 1871, elle atteint 670 francs, valeur qu'elle ne retrouve qu'en 1889, après être descendue jusqu'à 53 francs en 1878. 1442  Quelques mois après la rédaction du poème, Arthur Chenevière a parfaitement senti le danger de cette politique, mais n'a pas su convaincre ses collègues.

      D'autres placements sont également la cible d'allusions qui mettent en avant le peu de solidité qu'ils procurent. On y trouve cités le Comptoir d'escompte de Paris, dont les statuts 'laissent tout entreprendre', 1443  le tunnel sous la Manche 1444  et l'Omnium genevois, 1445  dont l'établissement d'Arthur Chenevière fait pourtant partie.

      Rédigé vraisemblablement avant la disparition de l'Association financière, le poème a valeur de prophétie. Il met en lumière le peu d'aisance qu'ont les banquiers privés genevois pour le monde des affaires de la seconde moitié du XIXe siècle. Même avec la prudence qui les caractérise, ils ont du mal à analyser parfaitement les marchés, que ce soit concernant l'industrie ferroviaire ou les banques constituées de sociétés anonymes, même si l'actionnariat de ces dernières est composé en grande partie d'anciens bourgeois. Le côté impersonnel d'une telle entreprise ressort tout particulièrement.


Conclusion

      L'étude des déclarations de successions des élites genevoises permet de cerner avec beaucoup de précision le comportement de ces élites face à la fortune, et de situer ce comportement dans l'évolution générale de la société bourgeoise du XIXe siècle. Sans grande surprise, il apparaît que le canton de Genève dispose tout au long du XIXe siècle d'un réservoir de capitaux énorme, précieux soutien à tout processus d'industrialisation. Mais plus que la présence de ce réservoir, qui n'est pas réellement une surprise, c'est l'utilisation que font les propriétaires de ces fonds qui est révélateur.

      Les capitalistes genevois n'ont jamais hésité à aller chercher loin des frontières le bon rendement de leurs capitaux. Avant d'être une volonté, cette pratique était une nécessité dictée par le déséquilibre économique. Ce qui réside au centre du phénomène n'a pas forcément trait à la technologie, mais en premier lieu aux rendements financiers et à la sécurité des placements. Par le biais des relations familiales ou d'affaires, les anciens bourgeois de Genève ou leurs descendants disposent de canaux sûrs d'information, qui leur permettent de décider s'ils feront confiance à une entreprise ou un gouvernement dont ils ne savent finalement pas grand chose. D'autre part, pourquoi placer localement du capital dans des technologies naissantes risquées, alors qu'il se trouve à l'étranger des placements sûrs et rémunérateurs?

      Les investissements technologiques, comme l'industrie du gaz et le chemin de fer, prennent au cours du siècle une importance croissante parmi les placements financiers que les anciennes familles bourgeoises réalisent. La montée de ces deux valeurs se fait au détriment des fonds publics qui ne cessent de décliner. Mais ces placements, à l'exception des compagnies de chemin de fer américaines, se réalisent majoritairement dans les régions voisines. Les bassins houillers français, en particulier, concentrent une bonne partie des investissements genevois sur ce type d'activité, et les compagnies gazières françaises sont également bien placées dans les portefeuilles genevois. Les investisseurs n'hésitent donc pas à sauter une frontière si les rendements projetés sont alléchants. En cela, l'étude des déclarations de successions semblerait montrer que la 'loi des liquides' de l'ancien syndic Cramer était une réalité de la finance genevoise.

      Les placements en fonds publics, majoritaires pendant une bonne partie du XIXe siècle, se réalisent plus facilement dans des états éloignés de Genève. Le voisin français, une nouvelle fois, représente une destination de choix, même si l'Italie tient une place honorable. Les origines des familles bourgeoises de Genève, ainsi que l'existence de liens familiaux ou d'affaires avec des correspondants se trouvant sur place, constituent le vecteur de ces investissements. De plus, le renversement politique qui a lieu au milieu du siècle n'incite pas les anciens bourgeois à aider une administration genevoise qui les a mis sur la touche.

      La Suisse a une position trompeuse. En dehors des compagnies de chemin de fer, les investissements genevois effectués dans d'autres cantons que Genève sont pratiquement nuls. Par ses investisseurs, Genève est pendant une grande partie du XIXe siècle, économiquement bien plus liée avec la France ou les Pays-Bas qu'avec les autres cantons suisses. L'union de Genève à la Confédération en 1815 apparaît de ce point de vue comme un mariage de raison politique, et non économique. Cependant, la tendance des investissements nationaux s'inverse dans le dernier quart du siècle. La part du capital investi en Suisse, sans jamais atteindre 30% du total, ne cesse de croître pour s'établir à plus de 20%. Cette évolution est significative, selon nous, d'un changement d'attitude net vis-à-vis du pouvoir politique. En effet, la tendance s'inverse clairement après 1865, soit à une année après la fin politique de James Fazy, haï des conservateurs.

      Sans que forcément la disparition du leader radical soit la cause unique de cette inversion de pratiques, l'élection charnière de 1864, qui voit pour la première fois depuis la révolution radicale un conservateur rejoindre le Conseil d'Etat, semble effectivement constituer un point d'inflexion du comportement bourgeois. A partir de 1865, l'atténuation des luttes politiques a un effet certain sur les investissements de financiers anciennement bourgeois. Le marché helvétique, s'il reste de faible importance, attire de plus en plus les investisseurs genevois.


15. Origine bourgeoise et affaires, les élites économiques de la seconde moitié du XIXe siècle

      La révolution radicale, rupture politique fondamentale, n'a pas provoqué de ruines parmi les anciennes familles bourgeoises. En cela, le choc des années 1842-1846 est très différent de la période qui a suivi la révolution française à Genève. Au contraire, l'étude des déclarations de succession nous a démontré que les lignées établies disposent d'un capital qui ne cesse de croître dans la seconde moitié du XIXe siècle, en partie placé sur des investissements financiers, nationaux ou internationaux.

      L'existence de cette force d'investissement intacte à Genève après 1846 oblige à se poser la question de l'adaptabilité des réseaux familiaux d'affaires, et parmi ceux-ci des pôles familiaux dont nous avons parlé dans le chapitre 8, par rapport aux activités industrielles qui sont le moteur de l'économie. Cette question devrait permettre de comprendre l'exacte position des élites genevoises par rapport au progrès industriel. C'est donc la position même des familles anciennement bourgeoises dans l'économie locale qui est en question. Freins ou moteurs de l'activité industrielle, les indications contradictoires ne manquent pas. Le sous-investissement des élites dans l'industrie locale entre 1816 et 1846 laisse place à une position de repli associée à une impérieuse nécessité de rester maîtres dans l'économie locale.

      Autour de cette question se trouve le lien des élites bourgeoises avec la science et les techniques. Le renversement politique de 1846 n'a pas modifié la nécessité pour les financiers de se mettre au courant de l'évolution des marchés, surtout vis-à-vis de technologies, dont le chemin de fer et le gaz, qui sont gourmandes en capital de départ. Partant de ce constat, l'étude du lien entre technologie et ancienne bourgeoisie correspond à l'analyse du lien entre le milieu des ingénieurs et les familles de l'élite.


1. Une question de savoir-faire: pôles familiaux, affaires et technicité


1.1. Une tradition de culture technique

      Au XVIIIe et XIXe siècle, jamais les élites bourgeoises n'ont été très éloignées de l'évolution scientifique. Grâce au potentiel énorme de formation que ces familles avaient, bien des savants des temps passés étaient d'origine bourgeoise. 1446  De plus, la grande mobilité des élites et les réseaux familiaux, facilitaient la diffusion d'informations concernant de nouvelles découvertes. L'exemple de l'industrie du gaz est révélateur. Genève ne s'est doté d'un réseau gazier que tardivement, en 1844. 1447  Cette date peut être considérée comme tardive étant donné que d'autres villes voisines comme Chambéry se sont lancées dans cette technologie plusieurs années avant 1448  et que le premier projet sérieux de compagnie gazière genevoise date de 1824. 1449  Pourtant, on trouve trace d'une étude sur le gaz par des savants bourgeois en 1800 déjà dans la correspondance de Marc Auguste Pictet:

'Nous avons tenté, Monsieur De la Rive 1450  et moi, conjointement avec les Prof. Odier 1451  et Boissier, 1452  quelques essais sur le gaz, soit oxyde gazeux d'azote, qui semble avoir produit des effets si remarquables en Angleterre. Nous ne sommes parvenus, à trois reprises différentes, qu'à nous procurer une sensation de vertige plus ou moins prononcée, sans qu'il fut accompagné de rien d'agréable. Il est possible que nos doses aient été trop faibles pour arriver au terme de la béatitude, mais nous n'en avons pas seulement entrevu l'aurore'. 1453 

      Bien que les liens entre la bourgeoisie et la science paraissent évidents dans le cas de Genève, c'est l'application des nombreuses expériences qui a fait défaut de manière récurrente. En fait, les savants bourgeois ne paraissent pas s'intéresser à la science dans un but utilitaire, mais uniquement comme objet de savoir et de curiosité. Le centre de cette question réside ainsi dans la faculté des élites bourgeoises à passer de la simple observation à l'application de découvertes scientifiques pour répondre à des demandes économiques. Tout le lien entre bourgeoisie genevoise et science au XIXe siècle, s'article autour de cette question. Le rapport qu'entretiennent les bourgeois et la science se modifient au cours du siècle, bien que les élites patriciennes semblent avoir passablement de peine à effectuer cette évolution. Il découle de cette authentique faiblesse des élites, pourtant remarquablement située dans les milieux scientifiques, une tendance à s'allier avec le milieu des ingénieurs. L'observation empirique de ce rapprochement entre élite et scientifiques libéraux connaît à Genève au moins une prémisse intéressante.

      En 1826 est fondée une société centrale, la Réunion des industriels, qui associe des bourgeois et des non-bourgeois. Cette société a pour objectif de diffuser le progrès technique à l'aide de conférences et d'une bibliothèque. 1454  Si les traces qu'elle a laissées sont fort peu nombreuses, 1455  l'élément le plus intéressant est cette composition mixte entre élites et personnes d'origine modeste, apparemment issues principalement du milieu horloger. Daniel Colladon note d'ailleurs qu'en 1826 la Réunion a été fondée 'par quelques chefs d'atelier et quelques amis de l'industrie'. 1456  Parmi les fondateurs, se trouvent notamment du côté bourgeois les noms de Darier, Constant, Prévost-Pictet et le premier syndic Rigaud, autant de noms actifs dans les milieux libéraux. Cette société démontre qu'il a existé dès la première moitié du XIXe siècle des tendances au regroupement de toutes les forces, bourgeoises et non-bourgeoises, favorables au progrès technique. Elle illustre de manière discrète la position qu'ont eue les libéraux pendant la période représentative (1816-1842), ne dédaignant pas les ponts jetés en direction des techniciens non-bourgeois.

      Que devient la Réunion des Industriels? De toute évidence, elle n'a jamais connu un grand développement et n'a pas survécu aux années 1840, soit pendant les affrontements politiques du milieu du siècle. Après elle, d'autres sociétés d'une nature comparable se forment. En 1848 se créé une Société des architectes de Genève,  1457  qui forme le noyau central de la future section genevoise de la Société des Ingénieurs Architectes, créée quant à elle en 1851. 1458  Cette filiation d'association de techniciens met en lumière une frange progressiste de la bourgeoisie, qui évolue à l'abri des rivalités politiques opposant la conservatrice Société des Arts et l'Institut National Genevois, son rival fazyste. 1459  Pour autant, le pont jetés entre élites bourgeoises et techniciens non-bourgeois n'est pas très solide.

      En reprenant la logique des pôles familiaux pour l'appliquer à cette problématique dans la seconde moitié du XIXe siècle, les élites genevoises apparaissent sous un jour original, tiraillées entre le passé dans lequel elles plongent leurs racines, le présent et surtout le futur, au milieu de changements techniques fondamentaux qui poussent en avant une nouvelle catégorie de techniciens. Etant donné qu'un pôle familial se définit en partie par le nombre des indispensables successeurs, et donc par la multiplicité des alliances possibles, il ne s'agit pas d'une notion mouvante. Les pôles familiaux qui s'établissent suite à la restauration n'ont pas acquis, par l'incertitude du développement des rameaux familiaux, une position assurée éternellement. De plus, une non-adaptation des affaires sur les marchés industriels peut s'avérer être un pari risqué, d'autant plus si la famille en question dispose d'une quantité importante de capitaux à placer. Tout concourt donc à mettre en rapport les pôles familiaux et les ingénieurs, tout en constatant que les techniciens utiles aux banquiers privés et à leurs investissements ne sont pas forcément ceux qui se recrutent parmi les ingénieurs-architectes. Si l'on pense aux industries du gaz et des chemin de fer, les savoir-faire sont différents et dépassent la maîtrise d'un ouvrage de génie civil.

      Personnages nouveaux, les ingénieurs occupent une position de plus en plus centrale au cours du XIXe siècle car ils détiennent un savoir neuf et précieux. Conséquemment, les alliances matrimoniales en direction d'ingénieurs, tout comme l'envoi d'enfants en formation dans des écoles techniques sont des préoccupations récurrentes des élites pendant tout le siècle. A Genève, trois ingénieurs en particulier symbolisent l'importance de cette nouvelle profession, tout en ayant des parcours spécifiques: Guillaume-Henri Dufour, Daniel Colladon et Théodore Turrettini. Ces trois ingénieurs, les plus célèbres et tous d'origine bourgeoise, couvrent l'ensemble de notre période. Trois personnalités qui cachent un nombre bien plus important d'ingénieurs et d'architectes, comme le révèle Armand Brulhart. 1460 

      L'annexion a eu l'avantage pour Genève d'offrir à ses enfants les filières de formations scientifiques françaises, comme polytechnique, qui restent accessibles aux jeunes Suisses même après la restauration. 1461  Guillaume-Henri Dufour est le premier Genevois des ingénieurs sortis de polytechnique. 1462  C'est autour de sa personne que se concentre la première génération de la nouvelle élite des ingénieurs. Christian Wolfsberger, 1463  artisan de la démolition des fortifications et Conseiller d'Etat du gouvernement réparateur, est apparemment sous ses ordres à l'armée, 1464  de même que Louis Aubert (1813-1888), 1465  polytechnicien et colonel du génie qui a servi le colonel fédéral Dufour, son 'maître vénéré'. 1466  Léopold Blotnitsky 1467  n'a pas de lien apparent avec Dufour, mais il a travaillé avec Wolsberger, auquel il succède en qualité d'ingénieur au département cantonal des travaux publics, là où vient d'être élu comme conseiller d'Etat... Christian Wolfsberger. A l'image des familles bourgeoises, dont la plupart sont issus, les ingénieurs du XIXe siècle forment un microcosme solidaire.

      Le rôle pionnier de Guillaume-Henri Dufour s'étend sur deux décades décisives. Premier ingénieur cantonal en 1829, il construit les premiers ponts suspendus d'Europe. Il fait partie de toutes les nouvelles entreprises liées à l'urbanisme : la société des Bergues, les ponts des Bergues et de Peney, l'industrie du gaz et le chemin de fer. Dufour est lié à toutes ces entreprises et tient au sein des autorités politiques un rôle central de député écouté et respecté. Il est même plus que cela. Il est un serviteur de l'Etat souhaité à sa place d'ingénieur cantonal par les autorités d'alors, qui n'avaient pas hésité à lui offrir un salaire jamais vu auparavant au sein de l'administration pour que Dufour se mette à son service. 1468  Plus tard, son refus de prendre le commandement des troupes, pour soutenir le gouvernement à la veille du 22 novembre 1841, est un acte lourd de conséquences. 1469  Cela, même s'il parvient à le justifier autrement que comme un refus de soutenir le parti conservateur. 1470  Pour autant, son libéralisme politique est modéré. Alors que James Fazy dissout le Grand Conseil par la force Dufour refuse de quitter son siège autrement que sous la force des baïonnettes. 1471  Est-ce suite à cet épisode qu'une haine farouche l'oppose à James Fazy? En partie peut-être. Les deux hommes sont de caractères diamétralement opposés, et Guillaume-Henri Dufour est facilement mis de côté par le leader radical dès 1846, 1472  malgré ses compétences uniques parmi les ingénieurs genevois. D'ailleurs, James Fazy n'a pas de liens avec les principaux ingénieurs genevois, tous bourgeois. Daniel Colladon, allié de la famille Ador, le déteste vertement. 1473 

      Elu après 1846, Guillaume-Henri Dufour scelle sans le vouloir le sort des fortifications en admettant que la conservation des murailles, prise sans autre mesure, n'est pas une bonne décision. 1474  Pendant ce temps, d'autres ingénieurs apparaissent et la profession commence à s'organiser. La création d'une section genevoise de la Société des ingénieurs architectes en 1851 1475  n'est pas anodin dans un canton qui vient de basculer politiquement. Bien entendu la décision de démolir les fortifications ouvre des perspectives radieuses à la profession, mais les ingénieurs sont aussi en liens étroits avec les familles bourgeoises. Ce lien entre scientifiques, puis ingénieurs et familles bourgeoises est une conséquence logique de la difficulté qu'éprouvaient les Genevois à suivre une formation coûteuse à l'étranger. De plus, ce sont les familles bourgeoises qui détiennent une part dominante du capital à Genève. Si les ingénieurs veulent établir des réseaux techniques dans le canton, ils doivent avant tout convaincre les financiers d'investir dans ces réseaux. D'un autre côté, la bourgeoisie genevoise a toujours entretenu d'étroits liens avec la science. Dans un siècle où la technique évolue rapidement, et où les membres des élites sont les premiers à en être conscients, grâce aux déplacements qu'ils effectuent à l'étranger, les anciens bourgeois sont demandeurs de renseignements au sujet de ces nouveautés. Dès lors, chaque pôle familial se doit d'avoir un accès direct à la mine de savoir que constituent les ingénieurs. Et comment s'assurer la qualité d'un conseiller, sinon en établissant un lien familial avec ce dernier? De fait, tous les pôles familiaux que nous avons identifiés se sont associés au moins un expert des technologies nouvelles.


1.2. Le pôle Prévost et la famille De la Rive

      Le développement des activités et des liens familiaux du pôle familial Prévost, 1476  ajouté au fait que Morris Prévost & Cie se trouve à Londres, font que cette famille n'a pas directement participé aux affaires industrielles en formation ou en activité à Genève. Pour autant, le lien entre le pôle familial et le monde scientifique n'est pas à négliger. C'est même certainement le pôle familial présenté qui a les liens les plus étroits avec le monde scientifique.

      Pierre Prévost lui-même, professeur de physique générale de 1810 à 1823, 1477  s'est marié à deux reprises avec des soeurs d'Alexandre Marcet, éminent chimiste installé en Angleterre. Les nombreux articles qu'il publie dans la Bibliothèque Britannique dénotent une ouverture vis-à-vis des techniques d'avenir. Le pôle familial n'a donc pas d'impératif besoin de s'allier avec des scientifiques pour arriver à garder un contact avec les développements technologiques. Ses membres y parviennent d'eux-mêmes, notamment par les De la Rive. Alexandre-Pierre Prévost, petit-fils de Pierre Prévost participe au projet de la Société d'instruments de physique, initiée par Auguste De la Rive. 1478 

      La proximité qui existe entre les Prévost et la science se trouve donc renforcée par les De la Rive. La première alliance des petits-enfants de Pierre Prévost, entre Alexandre Prévost fils et Augusta De la Rive, 1479  rapproche les Prévost avec Auguste De la Rive, scientifique de renom qui a succédé à Pierre Prévost à l'Académie. Sachant qu'Alexandre Prévost père est retourné s'installer à Genève en 1829, cette alliance porte pratiquement seule les possibilités de développement du pôle Prévost sur Genève. Malheureusement, l'absence de descendants d'Alexandre Prévost fils, ferme cette voie. De plus, la comparaison des deux familles laisse apparaître un équilibre des forces qui n'a certainement pas incité les enfants à faire preuve d'initiative en affaires. Les De la Rive disposent d'une grande fortune, à l'image des Prévost. L'alliance effectuée vise surtout à une reconnaissance sociale, et non à l'ouverture vers un faisceau de connaissances profondément renouvelées par la Révolution industrielle. Il n'empêche que ces familles ont toujours su garder un lien avec l'évolution scientifique. Elles ne peuvent apparaître comme dépassées par des techniques dont les enjeux leur échappent.

      La raison de la non-implication des Prévost dans des affaires industrielles locales, avant la timide participation au sein de la Société d'instruments de physique, est à chercher du côté de la nature des alliances matrimoniales. Le pôle Prévost perd de son importance pendant la seconde moitié du XIXe siècle. En premier lieu, les descendants masculins manquent. Les quatre frères Prévost ne donnent naissance qu'à trois fils sur un total de huit enfants. Ensuite, les alliances familiales sont contractées avec de grands noms de la haute banque (Pictet, Mallet, Cramer, notamment), et 'spécialisent' la famille Prévost sur ce seul type d'alliés. Enfin, Morris Prévost & Cie est installée en Angleterre. Difficile dans ces conditions de voir le pôle familial continuer à se développer, et lancer à Genève des affaires industrielles, malgré l'existence d'un lien très étroit avec la science. Ce dernier ne peut donc suffire à assurer le succès des affaires.


1.3. Le pôle Ador

      Le nom de Ador a la particularité de n'avoir pas 'donné' de grands scientifiques, contrairement aux Prévost. Par contre, cette famille réussit à pallier ce manque en s'alliant avec les meilleurs. En y ajoutant sa propre puissance d'investissement et ses descendants qui font souche, la famille Ador peut dès lors se profiler comme un puissant levier des entreprises industrielles. Le pôle familial Ador poursuit un développement important pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Bien que le nombre de descendants masculins ne soit pas supérieur à celui de la famille Prévost, la famille Ador dispose de plusieurs alliances familiales fortes. Elles vont d'ailleurs jouer un rôle essentiel dans sa survie en tant que puissance économique. Les Ador, dont les affaires sont pour la plupart tournées vers Paris, ont subi de plein fouet la Révolution de 1848. Louis (1813-1881) est par exemple présenté comme presque ruiné après la chute de la Monarchie de juillet. 1480  Mais la famille Ador réussit parfaitement à tourner ses intérêts du côté des secteurs moteurs de l'activité économique, comme le gaz. En alliant une de ses filles avec Daniel Colladon, elle s'est ouverte une porte précieuse sur le milieu des ingénieurs.


1.3.1. Daniel Colladon et Charles Marignac

      Daniel Colladon, l'incontournable homme de science genevois du XIXe siècle, se marie avec Stéphanie Ador, fille de Jean Ador allié lui-même à la famille Dassier. L'ingénieur Daniel Colladon 1481  ne dispose avant ce mariage, d'aucun lien familial puissant, au sens financier du terme. Rattachée au pôle familial Ador par ce mariage, son origine bourgeoise est modeste, comme l'est celle de son alliée. De fait, Colladon ne peut offrir à la famille Ador ni un nom, ni une fortune. Il apporte une valeur toute nouvelle dans la seconde moitié du XIXe siècle: un savoir. Sa carrière, qui comprend de nombreux et constants ponts jetés entre travaux scientifiques et affaires est une démonstration flagrante de la force du couple ingénieurs - milieu des affaires.

      Fils d'un régent du Collège, juriste et ingénieur, 1482  Daniel Colladon bénéficie d'une double formation, idéale pour toute entreprise industrielle. Ses premiers travaux concernant la mesure de la vitesse du son dans l'eau 1483  ont participé, avec les fameuses fontaines lumineuses, 1484  à sa notoriété scientifique. Ces deux travaux forts différents sont à l'image de sa carrière scientifique: hétéroclite et universelle. Les recherches scientifiques qui occupent Daniel Colladon embrassent un nombre important de domaines différents de la science (électricité, gaz, mécanique), en sorte qu'un fil conducteur semble difficile à déceler. Cette carrière qui peine à se concentrer sur une spécialité scientifique est une conséquence directe d'un très fort lien qui unit le savant avec le monde des affaires. Ce dernier est dans la deuxième partie de sa carrière l'unique fil d'Ariane qui motive toute recherche, dans un esprit encyclopédique à trouver dans la science des réponses à des questions pratiques, potentiellement commercialisables. Si dans un premier temps, ses travaux scientifiques sont purement une curiosité, Colladon concentre rapidement ses recherches sur des problèmes moins anecdotiques, dont la résolution peut servir les intérêts économiques d'entreprises privées.

      Sa première publication connue a été faite dans la Bibliothèque universelle, où il co-signe avec Jean-Louis Prévost 1485  un bref article concernant l'électricité statique. 1486  En 1837, et toujours dans la Bibliothèque universelle, Colladon publie un mémoire sur les courants électriques présents dans les voies de chemin de fer. 1487  Entre ces deux publications, l'évolution du savant en direction du monde des affaires est ébauchée. L'électricité statique est une curiosité, tandis que la présence d'électricité dans les voies ferrées relève d'un problème pratique. En fait, il est intéressant de dresser un parallèle entre les travaux scientifiques de Colladon 1488  et ses activités économiques. En effet, il est possible de constater que cet ingénieur a fait à plusieurs reprises usage de sa science pour servir les intérêts de compagnies privées dans lesquelles il est actif, et cela essentiellement autour de trois secteurs d'activités: l'immobilier, les transports (bateaux à vapeur et chemins de fer), ainsi que l'industrie du gaz.

      Administrateur de 1853 à 1885 de la Société immobilière genevoise, il publie entre 1879 et 1883, plusieurs brochures et articles sur les origines de la foudre et de la grêle, ainsi que sur les moyens de s'en protéger. 1489  Dans la même logique, Colladon tente en 1880 de trouver une solution scientifique au problème des incendies. Dans un bref mémoire (dont la destination est inconnue), 1490  il pose la problématique simplement: ' Il se présente fréquemment des cas d'incendies où les personnes réfugiées dans les appartements supérieurs ou sur les toits d'un édifice élevé, réclament des secours et où les échelles ne pouvant les atteindre, elles sont réduites à se précipiter sur le sol pour ne pas être brûlées vives'. 1491  La solution préconisée, alors que Colladon est administrateur de la Société immobilière genevoise laisse dubitatif. Il s'agit d'installer des cordes à noeuds sur les pompes à incendie. Les cordes sont projetées vers les personnes en danger à l'aide d'un 'fusil à vent' qui peut aussi envoyer sur les flammes 'un cylindre de métal mince rempli de liquide'. 1492  Le fusil à vent proposé utilise l'air comprimé, énergie que Colladon utilise également pour mettre au point des perforatrices. 1493  Pour autant, malgré l'échec probable de cette solution utopique, la symbiose entre travaux scientifiques et activité professionnelle est significative.

      Sur la question ferroviaire, Colladon est également très actif, d'abord comme expert sur le projet de ligne ferroviaire entre Lyon et Genève, ensuite au sujet des percements de tunnels. De ses travaux naît un système de perforatrice à air comprimé. 1494  Grâce à cette technologie, notamment utilisée pour le percement du tunnel du Mont-Cenis, 1495  il est ingénieur-conseil de l'entreprise du percement du Gothard et membre du comité français pour le chemin de fer sous la Manche. 1496 

      Le gaz est le troisième secteur dans lequel Daniel Colladon s'est impliqué. Ingénieur de la compagnie gazière genevoise (Société genevoise pour l'éclairage au gaz) de 1844 à 1862, il devient à cette date administrateur du trust gazier genevois (Compagnie pour l'industrie du gaz). 1497  De 1870 à 1890 il retourne à la compagnie gazière où il occupe également un siège d'administrateur. C'est lorsqu'il est ingénieur de ces entreprises que ses travaux scientifiques tentent d'améliorer la technologie gazière sur deux fronts différents. Colladon essaye de convaincre les ateliers de la Fabrique de l'utilité du gaz pour faire fondre les métaux. 1498  A côté de cela, il met au point un épurateur à gaz installé sur le réseau genevois mais dont le trust peut faire la promotion à l'étranger. 1499 

      Un autre scientifique de renom, Jean-Charles Marignac 1500 , entre dans le cercle familial des Ador en 1874 suite au mariage de sa fille Laure avec Emile Ador, 1501  fils d'Edouard. Chimiste de renom, polytechnicien qui a également fréquenté l'Ecole des mines, Jean Charles Galissard de Marignac n'a pas la notoriété de Colladon, comme il n'a pas le même type de parcours. Son domaine de recherche, la définition des poids atomiques, le confine dans les ombres de la science, même s'il enseigne longtemps la chimie à l'université. Sa formation scientifique n'en fait pas moins un homme précieux pour introduire et expliquer toute nouvelle technologie au sein des investisseurs potentiels. 1502 

      Edouard Ador, Daniel Colladon et Charles Marignac sont actifs au sein de la Société immobilière genevoise, où le fils de Charles Marignac, Adolphe, occupe un siège au Conseil d'Administration dès 1884. 1503  Or, le secteur immobilier est très proche des réseaux techniques de l'eau et du gaz car il se situe sur le marché des énergies qui ont besoin de l'immobilier pour se diffuser (voir schéma 15.1). Corsetés dans les limites rigides de prix de la concession passée en 1844 avec les autorités municipales, 1504  les profits de la compagnie gazière ne peuvent se réaliser pleinement qu'avec les abonnements privés. Pour un ingénieur, la participation à une entreprise immobilière équivaut à s'ouvrir et se garantir un marché, sans parler de l'éventualité d'une obligation matrimoniale, liée aux exigences du contrat de mariage, qui forceraient de tels investissements. 1505  Or, tous les réseaux techniques demandent l'intervention d'ingénieurs, jusqu'à l'hygiénisme, qui initie dans cette même période des percements de rues et la construction de nouveaux quartiers. 1506 

      

Schéma 15.1. : Interactions entre différents secteurs économiques

      Le schéma 15.1, synthétise les liens économiques qui peuvent entourer différentes entreprises. Sachant que les Ador sont également très impliqués dans une entreprise de distribution d'eau domestique, 1507  il est révélateur de remarquer qu'en dehors du secteur chimique, grand absent de la région genevoise, les Ador ou leurs alliés disposent d'importants leviers pour mener à bien des affaires.

      Moteurs de l'activité industrielle par le biais des défis techniques, les ingénieurs peuvent cependant aussi agir comme de puissants freins, quand leur science est trop fortement liée à leurs intérêts économiques. Le cas de Thury avec le courant alternatif a été présenté par Serge Paquier, 1508  qui a également montré comment Colladon a vainement tenté de freiner l'arrivée de la technologie électrique à Genève. 1509  Si ce dernier a quelquefois tenté de convaincre en se basant sur un argumentaire scientifique, à laquelle sa personnalité donne un crédit important, il n'a pas toujours lutté en vain. En 1880, il publie une note particulièrement critique sur le projet de tunnel ferroviaire sous le Mont-Blanc. 1510  Pourtant, ce tunnel cumulait les avantages pour Genève, qui se serait trouvée désenclavée. 1511  La position de Colladon est simplement dictée par un calcul économique, puisqu'à ce moment Daniel Colladon est administrateur de la Compagnie du Simplon. 1512  De fait, le projet de tunnel ferroviaire sous le Mont-Blanc ne verra finalement jamais le jour, et c'est le transport routier qui réalisera le projet plusieurs décennies plus tard.


1.3.2. Théodore Turrettini

      Dans la seconde moitié du siècle, c'est Théodore Turrettini qui est le mieux placé pour réaliser des ponts entre science et tradition du monde des affaires genevois. Il est même le premier ingénieur genevois qui a un lien familial direct avec d'anciennes familles patriciennes. Issu d'une des plus grandes familles de la République, 1513  il a poursuivi des études scientifiques dans le très conservateur Gymnase libre, 1514  puis dès 1865 à l'Ecole spéciale technique de Lausanne. 1515  Même si 'ayant terminé ses études et nommé ingénieur, il lui fallait chercher une place et trouver à gagner sa vie', les leviers bourgeois, puis familiaux agissent parfaitement.

      C'est Auguste De la Rive qui engage en premier Théodore Turrettini, au sein de la naissante Société d'instruments de physique, fondée en 1862. 1516  Envoyé en Allemagne par la Société, Théodore Turrettini y acquiert un savoir rare à Genève pour un jeune ingénieur issu d'une ancienne famille bourgeoise. Lorsqu'il rentre, non seulement 'il fut très invité', 1517  mais 'l'idée de se marier lui vint vite'. 1518  Son mariage avec Catherine Marguerite Favre est né de la même solidarité bourgeoise qui a motivé l'aide d'Auguste De la Rive. Théodore Turrettini est un jeune homme qui dispose d'ascendants tous prestigieux. Il est allié avec pratiquement tous les grands noms de la haute bourgeoisie. Pour De la Rive c'est un jeune homme à aider, car il représente l'avenir des anciennes familles bourgeoises.

      

Schéma généalogique 15.1. : Liens familiaux entre Théodore Turrettini et le pôle familial Ador

Elaboré à partir de: AEG, Descendance de Bernard Paccard, Genève, Février 1930, cote 86, in plano 7; BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 886-887.

      Théodore Turrettini se retrouve au centre d'alliances familiales mettant en relation les familles conservatrices les plus influentes. En plaçant au centre du raisonnement ce jeune ingénieur, il est possible de remarquer des liens vers le pôle familial Ador, attache qui préexistait de manière distante par le biais des familles Mirabaud et Paccard. Il est cependant intéressant de constater que la famille De Morsier est également présente dans les alliances de cette génération. En effet, la famille Mirabaud est alliée et en affaire avec Eugène de Morsier, parent éloigné de trois degrés à Gaston de Morsier. Ce lien considéré tout seul serait trop distant, mais pris dans les multiples renchaînements d'alliances, il montre une tout autre dimension.

      La famille de Morsier est une famille d'origine vaudoise qui a admirablement mené son intégration dans la haute bourgeoisie genevoise juste après la Révolution de 1792. 1519  Elle s'introduit dans les milieux bourgeois genevois par le mariage de Jean Alexandre en 1795 avec Marie-Catherine Rigaud. Ce dernier achète le droit de cité en 1816. 1520  Les de Morsier se tissent en quelques générations des liens étroits avec les familles Rigaud, Schmidtmeyer et Roguin. Cette intégration dans les milieux politiques genevois est parallèle à une insertion dans les milieux d'affaires, puisque la famille possède une partie du capital de la banque Mirabaud. 1521 

      Théodore Turrettini se situe donc au centre de la toile d'araignée des réseaux d'affaires. Pour la première fois, un ingénieur genevois est issu du patriciat. Sa formation, ses compétences, lui permettent de progresser vers le coeur du maillage de la toile, vers les leviers de la puissance financière. Son mariage consacre cette formation et en affirme le caractère interne au groupe bourgeois et au pôle familial Ador.

      Le milieu des ingénieurs est très présent dans les alliances postérieures à Théodore Turrettini. Gertrude Naville, issue d'une branche familiale différente d'Albert (voir ci-dessus), est la fille d'Henri Naville (1875-1939), ingénieur chez Brown Boveri & Cie. Fils d'un ingénieur, Henri Naville est surtout le petit-fils de Jacques-Adrien Naville, ancien Conseiller d'Etat marié à la troisième fille de Jean-Jacques Rigaud, impliquant donc un renchaînement d'alliance curieux, car indirect, entre les familles Rigaud et Turrettini. Léopold Maurice, autre gendre de Théodore Turrettini, est également ingénieur.


1.4. La famille Duval

      La montée en force des ingénieurs dans la société se mesure sur une large échelle. La famille Duval, qui n'est pas considérée comme un pôle familial essentiellement à cause de l'absence d'un établissement bancaire propre à cette famille, a également connu un développement de ses alliances matrimoniales en direction des ingénieurs. Dans ce cas, le lien est indirect et passe par Louis Aubert-Duval (1815-1888), fils de Robert Aubert-Chaudoir qui s'allie avec Louise Adamine Duval (1825-1903), fille de François Duval-Toepffer. 1522 

      La fratrie Aubert-Chaudoir est composée à la Révolution de 1846 de trois filles et un fils. L'aînée, Anna Joséphine dit Nina Aubert (1805-1871) épouse en 1825 Alexandre Henri Patry (1791-1848), négociant à Londres et dont une branche de la famille est passée par Turin, où se trouvait d'ailleurs les Aubert. 1523  Pauline Léonie Aubet-Chaudoir (1818-1885) se marie en 1836 avec Eugène De la Rive (1804-1872), frère d'Auguste. Cette alliance assied la famille dans la Genève conservatrice, et a sans doute facilité la nomination de Louis Aubert à l'Académie, où l'influence de son beau-frère De la Rive est importante. Le mariage de Louis Aubert intervient en dernier dans la fratrie en 1844, trois ans après son élection au parlement, mais juste avant la Révolution de 1846.

      Louis Aubert a le malheur d'atteindre l'âge actif juste avant les troubles politiques de 1842-1846. Officier dans l'armée fédérale, professeur de l'Académie, il est promis à une grande carrière. Elu au Conseil Représentatif en 1841, quelques mois avant sa chute, son conservatisme lui fait désavouer le Sonderbund, et démissionner de ses fonctions dans la milice cantonale. Ce geste de fidélité envers le pouvoir conservateur qui s'est totalement effondré en 1846, paradoxalement le ruine et le sauve. Sans fortune, il doit son salut dans cette période noire pour les anciennes familles bourgeoises de Genève à une solidarité de classe. Des savants distingués lui offrent en effet une 'compensation désirée', 1524  matérialisée par une charge de professeur au Gymnase libre fondé en réaction à la chute du pouvoir bourgeois. 1525  Affaibli financièrement, sa formation d'ingénieur polytechnicien le place dans le sillage direct de Guillaume Dufour, son 'chef, collaborateur et ami'. 1526  De 1852 à 1856, il est administrateur de la Compagnie des chemins de fer de l'ouest suisse, puis directeur de cette compagnie de 1856 à 1872. Par la suite, il devient administrateur de l'assurance vie La Genevoise de 1873 à 1878, qu'il préside de 1878 à 1888.


1.5. La famille Bordier et les fils Reverdin

      La percée des professions scientifiques est visible à tous les étages de l'ancienne bourgeoisie et ne se limite donc pas aux grandes familles. Autour de l'agent de change Jaques Reverdin, allié à la famille Bordier, un renchaînement d'alliance met en évidence une fratrie entière de scientifiques. Le frère de Jaques Reverdin, Adolphe, inaugure en effet un rameau tourné exclusivement vers la science. Son aîné Jacques est chirurgien, Emile est architecte, Frédéric est chimiste et Francis est ingénieur à la CGTE (La Compagnie générale des tramways électrique, les transports publics de la cité). 1527 

      La seule composante qui manque à ce réseau d'affaires pour réunir des conditions idéales de fonctionnement est un lien avec le monde politique. Or, deux des fils d'Adolphe ont par mariage établi ce lien. Frédéric Reverdin épouse Amélie Mussard, nièce d'Ami Bordier et fille d'Henri Mussard, maire des Eaux-Vives. Un autre maire de cette commune, John Rehfous, marie sa fille à Francis, le cadet des frères Reverdin. 1528 

      Bien que la force économique de ce mini-réseau soit sans commune mesure avec ceux qui ont été abordés précédemment, la dynamique qui met en évidence des fonctionnements identiques montre bien que le mouvement qui oriente l'ancienne bourgeoisie vers la science est général. Toutes les anciennes familles bourgeoises procèdent selon le même schéma. Elles tentent d'élargir leur influence par une maîtrise des trois éléments essentiels que sont la politique, le savoir-faire technique et le capital. La bourgeoisie genevoise n'a certainement pas été un frein au développement économique, du moins comme pourrait le faire croire l'image stéréotype d'un conservatisme aveugle. Les anciennes familles bourgeoises s'adaptent aux nouvelles technologies, elles disposent d'un capital important et même si le levier politique vient à manquer au milieu du siècle, elles demeurent en bonne posture pour être motrices du développement économique du canton.

      A l'intérieur de ce microcosme bourgeois, les personnalités diffèrent parfois énormément. En prenant l'exemple des deux personnalités les plus célèbres, soit Dufour et Colladon, de nombreux clivages émergent. Guillaume-Henri Dufour était résolument tourné vers la France. Polytechnicien, militaire de carrière, il est devenu célèbre en qualité d'ingénieur dès 1829, puisqu'il est à cette date le premier ingénieur cantonal. Même s'il s'est approché de l'industrie du gaz dans les années 1820, il a surtout construit les premiers ponts suspendus, au travers des fortifications, et a été très actif dans la construction du quartier des Bergues. Colladon était par contre plutôt tourné vers l'Angleterre. Il a certes enseigné à Paris, mais les technologies qu'il a adaptées provenaient toutes d'outre-Manche. Son cours à l'école centrale de Paris portait sur les machines à vapeur. De plus, ses recherches scientifiques touchèrent très tôt le gaz, industrie développée en premier par les Anglais. En 1851, il est membre de deux jurys d'experts lors de l'exposition universelle de Londres. 1529  Cependant, rien ne permet d'opposer les deux savants, qui ont quelquefois collaboré, comme pour les tests de fiabilité du pont de Peney. 1530 

      A l'image des élites genevoises au cours du XIXe siècle, le monde scientifique s'est également divisé entre les deux pôles principaux de l'Europe. Il y eut les ingénieurs qui regardaient du côté de Paris et de ses établissements de formation technique, et ceux qui admiraient l'avancée technologique anglaise.


2. L'Union fait la finance. L'Union Financière, ou la porte d'entrée bourgeoise vers la modernité (1890)

      Le lien existant entre les familles de l'ancienne bourgeoisie et les ingénieurs, montre une proximité entre les anciennes élites de la République et la technique, sur laquelle s'appuie le processus d'industrialisation. Cette collaboration de la tradition et de la technique casse l'image d'une élite restée statique face au développement industriel en marche. Cependant, le lien entre bourgeois et ingénieurs ne saurait suffire à démontrer que les anciennes élites ont conservé dans la seconde moitié du siècle une position dominante sur l'économie locale. Sans le capital, un savoir-faire est inutile. Or, nous l'avons vu, le tissu bancaire genevois se fractionne avec la Révolution entre les établissements publics à tendance libérale-radicale et les établissements privés, soucieux de conserver leur indépendance.

      Affirmer que les familles bourgeoises ont contribué, à leur manière, au développement économique de Genève, c'est implicitement lier les banquiers privés à l'industrie et à son financement. Ce lien est resté longtemps ambigu. D'abord parce que les banquiers privés ne sont pas prioritairement intéressés par ce genre d'affaires, et se contentent de gérer essentiellement des fortunes en placements. Ensuite, parce que le peu d'exemples de participation de banques privées aux affaires industrielles se rattachent à des alliances non-formelles entre établissements, comme le Quatuor (voir chapitre 11 point 1). Les établissements privés ont des difficultés à établir et officialiser ce type de lien. Une banque privée ne peut lancer seule une affaire industrielle, autant à cause des capitaux énormes que ces entreprises nécessitent, que pour une simple question de risques. Entrer dans ce secteur d'activités, c'est avant tout prendre plus de risques. S'allier, même avec une banque 'parente', signifie perdre un peu de son indépendance.

      Pourtant, les établissements bancaires privés se rapprochent peu à peu des affaires industrielles. Par les associations informelles, qui se généralisent, puis par la formation d'un Syndicat qui débouche en 1890 sur la création de l'Union Financière, une puissante banque d'affaires qui connaît presque un demi-siècle de succès. Cet établissement, qui n'a jamais été étudié, apparaît comme un point d'aboutissement du phénomène de concentration de certaines activités des banquiers privés. L'Union Financière de Genève réunit autour de ses activités les dix plus gros établissements bancaires privés de Genève. Grâce aux liens familiaux de ses fondateurs, elle dispose en outre d'un réseau de relations unique, et sans doute jamais égalé. Une distinction peut être faite entre plusieurs types d'alliances, selon qu'elles sont antérieures ou postérieures à la création de l'Union. Certaines familles s'y rattachent naturellement, disposant de nombreux liens utiles et préalablement établis, d'autres n'y ont qu'un lien ténu. Enfin, le type d'alliance doit également être apprécié selon la qualité des individus en présence, c'est-à-dire de leurs orientations professionnelles.


2.1. Voie bâloise et voie genevoise de la banque privée

      Peu de sources permettent de comprendre l'origine et le fonctionnement de l'Union Financière. A côté de quelques rapports annuels, la découverte providentielle d'un discours de son président, daté de 1913, apporte un peu de lumière sur cet établissement central de la banque genevoise. 1531  En particulier, il permet de dresser une comparaison instructive entre les voies différentes qu'ont empruntées les élites genevoise et bâloise, sur la base d'une situation en partie identique. Dans la ville rhénane, les banquiers privés sont confrontés à la même évolution technique et s'adaptent en créant une grande banque d'affaires, qui devient après quelques mues la Société de banques suisses.

      Cette dernière est 'née d'associations syndicales de banquiers privés qui tentèrent de maintenir le plus longtemps possible leurs positions traditionnelles face aux exigences de l'ère industrielle (...) en s'unissant pour effectuer des transactions qu'ils n'auraient pu mener à chef individuellement'. 1532  Imaginée dès les années 1840, cette grande banque met plusieurs décennies à prendre corps. En novembre 1854, six banques privées s'associent pour 'accorder en commun des prêts de 200'000 francs et plus, à des emprunteurs suisses, cantons, communes, corporations de droit public et chemin de fer qui les solliciteraient sur la place de Bâle'. 1533  Fondée entre la création de la banque des frères Pereire (1852) et la formation à Genève du Crédit International de James Fazy (1856), le Basler Bankverein suit de près un mouvement général de la banque suisse, même si ses membres 'n'estimaient pas définitive la forme syndicale ou consortiale de leur association'. 1534  Pendant les même années, un mouvement identique a lieu à Genève, au travers du Quatuor et de l'Omnium. Le point de départ de l'évolution des élites bancaires entre Bâle et Genève semble parfaitement identique. La seule différence majeure est qu'à Genève, les luttes politiques ont débouché sur une lutte bancaire acharnée, qui a donné naissance à plusieurs établissements concurrents, dont la Banque de Genève (fazyste), la Banque du commerce (conservatrice), et le Comptoir d'Escompte (conservateur). Le tissu bancaire institutionnel est dès lors plus ouvert à Bâle qu'il ne peut l'être à Genève.

      De cette spécificité genevoise découle l'évolution différente des deux élites. A Bâle, le Basler Bankverein a clairement pour objectif la création d'un établissement par actions, 1535  tandis qu'à Genève les banquiers y sont violemment opposés: 'Mettre une maison de banque en société anonyme, c'est donc commanditer un homme ou des hommes, en leur octroyant un mandat illimité. La mentalité de nos prédécesseurs répugnait à conférer un pareil blanc-seing (...) Ajoutons qu'ils étaient en cela soutenus par le sentiment unanime de leur clientèle'. 1536  Cette dernière en partie bourgeoise, préfère logiquement le système d'associations simples, où les opérations effectuées sont garanties par les fonds propres des associés, à la société anonyme. Cela indique par ailleurs que Genève est déjà fortement impliquée dans la gestion de fortune. Lorsque l'économie suisse connaît un 'grand essor' 1537  après la guerre franco-prussienne, l'association des six banquiers bâlois transforme sa situation en banque par actions en novembre 1871, tandis qu'à Genève, les banquiers privés se contentent de former une Association Financière, qui n'est qu'un nouveau regroupement d'établissements, certes plus large, mais toujours pas indépendant des établissements privés. '[les capitalistes] préféraient pour leurs affaires, les conseils et l'intermédiaire de maisons anciennes, dont les chefs, se succédant depuis plusieurs générations, leur étaient connus personnellement et semblaient offrir plus de responsabilité que des établissements anonymes'. 1538  Pourtant, les deux groupes de banquiers collaborent, et on retrouve des financiers des deux villes dans la Banque des chemins de fer suisses, fondée en 1879, puis remplacée par la Banque nouvelle des chemin de fer, en 1886. C'est la fusion de cette dernière avec l'Association financière qui donne naissance à l'Union Financière. 1539 

'Le but de la Société [l'Union Financière] est de traiter toutes opérations financières en Suisse ou à l'étranger, ou d'y participer (...) Le capital fut fixé à 12 millions de francs en 24'000 actions de 500 francs entièrement versé. Il fut réduit le 19 février 1894 à 8 millions, puis reporté le 2 février 1910 à 12 millions (...) La confiance que ces maisons inspiraient à la clientèle et la constante fidélité de celle-ci a valu à l'Union Financière une situation qui n'a été sérieusement entamée par aucune des concurrences qui ont surgi dès lors du fait (...) de succursales des sociétés principalement suisses déjà existantes à Zürich, Bâle, etc.' 1540 

      Jamais l'Union Financière et les grandes banques suisses, Crédit Suisse et Société de banques suisses, n'ont semblé abandonner une collaboration qui paraît avoir toujours existé. 1541  La rivalité vient des banques cantonales, 1542  dont le contrôle échappe aux élites. Dans cette logique, l'Union Financière se situe au même niveau que ses deux prestigieuses consoeurs, tout en conservant un statut différent. Cette spécificité apporte son lot de questions. Comment un établissement de la taille de l'Union Financière, actif sur des marchés instables donc sujet à controverses, réussit-il à conserver une unité? Une fois encore, la réponse réside dans les réseaux d'affaires et la toile d'araignée des liens familiaux.


2.2. Les réseaux familiaux des dix fondateurs de l'Union Financière de Genève (1890)

      L'analyse des relations familiales qui gravitent autour des dix membres fondateurs de l'Union Financière illustre parfaitement la persistance du contrôle que la toile d'araignée des réseaux familiaux a sur le monde bancaire genevois à la fin du XIXe siècle. Certes, des alliances entre deux, voire plusieurs établissements bancaires ont déjà été nouées dans la première moitié du siècle, mais jamais sur une échelle aussi importante. De plus, la fondation de l'Union Financière, près de 50 ans après la révolution radicale, démontre que la société bourgeoise est restée très dynamique dans les milieux d'affaires, malgré la perte du pouvoir politique.

      L'évolution du monde des affaires porte naturellement les banques à croître ou à s'allier pour continuer à coller au mieux aux besoins d'une économie toujours plus gourmande. A ce sujet, il est intéressant de constater que l'Union Financière ne concerne que les investissements industriels. Les activités de private banking demeurent au sein des établissements participants. 1543  La faible présence des établissements bancaires genevois dans le secteur industriel jusqu'en 1890 atténue cependant ce facteur explicatif. S'agit-il alors d'un changement d'orientation dans la conduite des affaires? La présence toujours plus importante des ingénieurs, ainsi que la réussite incontestable du secteur gazier, pourraient expliquer une sensibilité grandissante des banquiers genevois envers le secteur industriel.

      Un facteur politique est également à prendre en considération. Le faible degré d'union, par mariages, de banques privées pendant la première moitié du XIXe siècle peut s'expliquer sous l'angle économique, le marché continue à croître, mais aussi sous l'angle politique, la croissance régulière de ce marché s'appuyant également sur les conséquences de la révolution française, une table rase qui a été suivie des '27 années de bonheur'. A ce sujet, l'internationalisation des investissements genevois implique que l'évolution économique régionale n'est pas forcément liée au capital en présence. La stabilité de la République garantie par le Conseil Représentatif, est surtout vectrice d'inégalités. Le statut même de la bourgeoisie, qui avait pour principale composante une exclusion des non-bourgeois des activités commerciales, ne peut spontanément donner naissance à une élite industrielle.

      Après 1846, non seulement la stabilité est rompue, mais la relative protection du secteur commercial et bancaire disparaît. Les intermariages permettent dans une telle situation de cloisonner le secteur en rendant ses acteurs encore plus importants, ce qui devrait constituer pour tout nouvel arrivant, un handicap majeur à l'accession aux affaires. Par ailleurs, les alliances entre établissements peuvent également répondre à un besoin de cartelliser le marché des capitaux. Après la perte de la mainmise politique, les élites ne peuvent répondre à la formation des banques par actions, que par un renforcement de leur position les portant à une puissance financière sinon comparable, du moins le plus faible possible.

      Dans cette logique, le développement de liens familiaux répond à plusieurs schémas différents. Le plus simple fait intervenir, par le mariage de parents 1544  communs, seulement deux acteurs. Parmi les premiers administrateurs de l'Union Financière, c'est le cas d'Isaac Bonna.

      Isaac Bonna est un financier très peu rattaché à la toile des réseaux d'affaires. Par contre, il est solidement ancré dans les affaires industrielles puisque la banque Bonna a très tôt rejoint les regroupements financiers. 1545  De plus, le père d'Isaac, Frédéric Bonna, a été l'un des premiers financiers actifs autour de l'industrie du gaz, avec Alfred Lombard, Edouard Pictet, Louis Ador et Charles Hentsch. 1546  Ce point est intéressant puisque, rappelons-le, l'Union Financière avait pour vocation de s'intéresser aux affaires industrielles et commerciales, laissant la gestion de fortune aux banques privées. La sensibilité de la famille Bonna envers les affaires industrielles du XIXe siècle est réelle, bien avant la création de l'Union. Cette sensibilité explique le relatif isolement familial des Bonna, restés en dehors d'alliances touchant les activités de private bank.La raison est liée à la bourgeoise de la famille, qui n'est que partielle. Choisy explique que 'Robert Bonna, fils de feu Etienne de Chalex, fut reçu bourgeois de Genève le 28 novembre 1503. il ne paraît pas avoir eu de descendance'. 1547  Les autres branches de la famille n'ont jamais acquis de Lettres de Bourgeoisie. L'acquisition de Lettres de bourgeoisie très précocement par un seul membre de la famille, qui n'a pu transmettre son statut de bourgeois à ses collatéraux, a certainement créé une confusion.

      La seule alliance vraiment importante sur Genève pour la famille Bonna est le mariage en 1845 1548  de Suzanne, soeur d'Isaac, avec Jules Labarthe, agent de change fondateur de la bourse de Genève. 1549  Ce dernier dispose de deux liens intéressants, soit l'un antérieur (par la mère de Jules Labarthe) en direction de la famille Moilliet, 1550  active dans le grand négoce, et l'autre postérieur avec un mariage liant Jules Labarthe à la banque Chaponnière. 1551 

      

Schéma généalogique 15.2. : Lien familial entre Isaac Bonna et Jules Labarthe

Elaboré à partir de: CHOISY, Albert, DUFOUR-VERNES, Louis [dir.], Recueil généalogique suisse, vol. 2, Genève, 1907, p. 40.

      La situation d'Isaac Bonna est unique au sein de l'Union Financière. Il représente indiscutablement une porte d'entrée dans les affaires industrielles, mais n'est lié qu'à des familles de cette sensibilité, et aucune autre de la finance. Tous les autres administrateurs disposent de liens familiaux plus denses avec le milieu bancaire genevois. En particulier, les membres des grandes familles de banquiers privés concentrent autour de leurs réseaux d'alliances un potentiel d'investissement unique.


3. Les réseaux familiaux de l'Union Financière rattachés aux grandes banques privées


3.1. Yvan Mirabaud (1850-?)

      Personnage central très proche du pôle familial Ador, Yvan Mirabaud a parfaitement réussi à conforter son réseau d'affaires, dont il a été question précédemment. 1552  Il a marié ses deux filles, en direction de deux autres établissements importants de la place. Sa fille aînée Edmée a épousé Aymon Pictet en 1910, 1553  l'aîné de Guillaume Pictet, associé dans l'établissement Pictet & Cie, qui avait repris les affaires de son père Ernest Pictet 1554  (lui-même un autre administrateur fondateur de l'Union Financière). Son autre fille, Gabrielle Mirabaud (1880-1973) a épousé l'aîné des garçons de Franck Lombard, 1555  associé à la banque Lombard-Odier dans la première moitié du XXe siècle. 1556 

      

Schéma généalogique 15.3. : Liens familiaux d'Yvan Mirabaud

Elaboré à partir de: BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 642-645; MIRABAUD, Paul, Histoire généalogique des Mirabaud d'Aiguesvives, Paris, 1894.

      Ces deux unions poursuivent le même but, soit un rapprochement avec des concurrents, ce qui peut inclure la famille Cramer, alliée aux Pictet. Il n'a certainement jamais été question de fusion ou rachat éventuel des établissements, mais d'un simple rapprochement d'associations, correspondant à ceux réalisés autour de certaines affaires, comme l'avaient été l'Omnium ou le Quatuor. Cette stratégie d'alliance en vue, sinon d'un étouffement, du moins d'un contrôle de la concurrence, n'est pas tout à fait comparable à la formation des deux pôles familiaux, lorsque les familles n'étaient pas encore assises sur une fortune importante.


3.2. Ernest Pictet (1829-1909)

      La famille Pictet, autre exemple d'alliance complexe, a connu de nombreuses branches, mais un seul de ses membres fait immédiatement référence au monde de la finance du XIXe siècle. Au centre de toutes les grosses affaires de Genève, Ernest Pictet doit une bonne part de son influence à son habile mariage, qui l'a en même temps lié indirectement au pôle familial Prévost, et directement à une riche héritière Fuzier-Cayla. 1557 

      

Schéma généalogique 15.4. : Quelques liens familiaux antérieurs d'Ernest Pictet

Elaboré à partir de: BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 443ss.

      Le lien indirect établi en direction du pôle familial Prévost, par le mariage d'Ernest Pictet avec Gabrielle Fuzier-Cayla en 1856 1558  est rendu plus étroit par un double cheminement (voir schéma généalogique ER). Le premier passe par Guillaume Prévost, oncle par alliance de Gabrielle Fuzier-Cayla. Le second passe par son beau-frère Edouard Marcet, petit-fils de Gaspard Marcet allié à la fois à Pierre Prévost et à Antoine François Haldimand. 1559  Ces deux alliances qui rapprochent Ernest Pictet d'un même pôle familial lui ouvrent des portes en Angleterre. De plus, deux agents de change fondateurs de la bourse de Genève se rattachent à ces deux cheminements d'alliances. Adolphe Duval 1560  d'une part, et Antoine Beaumont 1561  d'autre part. Si la famille Duval peut également être rapprochée de l'Angleterre, Louis Beaumont, par contre, est actif en direction de Paris.

      

Schéma généalogique 15.5. : Quelques liens familiaux postérieurs d'Ernest Pictet

Elaboré à partir de: BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 443ss.

      Les liens familiaux des générations qui suivent Ernest Pictet doivent être mis en relation avec ce qui a été dit dans la partie sur l'éducation, concernant la difficulté qu'a apparemment Ernest Pictet pour diriger un de ses enfants vers son affaire. 1562  Trois de ses rejetons sur les six, et surtout les deux premiers, ont conclu des mariages clairement destinés à allier la banque Pictet & Cie à des concurrents. L'aîné a épousé Renée Lullin, fille du banquier Louis Lullin, autre administrateur fondateur de l'Union Financière. Le second a épousé une fille Cramer. Enfin, le dernier fils d'Ernest a épousé la fille de Ferdinand Forget, avocat également allié à la même famille Cramer.

      Dans le cas d'Ernest Pictet, les liens de sa famille dans les générations suivantes sont une conséquence de l'assise de sa situation. Les alliances postérieures qui le rattachent avec le pôle familial Ador, soit le mariage de son petit-fils Aymon avec une fille Mirabaud sont issus du rameau de Guillaume, le successeur d'Ernest Pictet. Dans ce même rameau, un second mariage rapproche la famille Pictet avec l'affaire de l'agent de change Jaques Reverdin, future banque Bordier & Cie. Jaques Reverdin était le grand-oncle de Jean Reverdin. 1563 


3.3. James Odier (1832-1918)

      Célèbre surtout suite à son mariage avec une fille Lombard, qui donne parallèlement naissance à la Banque Lombard-Odier, la famille Odier a tout d'abord passé une alliance scientifique avec les Céard, noblesse d'empire 'intégrée' à la bourgeoisie genevoise pendant la restauration. 1564  Ensuite, James Odier dispose de deux liens avec le pôle familial Ador, soit un antérieur et l'autre postérieur à la création de l'Union Financière. Le lien antérieur passe par son oncle Pierre Odier lié indirectement à l'ingénieur Daniel Colladon. Le lien postérieur passe par le rameau de Franck Odier, dont l'aîné épouse Gabrielle Mirabaud. Enfin, le mariage de l'autre soeur de James avec Auguste Hentsch lie directement la Banque Lombard-Odier avec la banque parisienne, puisque qu'Auguste était actif dans la banque Hentsch de Paris. 1565 

      La famille Odier, en plus d'une stratégie d'alliances conforme à l'unification d'établissements concurrents, est aussi typique par ses liens avec le milieu scientifique, par des unions qui la rapprochent d'ingénieurs. En particulier, la soeur aînée de James Odier épouse Louis Soret, scientifique connu pour ses travaux sur l'électricité. 1566  En y ajoutant le lien indirect avec Daniel Colladon, la famille Odier avait autour d'elle deux scientifiques de renom, qui plus est tournés chacun dans des voies différentes, soit le gaz pour Colladon et l'électricité pour Soret.

      

Schéma généalogique 15.6. : Quelques liens familiaux autour de James Odier

Elaboré à partir de: BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 592-595.

3.4. Charles Hentsch (1826-1902)

      Comme les autres grandes familles de banquiers privés, la famille Hentsch peut s'appuyer sur des alliances antérieures, dont l'une avec la famille Viollier, active dans le grand négoce. Liés avec James Odier, les Hentsch sont représentés au premier Conseil d'administration de l'Union Financière par Charles, actif dans la Banque Hentsch de Genève. Le développement des activités bancaires de la famille Hentsch est un peu mieux connu grâce à un ouvrage familial. 1567  En particulier, le développement de la banque en deux établissements actifs l'un à Genève et l'autre à Paris, même s'il n'est pas unique, constitue un avantage pour les affaires, car il solidarise deux établissements couvrant deux villes importantes. De cette situation est née une particularité dans les stratégies d'alliances, soit une faible ouverture vers les concurrents. En fait, les familles Odier et Lombard sont biens présentes, mais alliées avec la branche d'Albert Hentsch, en activité à Genève. 1568  De plus, il est possible de remarquer la présence dans le schéma ci-dessous de Michel Chauvet, banquier et ami très proche d'Arthur Chenevière. 1569 

      La seule alliance directe et d'un intérêt économique évident établie par la fratrie de Charles Hentsch est le mariage de sa soeur Louise avec Jean-Louis Binet, agent de change fondateur de la bourse de Genève.

      

Schéma généalogique 15.7. : Quelques liens familiaux autour de Charles Hentsch

Elaboré à partir de: CHOISY, Albert, DUFOUR-VERNES, Louis [dir.], Recueil généalogique suisse, vol. 1, Genève, 1902, p. 285ss.

3.5. Louis Lullin (1828-1894)

      Petit-fils d'Ami Lullin, ancien syndic et principal artisan de la restauration, Louis Lullin est à l'image d'Arthur Chenevière, un financier dont la famille a tissé d'intéressants liens familiaux sur les générations suivantes. De fait, Louis Lullin a connu à la fois une alliance postérieure à la fondation de l'Union Financière vers le pôle familial Prévost, et plusieurs alliances vers des scientifiques. Le lien avec le pôle Prévost passait par son neveu Albert, époux d'Alice Prévost, fille de Jean-Louis Prévost (1838-1927). Quant aux scientifiques, en dehors d'Amé Pictet, la présence d'Ernest Galissard de Marignac, fils du chimiste Jean-Charles Galissard est à souligner. La famille Galissard était liée à deux financiers importants du XIXe siècle, soit Edouard Blondel (agent de change fondateur de la Bourse) et Adolphe Dominicé (banquier), dont le fils sera par ailleurs directeur de l'Union Financière. 1570 

      

Schéma généalogique 15.8. : Quelques liens familiaux autour de Louis Lullin

Elaboré à partir de: BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 455-456.

      Les liens familiaux tissés autour de Louis Lullin sont caractéristiques d'une famille dont l'atout principal est le nom. Il n'y a pas de renchaînement d'alliance, parce qu'il n'est pas nécessaire de consolider, entre les générations, les liens tissés par une union. Les alliances partent plutôt en de nombreuses directions, vers d'anciennes familles bourgeoises, et/ou des familles du monde de la finance.


3.6. Arthur Chenevière (1822-1908)

      Arthur Chenevière est un administrateur qui peut se situer dans le prolongement de Lullin. Si ce dernier est un nom de la politique genevoise de la restauration, Arthur Chenevière est l'un des atouts du parti conservateur après 1846 et devient Conseiller d'Etat en 1864. Pour l'Union Financière il est également précieux, tant pour son activité de banquier que pour son expérience antérieure au sein du gouvernement. Arthur Chenevière reste au gouvernement sept ans, et quitte la politique par un refus d'une nouvelle élection qu'il remporte en 1871, soit trois ans après la fondation de sa banque. Issu d'une famille conservatrice très peu liée à la toile des réseaux d'affaires, il réussit par contre parfaitement à attacher son nom à un pôle familial, soit celui des Ador.

      

Schéma généalogique 15.9. : Descendance d'Arthur Chenevière

Elaboré à partir de: BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 54-55; AEG, arbre généalogique de la famille Duval, [s.d.], cote 86/Dv/8 Rés.

      Le mariage de son fils aîné avec Marguerite Paccard, fille de Constant et Edmée Paccard liait Arthur Chenevière simultanément avec les deux branches Paccard issues de Barthélémy et David-Marc, mais le rapprochait surtout d'Yvan Mirabaud, un autre fondateur de l'Union Financière. Enfin, le mariage croisé entre deux de ses petits-enfants issus de la branche Chenevière-Paccard avec des enfants de l'agent de change Théodore Duval renforcent encore son réseau d'alliances.


3.7. Jules Darier (1817-1900)

      La situation est différente avec Jules Darier. Autour de lui sont également rattachés les deux derniers administrateurs fondateurs de l'Union Financière, soit David Lenoir et Adolphe Galopin. Fait unique, ces trois administrateurs, liés par des alliances matrimoniales, ne peuvent être simplement réunis à l'un des deux pôles principaux qui ont été mis en évidence. La stratégie d'alliances développée alors laisse une large place aux renchaînements d'alliance (voir schéma généalogique ci-après). Ces renchaînements ont pour but de consolider, au fil des générations, les liens d'affaires plus fragiles puisque indépendants d'un pôle familial. Autour de Jules Darier se trouvent plusieurs établissements bancaires qui, réunis, représentent une force d'investissements qu'ils ne pourraient jamais atteindre autrement. La Banque Darier, bien sûr, mais aussi par liens antérieurs les banques Ferrier Léchet & Cie, Galopin & Cie, Lenoir Poulin & Cie, Chaponnière & Cie, ainsi que l'agent de change Jacques Odier, fondateur de la bourse de Genève.

      

Schéma généalogique 15.10. : Liens familiaux antérieurs de Jules Darier

Elaboré à partir de: BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 243-244

      Face aux grands établissements Pictet, Lombard-Odier et Hentsch, Jules Darier regroupe autour de lui les petites banques, d'une importance moindre, et généralement issues directement de la Fabrique. Il s'agit donc d'un milieu d'origine très différent des grands réseaux d'affaires. Le non-rattachement de Jules Darier à l'un des deux pôles familiaux dominant - les Ador et les Prévost- est une conséquence de cette origine. Actives surtout sur le marché local, ces banques n'ont eu besoin ni de s'allier avec un réseau important en contact avec l'étranger, ni de regrouper leurs forces avec un concurrent pour soutenir des affaires à l'étranger. Les liens postérieurs de Jules Darier poursuivent la même logique axée sur le marché strictement local. Deux agents de change y apparaissent. Par ailleurs, le lien qui unit Jules Darier et David Lenoir est indirect, et passe par la belle-soeur de Jules Darier, Jeanne Resseguerre.

      Cette stratégie de renchaînements d'alliances s'appuie sur des familles qui jouent le rôle de 'relais', comme les Aulagnier. Située entre deux affaires, la famille Aulagnier se trouve dans une position centrale, au carrefour de deux familles beaucoup plus puissantes qu'elle. Ces familles semblent avoir pour caractéristiques de ne pas être bourgeoises, et d'avoir à offrir une descendance principalement féminine. 1571 

      

Schéma généalogique 15.11. : Liens familiaux postérieurs de Jules Darier

Elaboré à partir de: BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 243-244.

      L'étude des alliances familiales des membres fondateurs de l'Union Financière de Genève fait apparaître une caractéristique essentielle de cet établissement. L'Union Financière dispose à sa création en 1890 d'un potentiel d'investissement énorme, en ayant réussi à fédérer autour d'elle les énergies des banques privées les plus importantes de la République. Les liens familiaux antérieurs, ajoutés à des alliances matrimoniales qui unissaient tous les administrateurs entre eux, rendent cette union financière particulièrement puissante, mais aussi homogène, par la proximité familiale qui existe entre ses administrateurs.

      Les liens en direction des deux grands pôles familiaux genevois du XIXe siècle offrent à l'Union Financière des marchés étendus et variés. Les scientifiques liés aux administrateurs représentent une masse de conseillers idéale pour orienter judicieusement les investissements de la banque. De plus, la réunion de deux types de banques, soit des établissements issus du grand négoce et d'autres plus spécifiquement attachés au marché local, a représenté un atout supplémentaire, et démontre la capacité des anciennes familles bourgeoises à prendre en considération le marché local, même si elles le font par peur de voir un pan entier de l'économie leur échapper totalement.


Conclusion

      Le clivage entre les nouvelles forces politiques et les élites conservatrices a trop longtemps embué le rôle exact des vieilles élites bourgeoises genevoises dans le développement industriel de la seconde moitié du XIXe siècle. De fait, lors de la Révolution de 1846, les anciennes familles bourgeoises disposent d'une puissance économique unique et difficilement contestable. La prise du pouvoir politique par une majorité libérale-radicale n'a pas porté de coup fatal à l'hégémonie des anciennes familles bourgeoises sur le monde économique.

      Après la Révolution, les réseaux d'affaires bourgeois restent dominants, mais doivent impérativement se rapprocher du savoir-faire technique. D'abord pour mieux coller aux réalités des marchés, ensuite pour conserver leur position de force. La toile d'araignée des réseaux d'affaires continue à se développer, en intégrant toutefois une nouvelle dimension: la technique. Cette dernière rapproche les ingénieurs des financiers. Même si cette collaboration s'effectue parfois tardivement, ou plus en réaction à une tendance inéluctable que suite à de réelles convictions, il n'empêche que durant toute la deuxième moitié du XIXe siècle, les élites bourgeoises conservent la haute main sur les affaires.

      Les regroupements bancaires qui s'effectuent pendant cette période, avec en bout de chaîne la création de l'Union Financière, sont l'expression de cette position dominante. Cependant, ils n'ont pas porté les mêmes fruits que dans les deux autres cantons industriels que sont Bâle et Zurich. L'attachement très fort des banquiers privés genevois à leur indépendance, les activités traditionnelles de private banking et le système d'association simple qui prévaut dans la haute banque genevoise, ont pesé de tout leur poids. Mais ces facteurs ne suffisent pas à expliquer l'absence de soutien à l'industrie locale, alors que les capitaux sont présents et bel et bien investis dans certaines des entreprises technologiques et que les grandes familles se sont rapprochées des ingénieurs. Cela démontre que l'alliance avec le milieu des ingénieurs n'a pas porté de grands fruits. Face aux risques financiers que les nouvelles technologies impliquent, les banquiers privés genevois demeurent en retrait, même si quelques contre-exemples demeurent. Ces derniers, s'ils ont parfois donné naissance à des entreprises prometteuses, à l'image de la Société d'instruments de physique ou des Ateliers de Sécheron, ne peuvent que très difficilement atteindre une taille critique en l'absence d'appuis solides et durables parmi les banquiers privés.

      L'Union Financière, qui favorise les investissements étrangers et les collaborations internationales, n'a d'ailleurs pas d'influence sur ces entreprises locales. La faiblesse du marché genevois ou suisse explique sans doute en partie ce désintérêt, qui montre que la 'théorie des liquides' reste d'actualité pendant tout le XIXe siècle.


16. La transmission du patrimoine des élites à Genève au travers des déclarations de succession (1848-1888)

      Les travaux des historiens français ont montré combien la déclaration de succession représente une source précieuse. 1572  A Genève, où pourtant ces documents ont été correctement conservés et indexés, la mine d'information que représentent les déclarations de succession demeure grandement inexploitée. Universel, cet acte administratif traite équitablement tous les individus. Il fournit de précieux renseignements sur l'évolution et la gestion de la fortune ou la composition de l'hoirie. Dans le cas spécifique des anciennes familles bourgeoises, les renseignements concernant leurs manières de gérer leurs avoirs sont extrêmement difficiles à obtenir par un autre biais. Primitivement destiné à rechercher des informations individuelles, le dépouillement des déclarations de succession a été quelque peu réorienté afin d'exploiter en détail ces sources fiscales, et en tirer des leçons plus globales.


1. La déclaration de succession à Genève: critique et approche


1.1. Critique interne et externe

      A Genève, la déclaration de succession, état de la fortune d'une personne décédée, est établie par la famille sur la demande des autorités. Elle a deux utilités: fixer le montant des droits de succession (impôt sur la fortune d'environ 10% pour la période considérée) et permettre la juste répartition entre les héritiers qu'elle désigne, sur la base du régime légal défini par le Code Napoléon, 1573  susceptible d'être complété par un testament laissé par le défunt. Par conséquent, la déclaration de succession genevoise contient trois types de renseignements: l'état civil et des renseignements généraux sur la personne décédée, comme son âge, son domicile et la présence ou non d'un testament; 1574  des données très complètes sur la fortune du défunt, notamment la composition de celle-là; enfin, des informations concernant les héritiers et leur place dans la succession, soit ce qui leur revient de legs pris sur la part réservée, 1575  ou de droit sur l'héritage.

      Primitivement conçue comme un document fiscal, la déclaration de succession a aujourd'hui valeur de source 'portail'. A Genève, les notaires tiennent une place centrale, pourtant difficile à exploiter pour les historiens, malgré l'obligation par ces derniers de remettre leurs archives aux AEG. La position des notaires dans le quotidien de la vie bourgeoise a été confortée à la restauration par le Code Napoléon qui octroie une grande place aux contrats privés. Les contrats de mariage, qui régissent une grande majorité d'unions au sein des familles de l'élite (voir chapitre 6), la rédaction de testaments (voir chapitre 8) les actes officiels d'échanges ou de ventes de biens immobiliers (voir chapitre 8), comme le nombre important d'associations bancaires successives (voir chapitre 7), ont ouvert un vaste champ d'activité pour les notaires de la cité. Malheureusement pour l'historien, les archives notariées sont très rarement classées autrement que chronologiquement, tous actes confondus. Sans une référence précise, soit le nom du notaire et la date, il est difficile de retrouver un acte notarié. 1576  Les références des sources notariées qui se trouvent dans les déclarations de succession, ventes d'immeubles, dettes, prêts d'argent, contrats de mariage 1577  ou avancements d'hoirie, sont dès lors particulièrement précieuses. On retrouve dans la déclaration de succession, les références de tous les actes officiels concernant une personne, et ayant toujours au moins un effet sur elle.

      Une ultime remarque doit être faite concernant les avantages et les inconvénients inhérents aux familles de l'élite, caractéristique qui biaise l'analyse d'anciennes familles bourgeoises par les déclarations de succession. Comme Louis Henry l'a justement constaté, 1578  l'étude des anciennes familles bourgeoises offre l'avantage d'avoir à disposition des généalogies pratiquement toutes déjà établies, et facilement consultables. Cependant, la mobilité des membres de ces familles peut devenir un écueil. Dans le cas des déclarations de succession, il est apparu qu'un nombre important de personnes n'apparaissent pas dans les registres. 1579  L'hypothèse la plus plausible est que ces personnes sont établies à l'étranger au moment de leur décès, et n'ont aucun bien propre sur le territoire genevois. 1580  En effet, lorsqu'une personne décédée, mais installée à l'étranger, dispose de quelques biens situés sur le territoire cantonal, ces derniers sont automatiquement soumis aux droits de successions de Genève. Dans la majorité des cas, il s'agit de propriétés immobilières, qui sont taxées sur leur valeur et celle du mobilier s'y trouvant. 1581  A l'inverse, il arrive que des biens immobiliers se trouvant à l'étranger soient inscrits sur une déclaration, mais une note précise qu'ils échappent à toute taxation. 1582 

      Berceau du calvinisme, dont la doctrine dépersonnalise la fortune, Genève est-elle épargnée par la fraude fiscale? Sans qu'il soit possible mieux qu'ailleurs de quantifier une pratique par essence discrète, deux éléments permettent d'apporter un éclairage spécifique sur cette question. Dans certaines déclarations, la partie intitulée 'état des titres', c'est-à-dire la liste des papiers valeurs (actions, obligations, commandites, rentes...), laisse apparaître un certain nombre de valeurs retrouvées au domicile du défunt. Or, en présence de fraude, ces valeurs seraient les premières susceptibles de faire l'objet d'une dissimulation puisqu'elles ne sont logiquement enregistrées nulle part. Ce point se complique lorsqu'on sait que l'information sur le lieu de dépôt des titres n'est pas systématique. Dans sept cas seulement, tous des hommes, les déclarations contiennent des valeurs 'en portefeuille', laissant supposer qu'elles ont été retrouvées au domicile du défunt.

      Cette information sur le lieu de dépôt, par ailleurs très utile pour connaître les habitudes de placement et les liens d'affaires, ne peut faire l'objet que d'hypothèses sur son utilisation. Pourquoi noter quelquefois seulement les lieux de dépôts? Dans certains cas, nous ne trouvons qu'un établissement bancaire de dépôt, mais le plus souvent il y a en plusieurs. En supposant que l'absence de lieu de dépôt indique des titres en portefeuille, cela laisserait supposer que la fraude a été quasi-inexistante. Mais ce fait est peu plausible, surtout quand le portefeuille contient des dizaines de titres différents, et que le lien entre ancien bourgeois et établissement bancaire est aussi ténu qu'à Genève.

      L'absence d'objets d'art dans les successions, qui pourrait signifier la présence d'une fraude fiscale est par contre explicable, et n'est pas due à une quelconque malversation. Autres valeurs susceptibles d'être facilement dissimulées, les objets d'art brillent partout par leur absence, y compris sur les formulaires officiels. En effet, ils ne sont pas repérables en tant que tels dans les successions, par la simple absence de rubrique les concernant. La catégorie qui concerne les valeurs mobilières regroupe les 'hardes', 'linges', 'vaisselle' et 'autre mobilier', mais pas précisément les objets d'art. L'explication de cette surprenante absence, significatif d'un lien distendu entre les objets d'art et Genève, réside à notre sens dans les relations longtemps inexistantes entre les familles calvinistes et l'art ou plus généralement le luxe. Proscrites par Calvin, les dépenses somptuaires dont font partie les achats d'oeuvres d'art, ne sont pas dans la nature des familles bourgeoises, sauf de rares exceptions de notoriété publique. Ce fut par exemple le cas de Gustave Revilliod, personnage atypique et fondateur du musée de l'Ariana, écrin somptueux à ses nombreux objets d'art acquis au cours de multiples voyages. 1583  Mais Gustave Revilliod reste une exception au milieu de l'austérité calviniste, toujours en vigueur au XIXe siècle.

      Les questions soulevées par les éventuels bijoux et autres pierres précieuses sont quelque peu différentes, même si ces objets représentent mieux que nul autre la luxure tant combattue par Jean Calvin. Contrairement aux objets d'art, on trouve à Genève nombre de bijoux et objets précieux, arrivés dans la République au travers de la Fabrique, et grâce aux fortunes réalisées dans le commerce et la banque. 1584  Souvent liés au mariage, les bijoux sont fréquemment indiqués sur le contrat de mariage, leur valeur ne peut par conséquent pas échapper au fisc, qui a connaissance de ces contrats. Les déclarations, sans entrer dans ce genre de détail, indiquent tout de même, le cas échéant, la présence de biens paraphernaux, ainsi que la valeur concernée par ces biens. Généralement, il s'agit de bijoux.

      Sans pouvoir totalement exclure les cas de fraude fiscale, sauf pour les biens immobiliers facilement contrôlables, et faute de pouvoir en mesurer l'ampleur, il n'en a pas été tenu compte dans les résultats de l'analyse des déclarations de succession. En l'occurrence, et en fonction des problématiques soulevées dans ce chapitre, les possibles fraudes sur les titres financiers créent plus d'incertitudes que les fraudes touchant à des biens mobiliers. En effet, les titres requièrent une analyse fine, dont bien évidemment, la précision n'a de sens que si on assume l'absence d'une fraude massive.


1.2. Approches

      Comme nous l'avons signalé en introduisant ce chapitre, la déclaration de succession ouvre des champs d'études relativement vastes, dans la mesure où elle constitue une mesure extrêmement précise du niveau de fortune des personnes décédées. Dans plusieurs pays, l'historiographie est riche en études fondées sur les déclarations de succession. L'approche comparative n'est cependant pas aisée autour des élites de différents pays européens. La définition même d'une élite se heurte à des différences notables entre les Etats, ce qui est un obstacle difficile à franchir. La noblesse française ne peut pas se comparer simplement avec la bourgeoisie genevoise qui de par ses liens avec le protestantisme, possède une spécificité importante.

      Par ailleurs, centrer l'étude des déclarations de succession autour des élites amène à se poser une question spécifique liée à l'activité et sa continuité. En effet, à un certain âge, un banquier ou un négociant se retire des affaires, et peut le faire plus facilement que d'autres corps de métiers, étant donné le coussin de fortune sur lequel il peut plus facilement se reposer si ses affaires se sont révélées fructueuses. Dans bien des cas, les bourgeois décèdent à un âge avancé, alors qu'ils sont déjà retirés des affaires. Sur leurs déclarations, il est alors indiqué 'rentier' ou 'ancien négociant', voire 'propriétaire', sans que ces catégories ne se rapportent à des situations bien différentes dans la réalité. Mais cela ne pose pas de grands problèmes d'interprétation. Il serait logique que même retiré officiellement des affaires, un banquier reste actif, car il représente un conseiller utile pour les repreneurs de ses activités, généralement membres de sa famille. L'expérience acquise pendant des années d'activité, un savoir précieux sur de vieux dossiers, une sagesse acquise avec l'âge, des liens d'affaires patiemment établis, sont autant de motifs qui rendent utile conseiller un ancien banquier. De plus, la participation d'anciens associés âgés, sous forme de commandites, dans une nouvelle association ayant repris leurs affaires, est un autre moyen de conserver un lien avec les précédents dirigeants d'un établissement.

      L'information concernant le niveau de fortune individuelle, prise sur plusieurs générations, peut donner une mesure intéressante sur l'évolution de la fortune familiale. Mais il est possible de creuser encore plus loin l'analyse. Pour structurer une étude fine des informations contenues dans les déclarations, les trois groupes de renseignements présents dans les déclarations (l'état civil, la fortune et la composition de l'hoirie) et leurs composants ont été saisis dans une base de données informatique. Bien que les valeurs mobilières aient été regroupées, les valeurs immobilières ont été saisies dans le détail 1585 , ainsi que les titres. 1586  La composition précise d'une partie de la fortune, en l'occurrence celle qui est en relation directe avec les affaires, peut donc être aisément connue au moment du décès.


1.3. Composition de l'échantillon

      A l'origine prévue pour couvrir tout le siècle, nous avons été obligé de revoir les objectifs de cette collecte, tant la méthode de recherche s'est avérée fastidieuse. Au repérage des anciens bourgeois ou de leurs descendants 1587  dans les registres préparatoires 1588  s'est jointe la difficulté de définir la nature de l'activité de la personne décédée. 1589  Entre un ancien bourgeois resté conservateur et éloigné du monde de la finance, et une famille de libéraux intéressés par les investissements industriels et disposant de nombreux ponts avec les établissements privés de la place, la différence peut être énorme.

      Le choix s'est dès lors rapidement porté sur une étude des déclarations de succession couplée avec une étude généalogique, voire parfois biographique, afin de cibler précisément la recherche sur quelques familles présélectionnées. Commencée à partir des déclarations de 1848, notre recherche a remonté le cours des ans jusqu'en 1888, uniquement sur les anciennes familles bourgeoises préalablement choisies. Par manque de temps, la période antérieure à la Révolution Radicale n'a pu être étudiée. Dépendante d'une étude généalogique, la recherche des déclarations de succession a donné la priorité aux familles recomposées, de sorte que l'échantillonnage final n'est pas exhaustif, et que plusieurs années manquent. Ce mode d'opération peut surprendre, il a une fois de plus été dicté par l'importance de la tâche. De plus, il n'a de conséquence que pour une analyse générale sur l'ensemble de la période, et non sur la recomposition des familles. L'échantillon final regroupe des dizaines de familles appartenant toutes, directement ou indirectement, à l'ancienne bourgeoisie, et plus précisément au monde des affaires (essentiellement des agents de change et des banquiers, ainsi que leurs collatéraux) dans la seconde moitié du XIXe siècle.

      Prioritairement, nous avons tenté de reconstituer les successions pendant les années qui suivent les Révolutions Radicales, soit de 1846 à 1888, en essayant de regrouper les fratries et les filiations, afin de dégager des comportements types en matière de gestion et de transmission de la fortune. De plus, la question de la position des élites au sujet des investissements industriels locaux reste à résoudre pour la seconde moitié du XIXe siècle. Le reproche radical de la période Représentative de ne pas investir dans les entreprises locales, difficile à vérifier, peut être confronté avec la réalité des déclarations de succession. Si ces dernières sont impuissantes à donner une explication complète et certaine, elles permettent, grâce à l'étude de l'évolution de la fortune et de sa gestion, d'éclairer cette question sur ce point précis.

      La saisie non-systématique des déclarations de succession sur la population anciennement définie comme bourgeoise se justifie par la volonté d'obtenir une information la plus complète que possible sur le cadre familial en présence. En face du sempiternel problème de la définition précise de l'élite, le choix des déclarations à saisir s'est porté en premier lieu sur des familles dont l'histoire, les activités et la généalogie sont brièvement connues et déjà traitées dans les parties précédentes de ce travail, en tête desquelles se trouvent les pôles familiaux Ador, Prévost, les familles Duval, ainsi que les familles fondatrices de la bourse de Genève, de même que plusieurs familles alliées, dont les Aulagnier. Ces dernières demeurent en partie une énigme. Echappant aux recueils classiques des généalogies genevoises, 1590  elles tiennent cependant une place centrale dans les réseaux familiaux d'affaires.

      Mais des registres offrent pour quelques années la possibilité de compléter ce choix. En effet, certains registres préparatoires précisent le montant total des successions, ce qui permet très facilement de repérer les personnes les plus riches. En sus des déclarations des familles définies ci-dessus, les successions dont le montant était égal ou supérieur à 1 million de francs courants ont été saisies. Cette limite est entièrement arbitraire, et a été choisie pour deux raisons simples: la barrière éminemment psychologique que constitue une fortune d'au moins un million de francs, et le nombre restreint de déclarations supplémentaires que cette limite impliquait, puisque sur toute la période, il a été possible d'en repérer une trentaine, dont une partie concerne des familles sélectionnées.

      Au final, notre échantillon regroupe 192 déclarations, dont 77 de femmes. La base de données construite à partir des saisies, et ses liaisons avec les généalogies, permet une double utilisation. Dans ce chapitre, l'analyse portera sur les tendances globales qui se dégagent de la base de données, toute famille confondue. Puis, dans le chapitre suivant, et uniquement pour quelques cas, un traitement longitudinal des résultats sera effectué, suivant les lignées de successions, afin de constater l'évolution du comportement face à la fortune au sein d'un même groupe familial.

      Indirectement, la déclaration de succession comporte des renseignements sur toutes les phases d'un parcours de vie. Par conséquent, au-delà d'un simple traitement statistique, la base de données permet également de confronter, sinon d'illustrer, plusieurs éléments présentés dans des chapitres précédents. Le cas de la rédaction de testament est significatif. La place du testament n'est pas clairement définie dans la société bourgeoise de Genève. Or, en observant la base de données, nous remarquons que la rédaction d'un testament n'est pas généralisée auprès des élites genevoises. Dans la majorité des cas, les dispositions inclues dans le contrat de mariage ne sont pas complétées. Par contre, le rôle social des testaments apparaît clairement. Les femmes qui testent sont celles qui n'ont pas d'enfant dans 64,8% des cas. En miroir à cette constatation, 73% des femmes qui ont des enfants ne testent pas. En réalité, le testament n'a pas grande utilité dans le cas, majoritaire à Genève, où un contrat de mariage règle en détail le sort des descendants. Ainsi, les testaments font figure de reconnaissance, d'ultime marque d'affection exprimée envers des proches.


2. L'analyse globale des Déclarations de succession 1591 

      Conséquence de l'hétérogénéité de l'échantillon: les niveaux de fortunes sont extrêmement divers, variant de situation de dettes à des montants de plusieurs millions de francs de boni. Les hommes sont en moyenne plus fortunés que les femmes, même si des cas inverses existent quelquefois au sein d'un couple. L'homme le plus aisé de notre base de données, Louis Ador, dispose d'une fortune de plus de 13 millions de francs à son décès. 1592  Il fait partie des 22 hommes millionnaires repérés. Bien que la femme la plus fortunée, Elisabeth de la Rive, dispose d'environ 11 millions de francs à son décès, elle représente un cas isolé, puisqu'elle est la seule multimillionnaire de l'échantillon. 1593 

      De manière générale, les investisseurs genevois, sexes confondus, ont un comportement homogène: leurs placements en titres sont majoritaires et variés, étant à la fois géographiquement étendus et concernant de nombreuses entreprises ou administrations différentes. 1594  Cette caractéristique illustre parfaitement l'excédent de capitaux dont dispose Genève à la fin du XIXe siècle. Si une première analyse montre une grande disparité dans les situations, des tendances générales se dégagent. Ces dernières évoluent de manière cohérente pendant la période considérée, donnant corps à un comportement bourgeois face à la fortune.


2.1. Les trois groupes considérés selon la situation matrimoniale au décès

      Le comportement face à la fortune peut varier énormément selon différentes données de base, telles que le sexe, l'âge et la situation familiale au décès. Les différences de situation entre les âges sont une évidence. Il est logique qu'une personne décédée à 20 ans n'ait pas une fortune comparable, en taille et en nature à une personne décédée à 40 ans. Il en est de même entre hommes et femmes, mais dans ce cas, les explications sont plus nombreuses: régime matrimonial, tradition familiale, liens familiaux ou d'affaires, peuvent tous entrer en ligne de compte. Par contre, la division de l'échantillon par situations familiales au décès laisse apparaître un comportement relativement homogène de chaque groupe, laissant supposer des caractères communs qu'il est dès lors très intéressant de cerner avec le plus de précision possible.

      

Graph. 16.1. : Composition de la fortune des femmes de l'échantillon, classées par situation au décès puis par âge 1595 

      Pour chaque sexe, l'échantillon peut aisément être divisé en trois groupes, suivant le statut matrimonial au décès, soit un groupe de célibataires, un groupe de personnes décédées alors que le ou la conjointe était encore en vie, et deux derniers groupes rassemblant les veufs et les veuves. Cette répartition des successions met en lumière des premières tendances, propres à chaque sexe.

      Les célibataires constituent un groupe original, mais qui englobe des personnes de tous âges. La mort est, pour les plus jeunes d'entre eux, souvent intervenue de manière totalement accidentelle, donc imprévue. Il n'y a pas eu d'organisation de la fortune en prévision du décès, contrairement aux personnes plus âgées. Ils n'ont généralement que des liens familiaux avec le monde des affaires, sans y être actifs. Le faible nombre de célibataires de l'échantillon (16 hommes et 16 femmes) ne confère pas aux résultats strictement statistiques un grand intérêt, par manque de pertinence. C'est surtout une grande hétérogénéité des situations qui apparaît. Chez les hommes célibataires, un tiers a une majorité de sa fortune en titres, mais un autre tiers n'en possède aucun. Le dernier tiers des membres de ce groupe voient leur fortune composée d'un seul type de bien, ce qui apparaît pour les plus jeunes comme relativement logique. C'est surtout du côté des femmes célibataires que plusieurs caractéristiques s'amorcent. En effet, seulement un tiers n'a que du mobilier, ce qui implique que l'immobilier et surtout les titres sont présents dans une proportion élevée dans les successions des femmes célibataires. Bien que la présence de biens immobiliers soit conforme au régime de succession égalitaire (une femme hérite d'autant d'immobilier qu'un homme), la présence de titres est plus surprenante. Vendre ou céder une part immobilière à un tiers, membre de la famille ou non, est plus difficile à réaliser, ne serait-ce qu'affectivement, que vendre des titres financiers. En partant de l'hypothèse que les femmes héritent de la même part que les hommes, il est logique que les femmes se retrouvent un jour en possession de titres. Reste que la présence de titres sur des déclarations de succession de femmes laissent à penser soit qu'elles ont conservé des titres hérités de parents ou qu'elles ont elles-mêmes acquis un certain nombre de titres. Dans les deux cas, les femmes apparaissent comme des actrices à part entière dans le monde des affaires. Dans la base de données, 9 sur 16 femmes décédées célibataires possèdent des titres, et pour cinq d'entre elles ces titres constituent même la majorité de la fortune. Les femmes célibataires semblent bien participer aux placements financiers, qui ne sont l'apanage ni des seuls hommes ni des seuls mariés.

      Cependant, la présence de placements financiers dans les successions féminines connaît une parenthèse pendant le mariage, visible sur le graphique 16.2. Le groupe que nous avons appelé 'des conjoints vivants', notablement plus étendu que celui des célibataires, montre que les femmes mariées possèdent à leurs décès moins de titres que les célibataires et les veuves. Chez les femmes prédécédées à leurs maris, ce sont les biens mobiliers et immobiliers qui dominent. Les biens mobiliers sont plus présents chez les jeunes femmes, et sont petit à petit remplacés par les biens immobiliers. Dans ce groupe, le nombre d'hommes est logiquement plus nombreux, par une probabilité plus forte de prédécès du mari. 1596  Cette caractéristique justifie à elle seule la peine que se donnent les familles bourgeoises pour assurer, avec un contrat de mariage, un avenir économique à leurs filles en prévision de leur veuvage. Du côté des hommes, les placements boursiers se démarquent, bien que ces derniers ne soient pas totalement absents de l'échantillonnage féminin. Les biens immobiliers connaissent, dans les fortunes masculines, une tendance différente, puisque les immeubles sont présents à tous âges. Enfin, les avances, relativement peu fréquentes, sont plus facilement masculines. Elles concernent surtout les personnes plus âgées, ce qui est logique puisqu'un avancement d'hoirie implique des enfants majeurs.

      La présence plus importante des biens immobiliers pendant la vie active confirme la transmission égalitaire de ces biens. En effet, l'acquisition de biens immobiliers n'intervient pas avant un certain âge, exception faite des héritages. Ceux-ci sont souvent conservés quelque temps en parts indivises, en attendant qu'un repreneur ne se dégage parmi les héritiers, conformément au modèle qui a été présenté dans le chapitre 9. Une différence existe entre hommes et femmes. Les biens immobiliers représentent une part plus faible chez les premiers que chez les secondes. Cette différence peut illustrer la préférence immobilière que les épouses ont, et qui est assurée par le droit civil. Mais elle illustre aussi les écarts de fortune entre les deux sexes. Au sein de fortunes féminines moins élevées, une part indivise d'un même bien représente une plus grande partie de cette fortune.

      Tandis que les déclarations de succession des veufs ne semblent pas se distinguer de celles des autres hommes, quant à la composition de la fortune au décès, les veuves forment un groupe particulier. Elles possèdent à la fin de leur vie nettement moins de biens immobiliers, et c'est le groupe de femmes qui placent le plus leurs fortunes dans les titres, surtout dans les âges élevés, comme le montre le graphique 2. Sur 15 veuves âgées au décès de plus de 80 ans, 10 ont la majorité de leur fortune placée en titres, et aucune en immobilier. Les autres sont de fait peu fortunées. Les biens immobiliers perdent de l'ampleur et disparaissent presque totalement des fortunes des femmes les plus âgées et veuves à leur décès. Ces dernières, du moins celles qui ont un peu de fortune, préfèrent placer leur argent dans des titres, plutôt que dans des biens immobiliers peu rémunérateurs et possibles vecteurs de nombreuses tracasseries. Les placements en titres peuvent dès lors s'apparenter à une rente, organisée par la personne elle-même à son propre profit, et lui garantissant un revenu régulier, sans occasionner les soucis qui peuvent accompagner la gestion du bien. Les reprises de commandites participeraient à cette même logique, même s'il n'a pas été possible d'en déceler parmi les veuves de l'échantillon. Les veuves peuvent d'autant plus facilement réaliser ce type de stratégie économique que la toile d'araignée leur offre souvent un accès direct à un établissement bancaire, propriété d'un parent proche ou éloigné en qui elles peuvent avoir toute confiance.


2.2. Les biens mobiliers

      Les biens mobiliers ne font pas l'objet, dans les déclarations de succession, d'une présentation détaillée. Dans ces conditions, il est délicat d'établir une typologie, d'autant plus que les modes de saisie diffèrent considérablement pendant la période considérée. Dans certains cas, une commandite est présente dans la somme des biens mobiliers, 1597  tandis que dans d'autres cas, elle est répertoriée dans 'l'état des titres' au milieu des actions et obligations. 1598 

      Les biens réservés de l'épouse, ou paraphernaux, dont l'indépendance de gestion est assurée par le droit civil genevois, 1599  ne sont pas systématiquement inscrits sur la déclaration. En de rares exceptions, il est noté qu'ils sont remis au mari, à qui la femme en confie la gestion. 1600  La seule déclaration de succession est souvent insuffisante pour connaître la part de ces biens, qui n'apparaissent pas toujours. De plus, le mobilier est regroupé en quelques rubriques (tels que 'linges hardes' ou 'mobilier'), qui peuvent comprendre un panel assez large d'objets ou de valeurs différentes. De même, les comptes courants sont parfois répertoriés dans le mobilier. Louise Aubert, 1601  par exemple, tire un revenu de la vente du vin de sa vigne, 'le produit de la vente était versé en compte courant chez son banquier', 1602  et il apparaît dans les créances. Cependant, la plupart du temps, les comptes courants figurent soit dans les 'divers' (en fin de déclaration), soit dans 'l'état des titres'. La raison de ce dernier cas de figure n'est peut-être pas seulement liée à la présence de placements financiers. En effet, il n'est pas impossible que certains comptes, présents dans 'l'état des titres', n'aient servi que de réservoir pour les placements boursiers, et non de vrai compte courant utilisé pour les dépenses de la vie quotidienne. Cette hypothèse reste cependant à être vérifiée.

      Le seul élément qui est détaillé systématiquement dans la rubrique 'mobilier' concerne les éventuelles créances accordées à des tiers. 1603  Rares, les prêts d'argent semblent peu répandus parmi les élites, et lorsque des créances se trouvent sur les déclarations de succession, les montants sont peu élevés. Les quelques cas repérés concernent des personnes apparemment extérieures à la famille du défunt, dont les patronymes n'appartiennent pas au monde bourgeois. Vraisemblablement l'une des expressions du paternalisme des anciennes familles bourgeoises vis-à-vis des autres classes sociales de la population, ces petits prêts d'argent sont difficiles à remonter dans les archives, étant donné l'identité du bénéficiaire. Lucrèce Covelle 1604  est une exception intéressante. Elle dispose de 122'000 francs de créances, ce qui correspond à 43% de sa fortune totale. Ces prêts d'argent proviennent de onze débiteurs différents, mais aucun de ces emprunteurs ne semble affilié à la famille Covelle; trois sont des entreprises. Lucrèce Covelle, mariée et disposant d'une petite fortune, ne semble par ailleurs guère se démarquer d'autres femmes qui n'ont aucune créance. Dans ce cas, le recours aux prêts ne s'explique que par un choix particulier quant à la manière de gérer sa fortune. En effet, en dehors de ces créances, Lucrèce Covelle dispose de trois immeubles locatifs qui lui rapportent ensemble 7238 francs net annuellement. Les placements boursiers ne semblent pas l'attirer, puisqu'elle n'en a que ....

      Par contre, les six créances de Jean-François Salomon Binet, 1605  une autre exception, sont certainement une conséquence de son activité de notaire. Dans ce cas, elles ne représentent que 19% de la fortune totale. Parmi les créanciers, se trouvent quatre entreprises, un couple de jeunes mariés et un particulier.

      

Graph. 16.3. : Fortune mobilière au sein des successions féminines de l'échantillon

      Composante récurrente de la fortune, le mobilier n'est, au sein des élites, que peu sensible aux variations d'âges et de sexe. Les graphiques 16.3 et 16.4 indiquent que tant du côté des hommes que de celui des femmes, son poids diminue sensiblement quand l'âge augmente. Cette tendance étant légèrement plus prononcée chez les femmes que chez les hommes. La part des biens mobiliers dans l'ensemble de la fortune des âges élevés (80 ans et plus) est en moyenne identique pour les deux sexes, et se situe autour de 20 %, tandis que chez les plus jeunes, les femmes disposent de plus de mobilier que les hommes. Comme elles sont moins fortunées, ce n'est qu'une supériorité relative.


2.3. Les biens immobiliers

      Les biens immobiliers sont une partie non-négligeable de la fortune au décès. Ils représentent en moyenne 20% de la fortune des femmes et 31% de celle des hommes. Naturellement, les cas individuels laissent apparaître de grandes disparités, surtout concernant l'âge au décès, le sexe et la fortune totale. Sur les 16 femmes célibataires de l'échantillon, une seule possède un bien immobilier, contre 7 hommes célibataires sur un total identique. De même, plus la personne est fortunée, plus elle aura tendance à être propriétaire d'un bien immobilier.

      La différence entre les sexes est ici capitale, tant la présence et la nature de ces biens dans l'échantillon révèlent de particularités. De manière générale, les femmes disposent plus facilement de biens indivis, qui s'apparentent davantage à une assurance financière qu'à une volonté claire d'être le propriétaire de son logement. L'habitude des familles bourgeoises de posséder deux biens immobiliers, un dans la cité, et l'autre en périphérie, est surtout visible dans des déclarations d'hommes et de personnes disposant d'une fortune confortable. Ces derniers ne placent des capitaux dans l'immobilier que dans le cas précis d'être propriétaire de ses logements. Les deux sexes ont un rapport différent à l'immobilier. Les cas présentés dans le chapitre 9 de cette thèse illustrent cette différence. Si le partage égalitaire assure à chaque héritier, homme ou femme, une répartition équivalente des parts, les processus de réunification des immeubles, et les acquisitions de propriétés concernent surtout les hommes.

      La double propriété immobilière est une fin en soi, un prestige que recherchent les élites. La 'bande noire', 1606  c'est-à-dire la zone entourant la ville qui a connu une forte spéculation immobilière, dénoncée par le Docteur Baumgartner, 1607  est particulièrement visible dans les déclarations des hommes fortunés. C'est par exemple le cas d'Edouard Ador, 1608  Auguste De la Rive, 1609  Jean-Louis Lefort 1610  et de Jacques Mirabaud. 1611  Dans le cas de Joseph Covelle, 1612  les deux biens immobiliers sont l'unique fortune du défunt. Unique reste du parcours chaotique d'agent de change qui n'a jamais connu de grands succès en affaires.

      Dans d'autres cas, le bien immobilier est une source de revenu. Il s'agit alors soit d'un immeuble situé dans l'agglomération genevoise, soit d'une propriété étendue et parfois située à une distance respectable du canton. De temps à autre, les déclarations de succession indiquent un rendement annuel de ces immeubles, souvent situés dans la basse-ville, rarement à Saint-Gervais. Ce rendement indique clairement un bien immobilier loué à des tiers. Dans le cas de propriétés situées à l'étranger, les déclarations de succession restent floues. Le rendement, s'il existe, n'est jamais indiqué, car ces biens échappent à la fiscalité genevoise.

      La géographie urbaine genevoise est visible à travers cette typologie. Tandis que les anciennes familles bourgeoises tiennent la colline Saint-Pierre, les banquiers qui ont percé dans les affaires dès le début du XIXe siècle investissent les glacis de Plainpalais, prolongement naturel du quartier des banques, situés entre le Rhône et la plaine de Plainplais, construits sur les anciens terrains des fortifications. La rue Sénébier est un exemple original, puisque les familles Blondel, Ador et Galissard de Marignac, toutes liées par des mariages, y ont élu leur domicile les unes à côté des autres. 1613  Du côté de la Haute-ville, les propriétés évoluent peu. William Sarasin possède à son décès deux immeuble de la rue des Granges. 1614  Les Saladin en ont un autre. 1615 

      Les personnes qui investissent dans des immeubles de l'agglomération qu'ils n'habitent pas sont plus souvent des femmes et rarement fortunées. Il s'agit véritablement d'un choix d'orientation des placements. Il n'y a pas coexistence de ce type d'immeuble avec un portefeuille d'action majoritaire. Les femmes placent plus facilement une partie de leur fortune dans des immeubles, dont un certain nombre leur revient par héritage. Il est significatif de constater que les plus fortunées ne possèdent à leur décès qu'un bien immobilier unifié, ce qui est notamment le cas pour Elisabeth De la Rive, 1616  Félicie De la Rüe, 1617  Jeanne-Victoire Kunkler 1618  et Constance Paccard. 1619  De même, il est étonnant de constater que presque la totalité des biens immobiliers lointains (situés en France, mais dans des départements éloignés de Genève comme le Pas-de-Calais) sont détenus par des femmes, comme Suzanne Fuzier-Cayla, qui dispose à son décès de 6 domaines différents (pour un total d'environ 116 hectares), situés dans l'Aisne et le Pas-de-Calais. 1620 

      

Graph. 16.5. : Part de l'immobilier dans la fortune des femmes de l'échantillon

      

Graph. 16.6. : Part de l'immobilier dans la fortune des hommes de l'échantillon

      Les deux graphiques 16.5 et 16.6 ci-dessus montrent, à l'image des biens mobiliers, que l'âge au décès n'a que peu d'influence sur la part de l'immobilier dans la fortune totale. Des changements touchent par contre la nature de cet immobilier, non seulement suivant l'âge, mais encore concernant le statut matrimonial au décès. Le prestige d'avoir deux biens immobiliers complémentaires (propriété en campagne et immeuble en ville) est l'apanage des hommes mariés et fortunés, tandis que les célibataires et les veuves ont plus facilement des immeubles en parts indivises.

      Les placements en titres, dont il a été question dans le chapitre 13, sont les seuls qui connaissent une légère augmentation de leur part de la fortune au cours de la vie. 1621  De fait, les veuves préfèrent les placements boursiers aux immeubles. D'un autre côté, la majorité des épouses survivant à leurs maris bénéficient d'un usufruit sur le logement qu'elles occupent. Quant aux femmes célibataires, seules les plus âgées ont parfois un bien immobilier unifié. Ainsi, malgré des dispositions du Code Civil, favorables à la dotation des filles en immeubles, les déclarations de succession démontrent que les anciennes familles bourgeoises de Genève préfèrent pour leurs filles des placements financiers aux placements sur la terre. Cette caractéristique démontre une singularité genevoise, née d'une nation de banquiers, qui n'hésitent pas à renoncer à protéger la fortune des épouses pour tenter de mieux faire fructifier son capital.


2.4. Les avancements d'hoirie

      Avancer à ses héritiers leur part de la succession avant que cette dernière ne prenne effet (un avancement d'hoirie), n'est pas courant. Rares sont les déclarations qui en recèlent, puisque sur notre échantillon de 192 déclarations, seules 26 en mentionnent. Certes, parmi les personnes décédées, 35 (18,7%) 1622  étaient sans enfant, et n'avaient aucune raison d'effectuer une telle avance. Mais sur le groupe restant, des personnes susceptibles de faire un avancement d'hoirie à leurs enfants, la proportion de ceux réalisés reste faible. Il est en moyenne de 17%, soit 21% pour les hommes et 12% pour les femmes. Les pères usent donc plus facilement de cette pratique que leurs épouses, ce qui peut paraître logique en regard de la différence qui existe entre les niveaux de fortune des deux sexes. Ce sont en effet plutôt les parents fortunés qui réalisent des avancements, bien que la part de cette avance dans la fortune nette totale varie considérablement, allant de 2% à 48%. Le nombre d'enfants ne semble pas avoir d'influence sur les avances. Pour les personnes en situation parentale, il est de respectivement 3,2 et 3,3 pour les hommes et les femmes. Dans les successions qui contiennent une avance, ces moyennes sont identiques.

      Les avancements d'hoirie ne sont pas dans les habitudes genevoises, qui prennent leurs racines dans le calvinisme. Un avancement d'hoirie est par essence contraire à la redistribution des biens voulue idéalement par Calvin au décès d'un individu. 1623  Ce fait est d'autant plus remarquable dans le cas des anciennes familles bourgeoises qu'une telle avance serait une aubaine pour un jeune négociant ou banquier qui désire se lancer dans les affaires. La toile d'araignée des réseaux d'affaires représente un parfait substitut à ce manque éventuel de capital familial de départ. Les commandites acquises par des membres de la famille, voire parfois des legs particuliers en provenance de parents éloignés ou du parrain/marraine, y suppléent sans qu'il soit utile d'anticiper la disparition des parents.

      Concernant une éventuelle corrélation entre l'établissement d'une avance sur l'hoirie et la présence d'un testament, une différence homme-femme apparaît. Chez les femmes, cette pratique n'a aucune influence sur le recours au testament: la proportion de testaments est identique pour les femmes qui avancent une partie de leurs avoirs et les autres. Par contre, les hommes qui avancent une partie de leur fortune à leurs enfants, auraient tendance à moins tester que ceux qui ont des enfants et qui n'ont effectué aucune avance. Précisément sur notre échantillon, 77,3% des hommes qui ont des enfants rédigent un testament, pour une moyenne de 58% sur l'ensemble de l'échantillon, alors que ceux qui ont effectué une avance ne sont que 63%. Une certaine prudence est cependant indispensable étant donné la taille des populations en question.

      Cependant, cette ébauche de tendance est intéressante, car elle confirmerait l'idée d'une volonté de traitement égalitaire des enfants. L'avance agirait dans ces cas de figure comme une faveur, qui ne nécessiterait dès lors plus une disposition testamentaire particulière, pour corriger un déséquilibre déjà gommé. Cette hypothèse assimile l'avancement à des fonds prélevés sur la part réservée du défunt, par testament. La faible part des avancements d'hoirie, par rapport aux fortunes totales confirmerait cette hypothèse. Dans le cas où l'avancement dépasse la réserve légale, un testament est presque obligatoire pour rétablir un équilibre rompu.


2.5. Les dettes

      A l'image des créances, les dettes sont peu nombreuses. Si les anciennes familles bourgeoises ne prêtent pas d'argent à autrui, elles n'empruntent pas non plus. Les élites genevoises n'ont pas couramment recours aux dettes, au-delà de quelques micro-crédits accordés pour les dépenses courantes. Plus l'âge est avancé, moins les déclarations de succession ne recèlent de dettes. Ainsi, l'emprunt, souvent effectué au sein de membres de sa propre famille, intervient plus facilement autour de l'âge de quarante ans. La baisse de la moyenne plus forte chez les hommes que chez les femmes (voir graphiques 7 et 8) et l'étude des différentes dettes prouvent que ces dernières sont fréquemment en rapport avec les affaires.

      

Graph.16.7. : Dettes dans les déclarations masculines de l'échantillon

      

Graph.16.8. : Dettes dans les déclarations féminines de l'échantillon

      Plusieurs types de dettes doivent être distinguées. En effet, de nombreuses déclarations de succession relèvent de petites sommes sous la rubrique 'dettes', mais il apparaît que ces montants correspondent souvent à des 'frais de dernière maladie'. Impayées au décès, ces factures ne sont pas réglées par les familles, qui ne désirent pas les prendre en charge. De fait, en les inscrivant comme dettes, ces frais sont déduits de la fortune totale du défunt et sont soustraites des droits de successions. Ainsi, sous la rubrique des dettes, beaucoup d'inscriptions correspondent à des frais médicaux et aux frais funéraires. Ce type de dette n'est pas comparable à des emprunts d'argent, qu'ils aient été effectués auprès de membres de la famille ou non, pour lancer ou soutenir une affaire.


Conclusion

      L'échantillon de déclarations de succession au sein des anciennes familles bourgeoises offre matière à une bonne synthèse des comportements de cette bourgeoisie pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Les milieux d'affaires y apparaissent avec de considérables moyens financiers à leur disposition, tandis que leur comportement face à cette richesse se démarque singulièrement des autres élites européennes.

      Avant tout, les élites genevoises placent leurs capitaux en bourse et les confient à des établissements bancaires privés qui se chargent de les faire fructifier. Les descendants des bourgeois de Genève, s'ils ont un lien avec l'immobilier par le biais de campagnes confortables, se distinguent des noblesses européennes qui ont un rapport à la terre plus important. Le placement d'une partie de la fortune en titres concerne les deux sexes, et le groupe qui semble en faire le plus systématiquement usage est celui des veuves. Ces dernières tiennent une place centrale dans l'économie genevoise car elles disposent d'une force d'investissement réelle.

      Ce dernier point illustre la persistance des solidarités bourgeoises au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, au travers notamment de la toile d'araignée des réseaux familiaux. L'utilisation globale des résultats fournis par l'échantillon peut cependant être affinée pour constater pratiquement ces différentes observations. De même, le lien qu'entretiennent les anciennes familles bourgeoises avec l'Etat semble caractérisé essentiellement par une remarquable continuité, malgré la rupture constituée par la révolution radicale.

      Si la fraude fiscale n'est pas quantifiable, les dons effectués par les défunts ou leurs familles aux autorités le sont par contre parfaitement. Les déclarations de succession laissent apparaître un civisme particulièrement développé, même une fois que le pouvoir politique a changé de camp dès 1846. Le meilleur témoignage que nous pouvons produire pour illustrer ce fait est le nombre impressionnant de donations qui ont été faites directement ou indirectement aux collectivités durant tout le XIXe siècle (et même après): aux autorités publiques, institutions ou oeuvres de charité. Il serait intéressant qu'un historien puisse un jour chiffrer exactement le revenu qu'ont pu constituer ces dons pour la ville ou le canton. 1624  Le retard fiscal qu'a pris Genève à la fin du XIXe siècle sur les autres cantons suisses 1625  est sans doute en partie une conséquence de ces pratiques, qui fournissent à l'administration des revenus 'hors impôts'. Sans nous y être attaché, nous pensons que ce chiffre ne doit pas être éloigné du montant total des revenus des successions des familles de la bourgeoisie. 1626  Il est évident qu'une bonne partie des collections de la Bibliothèque Publique et Universitaire, du Jardin Botanique, du Musée d'Art et d'Histoire, sont à mettre au bénéfice de ces legs. La valeur des collections botaniques, de livres ou d'objets archéologiques ne peut être comparée à celles des objets d'art, autour desquels gravite un véritable marché et un commerce. Tous les grands parcs publics genevois, à l'exception de la promenade des Bastions, sont également des dons, et si certains ont été faits pour des raisons fiscales, d'autres le firent à titre gratuit. 1627 

      Cette habitude conservée après 1846 de faire don d'une partie de sa fortune à la collectivité relativise la perte du pouvoir politique par les anciennes familles bourgeoises. Le lien, l'identification à la collectivité, ne sont pas totalement rompus. La question centrale devient alors de savoir comment, dans le détail de situations particulières, ce lien ressurgit.


17. Successions longitudinales. Synthèse et typologie de l'orientation économique de l'élite genevoise dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

      L'échantillon des déclarations de succession qui a été constitué à partir de décès survenus entre 1848 et 1887 représente une porte d'entrée originale pour tenter de percer les secrets de la vie bourgeoise dans la Genève de cette époque. Cette source complète efficacement les archives privées, hétéroclites et dont l'intérêt historique varie énormément d'une famille à l'autre. Grâce aux déclarations, nous disposons d'une documentation unique et uniforme qui permet des comparaisons systématiques et fiables entre les familles, voire à l'intérieur de celles-ci, ce qui est pratiquement impossible à réaliser sur une échelle aussi grande en ayant recours à d'autres sources. Pour composer ce chapitre, les déclarations d'une même famille ont été comparées. L'objectif est autant d'évaluer l'évolution générale des fortunes que de pouvoir mesurer les changements dans le comportement des milieux d'affaires face à la fortune. Avec partir cet objectif en tête, plusieurs problématiques se dégagent.

      Le degré d'investissement -par là d'intérêt que portent les milieux d'affaires genevois à l'économie locale- était le but primitif de ce chapitre avec une volonté de mesurer la puissance économique concentrée entre les mains des anciens dirigeants, voire d'étudier si le niveau d'investissement technologique évoluait entre les générations d'une même lignée. Cette question se rapporte à l'histoire politique de Genève, qui indique que le libéralisme s'est progressivement répandu au sein des élites dans le courant du XIXe siècle. Une augmentation de la part d'une fortune placée en des valeurs industrielles ou technologiques, en lieu et place de fonds publics, serait un signe fort d'un comportement plus libéral. Cela d'autant plus si ce comportement ne s'observe pas dans la génération précédente. Si cette problématique reste une pierre angulaire pour notre analyse, les autres aspects de la fortune ont pris en cours de saisie une importance croissante. En particulier, les déclarations de succession permettent d'obtenir de précieux renseignements sur les biens immobiliers qui, comme nous l'avons montré dans le chapitre 9 de cette thèse, font l'objet de savantes stratégies de transmissions. Les modes de transmission en vigueur à Genève, le très grand fractionnement des biens immobiliers, puis leur concentration possible grâce à une entente de l'ensemble du groupe familial, trouvent une source unique dans les déclarations de succession. La mesure de l'immobilier au sein des fortunes au décès n'est également pas sans intérêt pour comprendre la relation qu'entretiennent les anciennes familles bourgeoises avec la terre, et par-là au prestige que leur situation sociale ne peut plus transmettre.

      Si la toile d'araignée des réseaux familiaux d'affaires a solidarisé d'une manière originale les anciennes familles protestantes, il reste délicat de dégager des généralisations. Autour d'une identité bourgeoise commune, les situations familiales ont énormément varié, et la limite de ces particularités est difficile à estimer. L'analyse qui suit a dès lors les désavantages de la démarche particulière qu'elle emprunte. Le panorama relativement vaste de cas qu'offrent les familles sélectionnées permet en fin de compte de dégager quelques points de références, quelques régularités qu'il est possible de généraliser, car les histoires se recoupent et certaines tendances émergent rapidement. Par contre, le problème de la mesure d'une situation précise à des moments de vie différents ne trouvera pas de solution ici. Comment apprécier la valeur d'un portefeuille de titres qui a pu être considérablement modifié en quelques jours, face à la maladie ou à l'imminence de la mort? De même, quelle est la durée de répercussion d'un événement sur la mesure? Un investisseur qui désire retirer ses placements d'un pays, par exemple devenu instable, pourra-t-il le faire rapidement et facilement? Si les archives nous prouvent que les échanges épistolaires sont rapides dès 1850, 1628  cela ne répond que partiellement à cette dernière question.

      L'historiographie comporte quelques tentatives de résoudre à ce problème, en mettant en évidence plusieurs phases distinctes pendant le cours de la vie. 1629  Ce dernier serait divisé entre des périodes de consommation, pendant lesquelles la fortune ne croît pas (enfance, établissement et vieillesse), et une grosse période d'accumulation, la vie active, pendant laquelle la fortune augmente. Cette division du parcours de vie est difficilement visible au travers des déclarations de succession, qui n'offrent qu'un instantané de la situation économique d'une personne.

      Cependant, l'apport de cette division du parcours de vie est incontestable. Les décès inattendus ou simultanés peuvent se révéler particulièrement instructifs, puisque les acteurs n'ont pas eu le temps de modifier leur situation. Dans le cas précis de l'immobilier, ces observations de décès en cascade (plusieurs personnes concernées par un bien disparaissent en l'espace de quelques mois) permettent de mieux comprendre le processus de transmission du bien, entre des individus parfois situés dans une phase différente du cours de leur vie (accumulation ou consommation).

      Pour tout ce qui précède, il est possible de considérer cette analyse comme une petite synthèse des éléments appartenant au 'parcours de vie bourgeois' qui a été présenté dans ce travail. L'ordre et le choix des familles présentées ci-après ne répondent qu'à des impératifs liés aux sources. Il est clair que les personnes rattachées à l'un des pôles familiaux qui ont été précédemment définis, ont été traitées prioritairement. Mais le monde des affaires n'est pas composé que de ces gens là. Au hasard des recompositions familiales au travers des déclarations de succession, d'autres familles apparaissent et complètent le portait de la nébuleuse.

      Typologie des anciennes familles bourgeoises

      A ce jour, la seule typologie qui existe au sein des anciennes familles bourgeoises concerne la différence établie entre bourgeoisie et patriciat. Cette différenciation s'appuie autant sur la fortune que sur la participation à la vie politique de la cité, dépendant souvent l'une de l'autre, et s'applique essentiellement au XVIIIe siècle. Ce concept s'est ensuite figé, en sorte qu'il est facile de supposer qu'entre 1792 et 1846 ces deux composantes du patriciat ont très bien pu avoir été bouleversées. La maîtrise de la vie politique a échappé aux seuls patriciens, en même temps que de nouvelles élites libérales émergèrent dans le monde des affaires. Avec la toile d'araignée des réseaux d'affaires, cette période a surtout été marquée par une interpénétration des deux groupes sociaux composant l'élite genevoise du XVIIIe siècle, rendant, avec la chute du gouvernement de la Restauration, l'ancienne typologie caduque. La superposition à cette typologie ancienne d'une nouvelle différenciation basée uniquement sur l'activité économique, entre les personnes actives dans les milieux d'affaires et les autres, permet d'obtenir une première ébauche de typologie applicable au XIXe siècle. Mais elle ne peut suffire. Les milieux d'affaire sont d'autant plus vastes que Genève recèle un surplus de capitaux qu'il est indispensable de placer. Une division secondaire au sein des milieux d'affaires est indispensable, d'autant que les stratégies économiques ont parfois pu intégrer des stratégies matrimoniales reliant des familles d'origines très diverses entre elles, dans une dynamique identique à la noblesse d'empire française. 1630 

      Le premier élément distinctif, en fait le plus simple, touche à l'immobilier par la présence de deux biens de prestige, soit une propriété à la campagne et un immeuble en ville. Cette double présence immobilière est un signe fort d'appartenance aux grandes familles, qui ont les appuis familiaux et les moyens économiques suffisants pour posséder et entretenir ces deux types de biens. Une différence fondamentale existe cependant avec la France, où le prestige de l'immobilier est également très présent à cette époque. En effet, plus que la propriété en elle-même, c'est l'existence même de ces biens qui est importante. Les élites genevoises sont des élites urbaines, et ne recherchent que très peu à posséder de grands domaines fonciers. Ces derniers apparaissent rarement comme des placements économiques, les investissements financiers étant la norme. Par contre, c'est la position géographique de l'immobilier qui est significative. 1631  Un immeuble de la Haute-Ville est l'apanage du patriciat. Ce fait demeure au XIXe siècle. Avec l'ouverture des fortifications d'autres quartiers de la finance émergent, d'autant plus facilement que la Haute-Ville ne peut héberger tout le monde. Un immeuble situé dans le récent quartier des banques, situé au sud de la cité entre le Rhône et les Tranchées, est caractéristique d'une nouvelle élite libérale. La Basse-ville et en particulier la rue du Rhône pose problème. Ce quartier aux origines commerçantes a été scindé en deux parties par une réurbanisation partielle, qui a touché prioritairement les abords de la Rade. Avoir un immeuble rue du Rhône offre un prestige supérieur par rapport à un immeuble de la rue des Allemands, même si cette dernière est idéalement située à proximité du quartier des banques. Les situations géographiques des propriétés rurales sont par contre plus difficiles à établir. Seul, le lien religieux est une évidence. Les propriétés de l'élite sont historiquement construites sur des terres protestantes, ce qui exclut plusieurs communes au passé sarde (savoyard) ou français: Carouge, Chêne, Meyrin. La présence de la famille De la Rive à Presinge est un contre-exemple intéressant, puisque cette commune est non seulement catholique, 1632  mais encore très éloignée de la cité.

      Le second élément distinctif concerne les placements en titres, leur importance au sein de la fortune au décès, et bien entendu la composition de ces placements. En particulier, la part des placements effectués en Suisse permet de mesurer l'intérêt que porte une personne pour l'économie de son pays. Les financiers libéraux, soucieux très tôt de développer le commerce, s'intéressent facilement aux titres des compagnies ferroviaires nationales, tandis que les conservateurs, aussi fortunés que prudents, privilégient plus facilement les fonds publics ou certaines valeurs bancaires.

      En superposant à ces deux éléments distinctifs, les relations qui s'établissent par mariage, comme autant de ponts jetés entre des groupes différents, il est possible de dresser une typologie des élites financières propres au XIXe siècle. Les anciennes familles patriciennes, les libéraux et les nouvelles élites libérales. Les anciennes familles patriciennes disposent des deux biens immobiliers. Ils placent leurs avoirs en titres, de manière prudente. Les libéraux sont des anciens bourgeois non-patriciens, mais qui ont précocement orienté leurs affaires vers les technologies industrielles, comme le chemin de fer et le gaz. Ces familles disposent parfois d'un double bien immobilier, mais dont l'immeuble de la cité ne se trouve pas dans la Haute-ville. Enfin, les nouvelles élites libérales ressemblent à ce dernier groupe, à la différence qu'elles seraient récemment bourgeoises, et sans grande attache dans la cité. Elles ne disposent donc pas de biens immobiliers dans la cité, et se trouvent en position de choix pour investir le nouveau quartier des banques gagné sur les fortifications.


1. Un exemple d'alliance entre libéraux et nouvelles élites libérales: le pôle familial Ador et les Paccard

      Les familles Ador et Paccard sont alliées, conformément à ce qui a été présenté dans le chapitre 8, et forment même un pôle familial d'affaires. L'analyse des successions Paccard et Ador met en lumière un grand enrichissement que ces familles ont connu dans la première moitié du XIXe siècle. L'orientation libérale de ce pôle ne fait aucun doute, comme le montrent les exemples suivants, même si l'origine sociale est quelque peu différente. Les Paccard sont anciennement bourgeois, tandis que les Ador accèdent à la bourgeoisie fort tardivement, et dans un premier temps seulement pas mariage via la famille Dumont. 1633 


1.1. Barthélémy (1796-1863) et David-Marc Paccard (1794-1863)

      Les deux frères Paccard, David-Marc et Barthélémy, 1634  sont décédés à environ 10 mois d'intervalle en janvier puis décembre 1863. La comparaison de leur situation respective a pour premier intérêt cette proximité de dates. Décrits à quelques mois d'intervalle, les deux états de fortune peuvent être considérés comme parallèles, Barthélémy n'ayant sans doute pas fondamentalement modifié la répartition de sa fortune suite au décès de son frère. De plus, l'intérêt réside également dans le cadre historique identique. En l'espace de 11 mois, la situation économique n'a pas varié fondamentalement.

      Les deux frères Paccard ont testé. David-Marc possède une fortune plus importante, soit 2,5 millions de francs contre 'seulement' 680'000 francs pour son frère. Mais ce dernier étant domicilié 'habituellement' 1635  à Paris, seuls ses biens se trouvant sur territoire genevois sont imposés. L'hoirie de Barthélémy est conséquemment composée essentiellement de biens immobiliers (515'000 francs), et mobiliers s'y rapportant (166'000 francs), ce qui ne permet pas de conclure qu'il soit moins fortuné que son frère au décès.

      Selon sa déclaration, Barthélémy Paccard possède trois biens immobiliers sur le territoire genevois: un bâtiment en construction rue de l'Athénée à Champel, 1636  une propriété aux Eaux-Vives et des terrains non-bâtis situés à Sécheron. Tous trois sont situés à l'extérieur de la cité. La propriété des Eaux-Vives est une acquisition récente, datée du 28 août 1863, soit quelques mois après le décès de son frère. 1637  Jusqu'à cette date, ce bien était divisé entre les deux frères, laissant supposer qu'il appartenait à l'un de leur parent et qu'ils l'avaient reçu en héritage. La famille Paccard ne détenait donc pas d'immobilier dans la Haute-ville, ce qui la place parmi les familles libérales. L'attachement sentimental envers un bien de famille explique que cette propriété, qui a le moins de valeur, est la seule que Barthélémy rachète à l'hoirie de son frère.

      Le bâtiment en construction à la rue de l'Athénée se trouve dans la déclaration de David-Marc, décédé avant son frère, pour une somme de 113'775 francs. En excluant un troisième associé dans la construction de cet immeuble, il est possible de constater qu'entre janvier et décembre 1863, la valeur de ce bien a augmenté de 72450 francs (environ 25%). Tout de même surprenante dans une période de spéculation et d'urbanisation massive du quartier des Tranchées, 1638  cette plus-value ne s'explique que par l'avancement et l'achèvement des travaux de construction. En effet, en 1885, soit plus de vingt ans après le décès de Barthélémy, la maison de l'Athénée est présente sur la déclaration de Constant Paccard 1639  pour une somme équivalente à son estimation sur la déclaration de Barthélémy. La plus-value de 1863 ne peut donc s'expliquer que par la construction en cours du bien immobilier, achevé peu après 1863. Le mariage de Constant Paccard avec sa cousine germaine, fille de David-Marc, a sans doute joué un rôle dans la transmission de l'immeuble dont la construction a été initiée par les deux frères Paccard au moment où le quartier des Tranchées s'urbanisait. 1640 

      En matière de biens immobiliers, la fortune des deux frères est équivalente, soit environ 500'000 francs. Malgré leur aisance, les Paccard n'ont pas acquis d'immeuble dans la Haute-ville. L'ont-ils seulement désiré? Le quartier des Tranchées est synonyme de modernité et de progrès. Leurs familles alliées s'y trouvent. Ils n'ont aucune raison de s'installer ailleurs.

      
Tabl. 17.1. : Répartition des placements en titres présents sur la déclaration de succession de David-Marc Paccard (1794-1863) établie en 1863
Pays/type assurance banque chemin
de fer
Fonds
publics
gaz immobilier mines transport inconnu en % du total
France 0 0 90 3 0 0 100 100 0 49
Grèce 0 0 0 5 0 0 0 0 0 1
Usa 0 0 2 21 0 0 0 0 0 4
Italie 0 0 8 13 0 0 0 0 0 5
Suisse 100 0 0 58 100 100 0 0 100 22
Indéterminé 0 100 0 0 0 0 0 0 0 19
Total 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100
Total ( francs) 4000 141'000 267'324 119'222 76'000 10'275 976 96'964 21'900 737'661
% en ligne 1 19 36 16 10 1 13 3 0 100

Elaboré à partir de la déclaration de succession n° 79/63.

      En majorité, les titres en possession de David-Marc Paccard à son décès (voir tableau 17.1) sont des actions (seulement 35% sont des obligations). La physionomie de ces placements est typique d'un investisseur axé sur le marché des technologies industrielles, confirmant la tendance libérale des Paccard. Les placements effectués dans les chemins de fer, le gaz et les mines représentent la majorité de ses investissements. La place prépondérante de la France parmi les pays de destination des placements s'expliquerait par l'activité de son frère, banquier à Paris. Pourtant, cette part de 49% pour la France est pratiquement identique à la valeur de 46% de moyenne pour la période 1863-1865, et toujours pour la France. 1641  La part de la Suisse dans le portefeuille de David-Marc est également au-dessus de la moyenne pour la période 1863-1865 avec 22% (contre 15%). Par le biais de son frère, David-Marc a eu des contacts privilégiés avec les compagnies de chemin de fer français, qui représentent les 9/10e de ce type de placement, ce qui est énorme. La présence dans le portefeuille d'actions de la Compagnie de chemin de fer de l'île de la Réunion, alors colonie française, ne s'explique que par une bonne position de Paccard & Cie dans ces compagnies ferroviaires, qui découle du réseau familial d'affaires Ador, lié à la famille Dassier. A ce sujet, la quasi absence de compagnies de chemin de fer américaines marque une autre différence avec les biens des investisseurs genevois de cette époque. L'absence de ces titres particulièrement rentables dans le portefeuille d'un investisseur très proche de compagnies ferroviaires prouve l'attachement des Paccard pour la France, et le développement économique régional. Très peu de placements concernent des pays éloignés. Les Etats-Unis notamment ne représentent que le 4% du total essentiellement en fonds publics.

      David-Marc Paccard n'investit en Suisse dans des entreprises industrielles que par le biais de trusts ou de banques, puisqu'il dispose de capitaux dans la Banque nouvelle des chemins de fer suisses (50'000 francs), la Société suisse pour l'industrie du chemin de fer (85'000 francs), la Compagnie pour l'industrie du gaz de Genève (373'730 francs) et la Banque de prêts et de dépôts (120'750 francs). Il a placé une somme dans un emprunt du canton de Genève (65'625 francs, soit pratiquement la totalité des fonds publics placés en Suisse). Ce même placement ne se retrouve que dans 15 autres portefeuilles de l'échantillon, et à des valeurs moins importantes. La démarche qui a pu motiver ce placement montre que certains financiers genevois prêtent à l'Etat, ce qui serait inconcevable dans une situation conflictuelle entre le pouvoir politique et les banquiers privés. Certes, sur ces 15 personnes, seules deux sont décédées avant 1864, qui correspond à la date de la mort politique de James Fazy. Cela confirmerait l'idée d'un changement de tendance après les émeutes de 1864. Pour en revenir aux frères Paccard, le lien entre Genève et Paris trouve une illustration extrême. Les titres de David-Marc sont gérés par un seul établissement bancaire, Paccard & Cie.

      La déclaration de succession de David-Marc Paccard indique que ce dernier mène une vie confortable, comme le démontre la présence de six domestiques sur son testament, ce qui est beaucoup. Sur les 21 autres hommes millionnaires de l'échantillon, seuls quatre couchent des domestiques sur leurs testaments, mais jamais plus que trois. 1642  David Paccard apparaît d'autant plus hors normes calvinistes que ces personnes à son service reçoivent des sommes généreuses de leur ancien employeur (de 500 à 15'000 francs). 1643  La question de la domesticité est loin d'être insignifiante. Si la coutume genevoise du testament non-généralisé a certainement favorisé l'absence des serviteurs dans les déclarations et ne peut exclure une gratification de main à main, les montants connus sont tout de même très révélateurs. Les domestiques sont moins gratifiés que les oeuvres de charité, qu'elles soient publiques ou privées. Parmi les 122 hommes de l'échantillon, seuls 17 font des legs à des domestiques et le même nombre à des oeuvres. Cependant, en cumulant les montants donnés des deux côtés, la part de l'ensemble des domestiques ne représente qu'un peu moins de 50'000 francs (dont 29'000 francs pour les seuls domestiques de David Paccard), contre 69'000 francs pour l'ensemble des oeuvres.

      Chaque enfant de Barthélémy Paccard touche, sur la succession genevoise de son père 113'600 francs net. Ceux de David-Marc un peu moins de 620'000 francs net chacun. Dans ces sommes, les biens immobiliers sont toujours compris, charge ensuite aux héritiers d'en effectuer la division.


1.2. Hauterive et l'immobilier des Paccard et des Ador

      Les déclarations de succession des frères Paccard laissent apparaître une identité libérale. De ce fait, la question de l'immobilier devient centrale, en tant qu'élément visible d'une position sociale. Il ne fait aucun doute que les Paccard sont entrés très tôt dans une logique de prestige libérale, en multipliant les biens immobiliers, tout en restant en dehors de la Haute-Ville. Alors que l'acquisition d'un immeuble dans le quartier des banques date de 1863, l'installation des frères Paccard à Cologny remonte à 1824, lorsqu'ils achètent une parcelle où ils font construire une maison de maître. Ce sont deux signes d'une position de fortune récemment acquise. Les deux familles s'agrandissant, seul David-Marc reste à Hauterive, Bartélémy allant s'installer à Sécheron. 1644  Le domaine d'Hauterive est fractionné en deux parts, dont la plus petite est destinée à Palmyre Paccard, 1645  épouse de Louis Ador. La maison de maître est attribuée au seul fils de la fratrie, Constant, qui a épousé sa cousine Edmée Paccard en XXXX. Pour ses deux autres filles, David-Marc achète une deuxième propriété à Cologny, qui est divisée entre Emma et Marie. 1646 

      Les enfants de David-Marc Paccard et leurs alliés Ador ont véritablement pris pied sur le coteau de Cologny. C'est dans la déclaration de Palmyre Paccard, décédée en 1872, que se trouve pour la première fois mentionnée la propriété d'Hauterive, portant alors 5 bâtiments. 1647  D'une valeur de 200'000 francs, il s'agit du seul bien immobilier de Palmyre. Cette dernière dispose en mobilier de 669'000 francs, dont seulement 100'000 constitués en dot. 1648  Les biens paraphernaux ont une valeur totale de 567'000 francs, ce qui est considérable. 1649  La faible part de la dot, par rapport à la fortune paraphernale de Palmyre Paccard, laisse apparaître que le mariage conclu en 1840 l'a été alors que les Paccard étaient en position dominante sur les Ador. Cette position dominante explique une nécessité de protéger, par les biens paraphernaux, les acquêts de l'épouse. Cette hypothèse est confirmée par une somme de 140'000 francs, prêtée par Palmyre Paccard à son époux, et déclarée au titre des reprises sur la déclaration de succession. 1650  En 1841, c'est-à-dire l'année suivant le premier mariage Ador-Paccard, Edouard Ador renchaîne rapidement l'alliance en épousant à son tour une fille Paccard, qui apporte une dot identique de 100'000 francs. 1651 

      Seule la propriété de Cologny est transmise à l'époux de Palmyre, Louis Ador, les enfants se partageant les biens mobiliers. Cette propriété se trouve dès lors sur la déclaration de Louis, décédé en 1881, qui la transmet à son fils Gustave. 1652  L'élément le plus intéressant de cette transmission est la somme totale (et colossale) de la succession de Louis Ador, soit plus de 13 millions de francs. 1653  L'importance de la fortune de Louis Ador permet d'éviter sans problème la possible division du bien immobilier de la famille. D'une valeur de 200'000 francs (identique à sa valeur de 1872), ce qui représente moins de 2% du total, le bien est porté sur la part réservée de l'héritage, et est transmis en simple donation à Gustave avec la totalité du mobilier (qui représente 50'000 francs supplémentaires). 1654  C'est le seul bien immobilier que Louis protège de la sorte. La donation de chacun de ses 5 immeubles de la ville est conditionnée à une somme d'argent à rapporter à l'hoirie. Gustave hérite de l'immeuble qui a le plus de valeur, situé au 8 de la rue de l'Athénée, contre une remise de 300'000 francs. 1655  Il reçoit également contre 150'000 francs un immeuble situé à la cours des Bastions. 1656  Sa soeur Mathilde reçoit l'immeuble du 24 Bourg-de-Four contre 100'000 francs, et les parts d'immeuble de la rue du Rhône que Louis possède avec Constant Paccard contre 64'000 francs. 1657  Dans le cas de Louis Ador, il est clair que le testament a pour rôle essentiel de régler les questions immobilières. Avec ces dispositions, Gustave se retrouve au décès de son père dans la position prestigieuse d'être propriétaire d'une campagne et de deux immeubles de la ville.

      La même stratégie de transmission est utilisée par Edouard Ador, frère de Louis. 1658  Son testament concerne essentiellement ses biens immobiliers. Son unique immeuble de la ville, au 18 de la rue Sénébier est légué à son fils Emile sur la part réservée. 1659  Cependant, deux conditions doivent assurer une juste compensation à sa femme et sa fille. Le testament précise en effet que le rez-de-chaussée de l'immeuble doit être loué à la première pour une somme annuelle de 4'000 francs, et le second étage à sa fille pour une somme annuelle de 3'000 francs. Le montant total de la succession est de 3 millions de francs. 1660 

      Deux autres enfants Ador, Stéphanie (épouse de Daniel Colladon) et Edouard, possèdent à leur décès une propriété dans la même région. Stéphanie est propriétaire des 'Hauts Crêts', entre les communes de Meinier et Vandoeuvres (5 hectares), 1661  et Edouard détient le domaine des 'Martelles' (un peu moins de 4 hectares), terrain situé à Cologny. 1662  Si ce dernier ne précise dans son testament qu'un usufruit accordé à sa femme, la destination exacte de la propriété est inconnue. Il en est presque de même pour Stéphanie, qui octroie également un usufruit sur sa campagne à son époux survivant. 1663 

      Les femmes Ador ou Paccard ne disposent que des propriétés de campagne, tandis que les hommes possèdent plusieurs biens immobiliers, dont des maisons se trouvant en ville de Genève. Constant Paccard a une maison rue de l'Athénée, des écuries situées également sur la ceinture, 1664  en plus de l'immeuble partagé avec Louis Ador. 1665  Ce dernier, le plus fortuné de ce groupe de financiers, est donc le seul qui ait acquis un immeuble dans la cité. Pour autant, il transmet à son fils des immeubles situés sur la ceinture.

      Emma et Palmyre Paccard, toutes deux filles de David-Marc n'ont pas de titres à leur décès. 1666  Par contre, Jeanne Edmée lègue quelques titres pour 100'000 francs, dont 61'000 sont placés dans les Salines du midi, région où elle possède un immeuble. Stéphanie Ador dispose de 328'000 francs d'actions du PLM. 1667  Enfin, Emma Paccard précise sur son testament que 'Si ma campagne peut rester après mon mari à un de mes enfants ou petits-enfants, j'en forme le désire sans vouloir l'imposer, dans ce cas j'indique le prix de 150'000 francs pour celui qui s'en fera l'acquéreur. Ce prix est en dessous de la valeur réelle, mais il me semble être raisonnable pour celui des enfants disposé à s'en charger'. 1668 


1.3. Constant Paccard (1828-1885)

      Seul descendant masculin des deux frères Paccard David-Marc et Barthélémy, Constant Paccard, juste avant son décès en 1885 a fait fructifier son héritage en s'inscrivant dans la continuité des choix paternels. La fortune familiale étant assise sur de bonnes bases, Constant a ajouté aux deux biens immobiliers de prestige des écuries et un immeuble situé à la rue du Rhône. 1669 

      
Tabl. 17.2. : Répartition des placements en titres présents sur la déclaration de succession de Constant Paccard (1828-1885), établie en 1885
Type/pays Autriche Egypte France Grèce Suisse Turquie indéterminé Pays en % du total
assurance 20 0 0 0 0 0 0 2
banque 0 0 9 0 27 0 100 8
chemin de fer 0 0 38 0 13 0 0 6
fonds publics 0 0 0 0 0 100 0 8
gaz 80 0 0 0 59 0 0 23
immobilier 0 0 0 0 1 0 0 0
mines 0 0 53 0 0 0 0 3
transports 0 100 0 100 0 0 0 51
En francs 202'750 1'150'806 54'500 50'000 637'480 175'000 66'250 2'336'786
% en ligne 9 49 5 2 27 7 0 100

Elaboré à partir de la déclaration de succession n° 729/85.

      Du côté des placements, Constant Paccard n'a plus de liens avec les compagnies ferroviaires françaises. Son esprit libéral marque cependant, à l'image de celui de son père, un intérêt marqué pour les affaires liées aux transports, puisqu'il a fait le pari du percement du canal de Suez. 1670  Cette affaire mobilise à elle seule plus de 1,15 million de francs, soit la moitié du total des titres. L'entier des 'délégations' (35% du total) est d'ailleurs rattaché à ce projet. En dehors de cet investissement massif, relativement rare dans la succession d'un banquier, le portefeuille de Constant Paccard montre des similitudes avec les placements de son père, vis-à-vis des technologies phares de l'industrie. Le trust gazier genevois, où ses alliés Ador sont très présents, représente 20% des placements. Les assurances et les fonds publics sont très largement minoritaires, et l'immobilier totalement absent. La Suisse bénéficie de 27% des placements, ce qui est important, puisque la moitié du capital est placé en Egypte. Tous les placements de Constant Paccard sont déposés dans le même établissement, chez Paccard & Cie.

      A son décès, Constant Paccard a des ressources en réserve. En effet, sa déclaration laisse apparaître deux comptes en banque, dont un compte 'de fonds' contenant 900'000 francs. 1671  Ce type de compte est parfois mentionné dans l''état des titres', et constitue vraisemblablement une réserve à disposition de l'établissement bancaire pour effectuer les placements demandés par le propriétaire du compte. Dans ce cas précis, ce compte est d'autant mieux garni que Paccard & Cie est le seul établissement qui place l'argent de Constant Paccard, et que ce dernier, à son décès, n'est âgé que de 57 ans. Il ne se trouve donc pas encore dans un âge trop avancé pour faire d'autres affaires que celles devant lui garantir une rente.

      La comparaison des successions entre deux générations de Paccard amorce l'analyse transversale des déclarations de succession. La famille Paccard, bien qu'ancienne, ne fait pas partie du patriciat, et ce sont les deux frères Barthélémy et David-Marc qui vont asseoir la situation économique de la famille au XIXe siècle grâce à une double alliance avec les Ador. Leur réussite dans le monde des affaires provient en partie de placements dans les compagnies ferroviaires françaises et dans l'industrie du gaz. Les fonds publics étrangers ne les intéressent pas, ce qui dénote une identité libérale. Ce sont des entrepreneurs qui suivent le développement économique de près. Après avoir investi dans l'industrie ferroviaire, lorsqu'une entreprise se forme pour percer un canal en Egypte, le fils Paccard est séduit et place une part importante de sa fortune dans cette aventure.

      Le lien avec le pouvoir politique est également intéressant. La famille Paccard prête à l'Etat de Genève dans une période politique encore agitée, et plus généralement n'hésite pas à investir dans les firmes nationales. Parallèlement, la famille accède à un certain prestige en adoptant un style de vie basé sur deux biens immobiliers, comme le fait la grande bourgeoisie. Nous voyons dans ces différents éléments une description d'une nouvelle élite qui allie un comportement ancien de prestige avec une sensibilité libérale, tournée vers le développement économique. Ce dernier passe en premier par le développement d'infrastructures de transports.


1.4. le portefeuille de Louis Ador (1813-1881)

      Louis Ador personnifie également les nouvelles élites libérales, à la seule différence avec les Paccard que sa famille n'est pas anciennement bourgeoise. A son décès, sa succession s'élève à environ 13 millions de francs, la plus grosse fortune de l'échantillon, et comme les Paccard, il a connu un début difficile dans les milieux d'affaires. Cependant, sa succession met en lumière un comportement différent de celui des Paccard face à la fortune.

      Les seuls placements en titres de Louis Ador représentent un total d'environ 11,3 millions de francs. Il fractionne bien plus ses investissements, autant géographiquement que financièrement, puisque ce sont 11 établissements bancaires différents qui sont chargés de placer cette fortune. 1672  Le recours important à des placements étrangers se double dès lors d'une collaboration avec des établissements de la place. Avec sa fortune, Louis Ador est en relation avec les banques de plusieurs pays européens, et couvre une grande partie du globe.

      L'orientation spéculative du portefeuille est claire et Louis Ador ne possède à son décès qu'une seule commandite, soit auprès de son parent chez Paccard & Cie, cela malgré les liens familiaux qui unissent les familles Paccard, Mirabaud et Puerari. La banque Mirabaud, Paccard, Puerari & Cie, collatérale des Ador car issue d'alliances du rameau des Paccard qui n'a pas de lien direct avec les Ador, ne reçoit pas de commandite de Louis Ador. Le réseau familial et le réseau d'affaires de ce dernier se révèlent tout de même particulièrement étendus. Dans certains cas, le même investissement est effectué auprès de plusieurs établissements simultanément, ce qui est le cas pour 63% de la valeur totale des titres. Paccard & Cie, malgré la commandite de Louis Ador, ne représente que 5,8% des investissements, placements collectifs non-compris. Par ordre d'importance, cet établissement arrive en troisième position, derrière Morris, Prévost et Cie (8,7%) et Mirabaud, Paccard, Puerari & Cie (8%), deux banques qui ont leur siège à l'étranger.

      
Tabl. 17.3. : Répartition des placements en titres présents sur la déclaration de succession de Louis Ador (1813-1881), établie en 1881
Pays/type ass. banque CF Comm. divers publics gaz immo mines transp. indét. Total
Allemagne 0 12 5 0 0 0 52 0 0 0 0 8
Autriche 69 0 2 0 0 6 0 0 0 0 23 4
Cuba 0 0 0 0 0 14 0 0 0 0 0 4
Egypte 0 10 0 0 0 4 0 0 0 99 0 12
Espagne 0 0 28 0 0 23 6 0 0 0 0 17
France 0 61 0 70 0 3 12 0 100 0 0 10
Italie 31 0 0 0 0 25 30 0 0 0 0 11
Panama 0 0 0 0 0 0 0 0 0 1 0 0
Portugal 0 0 0 0 0 21 0 0 0 0 0 6
Suisse 0 17 13 0 100 0 1 100 0 0 0 6
Usa 0 0 52 0 0 5 0 0 0 0 77 20
Inconnu 0 0 0 30 0 0 0 0 0 0 0 1
En francs 268'904 1'057'366 3'883'746 143'413 375 3'441'117 1'078'750 14'700 158'200 1'166'775 171'200 11'384'545
Total 2 9 34 1 0 30 9 0 1 10 2 100

Elaboré à partir de la déclaration de succession n° 315/81.

      La composition par type d'investissement laisse cependant apparaître un comportement plus prudent en ce qui concerne les secteurs moteurs de l'industrialisation. En cela, la différence avec la famille Paccard est flagrante. Louis Ador possède bien une part importante de sa fortune en actions ferroviaires, mais ces titres concernent des compagnies américaines. Par ailleurs, les fonds publics représentent environ un tiers des placements. Viennent ensuite les canaux de Panama et Suez (10%), les banques (9%) et l'industrie du gaz (9%). Les investissements dans l'industrie minière sont négligeables. Cette plus grande prudence est également visible au travers des obligations qui représentent un tiers des titres, contre seulement 21% pour Constant Paccard. L'âge au décès plus élevé de Louis Ador (68 ans) par rapport aux deux frères Paccard pourrait expliquer en partie cette différence de comportement.

      Les chemins de fer, qui représentent le principal type d'investissement de Louis Ador sont dominés par les compagnies américaines, qui rassemblent le 52% des valeurs ferroviaires du portefeuille. 87% des valeurs américaines de ce portefeuille sont composés de 19 compagnies de chemins de fer différentes. Les taux de rémunération indiqués pour ces entreprises, 1673  variant entre 6 et 7%, prouve une grande rentabilité de ces placements. En dehors des Etats-Unis, c'est en Italie que Louis Ador acquiert des titres ferroviaires (28%), puis seulement en troisième place se trouve la Suisse, qui, avec 13% reçoit tout de même près de 500'000 francs. Si 72% des investissements dans des compagnies ferroviaires sont effectués par un collectif d'établissements bancaires, Morris Prévost & Cie se démarque en représentant 12% de ces investissements, tous situés aux Etats-Unis. En Suisse, c'est la Compagnie du central suisse et la Compagnie de la Suisse occidentale qui se partagent les capitaux de Louis Ador. A ces deux investissements, il est nécessaire d'ajouter un placement bancaire d'un total de 175'000 francs investis dans la Banque des chemins de fer suisses. Les autres banques dans lesquelles Louis Ador place son capital sont Paribas (environ 650'000 francs), et deux crédits fonciers étrangers (240'000 francs).

      Deuxième type d'investissement après les chemins de fer, les fonds publics représentent près du tiers de la somme totale. Pourtant, la Suisse brille par son absence puisque Louis Ador ne dispose d'aucun emprunt public suisse dans son portefeuille. Dans l'ordre, ces fonds sont placés en Italie (25%), en Espagne (23%), au Portugal (21%) et traversent même l'Atlantique pour financer un emprunt cubain (14%). La France ne représente que 3% de ce type d'investissement, ce qui peut surprendre, étant donné la présence sur la place parisienne de la famille.

      Les placements effectués dans l'industrie du gaz concernent notamment les établissements Mirabaud, Paccard, Puerari & Cie, ainsi que Paccard & Cie, mais la majeure partie est placée collectivement par plusieurs établissements. Louis Ador possède des obligations du Gaz de Madrid, ainsi que des actions des compagnies gazières des villes de Genève, Stuttgart, Munich, Naples et Marseille. Toutes ces entreprises sont liées au trust genevois dans lequel la famille Ador joue un rôle central depuis sa fondation en 1861. 1674 

      La répartition par pays montre le grand éclectisme du portefeuille de titres. Par ordre d'importance, Louis Ador place ses capitaux aux Etats-Unis (21%), en Espagne (17%), en Egypte (12%), en Italie (11%) et en France (10%). La Suisse arrive en 7e position avec seulement 6% de la valeur totale des placements. La première position américaine s'explique par les placements ferroviaires, tandis que le canal de Suez dope la part de l'Egypte. La position de l'Espagne est plus surprenante. Elle est due à un investissement de plus d'un million de francs effectué dans la Compagnie de chemin de fer du nord de l'Espagne. Le reste du capital placé dans ce pays, exception faite du Gaz de Madrid, est composé de fonds publics. L'Italie, exception faite des valeurs gazières qui représentent tout de même environ 320'000 francs, ne comprend également que des fonds publics. Enfin, la relative faiblesse de la position française, pourtant marché habituellement très fortement représenté dans les portefeuilles, s'explique aisément par l'absence de fonds publics français et de valeurs minières, qui constituent généralement deux valeurs sur lesquelles les Genevois placent facilement. Cette répartition est caractéristique d'un comportement spéculatif préférant des taux de rentabilité meilleurs. De manière purement conjoncturelle, les conséquences de la guerre franco-prusienne ont également joué un rôle important.

      C'est de la taille exceptionnelle du fonds que découle un indispensable recours à un nombre également record d'établissements bancaires, répartis dans plusieurs pays européens. Sur les onze banques privées impliquées, seules six ont leur siège à Genève, mais seulement deux ne sont pas tenues par des familles d'origine genevoise. La présence de Pierre Prévost & Cie 1675 , établissement d'un agent de change fondateur de la bourse de Genève est exceptionnelle, puisqu'il n'apparaît dans aucun autre portefeuille de l'échantillon. Le seul placement que cette firme a géré seul est composé d'obligations italiennes. A l'inverse, la maison Vernes & Cie, installée à Paris, gère des placements des trois membres de la même fratrie Ador, dont les déclarations de succession sont incluses dans l'échantillon. Dans le cas de Stéphanie Ador, 1676  soeur aînée de Louis, le placement géré par Vernes & Cie est le seul du portefeuille, et concerne la Compagnie du PLM. Si Edouard Ador, 1677  autre frère de Louis, possède aussi des placements du PLM, ces derniers ne sont pas gérés par Vernes & Cie, ce qui démontre la complexité des liens entre les différents intervenants.


1.5 Edouard Ador (1811-1880)

      Edouard Ador est décédé quelques mois avant son frère Louis. Il avait comme lui épousé une fille Paccard. 1678  Le fait qu'Edouard soit l'aîné des frères Ador laisse supposer que sa position dans la fratrie ne devait pas être désavantageuse par rapport à celle de Louis. Or, sa fortune totale est bien moins importante que celle de son frère, même si elle se monte tout de même à 3 millions de francs. 1679  Etant prédécédé à son épouse alors que Louis est mort veuf, sa déclaration de succession permet de mesurer l'importance du mariage avec la fille de David-Marc Paccard, puisque la reprise dotale se monte à 657'027 francs. 1680 

      Une partie au moins de cette dot est placée en titres, car le total des biens mobiliers est d'un peu moins de 50'000 francs, et qu'il n'y a pas de placement immobilier. Les Paccard n'ont pas désiré protéger les biens de leurs filles des aléas des affaires, 1681  ce qui est symptomatique d'une élite non-patricienne, libérale, qui joue un rôle central dans le milieu de la finance pendant tout le XIXe siècle par une politique d'investissements audacieuse. L'ensemble des titres d'Edouard représente 3,3 millions de francs. La différence de fortune des deux frères peut s'expliquer en grande partie par des stratégies de placements financiers différentes. De fait, Edouard possède une plus grande part d'obligations (55% contre seulement 33% pour Louis). Par rapport à son frère, Edouard détient proportionnellement plus de chemins de fer (43%), moins de fonds publics (18%), mais plus de gaz (21%). Ses placements ferroviaires, qui approchent le million et demi de francs, poursuivent une stratégie différente puisque les très rentables compagnies américaines ne réunissent que 24% du total contre 52% pour son frère.

      
Tabl. 17.4. : Répartition des placements en titres présents sur la déclaration de succession d'Edouard Ador (1811-1880), établie en 1880
  Ass. banque CF comm. divers publics gaz mines santé tabac télég. tourisme incon. Total
Allemagne 0 0 10 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 4
Autriche 0 0 0 0 0 29 0 0 0 0 0 0 0 5
Espagne 0 0 16 0 0 0 15 0 0 0 0 0 0 10
France 0 0 42 100 0 0 29 100 0 0 0 100 100 30
Italie 0 0 0 0 0 62 32 0 0 100 0 0 0 20
Portugal 0 0 8 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 4
Russie 0 0 0 0 0 5 0 0 0 0 0 0 0 1
Suisse 100 100 0 0 28 0 12 0 100 0 0 0 0 9
Usa 0 0 24 0 72 4 0 0 0 0 100 0 0 14
Indét. 0 0 0 0 0 0 12 0 0 0 0 0 0 3
En francs 74'000 131'455 1'444'648 121'000 73'375 604'706 711'844 54'000 6'000 45'512 49'500 15'251 6'000 3'337'291
% en ligne 2 4 43 4 2 18 22 2 0 1 1 0 0 100

Elaboré à partir de la déclaration de succession n° 215/80.

      Globalement moins spéculatifs, les placements d'Edouard sont plus prudents. Cette différence suffit-elle à expliquer un tel écart dans les situations au décès? En présence de deux frères, qui vivent dans un système de transmission égalitaire, qui ont connu chacun un mariage identique, qui n'ont pas une grande différence d'âge et qui sont décédés à quelques mois d'intervalle, la grande différence de fortune qui les touche au décès ne peut s'expliquer que par l'activité professionnelle, et de meilleurs succès en affaires de l'un. La réussite indiscutable de Louis Ador, qui se construit en quelques décennies une fortune immense, apparaît d'autant plus remarquable. Le processus industriel en cours pendant le XIXe siècle, s'il a produit des faillites retentissantes, a également vu des puissances se bâtir. Les stratégies d'investissements apparaissent d'autant plus importantes qu'elles peuvent avoir, à situation égale, des conséquences différentes, même si Edouard décède en laissant à ses héritiers une fortune confortable.

      La famille Ador, si elle a incontestablement réussi en affaires, n'en demeure pas moins différente de la famille Paccard, car moins portée sur le développement économique local ou régional. L'industrie genevoise du gaz est un exemple type. La famille Ador a participé à la formation du trust en 1861, mais les Ador ne font pas partie des fondateurs de la compagnie gazière en 1843. Le lien entre les deux familles principales du pôle familial est ailleurs. L'alliance d'un nom ancien avec une fortune intacte, se complète d'un nouvel élément. La famille Paccard n'a pas apporté que son nom dans le réseau familial d'affaires, mais encore ses compétences, sa capacité à comprendre l'évolution du processus industriel, sans pour autant prendre trop de risques.


2. Un exemple d'alliance entre famille libérale et patriciat: le pôle familial Prévost et les Pictet Baraban

      La réussite dans les affaires du rameau initié par Pierre Prévost est, lors de la disparition de ses membres, non moins flagrante. Alors que Pierre Prévost avait été ruiné par la révolution française, ses enfants se retrouvent dans la deuxième moitié du XIXe siècle à la tête d'une fortune familiale impressionnante. Une comparaison est possible entre les familles Paccard et Prévost, qui ont des noms prestigieux, et n'ayant pas d'écrin à lier à ce nom, acquièrent l'une et l'autre des biens immobiliers de prestige. Les biens immobiliers des trois premiers frères Prévost approchent une valeur de 2 millions de francs, qui double lorsqu'on tient compte des immeubles qui se trouvent en Angleterre. Comme la famille ne dispose pas d'un bien immobilier familial successivement partagé entre les différents membres de la famille, au fur et à mesure des successions, chaque membre acquiert des biens immobiliers indépendamment des autres, à l'image des Paccard.

      Ces deux parcours identiques possèdent pourtant une différence essentielle. Tandis que les Paccard s'allient à une famille de la nouvelle élite, les Prévost se lient avec le patriciat. Toute la complexité des élites aux origines très diverses apparaît lorsqu'on veut définir à quelle partie bénéficie cette orientation. L'une et l'autre partie ont eu avantage de la situation. Les familles patriciennes ont pu accéder à un savoir contre un peu de leur aura. Mais dans le cas présent, il est possible de remarquer que la famille libérale tient une place centrale, aux avant postes des nouvelles conceptions économiques. En fait, les patriciens ne marient tout de même pas leurs enfants avec n'importe quelle famille libérale, mais avec les fils de l'illustre philosophe Pierre Prévost, professeur à l'Académie, érudit, l'un des pères du libéralisme. Un savant respecté autant pour ses idées novatrices que pour son respect des anciennes institutions genevoises.


2.1. Alexandre Prévost père(1788-1876) et fils (1821-1873)

      Agé de 88 ans à son décès en 1876, Alexandre Prévost 1682  a pu jouir d'une retraite longue, puisqu'il a laissé sa place à ses frères au sein de la banque Morris Prévost & Cie en 1829 déjà. En 1876, sa fortune dépasse les 3,5 millions de francs. Ses enfants n'ont bénéficié d'aucun avancement d'hoirie, et la valeur de ses biens immobiliers est remarquable, comme le montre le tableau ci-après:

      
Tabl. 17.5. : Biens immobiliers figurant sur la déclaration de succession d'Alexandre Louis Prévost (1788-1876), en 1876
Type Description Valeur (Frs)
immeuble 34, rue du Rhône, Genève 470'000
propriété la Monnaie, rue de Lausanne 110'000
campagne 425'000
domaine environ 100 hec., Haute-Savoie 109'000
immeuble Belgrave square n°10,22,27,48, Londres 1'162'500
  TOTAL IMMOBILIER 2'276'500

Elaboré à partir de la déclaration de succession n° 419/76.

      La situation géographique de ces biens ressemble à celle des Paccard. Alexandre Prévost, même s'il en a les moyens financiers et les alliances nécessaires, n'achète aucun bien dans la Haute-Ville, où réside le patriciat. Son seul achat immobilier se trouvant dans la cité est situé à la rue du Rhône, sur le front d'immeubles qui a bénéficié du réaménagement des quais. Les biens de la rue de Lausanne et du Pont-d'Arve se trouvent juste au-delà de la ceinture fazyste.

      En dehors de ses biens immobiliers, qui représentent 63% de sa fortune totale, Alexandre Prévost possède pour plus d'un million de francs répartis en 33 titres. La présence de titres retrouvés au domicile tendrait à montrer que ses descendants n'ont pas eu recours à la fraude. Majoritairement, les placements sont de type spéculatif, puisque les fonds publics ne représentent que 6,3% de la valeur totale, et l'immobilier 12%. C'est une composition étonnante pour un homme de 88 ans, qui prouve le dynamisme d'Alexandre Prévost. En tête des placements se trouve une compagnie de chemin de fer anglaise, la compagnie London & Northwestern Railways, pour 28% du total des placements. L'Angleterre réunit sans grande surprise la majorité du capital investi, avec 45,7% du total, suivie par la Suisse (34,9%), et la France (12,5%). Les chemins de fer représentent 45,6% des placements, suivis des assurances (23,0%) et de l'immobilier (12%). Quelques entreprises françaises émergent telles que les Houillères d'Epinac pour 50'000 francs (4,6% du total) et Saint-Gobain (3,9%). Le faible investissement dans la Société d'instruments de physique (3600 francs) est le résultat du lien familial qui lie Alexandre Prévost à Auguste De la Rive, mais apparaît bien isolé.

      Si Morris Prévost & Cie gère la plus grande part de ses placements (36,4%), Alexandre Prévost fait aussi travailler les établissements gravitant autour du pôle familial. La maison de Richard Pictet & Cie gère près du tiers de ses placements (31%), et Pierre Prévost & Cie, fondateur de la bourse de Genève, environ 10%. Seul établissement intégré parmi ces gestionnaires et qui ne semble pas avoir de lien familial avec Alexandre Prévost, Hentsch Lütscher & Cie s'occupe d'une petite partie du fonds (6,8%). Le recours à cette dernière banque s'explique par les placements concernés, les Houillères d'Epignac, qu'il n'est sans doute pas possible de trouver auprès des autres établissements.

      Le fils d'Alexandre Prévost, qui porte le même prénom que son père, décède à l'âge de 52 ans en 1873. Son décès, intervenu après celui de sa mère, mais quelques années avant celui de son père, démontre que sa fortune ne peut pas être constituée de l'héritage paternel, mais uniquement de l'héritage maternel ou d'acquêts. Il s'agit donc d'une illustration de la phase d'accumulation, au sein d'une famille libérale. Allié à la famille De la Rive en 1860, il reçoit avec son épouse une dot qui s'élève à 300'000 francs, ce qui représente une somme importante pour l'époque. En tout, Alexandre fils dispose à son décès d'un peu moins de 1,3 million de francs, pour moitié composé de biens immobiliers.

      Ses trois biens immobiliers correspondent à des lieux de séjour pour lui-même et sa famille: une maison au centre ville, à la rue de l'Hôtel de ville, un domaine à Versoix et trois maisons de Belgrave Square, où est installé également son père. Ces trois maisons se retrouvent d'ailleurs dans la fortune de son père, héritier universel. La valeur totale de ces biens immobiliers représente 670'000 francs. Alexandre Prévost fils avait acquis un bien immobilier dans la Haute-ville, peut-être grâce à son mariage avec une fille De la Rive. Il est symptomatique de constater que ce bien n'a pas été repris, ou conservé, par son père. Même s'il représente un prestige unique, un tel bien ne peut qu'être transmis à des descendants, voire à des collatéraux plus jeunes que le défunt. 1684 

      Le portefeuille de titres, qui représente 45% de la fortune d'Alexandre fils, offre un point de comparaison intéressant avec celui de son père, décédé trois ans plus tard. Une reprise complète du portefeuille par ce père, malgré l'absence de descendance, est exclue. Sur les 23 placements d'Alexandre fils, seuls 7 se retrouvent dans le portefeuille du père, plus 1 qui est identique, à l'exception de l'établissement de dépôt. Si Alexandre père a effectivement hérité d'une partie au moins des investissements de son fils, 1685  il a considérablement modifié ce portefeuille. Par exemple, le placement de Saint-Gobain du fils est trois fois supérieur à celui du père. Moins âgé à son décès que son père, Alexandre fils dispose de plus d'actions (53,0% pour le fils contre 34,9% pour le père) et de moins d'obligations (22,6% pour le père contre 13,1% pour le fils). Ses placements seraient considérés comme plus 'à risque' que ceux de son père, plus âgé de 35 ans lors de son décès. Par ailleurs, les entreprises industrielles sont plus présentes: Saint-Gobain réunit 21,2% des placements, et le gaz, complètement absent dans les placements d'Alexandre père, retient chez son fils 5,4% des placements. Le fait qu'Alexandre fils, longtemps banquier en Angleterre, place la totalité de ses investissements gaziers sur le trust genevois, démontre l'importante affaire que constitue cette entreprise au niveau européen. Les chemins de fer sont bien moins présents avec seulement 7,7% des investissements.

      Par contre, les établissements bancaires dans lesquels ces titres sont déposés correspondent à une certaine ligne familiale. 52,2% des placements se trouvent chez Edouard Pictet & Cie, beau-frère d'Alexandre fils. Morris Prévost & Cie arrive en deuxième position avec 25,5%, soit une valeur presque identique à celle gérée par Hentsch Lütscher & Cie (22,3%). Sans qu'un lien familial ait pu être établi entre les familles Prévost et Hentsch, il paraît évident qu'avec ces deux ponts jetés entre les deux familles, une relation d'affaires ait existé entre les deux établissements.


2.2. Jean-Louis Prévost (1796-1852)

      Célibataire et décédé à l'âge de 56 ans, soit bien avant ses trois autres frères, Jean-Louis Prévost n'a pas laissé une fortune comparable, d'autant plus qu'étant naturalisé Anglais et installé en Angleterre, semble-t-il définitivement, sa fortune genevoise est presque limitée à des biens immobiliers et à leur contenu en meubles. En l'occurrence, il ne dispose à Genève que d'une propriété au Petit-Saconnex (valant 244'000 francs). 1686 

      Cependant, Jean-Louis Prévost a encore 8'500 francs placés à la Société civile pour l'achat de terrains et pour la construction de logements améliorés. Ce placement immobilier laisse imaginer que Jean-Louis Prévost a adopté, avec la nationalité anglaise, un comportement philanthropique. Les liens avec sa terre d'origine ne peuvent se limiter à un domaine. Il n'empêche, un placement de cette importance pour une société à vocation philanthropique est chose rare parmi les anciens bourgeois, dont les engagements financiers à destination des oeuvres se concentrent autour de l'Hôpital et de l'Hospice Général.


2.3. Guillaume Prévost (1799-1883)

      Troisième enfant de Pierre Prévost, Guillaume décède en 1883 à l'âge de 85 ans, alors qu'il est veuf depuis 5 ans environ. 1687  Il fait partie de ce nombre de personnes assez restreint parmi les anciennes familles bourgeoises, qui se marient dans une situation de fortune inférieure à celle de leur épouse. En effet, tandis que sa déclaration met à jour une fortune d'environ 765'000 francs, sa femme disposait juste avant sa mort d'environ 1,25 million de francs. 1688 

      La fortune de Guillaume n'est composée que d'un bien immobilier, un domaine au Petit-Saconnex. L'absence d'autre immeuble est à mettre en regard de la pléthore de biens immobiliers appartenant à son épouse, huit en tout, dont six domaines situés en France, certains dans le Pas-de-Calais. 1689  Cette situation est une illustration parfaite de la protection donnée aux femmes par le droit civil et utilisée par une famille qui risque de voir l'époux moins fortuné prendre des risques inconsidérés avec l'argent de sa femme. 1690  La collaboration entre les deux époux, dans ce cas de figure rare, a une autre facette. En plus de sa fortune, Guillaume a juste avant son décès, l'usufruit de 350'000 francs appartenant en pleine propriété à ses enfants et provenant de la fortune de sa femme. Ses placements en titres avoisinent les 800'000 francs, entièrement placés dans l'établissement d'Ernest Pictet (Ernest Pictet & Cie), son neveu. L'Angleterre représente 29% des placements, suivie de la France (18%) et de la Suisse (13%). Dans les 13 portefeuilles des années 1883 et 1884, Guillaume Prévost inclus, les placements effectués en Suisse représentent 30% de la valeur totale, part sans doute augmentée par l'effet de la débâcle de l'Union Générale de Paris qui, en 1882, a sans doute refroidi les ardeurs des investisseurs actifs sur les marchés étrangers. 1691 


2.4. Pierre Prévost (1820-1886)

      Il n'est pas possible de passer sur la famille Prévost sans évoquer la situation de Pierre Prévost (1820-1886), agent de change fondateur de la bourse de Genève. Issu d'une branche collatérale à celle du philosophe Pierre Prévost (1751-1829), 1692  l'agent de change connaît une situation bien différente, marquée par une absence flagrante d'enrichissement. Cela est d'autant plus surprenant que son activité professionnelle à la Bourse aurait dû lui ouvrir des perspectives intéressantes.

      Pierre Prévost ne dispose juste avant son décès que d'une maigre fortune (91'000 francs). Ses titres ne sont par ailleurs pas placés chez Morris Prévost & Cie mais chez William Revilliod, 1693  démontrant ainsi l'absence de réelle proximité entre ces deux branches de la famille Prévost. Les ressources de Pierre sont à 60% des titres et à 30% du mobilier. Pourtant, en 1847, alors qu'il se trouve au commencement de sa période d'accumulation, il a hérité de biens immobiliers issus de la succession de sa mère, qui a laissé pour 140'000 francs d'immeubles: un bâtiment de la rue basse du Marché qui provient de la famille Naville et une campagne située à Chêne-Bougeries. 1694  Devant partager ses biens avec sa soeur, Pierre Prévost s'est retrouvé, en 1847, avec environ 70'000 francs (en tenant compte du mobilier) de fortune supplémentaire. Lui-même devait posséder plus, puisque sans un capital confortable il n'aurait pu faire partie de la Société des Agents de Change. 1695  L'immeuble de la rue du Marché est en fait divisé, et la mère de Pierre Prévost n'en possède à son décès que les deux-tiers. 1696  Les déclarations de succession retrouvées ne permettent pas de savoir quel fut la destinée de cet immeuble, mais il est aisé de faire l'hypothèse que ce bien immobilier situé au coeur de la ville est resté au sein de la famille Naville, par un processus de concentration qui est inconnu.

      La situation au décès de Pierre Prévost est une illustration des fluctuations de la fortune, car il disposait d'atouts certains pour réussir dans les milieux d'affaires, mais n'y est pas parvenu. Sa grand-mère Dassier le lie au milieu des chemins de fer, de même que sa tante Dunant le lie au commerce, sans parler des ouvertures du côté de la famille Naville dont est issue sa mère. Il a sans doute manqué à Pierre Prévost un mariage qui puisse asseoir sa position et lui ouvrir une clientèle. La double union de sa soeur avec un Schlumberger, puis un fils Plantamour, démontre en tout le cas que les alliances familiales gravitant autour de lui ne manquaient pas de liens avec le monde des affaires. Si des liens avec la banque Morris Prévost & Cie ne peuvent être exclus pendant les premières années d'activité de la bourse de Genève, force est de constater que ces liens n'existent plus à son décès. Son décès alors que sa fortune a diminué ne peut être que le résultat d'investissements infructueux.

      Le rameau Prévost initié par Pierre (1751-1839) ressemble plus à la famille Ador qu'aux Paccard, même si la position bi-nationale des quatre frères Prévost biaise cette comparaison. Le rapport à l'immobilier semble récurrent pour toute famille anciennement bourgeoise qui accède à la fortune au cours du XIXe siècle. De par sa position privilégiée sur la place de Londres, la famille Prévost a pu conclure plusieurs alliances avec de riches familles, dont les Pictet-Baraban. Et si les anciennes familles bourgeoises ne s'allient pas avec n'importe quels libéraux, ces derniers ne s'allient pas non-plus avec n'importe quelle ancienne famille bourgeoise. Il est clair que si des enfants des deux types de lignées s'allient, c'est bien pour être actifs dans les affaires industrielles et non pour se contenter des types de placements sûrs propres à la majorité des patriciens. Les familles libérales cherchent avant tout des capitaux pour investir dans les valeurs phares du XIXe siècle. La famille Pictet-Baraban illustre parfaitement cette tendance.


2.5. Edouard Pictet (1813-1878)

      Au sein du clan Pictet, la branche des Pictet-Baraban 1697  a la particularité de s'être alliée de deux côtés différents au pôle Prévost. Edouard Pictet (1813-1878) épouse d'Amélie Prévost-Martin, fille d'Alexandre, et son frère Charles Pictet (1823-1862) s'unit à Suzanne Prévost-Fuzier-Cayla, fille de Guillaume. 1698  Jean-Pierre Pictet-Baraban (1777-1857), initiateur du rameau, a eu trois fils mariés. Dans ce rameau de la famille Pictet, la stratégie d'alliances a été rondement menée. Bourgeois avant la Réforme, les Pictet n'ont pas eu de mal à réaliser pour les trois frères Pictet-Baraban de bonnes alliances, puisqu'en dehors du double mariage Prévost, l'aîné des fils, Jules (1809-1872) épouse une fille De la Rive.

      Edouard Pictet, seul membre de la fratrie à être banquier, dispose à son décès d'une fortune importante. Conséquence ou élément explicatif de son alliance avec une fille Prévost, Edouard Pictet a la particularité d'avoir la totalité de ses 17 titres placés en Suisse, dans son propre établissement. Le tableau 17.6 reproduit ces titres. 1699 

      
Tabl. 17.6. : Liste des placements en titres présents sur la déclaration de succession d'Edouard Pictet (1813-1878), établie en 1879
Type libellé Valeurs
(en francs)
catégorie
actions Gaz de Genève 57'250 gaz
actions Compagnie immobilière des tranchées 38'480 immobilier
obligations Colonie de Sétif 34'435 divers
contrat Compagnie d'assurance générale sur la vie 24'244 assurance
actions Compagnie de l'industrie du gaz 20'000 gaz
actions Société d'instruments de physique 15'000 industrie
obligations Compagnie du Jougne Eclepens 11'520 chemin de fer
actions Compagnie de réassurance incendie 10'200 assurance
obligations Usine de dégrossissage d'or 7'200 industrie
actions Halles et marché de Genève 4'500 commerce
actions Société de l'immeuble de la taconnerie 1'800 immobilier
actions Société de l'immeuble du musée 1'600 immobilier
actions Société de la Métairie 1'500 immobilier
indéterminé société de brevets R. Pictet & Cie 1'000 industrie
obligations Société des carabiniers de Genthod 300 divers
obligations Société de lecture 240 divers
actions Société de l'immeuble de la treille 200 immobilier

Elaboré à partir de la déclaration de succession n° 401/79.

      Une grande partie de ces placements concernent l'industrie, gaz inclu, et montrent clairement que le comportement financier d'Edouard Pictet se démarque quelque peu de celui des autres familles patriciennes. Les placements de sécurité, ou motivés par un geste de générosité sont biens présents, mais ce qui frappe est le caractère très local des investissements. Des capitaux placés dans la Compagnie immobilière des tranchées expliquent la présence sur la déclaration d'une maison au Glacis de Plainpalais. Il n'est par ailleurs pas impossible que les investissements dans l'immobilier soient dictés par le contrat de mariage, selon une clause de protection des biens de l'épouse. Cette hypothèse est d'autant plus vraisemblable que la famille Prévost ne dispose pas de bien immobilier de famille, et qu'Alexandre Prévost, beau-père d'Edouard Pictet, est le premier de sa fratrie à acquérir un bien immobilier... mais pour son père. 1700  Enfin, la totalité des valeurs en société immobilière équivaut à environ 42'000 francs, alors que la reprise dotale est de 53'000 francs. L'intérêt pour la famille Prévost d'avoir une alliance avec un banquier très intéressé par les affaires industrielles locales peut être entré en ligne de compte dans l'alliance familiale.

      La composition de cette succession contredit totalement l'idée selon laquelle les banquiers privés genevois ne sont pas intéressés par le développement de l'économie locale. La famille Pictet et le rameau Pictet-Baraban font partie indiscutablement de l'élite politique et économique de Genève au XIXe siècle. 1701  De cette position, Edouard Pictet s'est non seulement intéressé à l'économie genevoise, mais il l'a fait auprès d'établissements industriels dont les activités s'appuient sur des technologies motrices dont le gaz qui, en 1879, ne subit pas encore la concurrence électrique. Malheureusement, ce rameau de la famille s'éteint avec la mort du seul fils d'Edouard, Emile (1845-1909), associé chez Pictet & Cie, 1702  et qui décède sans descendant.

      La branche Pictet-Baraban n'est pas la seule de l'immense famille Pictet qui semble avoir été intéressée par le développement industriel. Dans la branche Pictet-de Bock, Léonce Eric Charles (1848-1886), décédé à l'âge de 38 ans, possède à son décès une commandite de 120'000 francs dans une société existant entre lui et un 'Ch. E' Alioth, 1703  société dont les buts précis sont inconnus.


2.6. Jules Pictet (1809-1872)

      Jules Pictet, professeur à l'Académie, décède avec une fortune d'environ 500'000 francs, mais qui ne comporte qu'un seul titre, de faible valeur, dans une compagnie d'assurance. 1704  En dehors des biens chirographaires, son avoir le plus précieux est un immeuble de la Haute-ville, situé sur la Treille. La reprise dotale de sa femme se monte à 127'000 francs, ce qui prouve l'assise financière de la famille De la Rive-Necker. 1705  En l'absence de titres, il n'est pas possible de comparer les comportements de Jules avec ceux de son frère cadet Edouard. Par contre, son fils aîné, Albert Edouard (1835-1879), fait partie de l'échantillon.

      Les placements en titres d'Albert Edouard (1835-1879) qui figurent sur sa déclaration suivent une logique en partie identique à celle de son oncle. Avec 80% de ses placements effectués en Suisse, il reste largement au-dessus de la moyenne de ses pairs. Par contre, Albert Edouard n'a visiblement pas la même confiance envers les placements gaziers, absents de son portefeuille. Il investit massivement (80% du total) dans l'industrie du chemin de fer, puisque les deux placements les plus importants sont respectivement l'entreprise du percement du Gothard (112500 francs), puis Louis Favre & Cie (45'200 francs). 1706  Deux sociétés liées puisque Louis Favre est l'ingénieur chargé du percement du tunnel du Gothard. Malgré la prédominance des placements suisses, la logique régionale diffère. Les petits placements locaux subsistent, comme le Journal de Genève (750 francs), plusieurs sociétés de carabiniers (pour 450 francs en tout), mais aucune entreprise industrielle régionale n'est présente.

      Face aux destinées de ces personnes, membres des deux pôles familiaux qui ont été présentés dans ce travail, l'histoire mérite plus que de ne retenir que les résultats d'un bilan manichéen, entre ceux qui réussissent et ceux qui ont perdu. L'intention de cette analyse serait trahie par un tel état d'esprit. Les réussites spectaculaires des Louis Ador et Alexandre Prévost ne sont pas uniques, et n'ont pu se réaliser qu'avec le concours des familles alliées, et il est primordial de considérer la toile d'araignée des réseaux familiaux d'affaires comme un tout solidaire. A côté des pôles familiaux, se trouve l'immense majorité des familles, et si toutes disposent de leur propre histoire, des tendances générales émergent. Plusieurs cas individuels ont été tirés de l'échantillon pour montrer comment les individus, reliés ou extérieurs aux pôles familiaux, se sont comportés pendant la même période.

      Pour commencer, deux familles alliées à des enfants Prévost seront analysées. Les De la Rive, des patriciens et une des plus vieilles familles bourgeoises de Genève, ainsi que leurs alliés Fuzier-Cayla. Ensuite, nous analyserons le cas des Duval, qui avaient au début du siècle plusieurs caractéristiques d'un pôle familial, mais qui n'ont pas émergé en tant que tel. 1707  Enfin, en laissant de côté les pôles familiaux, plusieurs noms actifs dans la banque seront approchés par le biais de quelques déclarations de leurs enfants. Il s'agit des Chaponnière, typique exemple des nouvelles élites libérales, et enfin des Lombard Odier, acteurs aujourd'hui encore de la place financière genevoise.


3. L'accès détourné au capital patricien: l'exemple des familles De la Rive et Fuzier-Cayla

      La famille De la Rive, bourgeoise de Genève avant même la Réforme, est l'une des plus influentes de la cité de l'ancien-régime, et par extension au sein du camp conservateur pendant tout le XIXe siècle. S'il fallait définir une famille patricienne type, il ne fait aucun doute que les De la Rive seraient pris en exemple. Présente à l'Académie et parmi les autorités politiques, son influence s'appuie également sur une fortune importante. Les quatre déclarations de succession que comprend l'échantillon, toutes appartenant à la branche aînée, 1708  dépassent chacune les 2,5 millions de francs de fortune. Aujourd'hui éteinte, la famille De la Rive est déjà au XIXe siècle dans une phase de déclin démographique, ce qui se traduit par une concentration familiale afin d'éviter une trop grande dispersion du patrimoine. L'absence d'héritier masculin explique à elle seule le fait que les De la Rive ne puissent pas être considérés comme un pôle familial, bien que les alliances avec d'autres familles influentes soient nombreuses et en diverses directions.

      La branche aînée, celle de Gaspard De la Rive (1770-1834), s'est alliée au pôle familial Prévost, par différents mariages, 1709  mais aussi à d'autres lignées définies comme patriciennes: les Fatio, Butini, Boissier, Lullin de Châteauvieux, Tronchin, Mallet et Micheli. Les liens avec le patriciat sont également la norme dans la branche cadette, issue d'Horace-Benedict De la Rive (1741-1832), avec des alliances en direction des Fuzier-Cayla, Tronchin, Necker, Pictet et Turrettini.


3.1. Jean-François De la Rive (?-1847)

      La déclaration de Jean-François De la Rive, décédé juste après la Révolution de 1846 révèle un comportement, quant au placement de la fortune, qui apparaît comme typique des anciennes familles bourgeoises de Genève, encore empreintes d'une teinte de calvinisme. 1710  87% de ses avoirs sont placés en titres tandis que l'immobilier, divisé en deux biens répartis entre agglomération et campagne, représente 11% de la fortune totale. Les dettes sont quasiment nulles (0,3%) et ne concernent que des dépenses liées au décès. 1711  La valeur du mobilier est faible et, malgré les 3,7 millions de francs de fortune, il n'y a pas de testament. Cela peut paraître étonnant puisque Jean-François laisse un hôtel particulier à la rue de l'Hôtel de Ville et une propriété à Cologny, deux biens d'une valeur considérable (environ 400'000 francs) qu'il aurait néanmoins été facile de léguer sur la part réservée de l'héritage, étant donné la valeur totale de la succession. L'absence de testament pour régler le sort des propriétés s'inscrit dans une ligne calviniste. Ce n'est pas au défunt d'influer sur le futur de ses biens.

      Les placements en titres confirment le comportement 'patricien' d'avant la Révolution radicale: la majorité du capital est placé en fonds publics (54%), puis dans des établissements bancaires (28%), dont la Banque de France, la Banque de Hollande, la Banque de Belgique et la Banque de Vienne. Viennent ensuite les placements dans des entreprises de canaux français (8%), puis seulement le chemin de fer (4%). Le gaz, balbutiant en 1847, ne représente que 2% de la somme totale des placements, et ne concerne qu'une compagnie lyonnaise, bien que la compagnie genevoise existe depuis 1843. Sans surprise, les placements financiers sont pratiquement tous réalisés à l'étranger (99%), surtout en France (43%), aux Etats-Unis (14%), aux Pays-Bas (13%), en Autriche (12%) et en Italie (7%). Même la Belgique reçoit plus d'investissements que la Suisse (2% pour la Belgique, et la moitié pour la Suisse). Le désintérêt pour l'économie locale, de la part d'un des représentant d'une famille patricienne très engagée politiquement, est flagrant. Ce dernier n'est sans doute pas favorisé par le moment du décès. Même si la révolution radicale de 1846 n'a pas dû fondamentalement modifier la répartition de cette fortune, les troubles politiques qui ont lieu à Genève depuis 1841 n'ont certainement pas motivé De la Rive à placer une partie de ses avoirs sur le canton, voire simplement en Suisse.

      Les déclarations des deux enfants survivants de Jean-François, Théodore Georges (décès en 1864) et Jeanne Elisabeth (1800-1886), font également partie de l'échantillon. 1712  Chacun a hérité d'une moitié de chaque bien immobilier, en sorte qu'aucun arrangement, pourtant facilement réalisable, n'a été passé pour en conserver l'unité. Par ailleurs, les biens immobiliers ont gagné en valeur, à l'image de l'hôtel particulier de la Haute-ville dont la valeur progresse de 46% entre 1847 et 1864. En excluant arbitrairement la fraude, cette plus-value est le résultat des importants changements urbanistiques qui touchent la cité depuis 1849, année qui correspond à la décision de démolir les fortifications. Cet immeuble ne figure plus sur la déclaration de Jeanne Elisabeth, décédée à l'âge de 86 ans, 22 ans après son frère.

      Célibataire, Théodore Georges De la Rive possède à son décès une fortune de 5 millions de francs. La composition de cette fortune est comparable à celle de son père, avec une nette domination des placements en titres (79%), si ce n'est une créance chirographaire 1713  qui gonfle la valeur du mobilier (14%). La composition des placements en titres montre une nette évolution par rapport au portefeuille de son père. Si les fonds publics représentent toujours le poste le plus important, il a considérablement fondu (27% de la somme totale). Les placements bancaires sont effectués dans les mêmes établissements que ceux auxquels son père faisait confiance, mais progressent (26%), de même que l'industrie du gaz qui vient en troisième position (20%). Cependant, tous les placements gaziers concernent la Compagnie du gaz parisien, les entreprises locales (dont le trust créé en 1861) étant toujours négligées. Les chemins de fer prennent de l'importance (10%), tandis que les canaux reculent (5%). Par contre la localisation géographique des placements ne varie que très peu. La France conserve la première place (53%), suivie des Pays-Bas (20%), de l'Autriche (6%) et de la Suisse (5%) qui progresse tout de même un peu.

      L'analyse des déclarations de la famille De la Rive fournit également de précieuses indications sur les établissements bancaires genevois et l'orientation de leurs affaires. Si les établissements de dépôts des titres de Jean-François sont inconnus, les banques privées chargées de gérer la fortune de ses enfants sont mentionnées. Théodore est ainsi surtout en relation avec Mussard Audéoud & Cie (50% du total), Stadnitsky & Cie (banque privée installée à Amsterdam, 24% du total), Charles Galland & Cie (7%), Morris Prévost & Cie (5%) et plusieurs autres petits établissements genevois. L'absence des noms les plus en vue du moment, à la tête desquels il est possible de placer les banques participant à L'Omnium genevois ou au Quatuor, 1714  est significative. Si Théodore Georges De la Rive est en relation d'affaires avec des établissements genevois et étrangers, il n'a pas de lien avec les banques genevoises qui prennent part aux maigres tentatives d'investissement dans l'industrie locale. Cette caractéristique est renforcée par les placements bancaires de son portefeuille, uniquement réalisés à l'étranger, dans des établissements nationaux.

      La fortune de Théodore Georges De la Rive s'est retrouvée entre les mains de sa seule soeur, puisqu'il meurt célibataire et n'a pas testé. Jeanne Elisabeth De la Rive, épouse d'Adolphe Butini, qui décède en 1878, dispose à sa mort d'une somme record de 11,2 millions de francs, montant considérable et d'autant plus remarquable que les fortunes des femmes sont globalement moins élevées que celles des hommes. Une fois encore, les caractéristiques de base du patriciat demeurent: quasi-absence de dettes, immense majorité de la fortune en titres (97%), deux biens immobiliers répartis entre agglomération et campagne, et absence de testament. La tendance observée entre les déclarations de Jean-François et de Théodore se prolonge. Quant aux établissements bancaires qui gèrent les titres, Jeanne Elisabeth concentre sa fortune en deux banques seulement, qui étaient déjà en rapport avec son frère: Charles Galland & Cie et Lenoir Poulin & Cie. 1715 

      
Tabl. 17.7. : Répartition des placements en titres présents sur la déclaration de succession de Jeanne Elisabeth De la Rive (1800-1886) établie en 1887
Catégories En Francs en %
chemin de fer 3'064'270 28
fonds publics 3'008'087 28
banque 2'293'722 21
gaz 1'420'160 13
mines 426'240 4
immobilier 171'095 2
assurance 146'630 1
commerce 111'800 1
canaux 61'700 1
indéterminé 200'000 2
TOTAL 10'916'454 100

Elaboré à partir de la déclaration de succession n° 170/87.

3.2. Auguste De la Rive (1801-1873)

      Toutes les caractéristiques du rameau qui précède se retrouvent dans la déclaration d'Auguste De la Rive, qui laisse à ses héritiers une fortune de 2,5 millions de francs. 1716  La part plus importante de l'immobilier (31%), est le résultat conjugué d'une moindre importance du portefeuille de titres (d'une valeur totale de 1,9 million de francs) et d'une valeur plus importante des biens immobiliers (870'000 francs en tout), sa propriété de Presinge valant à elle seule 430'000 francs.

      Concernant les titres, seule la première page de la liste présente sur la déclaration est lisible, et elle ne reprend qu'un peu moins de la moitié de la valeur de ces placements. Parmi les titres déchiffrables, se trouvent presque uniquement des compagnies ferroviaires américaines et des fonds publics. Il apparaît également que les établissements bancaires en relation avec le professeur De la Rive sont à une exception près les mêmes que ceux avec lesquels ses parents sont en affaire: Morris, Prévost & Cie, Lenoir, Duval & Cie et Stadnitsky & Cie. Seule Hentsch Lütscher & Cie, la banque Hentsch de Paris, est nouvelle dans cette liste. L'illustre professeur, personnage clé de la période représentative, ne semble donc pas disposer de beaucoup de placements nationaux, et paraît avoir suivi une logique purement spéculative.

      Auguste De la Rive est le seul membre de cette famille présent dans l'échantillon et prédécédé à son épouse. Comme il a rédigé un testament, les dispositions prises pour assurer les jours de sa femme sont connues. En l'occurrence, Victoire Fatio reçoit un don de 300'000 francs, ainsi qu'un usufruit sur l'immobilier.

      Lignée patricienne active sur la scène politique, les De la Rive se démarquent fortement des autres familles qui ont été présentées dans ce chapitre. L'argument radical d'une absence ou d'une insuffisance des investissements bourgeois dans les industries locales reçoit une confirmation quasiment caricaturale, même si Auguste De la Rive, avec la Société d'instruments de physique, lézarde quelque peu ce schéma. 1717  Cependant, le rôle de la famille De la Rive est central et ne se limite pas à exacerber l'opposition radicale. Avec sa position de fortune, sans avoir de descendant masculin pour la gérer, la famille De la Rive va être contrainte de voir ce capital intégrer d'autres groupes familiaux. Ce sont ces derniers qui vont en ouvrir l'accès aux placements locaux. C'est par exemple le cas des Prévost, qui font un usage libéral de ce capital. Ce phénomène concerne un nombre relativement important de familles, qui tiennent ainsi une position essentielle de relais, comme la famille Fuzier-Cayla qui offre un autre exemple de ce glissement du capital patricien.


3.3. La famille Fuzier-Cayla

      La famille Fuzier-Cayla se trouve au carrefour de ces différentes situations. Elle obtient la bourgeoisie en 1744, 1718  et à l'image de la famille De la Rive, n'a pas connu une extension de ses descendants. Guillaume III (1774-1845) n'a qu'un frère, Simon (1777-1847) qui n'a pas de descendant. Si lui-même a deux fils, Guillaume IV (1809-1840) n'eut que des filles, et son frère Jean-Charles (1813-1878) un seul fils parvenu à l'âge adulte. Ce dernier a bien cinq enfants, mais un seul fils, Guillaume (1902-1990). Par conséquent, la famille Fuzier-Cayla a surtout eu des filles à marier, et les alliances ont visé essentiellement les milieux de la banque, avec les familles: Prévost, Bouthillier de Beaumont, Pictet, Patry puis Odier.

      L'enrichissement des Fuzier-Cayla pendant le XIXe siècle est spectaculaire. Guillaume III dispose à son décès d'une fortune d'environ 400'000 francs, dont 40% est placée en titres et 47% en immobilier. C'est bien plus que son frère, resté célibataire, qui ne dispose en dehors de ses biens immobiliers de pratiquement aucune fortune en titres, pour un avoir total d'environ 150'000 francs. D'ailleurs, Guillaume III lui lègue provisoirement la nue propriété de trois placements pour une valeur totale d'environ 85'000 francs. Il est prévu dans le testament de Guillaume 1719  que ces valeurs reviennent en fin de compte à ses héritiers légitimes dans le cas où son frère décèderait sans héritier, ce qui se produit en 1847. 1720 

      
Tabl. 17.8. : Répartition des placements en titres présents sur la déclaration de succession de Guillaume III Fuzier-Cayla (1774-1845) établie en 1845
Catégories En Francs en %
fonds publics 91'922 46
canaux 36'237 18
chemin de fer 35'334 18
mines 15'725 8
assurance 10'500 5
banque 9'360 5
TOTAL 199'078 100

Elaboré à partir de la déclaration de succession n° 299/45.

      Les trois enfants de Guillaume III forment une fratrie intéressante car liée par deux familles au monde de la finance. Blanche Fuzier-Cayla, l'aînée, épouse l'un des frères Prévost, tandis que ses deux frères cadets épousent deux cousines Bouthillier de Beaumont issues de germains: Charles épouse Clara Louise (1826-?), soeur d'un des fondateurs de la bourse de Genève, et Guillaume IV épouse Anne-Caroline (1815-?). Deux des trois enfants disposent à leur mort d'une fortune bien supérieure à celle de Guillaume III, cette différence ne pouvant provenir uniquement de plus-values. La seule autre origine possible est l'héritage maternel. Or, l'épouse de Guillaume III, Jeanne-Suzanne De la Rive (1782-1857) a laissé une fortune de plusieurs millions de francs.

      Blanche Fuzier-Cayla dispose de 1,2 million de francs, tandis que son frère Jean-Charles détient 2,7 millions de francs. En prenant les établissements bancaires dans lesquels Blanche Fuzier-Cayla place son capital, on remarque que le pôle familial Prévost et la famille Pictet sont très présents. Si Morris Prévost & Cie représente 22% des placements, c'est Ernest Pictet & Cie, dont le fondateur est neveu par alliance de Blanche Cayla, qui est le plus présent (47%). Viennent ensuite Hentsch Lütscher & Cie (24%) et Richard Pictet & Cie (7%), Lombard Odier & Cie ne gérant qu'une somme négligeable.

      Les nombreuses alliances qui ont rapproché la famille Fuzier-Cayla de la banque sont dues à un réservoir de capital, conséquence du mariage de Guillaume III avec une fortunée fille De la Rive. Au premier rang de ces unions qu'on imagine en grande partie de raison, se situe le mariage d'Ernest Pictet, un banquier, avec la fille aînée de Guillaume IV qui, décédé à 31 ans, a légué une fortune confortable à ses enfants, tous trois âgés de 0 à 2 ans. Trois enfants qui représentent de beaux partis, comme leur oncle Jean-Charles (1813-1878) et leur tante Blanche (1807-1879) l'ont été. Tous les descendants de l'alliance Fuzier-Cayla-De la Rive ont réalisé des unions dans le milieu des affaires. Si le pôle Prévost est bien placé, les deux mariages qui unissent deux frères Fuzier-Cayla à deux cousines Beaumont ne sont pas dénués d'utilité. Le frère de Clara Louise Beaumont (1826-1905), un des agents de change fondateur de la bourse de Genève, représente pour les Fuzier-Cayla l'intermédiaire idéal pour placer leurs capitaux.

      Il semble dès lors évident que le réservoir de capital constitué par les familles patriciennes, frileuses à l'utiliser sur des placements industriels locaux, s'ouvre par le biais des femmes de ces familles et par l'absence de descendants masculins au cours du XIXe siècle. Mais ce processus se déroule lentement. Si la gestion par les époux d'une partie des capitaux de leur épouse a pu constituer la première courroie de transmission, c'est surtout par le biais des héritages que ce capital a définitivement quitté le giron des familles patriciennes.


4. L'exemple d'une famille sans développement libéral: les Duval

      La famille Duval a été présentée précédemment 1721  comme ayant plusieurs caractéristiques d'un pôle familial, sans par autant s'affirmer comme tel. A partir d'une situation comparable à celle de la famille Ador, il est possible de constater que les Duval ont apparemment suivi une voie différente d'investissement. Famille très étendue dont plusieurs rameaux ont émigré, les Duval ne peuvent être observés dans les successions que sur la branche des Duval-Seguin. Cette dernière, pourtant idéalement positionnée dans les réseaux familiaux, ne s'est pas développée aussi fortement que les Ador. Elle a par contre tenté de protéger au mieux son prestige, par le biais de ses biens immobiliers.

      Les Duval-Seguin se sont, au cours du XIXe siècle, fractionnés en trois branches, dont deux se sont détachées du monde de la finance dans lequel son ancienne alliée a connu de grands succès. Ils ont alors développé une stratégie complexe de renchaînements d'alliances pour préserver les biens immobiliers de prestige.

      Deux déclarations des enfants de Louis-David (1727-1788) sont présentes dans l'échantillon. Si Jeanne (1772-1845) n'a en titres qu'une faible part de sa fortune (13%), 1722  uniquement des fonds publics, elle ne peut être comparée à d'autres puisqu'elle est célibataire et relativement âgée au moment de son décès, survenu juste avant la révolution radicale. Dans la même fratrie, François Louis Duval (?-1863) n'a pas grand intérêt pour les titres qui ne représentent que 11% de ses avoirs, 1723  essentiellement composés d'un immeuble situé dans la Haute-Ville et qui sera fractionné entre les quatre enfants héritiers. 1724 

      La question de l'évaluation de ce bien immobilier est instructive, car en l'espace de quelques mois, 3 des 5 acteurs de cette succession meurent. Après la disparition de Louis en 1863, deux de ses héritiers décèdent en 1864. Sur la déclaration de Louis, l'immeuble est estimé à 166'850 francs, avec un rendement brut de 10'300 francs annuels, 1725  ce qui est bien supérieur à la valeur du même bien estimé l'année suivante. Jean-David Duval (1812-1864) fils de Louis resté célibataire, décède le 1er juillet 1864, et voit son quart estimé à 31'375 francs, ce qui représente 125'500 francs au total, c'est-à-dire environ 25% de valeur en moins en l'espace de quelques mois. Et lorsque Marie Duval (1809-1864) décède, le 22 novembre suivant, toujours le même quart du même immeuble est estimé à seulement 28'000 francs, c'est-à-dire seulement 112'000 francs au total. Une perte totale d'un tiers de la valeur du bien qui s'explique difficilement. Finalement, l'immeuble de la Grand Rue est racheté par le fils cadet, Etienne (1818-1895) l'année suivante, au prix de 125'500 francs. 1726 

      Les biens immobiliers tiennent une place importante dans les déclarations de succession des Duval et révèlent les stratégies d'alliances de la famille. A côté de l'immeuble de la Grand Rue appartenant à la branche cadette initiée par Louis (?-1863), finalement racheté par un fils de la famille, la branche aînée initiée par Jacob-David possède plusieurs biens de grande valeur. 1727  Ils sont décrits dans la déclaration de François Louis (1795-1863) et représentent une somme considérable de 390'000 francs. Or, les deux seuls membres de la fratrie de François Louis (1795-1863) qui se sont mariés, réalisent deux renchaînements d'alliances. Le premier est le mariage de Jacob-Louis (1797-1863) avec sa cousine germaine Marie. Cette union réunit les deux rameaux Duval-Seguin qui ne se sont pas portés sur les métiers de la banque. Le second est celui d'Henriette (1798-1860) avec Franck Duval-Lasserre (1783-1868), cousin au 5e degré, issu de la première branche anglaise de la famille. Le processus de concentration se poursuit à la génération suivante puisque les deux aînés de ces renchaînements d'alliances, André Duval (1828-1887), fils de Jacob-Louis, et Louise, fille d'Henriette, se marient en XXXX. Que deviennent les immeubles? En l'absence de la déclaration du seul fils issu des deux renchaînements d'alliances, il est difficile d'apporter une conclusion définitive. Toujours est-il que les déclarations de deux des trois filles de ces mariages ne comportent aucun bien immobilier. 1728 

      Domicilié à Paris lors son décès en 1864, Jean Duval (1812-1864) ne dispose d'aucun autre bien que son quart indivis de la propriété héritée un an auparavant de son père, tandis que sa soeur, Marie (1809-1864), qui s'est mariée avec un cousin germain, dispose d'un petit portefeuille d'environ 50'000 francs. La moitié est composée d'actions de la Compagnie des chemins de fer lombards, tandis que le quart est placé dans la récente Compagnie pour l'industrie du gaz, dans laquelle se trouve impliquée la famille Ador. 1729  Son époux et cousin, décédé quelques mois avant elle, possédait une composition de fortune globalement équivalente. Les deux mêmes entreprises se trouvent dans les mêmes proportions, mais au sein d'un portefeuille deux fois plus important. 1730 

      La conclusion émise au chapitre 8, concernant la famille Duval et sa non-évolution en un pôle familial, se confirme au travers de l'analyse des successions. Si les Duval ont incontestablement pu se hisser parmi les élites, comme le prouve leurs immeubles de la Haute-ville, ils ne font que trop peu d'affaires au cours du XIXe siècle. Il est évident qu'un établissement bancaire privé d'une certaine taille, géré par un membre de la famille, n'aurait pu que favoriser les placements. A côté des Ador, avec lesquels ils ont partagé un exil volontaire à Saint-Pétersbourg, les Duval apparaissent comme un groupe figé dans une position de fortune héritée des succès passés.


5. Les nouvelles élites libérales: l'exemple de la famille Chaponnière

      La famille Chaponnière bénéficie d'un double avantage. Elle n'a pas connu de nombreux héritiers, et elle peut être suivie sur deux générations après le décès de Jean-François (1769-1856). Il est possible, sur ces trois générations, de mesurer assez précisément l'enrichissement de la famille pendant la période allant de 1856 à 1885, date du décès d'Emile (1843-1885), alors dernier fils vivant de Jean-Jacques (1805-1859). 1731 

      

Schéma généalogique 17.1. : Descendance de Jean-François Chaponnière (1769-1856)

Elaboré à partir de: BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, tome 1, Gaillard, 1998, p. 132-135.

      La famille Chaponnière est une famille de libéraux. Jean-François est l'un des fondateurs du Journal de Genève, à côté de James Fazy. 1732  Son fils cadet, Jacques-Octave (1808-1883) fonde en 1837 la banque Chaponnière & Cie qui, suite à plusieurs modifications, devient Darier & Cie en 1880. 1733  Si Jean-François dispose d'un petit capital d'environ 300'000 francs à son décès, 1734  ce dernier n'est pas composé de placements financiers mais uniquement de biens mobiliers (39%) et immobiliers (61%). Cette absence est révélatrice dans la mesure où il n'est pas rare de constater une présence de placements financiers dans des fortunes d'un ordre de grandeur similaire. Par contre, Jean-François Chaponnière possède à son décès un immeuble situé à la rue du Rhône, soit une construction assez récente d'une valeur de 200'000 francs. Cet immeuble appartient à la rangée de constructions qui a bénéficié de la réorganisation des quais, après la démolition des fortifications. Il est non seulement bien situé, mais encore d'un bon rapport, dans un quartier traditionnellement commerçant. Ce placement, car il s'agit bien d'un placement, démontre que Jean-François Chaponnière a préféré investir son avoir dans la pierre plutôt que dans des valeurs financières. Motivation de prestige, ou plus simplement peur de l'incertitude que les placements financiers impliquent, ce choix se démarque de la majorité des déclarations de succession qui composent l'échantillon.


5.1. La deuxième génération

      Les deux fils, seuls enfants vivants au décès de Jean-François, héritent chacun d'une somme d'environ 160'000 francs, dont l'essentiel est composé de l'immeuble de la rue du Rhône, divisé en deux parts égales. L'aîné, Jean-Jacques, médecin, meurt en 1859, soit trois ans après son père. Ce court délai entre les deux disparitions est particulièrement intéressant à étudier puisqu'il indique une situation relativement proche des deux fortunes, à des moments de vie différents. En particulier, Jean-Jacques dispose à l'inverse de son père d'un portefeuille de titres qui constitue le tiers de sa fortune. Les deux autres tiers se partagent également entre trois biens immobiliers et les biens mobiliers.

      Le montant des biens mobiliers est identique à celui détenu trois ans plus tôt par son père, et est composé essentiellement de créances que Jean-Jacques a de diverses personnes non-bourgeoises. Les titres sont dominés par le chemin de fer, tandis qu'un placement dans la Banque du Commerce représente l'essentiel de la catégorie 'banque'. 14% du total est placé sur les Mines de la Loire et seulement 1% à la Société Immobilière Genevoise. En tout, Jean-Jacques ne dispose que de 10 placements différents, pour un total de 127'000 francs. 61% de la valeur totale est placée en France, tandis que la Suisse en reçoit 31%.

      
Tabl. 17.9. : Répartition des placements en titres présents sur la déclaration de succession de Jean-Jacques Chaponnière (1805-1859), établie en 1859
Type En francs en %
chemin de fer 74'300 60
banque 15'800 18
mines 8'300 14
fonds publics 1'100 7
immobilier 17'640 1
TOTAL 117'140 100

Elaboré à partir de déclaration de succession n° 364/59.

      Les immeubles que Jean-Jacques Chaponnière possède sont au nombre de trois, soit: celui de la rue du Rhône ayant appartenu à son père, une maison à la rue des Allemands et un magasin à la rue Neuve. Tout donne à penser que l'entièreté de l'immobilier en sa possession provient exclusivement de l'héritage de son père. La somme totale correspond en effet à un peu moins de la moitié de la fortune léguée par son père (déduction fiscale faite). De plus, une note précise sur la déclaration que l'autre moitié des biens immobiliers appartient à son frère. Sans doute, les deux fils Chaponnière ont-ils placé l'argent hérité suite à la mort de leur père en immeubles qu'ils possèdent conjointement.

      La différence de fortune entre père et fils se calcule aisément. En effet, le revenu brut total des trois demi-biens immobiliers correspond annuellement à environ 14'000 francs. En l'espace de trois ans, les revenus de ces immeubles ne représentent donc qu'environ 42'000 francs. Il y a de plus une partie de la dot, 'léguée en toute propriété par Madame Chaponnière', 1735  soit environ 20'000 francs. A la mort de son père, et sans tenir compte de l'apport financier de son mariage, Jean-Jacques Chaponnière devait ainsi disposer d'une fortune d'environ 80'000 francs, ce qui est peu pour une famille de l'élite, même si Jean-Jacques n'est pas actif dans la finance.

      Son banquier de frère, Jacques Octave Chaponnière, décédé 24 ans plus tard à l'âge de 75 ans, n'a pas une situation bien plus confortable, quoique la composition de fortune varie énormément. Sa fortune au décès n'est supérieure que de 22% à celle de son père, mais elle est en majorité composée de placements financiers (78%). Les créances ont pratiquement disparu, tandis que les biens immobiliers ont passablement évolué. Seul l'immeuble de la rue des Allemands est encore en possession de Jacques Octave. Ce dernier bien a par ailleurs gagné 50% de valeur en 24 ans. 1736  Un autre bien immobilier, situé à Plainpalais, 1737  de même que l'absence d'indications sur le rendement de ce bien, indique qu'il s'agit sans doute de logement, voire de bureau occupé par le défunt. Le rapport vis-à-vis de l'immobilier est donc différent entre les générations. Octave Chaponnière, banquier, n'a que faire d'immeubles. Il place son capital en titres et n'a pas de créances. Si son frère a conservé les immeubles qui représentent un revenu, le banquier préfère les placements financiers et s'il investit dans la pierre, c'est pour acheter dans le quartier des banques où il a son activité. Le bien immobilier ne rapporte rien, il n'est plus un placement mais une composante du mode de vie et de l'image de marque du financier.

      Les titres d'Octave Chaponnière sont presque tous placés chez Darier & Cie, née de Chaponnière & Cie. Le seul autre établissement présent est Mirabaud, Paccard, Puerari & Cie, gérant d'un placement sur le Crédit foncier égyptien. A la différence de son frère, Octave Chaponnière a placé la majeure partie de sa fortune en Suisse (82% de la valeur des titres), et presque rien en France (1%). Le chemin de fer est également dominant (66%), suivi par le gaz (12%), absent des placements de son frère. Ce dernier point est la seule différence notable entre les deux portefeuilles. Les deux frères possèdent une partie du capital de la Banque du Commerce, et les deux n'ont qu'une faible partie de leurs fortunes en placements immobiliers (1% dans les deux cas). Lors du décès de Jean-Jacques, en 1859, l'industrie gazière en est à ses débuts, tandis qu'en 1883 elle est au faîte de sa puissance, la concurrence électrique n'étant pas encore installée. Apparemment, la famille Chaponnière n'a eu que tardivement confiance en cette technologie.


5.2. La troisième génération

      Si l'unique enfant survivant de Jacques Octave décède en 1927, soit bien au-delà de la période étudiée, les déclarations des deux fils de Jean-Jacques ont été analysées. L'aîné, Edouard Chaponnière (1840-1878), banquier, disparaît sans héritier après 10 ans de mariage. C'est sur sa déclaration qu'on retrouve l'immeuble de la rue du Rhône ayant appartenu à son grand-père Jean-François. Partagé avec son frère, cet immeuble a été sans doute racheté par la fratrie après la mort de leur père. Octave s'en est dessaisi d'autant plus facilement qu'en 1856 il a perdu son fils aîné et n'a, au décès de Jean-Jacques, plus qu'un enfant vivant, qui devient pasteur. A l'image de son oncle, également banquier, Edouard n'a que deux biens immobiliers qu'il occupe. 1738  Sur la déclaration de succession de son frère Emile Chaponnière, 1739  il est précisé que ces deux biens immobiliers sont grevés d'un usufruit de la veuve d'Edouard. 1740 

      Toujours à l'image de son oncle, Edouard possède un portefeuille de titres presque exclusivement placés chez Darier, Chaponnière & Cie. 1741  Sa disparition inattendue, à l'âge de 38 ans, est sans doute à l'origine de la disparition du nom de Chaponnière dans la raison sociale de la banque. Octave Chaponnière avait le dessein de fonder une banque et une dynastie de banquiers. Son mariage avec Suzanne Aulagnier en atteste, car cette famille est extrêmement bien placée dans le milieu des banquiers privés. Jacques Aulagnier, époux de Marguerite Darier (1781-1856), a remarquablement marié ses deux filles. La soeur de Suzanne, Pauline, a épousé Jacques Ernest Odier (1812-1900), agent de change fondateur de la bourse de Genève. L'association bancaire des Chaponnière et des Darier doit certainement beaucoup à la famille Aulagnier.

      Le décès du fils aîné d'Octave en 1856, puis le choix de son deuxième fils de se tourner vers la religion, a détourné la succession bancaire d'Octave Chaponnière vers ses neveux, dont l'aîné, Edouard, entre vraisemblablement dans l'affaire à sa place. Au moment du décès prématuré d'Edouard, Octave est âgé de 70 ans, ce qui est beaucoup pour reprendre une association, d'autant plus qu'il ne semble plus y avoir de chances d'avoir des successeurs dans la famille. Chaponnière Darier & Cie se transforme alors en Darier & Cie, officiellement fondée par Jules Darier (1817-1900), cousin germain par alliance d'Octave Chaponnière. Cette banque continue cependant de recevoir des capitaux de la famille Chaponnière puisqu' Emile, frère d'Edouard est commanditaire pour la somme de 100'000 francs. 1742  Emile, marié avec la fille de Jules Labarthe, un autre des agents de change fondateurs de la bourse de Genève, a peut-être effectué un mariage de raison, mais ce dernier n'a pas été fructueux puisque Jules Labarthe décède sans grande fortune, sinon des immeubles. 1743  Ce dernier laisse en 1854 240'000 francs bruts à répartir entre ses trois enfants. Il ne dispose d'aucun placement à son décès, ce qui est singulier pour un agent de change, et laisse supposer des revers de fortune. Lui-même doit son ascension non pas à son mariage avec une fille Bonna, faiblement dotée, 1744  mais à des capitaux en provenance de la famille Moilliet, celle de sa mère, qui lui prête en 1844 une somme de 140'000 francs. 1745  C'est un autre exemple des multiples modalités de transmission du capital.

      L'histoire des familles Chaponnière et Labarthe résume assez bien celles d'un nombre important de familles, accolées à la grande bourgeoisie à qui elles doivent en grande partie leur situation. En échange des capitaux qu'elles obtiennent par des alliances, les familles libérales apportent leur travail. L'un dans l'autre, le capital des vieilles familles bourgeoises investit peu à peu la cité. Mais faire des affaires pendant le processus d'industrialisation ne signifie pas pour autant réussir, et les échecs qui surgissent le démontrent. Néanmoins, la proximité qui apparaît entre deux groupes familiaux fort différents casse l'image d'une ancienne bourgeoisie strictement cloisonnée et qui n'agit que par inter mariage pour pérenniser son pouvoir.


6. L'origine des banques privées du XXe siècle: la famille Lombard et son alliée Odier

      Ce florilège d'exemple de familles issues de l'élite genevoise au XIXe siècle ne saurait être complet sans que soit abordée la question des 'grandes' banques privées, en l'occurrence celles qui non seulement traversent le XIXe siècle sans trop d'encombres, mais encore le siècle suivant. Au coeur des multiples associations bancaires du XIXe siècle, la famille Lombard, anciennement bourgeoise, 1746  est l'une des rares qui ait traversé tout le siècle en voyant son nom associé avec un établissement bancaire privé. Gage d'une grande solidité financière, cette caractéristique s'accompagne d'un comportement spécifique face à la fortune, mélange d'une grande prudence et de subtiles alliances.


6.1. Jean-Gédéon Lombard (1763-1848)

      A son décès en 1848, Jean-Gédéon Lombard, initiateur de la filiation d'établissements bancaires, dispose d'une fortune de 230'000 francs, ce qui est modeste en regard d'autres banquiers de la même période. Les années troubles des révolutions radicales expliqueraient peut-être en partie ce maigre résultat, mais les avances effectuées à ses deux fils infirment cette hypothèse. La famille Lombard est l'une des rares à pratiquer régulièrement les avancements d'hoiries. Jean-Gédéon, mais aussi ses deux fils Jean-Eloi (1801-1872) et Alexandre (1810-1887) ont fait des dons de leur vivant à leurs enfants. Les montants évoluent à la hausse de manière spectaculaire, de même d'ailleurs que les fortunes. Jean-Eloi et Alexandre ont reçu 5'000 francs chacun, sans qu'il soit certain que cette somme ait été donnée à l'occasion de leur mariage. Jean-Eloi avance des sommes à trois de ses enfants, comprises entre 20'000 et 40'000 francs, tandis que son frère Alexandre donne une somme identique de 33'000 francs à ses deux fils. Les filles ne bénéficient d'aucun avancement.

      Cette évolution montre que la famille Lombard avait des moyens financiers différents de ceux détenus par d'autres grandes lignées. Comment en effet comparer les avances Lombard avec les centaines de milliers de francs qui sont mis sur la table par les familles De la Rive ou Paccard? Pourtant, toutes ces familles ont en point de mire un objectif identique. La famille Lombard ne semble pas aussi fortunée que ses consoeurs Paccard et De la Rive, mais elle dispose d'un nom prestigieux car anciennement bourgeois. Sur le marché matrimonial, elle apporte non seulement un nom, mais encore un lien avec un établissement bancaire stable.

      Jean-Gédéon Lombard possède à son décès un portefeuille de titres pour une valeur de 130'000 francs. Chose rare, ce portefeuille est essentiellement composé d'actions (80%), laissant supposer une orientation plus spéculative. Il n'en est rien. Jean-Gédéon Lombard doit la longévité de son nom dans les affaires à une prudence maintes fois éprouvée, soulignée dans les publications commémoratives de Lombard Odier & Cie. 1747  Par contre, l'orientation française de ses placements (70% de la valeur totale sont placés en France), confirmerait une valeur amoindrie par les événements révolutionnaires. Les placements se trouvent dominés par les mines françaises (29%) et les fonds publics (20%), ajoutés à un investissement phare dans Saint-Gobain (18%). 1748  La grande prudence de Lombard semble être à l'origine du premier changement dans l'association, Henry Hentsch préférant une stratégie plus spéculative. 1749  Cependant, Jean-Gédéon Lombard possède tout de même à son décès 16% de ses placements dans des compagnies du chemin de fer, dont aucune n'est américaine, 1750  et 4% dans les compagnies gazières des villes de Milan et Calais. La présence de ces placements liés aux technologies industrielles dans le portefeuille d'un homme âgé de 85 ans à son décès, est significative.


6.2. la deuxième génération d'associés: Jean-Eloi Lombard (1801-1872) & Charles Odier (1804-1881)

      La spécificité de la lignée des Lombard est confirmée par Jean-Eloi (1801-1872), fils de Jean-Gédéon, qui entre dans l'association le premier avril 1830, le même jour que Charles Odier (1804-1881). Tous deux sont jeunes au moment de cette intégration dans la banque Lombard Odier & Cie. Charles Odier, 'disposait d'une fortune d'une certaine importance', 1751  et de liens d'affaires utiles dans la banque parisienne. C'est un associé idéal pour la famille Lombard, qui renforce l'association quelques années plus tard grâce au mariage de James Odier (1832-1881), fils de Charles, avec Blanche Lombard (1836-1919), fille de Jean-Eloi.

      De fait, la fortune au décès de Charles Odier est de 50% plus élevée que celle de Jean-Eloi Lombard. Aucun des deux associés ne dispose du double bien immobilier assurant une présence dans l'agglomération et à la campagne. Les deux hommes ont fait des avancements d'hoirie, mais seul Charles Odier en a fait bénéficier ses filles. Les placements sont aussi très révélateurs, car les deux portefeuilles sont relativement semblables. Tous deux ont à leur décès une bonne partie de leurs fonds placés en Suisse (46% pour Lombard, 59% pour Odier), ensuite aux Etats-Unis (23% pour Lombard, 17% pour Odier). Pour rappel, dans notre échantillon, la moyenne suisse pour les 22 portefeuilles des années 1871 à 1874, y compris celui de Jean-Eloi Lombard, se monte à seulement 15%. De même, la moyenne suisse pour les 20 portefeuilles des années 1880-1883, y compris celui de Charles Odier, atteint à peine 17%. Les deux associés de Lombard Odier & Cie se différencient donc clairement des autres investisseurs. Les placements français sont devenus négligeables, mais le chemin de fer domine dans les deux cas (48% pour Lombard et 53% pour Odier). Les fonds publics sont négligeables (4% pour Lombard, 2% pour Odier), de même que les placements immobiliers (3% pour Lombard, 4% pour Odier). Les seules différences touchent le gaz (4% pour Lombard et 11% pour Odier), ainsi que les assurances (12% chez Lombard, et rien chez Odier).


6.3. Alexandre Lombard (1810-1887)

      Entré dans l'association quelques années après Jean-Eloi qui était son frère aîné, 1752  Alexandre Lombard (1810-1887) meurt 15 ans après ce dernier, et dispose d'une fortune au décès supérieure de 8% à celle de son frère. Il n'est pas abusif de parler de situation de fortune comparable. Alexandre est le seul membre de la famille qui dispose de deux biens immobiliers répartis entre agglomération et campagne. L'immeuble de l'agglomération est situé dans le quartier des Tranchées, 1753  tandis que le domaine familial, portant une maison de maître et des dépendances, 1754  se trouve à Champel.

      Le portefeuille de titres, composé à 62% par des actions, est à l'image de celui des deux autres associés de la banque, composé principalement de placements suisses (34%), puis américains (19%). A la différence de son frère, Alexandre semble avoir acquis moins de titres spéculatifs. En particulier, ressortent dans ses placements 11 sociétés immobilières suisses (19% de la valeur totale des placements en titres), dont la Compagnie immobilière des tranchées, qui a sans doute bâti son immeuble. Le gaz représente 17% du portefeuille.

      Augusta Lombard (1842-1881), fille d'Alexandre demeurée célibataire est morte quelques années avant son père à l'âge de 38 ans. Si sa fortune au décès est modeste, environ 60'000 francs, 1755  les trois quarts sont placés en titres. Une fois encore, les caractéristiques familiales ressortent: grande partie des titres placés en Suisse (29%), peu de fonds publics (9%), et passablement de valeurs de compagnies de chemin de fer (58%).

      La famille Lombard, et avec elle la banque Lombard Odier & Cie se singularise d'autres banques privées genevoises par son orientation éminemment locale et par une gestion prudente de ses affaires. Pour autant, cet établissement s'est très tôt porté vers des valeurs technologiques porteuses, comme le gaz, et n'est donc pas resté en retrait du processus d'industrialisation en marche. Ancienne famille bourgeoise, disposant d'une fortune modeste, le clan Lombard a réalisé de subtiles alliances matrimoniales et a toujours réussi parfaitement à évoluer dans le monde des affaires.


6.4. Emilie Odier (1840-1880) versus Sophie Diodati (1792-1878)

      Fille de Charles Odier associé à la famille Lombard, Emilie Odier est décédée pratiquement sans fortune, sauf une somme de 8750 francs en biens immobiliers fractionnés. 1756  Sa déclaration de succession n'est qu'une pièce du puzzle mettant en scène la division d'un immeuble situé au 3 de la rue de la Taconnerie, à côté de la cathédrale Saint-Pierre. Cet immeuble provient de la famille Céard-Boin, qui l'a transmis en parts égales à ses deux filles épouses Odier. 1757  Le décès de Suzanne Odier née Céard en 1878, mère d'Emilie Odier, a fractionné sa demie en huitième dont ont hérité chacun de ses 4 enfants. Emilie est la première de ces héritiers à décéder. Comme l'immeuble de la Taconnerie est son seul bien, et qu'elle a 6 enfants vivants, le bien doit se fractionner à son décès en 48e de part. La suite de l'histoire de ce bien immobilier est inconnue.

      Emilie Odier se trouve dans une position de chaînon d'alliances. La raison principale de sa faiblesse économique provient du simple fait qu'à son décès, son père est encore en vie et qu'elle est installée à l'étranger, où se trouvent ses biens mobiliers. Le seul bien qui compose sa fortune à Genève provient d'un héritage de sa mère, et il s'agit d'un bien immobilier. Si ses parents, proches ou éloignés ne l'ont pas aidée à se constituer une fortune plus importante à Genève, c'est qu'elle n'en a pas besoin. Emilie Odier a en effet épousé à l'âge de 22 ans Auguste Hentsch associé de la banque Hentsch Lütscher & Cie à Paris, 1758  et petit-fils d'Henri Hentsch (1761-1835), premier associé de Jean-Gédéon Lombard.

      La déclaration de succession de l'ancien Syndic et Conseiller d'Etat Charles Lullin (1781-1847) illustre le cas inverse d'une épouse qui reçoit un nombre important de petits legs, dont la totalité dépasse 110'000 francs. 1759  Certes, Charles Lullin n'est pas banquier, mais il est marié avec Sophie Diodati-de Morsier, qui à l'image de la famille Lullin, est une ancienne famille bourgeoise. 1760  Le décès de Charles Lullin met en lumière les restitutions qui sont effectuées à son épouse encore vivante. Les oncles et tantes de Sophie Diodati cumulent des legs en biens mobiliers à son égard pour une somme totale de 113'500 francs. 1761 


Conclusion

      L'analyse longitudinale des déclarations de succession apporte un éclairage intéressant sur les élites de la seconde moitié du XIXe siècle, notamment en permettant de constater que leur unité, déjà contestée au XVIIIe siècle, n'existe plus dans les milieux d'affaires. Le front politique qui se cimente face au danger révolutionnaire ne touche pas le monde des affaires où les familles conservent des approches différentes pour faire fructifier leurs fortunes. D'une situation de complet déséquilibre, où les fortunes patriciennes placées à l'étranger sur des titres spéculatifs semblent infiniment plus importantes que les capitaux de la petite bourgeoisie libérale, on va lentement glisser vers une recomposition. Le manque de descendants de certaines familles patriciennes, mais aussi l'importance prise par le processus industriel et son aspect de plus en plus irréversible, vont conduire les capitaux patriciens à rejoindre petit à petit des établissements libéraux. Ce changement s'effectue en douceur, sans une réelle modification des pratiques des conservateurs. Eux-mêmes ne sont moteurs du changement que par le processus d'héritages qui portent les capitaux vers d'autres groupes familiaux.

      Ce glissement progressif est cependant à nuancer. S'il est évident en regard de la position de la famille De la Rive, l'économie, et surtout l'industrie genevoise, n'ont pas pour autant bénéficié, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, d'une arrivée massive de fonds. Globalement, Genève reste un réservoir de capitaux. Le déséquilibre qui en découle porte toujours les établissements bancaires de la place à chercher au-delà des frontières des affectations à leurs fonds.

      Il y a sans doute autant de parcours individuels qu'il existe d'individus, de parcours familiaux qu'il y a de familles. Cependant, les similitudes qui peuvent exister entre les successions de deux parents prouvent que la gestion du capital, si elle est propre à chacun, suit des logiques familiales propres, concernant l'immobilier mais aussi les placements en titres. La catégorie qui semble s'approcher le plus d'une universalité est celle des banquiers privés, qui tendent tous à acquérir les doubles biens immobiliers de prestige, pied à terre en campagne et hôtel particulier ou immeuble en ville. Le développement du quartier des banques, sans doute aussi sa remarquable conservation, doit beaucoup à tous les anciens bourgeois devenus banquiers. Ils y ont formé le nouveau quartier général des élites, qui se substitue à la Haute-Ville.


Conclusion générale

      Caractériser l'histoire des élites genevoises durant le XIXe siècle est un exercice qui impose de considérer une rupture et des continuités. La rupture est celle, bien connue, de 1846, qui voit le canton se doter d'une constitution moderne, fondation d'une démocratie accomplie. A l'origine politique, cette refondation provoque un bouleversement général qui affecte l'ensemble des institutions genevoises, financières, religieuses ou de l'instruction publique. Les continuités sont celles des dynamiques sociales, comme autant d'habitudes et de pratiques qui ne peuvent être modifiées en quelques mois par un retournement politique, mais qui évoluent lentement, parfois avec retard, par rapport au reste de la société et toujours en conformité avec des pratiques sociales anciennes, enracinées et transmises.


1. Une bourgeoisie profondément enracinée jusqu'en 1842


1.1. Le régime de restauration

      En 1841, à l'aube des troubles révolutionnaires qui coûtent aux élites leur domination politique, la bourgeoisie apparaît comme remarquablement solide. Bien que le statut de Bourgeois ait été abandonné en 1792, soit près d'un demi-siècle auparavant, la société bourgeoise a fait preuve d'une étonnante vitalité sociale, économique et politique, pendant toute la période de restauration (1814-1842). Ruinées, divisées, amoindries par la révolution française suite aux remous politiques ou à l'émigration de plusieurs de leurs membres éminents, les anciennes autorités réussissent à renaître d'une manière surprenante. S'appuyant sur la volonté de recouvrer au plus vite le calme, elles parviennent à reprendre le pouvoir après le départ des Français en 1814, ce qui est le cas de plusieurs pays européens, dont le puissant voisin français. Cependant, les élites genevoises marquent une nette différence lorsqu'elles réussissent à légitimer ce pouvoir par une Constitution habile qui, en introduisant des possibilités de réformes continuelles, a paralysé pendant longtemps tout mouvement de mécontentement. Cette particularité de la Constitution de 1814 porte des fruits, puisque Genève devient un modèle de stabilité politique pendant plusieurs années et échappe totalement aux violents troubles de 1830, qui secouent pourtant de nombreux autres cantons suisses.

      L'explication du comportement politique des anciennes familles de Genève tient dans le profond enracinement de cette élite dans la société protestante, tel que même face à d'indispensables réformes politiques, les anciens bourgeois tiennent à conserver un leadership dépassé. En se maintenant au pouvoir, ils poursuivent une tradition aussi ancienne que la Réforme, satisfont leurs ambitions et protègent leur groupe. Sans conteste, ils respectent également une vocation à diriger les affaires publiques qui leur a été confiée par Calvin. Le profond respect de cette vocation, assumée sans discontinuer depuis le XVIe siècle, tisse l'étroit lien qui unit les élites à la cité. De fait, elles vont y rester attachées pendant tout le XIXe siècle. Les indispensables réformes politiques réclamées par les principes d'égalité de la révolution française se font, mais à partir de la fin des années 1830, le rythme se ralentit et les autorités se trouvent rapidement face à un choix cornélien: accepter, comme la raison l'exige, de remettre en question l'autorité de la bourgeoisie sur la cité, ou poursuivre un statu quo que seule la vocation ancestrale réclame.

      S'il est abusif de considérer que les situations avant la révolution française et avant la révolution radicale sont identiques, plusieurs points communs se détachent. Malgré un contrôle total sur les instances politiques, la bourgeoisie est divisée entre des tendances réformatrices, d'essence libérale, et des tendances conservatrices. Cette désunion amorce dans les deux cas une fragilisation du pouvoir, qui va déboucher sur une révolution. Mais dans les deux cas, le coeur même de l'identité bourgeoise demeure intact. La limite aux divisions de la classe dirigeante ne tarde par à apparaître et se situe clairement en amont de tout événement violent, qui renvoie immédiatement à de funestes souvenirs.

      Face à une contestation radicale de plus en plus pressante, les autorités ont parfaitement su assumer leur vocation de diriger l'Etat, et ont toujours préféré mener elles-mêmes des réformes qu'elles ont pourtant de la peine à admettre, même si ces dernières sont réclamées par des libéraux d'origine bourgeoise, de plus en plus nombreux. La force et le dynamisme de la bourgeoisie de Genève réside dans cette attitude résolue d'action, baignant dans une certaine incompréhension. Cependant, le phénomène de restauration, dont l'idée sous-entend un retour à une situation antérieure, cache une évolution lente, tardive mais certaine du monde bourgeois.

      Le remarquable dynamisme de la bourgeoisie après l'annexion française doit beaucoup à la frange libérale. Genève, à l'instar de son voisin français, connaît ses familles de 'parvenus' d'origine non-bourgeoise, mais qui réussissent parfaitement à s'intégrer au tournant du siècle dans ces élites, tant par des alliances matrimoniales que par une position de fortune qui s'affirme de plus en plus. L'assimilation est totale, si bien qu'en très peu de temps, ces nouveaux rameaux se fondent complètement dans la masse des élites. Association logique d'un passé glorieux avec une richesse nouvellement acquise, ces intégrations de nouveaux bourgeois permettent aux anciennes familles, entre autres facteurs, de se maintenir au sommet du pouvoir économique de la cité.

      Entre révolutions française et radicale, dans une Genève comme suspendue entre tradition et modernité, les élites réussissent parfaitement à conserver leur leadership politique jusqu'en 1846. Le mouvement libéral, sur lequel tout le processus d'industrialisation va reposer, est à l'origine issu de ces élites et des nouveaux venus qu'elle veut bien accommoder. Les nouvelles pensées politiques et les nouvelles technologies pénètrent à Genève par le biais d'anciennes familles de la République, qui eu ont les moyens de les découvrir à l'étranger ou d'envoyer leurs enfants en formation à l'extérieur. Mais cette marche en avant de la bourgeoisie reste marginale et discrète.


1.2. Renaissance économique

      Le régime de la restauration, surnommé 'les 27 années de bonheur', correspond sur le plan économique à une période où le tissu bancaire privé connaît une période de croissance, après les déconfitures liées à la révolution française (qui ont touché essentiellement des banques) et les attentes déçues de la période d'annexion à la France (qui concernent surtout les affaires de négoce).

      De fait, la bourgeoisie genevoise a une prédisposition au développement des affaires internationales de par l'éclatement géographique de ses membres, qui lui confère une grande force d'action. C'est ce que Herbert Luethy définit comme une toile d'araignée des réseaux familiaux. Cette toile est un maillage complexe de liens familiaux s'étalant sur plusieurs générations, qui est une conséquence de l'endogamie des familles bourgeoises de la République sur plusieurs siècles, ainsi que du fonctionnement de la bourgeoisie qui s'appuie sur de rares nouvelles admissions. Les élites genevoises, tout en pratiquant rarement les mariages consanguins, se retrouvent à la fin du XVIIIe siècle toutes apparentées à des degrés divers. Ces liens fondent une forte solidarité de classe. A partir de ce socle solide, les émigrations successives ont offert au microcosme bourgeois du XIXe siècle des liens familiaux très étendus, qui dépassent largement le cadre de la cité de Calvin.

      La toile d'araignée des réseaux familiaux préexistait au XIXe siècle et constituait déjà la composante centrale des affaires internationales menées par des Genevois dans les siècles passés. C'est grâce à ce tissu que les affaires sont parvenues à renaître après la révolution française. Car à côté de ce cadre social, la bourgeoisie genevoise liée aux affaires fonctionne selon un modèle de 'collier de perles', par associations successives de plusieurs acteurs pendant un temps relativement restreint. Tant que les associés s'accordent et que des conditions favorables au développement du commerce sont réunies, les activités se poursuivent. Dès qu'un événement externe ou interne à l'association intervient, l'affaire mue. Face à des mouvements sociaux qui affectent le commerce, ou à la disparition d'un des membres de l'association, l'établissement peut réagir rapidement. Les associés peuvent se séparer pour lancer, en d'autres lieux et avec d'autres personnes, une nouvelle firme.

      Le modèle du collier de perles met en évidence une remarquable mobilité géographique et professionnelle des élites. Dans ce système, il n'y a pas de place pour les grandes dynasties, les associations se succédant à un rythme parfois soutenu. Toutes les familles alliées de la toile d'araignée peuvent participer à l'affaire, qui ne cesse de muer pour conserver un équilibre jamais définitif. Ce système repose entièrement sur des associations simples, sans recourir à des sociétés anonymes dont les bourgeois calvinistes ne veulent pas entendre parler. Le tissu bancaire privé genevois est ainsi caractérisé par une grande faculté d'adaptabilité.

      Ce système a l'avantage d'être remarquablement flexible et s'accorde bien avec l'existence de la toile d'araignée. Il se caractérise par des entreprises qui peuvent changer fréquemment de membres et de raison sociale, tout en conservant un noyau identique. Bien que ce mode de fonctionnement ne soit pas nouveau dans le paysage bancaire genevois, il explique comment les financiers genevois, très affectés par les conséquences de la révolution française, sont parvenus à revenir au devant des affaires. Pendant la première moitié du XIXe siècle, le tissu bancaire genevois se trouve dans une phase de recomposition et de consolidation. S'il est un secteur pour lequel les '27 années de bonheur' s'applique parfaitement, c'est bien celui de la banque.


2. Parcours de vies bourgeoises

      L'approche historique qui utilise les parcours de vie permet d'illustrer la bonne survivance des anciennes élites pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Elle permet également de constater que le très haut degré de solidarité de ces familles, via la toile d'araignée, demeure très fort. Cependant, les troubles révolutionnaires et les principes d'égalité ont eu pour première conséquence d'élargir encore un peu plus le fossé qui sépare les bourgeois du reste de la population. Fossé qui par ailleurs, d'un point de vue macro historique, explique l'aveuglement politique croissant des élus. De l'analyse de la période de formation, du mariage, de l'évolution et de la structure des affaires ainsi que des successions, il ressort qu'au cours du XIXe siècle, les anciennes familles bourgeoises ont parfaitement su cloisonner leur vie. Cette réaction est quelque peu contradictoire avec la vocation bourgeoise, qui ne peut fonctionner que si les autorités ont un contact étroit avec la population, mais elle trouve son origine peu avant la révolution française. A ce moment, l'enrichissement de la classe dirigeante créa un patriciat qui se coupa progressivement des réalités de la majorité de la population.

      La formation, qui doit par essence aider à la réalisation d'une vocation propre à chacun et découverte par la personne elle-même, intègre des périodes d'apprentissage à l'étranger auprès d'établissements alliés à la famille. Si avec l'avènement de la démocratie et plusieurs réformes touchant à l'instruction publique, les métiers du commerce et de la banque attirent de plus en plus de jeunes gens désireux de faire fortune, l'accès au sérail des associations bourgeoises est resté strictement limité aux apprentis issus de bonnes familles. Par ailleurs, ce système de formation qui intègre une période assez longue d'apprentissage à l'étranger s'appuie sur l'étendue des réseaux familiaux, essentiellement entre Genève, l'Italie, la France et l'Angleterre.

      Le mariage, que Calvin avait voulu laisser le plus libre possible pour les jeunes gens, est également habilement cloisonné par l'accès limité que les familles organisent autour de leur progéniture. De fait, l'isolement des jeunes gens est régulièrement brisé par des activités récréatives, tel que des bals, qui permettent de ne faire se rencontrer que les personnes souhaitées. Dans cette logique, il est difficile de savoir si de tels mariages sont 'd'amour' ou 'de raison'. Par définition, ne mettre en présence que ceux dont les parents sont d'accord qu'ils se rencontrent, ne peut à première vue qu'évoquer des mariages de raison. Cependant, même au milieu d'une éducation stricte et étroitement surveillée, il est évident que les coups de foudre sont légion.

      Généralisation des contrats de mariage, utilisation d'intermédiaire pour approcher un parti, absence de cérémonie religieuse spéciale, sont autant de caractéristiques du mariage bourgeois à Genève. Les nombreux signataires qui sont présents sur les contrats soulignent par ailleurs à la fois l'aspect festif de cette démarche à l'origine simplement administrative, ainsi que la place centrale de la toile d'araignée des réseaux familiaux et d'affaires dans les unions.

      Ces deux premiers moments clés de l'existence conditionnent en grande partie la vie active qui, à l'image de la période de formation et du mariage, confie de grands pouvoirs de décisions à l'individu. Le modèle du collier de perles est en effet un cadre idéal pour l'intégration de nouveaux acteurs. Une fois sa formation achevée, un jeune négociant peut à loisir, pour autant que sa fortune personnelle le lui permette, se lancer dans une nouvelle association ou participer à une affaire existante. Dans ce deuxième cas de figure, l'établissement qui l'a accueilli pour son apprentissage est idéalement placé, de même que l'éventuelle firme familiale. Le système bancaire attaché aux associations simples permet en outre de procéder à une intégration par étapes, en commençant par une participation faible d'un nouveau venu. Ce n'est qu'une fois qu'il a fait ses preuves, ce qui va de pair avec la constitution d'une fortune personnelle suffisante, que la participation dans l'affaire peut croître. La référence d'un associé dans la raison sociale apparaît dès lors comme la consécration d'une carrière méritoire.

      L'ultime étape du parcours de vie, au travers de l'analyse des successions, fournit une bonne illustration du comportement de caste des bourgeois de Genève, puisque l'individu clé (le défunt) ne peut en rien modifier son état. Cette étape de la vie ne peut que mettre en exergue le groupe social dans son ensemble. La protection offerte aux épouses, et plus généralement aux plus faibles est caractéristique de liens communautaires forts. Aucune femme issue d'une famille bourgeoise ne peut échapper à cette protection. Si c'est au travers des contrats de mariage qu'une certaine assurance économique est organisée pour le conjoint survivant, les testaments laissent apparaître la manière dont les défunts complètent cette protection. La récurrence avec laquelle on peut observer une amélioration de la situation prévue par le contrat de mariage pour l'épouse survivante, laisse entrevoir que la rédaction de ce contrat qui fixe les conditions de l'alliance entre deux familles échappe grandement à l'époux. Novice en ce domaine, il s'en remet aux choix de ses parents pour toute la négociation et l'organisation matrimoniale. Ces derniers concèdent une protection minimum prévue pour une fille qu'ils ne connaissent finalement que très peu. Cette option, dans le cas d'une effective entente parfaite entre les époux, ne peut satisfaire totalement le mari, qui prélève sur ses libéralités de quoi augmenter la succession de sa femme.

      L'étude des successions met aussi en lumière de manière spectaculaire le rapport qu'entretiennent les familles entre elles sur plusieurs générations et face à l'immobilier. Les propriétés sont majoritairement transmises de manière égalitaire, en conformité avec la logique calviniste de redistribution des biens, ce qui implique un fractionnement inévitable. Cette division pose d'autant plus problèmes au sein des élites que les héritiers peuvent être nombreux. De plus, plusieurs membres d'une fratrie peuvent être susceptibles d'avoir besoin de ce type de bien, soit qu'ils ont fait souche ou qu'ils soient actifs dans les milieux d'affaires, au sein desquels une propriété de prestige peut s'avérer être un atout. Si effectivement les biens sont divisés, les propriétés n'en sont pas morcelées pour autant. Les années qui suivent la formation d'une hoirie laissent apparaître deux périodes. Pendant la première, l'avenir du bien, tournant autour du choix de son futur propriétaire, n'est pas encore défini. Les parts sont alors transmises entre les héritiers légitimes de chaque rameau. Puis, après une période qui peut s'étendre sur plusieurs décennies, la tendance s'inverse et les parts sont concentrées autour d'un unique bénéficiaire. En fin de compte, l'heureux propriétaire fait systématiquement partie des descendants du propriétaire précédent, mais, délai oblige, n'appartient pas forcément à la génération suivante. C'est surtout ce dernier point qui rend le phénomène spectaculaire en illustrant de manière claire la solidarité qui tend à se perpétuer entre les générations, à l'intérieur des familles.

      Lorsque les anciennes familles bourgeoises divisent un domaine familial équitablement, elles suivent la même logique qui prévaut pour les associations bancaires. Le groupe familial ne joue en aucun cas le rôle de tuteur pour l'individu, mais encadre soigneusement les membres de son groupe, qui se voient responsabilisés. Tout comme il revient à l'individu de choisir son association bancaire, y compris son lieu géographique professionnel, et d'y faire ses preuves, c'est aux héritiers qu'il revient de définir, suivant le parcours de chacun, lequel doit bénéficier du domaine familial. C'est cet ensemble de pratiques libérales qui se réalisent à l'intérieur de normes culturelles sévères qui caractérise le mieux le comportement bourgeois. S'il peut arriver qu'un banquier oriente de manière dirigiste ses enfants vers son établissement, ou décide de transmettre à un seul le bien de famille, des nuances surgissent. Jamais les familles genevoises n'utilisent les possibilités offertes par le Code Napoléon de transmissions inégalitaires. De plus, le fonctionnement même des associations en collier de perles empêche un fils de banquier de rester trop longtemps au sein d'une union dont il ne veut plus. Tôt ou tard, lors d'une modification de l'association, il prend ses distances avec l'établissement familial, si tel est son souhait.

      Nous voyons dans ces pratiques sociales une explication de la très grande stabilité de l'Etat, qui prévaut jusqu'en 1842-1846. Le comportement bourgeois décrit n'est pas une création intervenue dans la première moitié du XIXe siècle. Il s'agit de la poursuite d'une dynamique ancienne, avec pour seule évolution spécifique de l'après révolution française, une nette tendance à l'isolation. Mais l'intérêt des élites protestantes genevoises reste un curieux équilibre entre des pratiques qui responsabilisent l'individu, tout en le plaçant au centre d'une solidarité de classe qui encadre étroitement sa vie.


3. Le radical changement politique de 1846


3.1. Les bourgeois boutés hors du pouvoir

      Jusqu'à la fin de leur mainmise politique, les élites genevoises ne sont pas empreintes d'autoritarisme et n'aspirent qu'à assumer sereinement leur rôle. Ce caractère a permis la politique du 'progrès graduel' menée par Jean-Jacques Rigaud. Jusqu'au dernier moment, les anciens bourgeois ont suivi cette ligne de conduite paternaliste. Lorsqu'en octobre 1846 le quartier de Saint-Gervais est en rébellion et que la force publique est dans l'incapacité de remettre de l'ordre sans causer un bain de sang, ces élites refusent de massacrer les insurgés et quittent d'elles-mêmes le pouvoir exécutif. Une réaction pragmatique qui définit plus que toute autre la vocation bourgeoise. De fait, le seul député qui oppose une résistance à la dissolution du Grand Conseil est le Colonel Dufour, acquis aux idées libérales.

      L'année 1846 représente pour l'ensemble des élites comme un saut que Genève fait dans l'inconnu. Les radicaux brisent net un équilibre politique et social vieux de plusieurs siècles, même si la résignation des conservateurs montre bien qu'une telle évolution est l'aboutissement d'un processus. Directement après la chute du Grand Conseil, la volonté des anciennes élites est clairement de punir le nouveau pouvoir qu'elles abhorrent, en pratiquant une politique de retrait des postes à responsabilités pour mettre davantage de pression sur les radicaux. Force et instruction publiques sont l'objet de démissions et se doivent être entièrement réorganisées par le nouveau Conseil d'Etat, qui pousse d'ailleurs vers la sortie les quelques conservateurs demeurés à leurs postes. Parallèlement à l'élaboration d'une nouvelle Constitution, les nouvelles autorités doivent gérer une situation difficile, défi qu'elles relèvent avec un certain succès, ce qui annihile les derniers espoirs bourgeois.

      Il est évident qu'après 1846, le microcosme des vieilles familles bourgeoises n'est plus le même et ne peut plus réaliser son idéal implicite de continuité d'un style de gouvernance et d'un mode de vie. Le bouleversement ressenti par ces élites a été rude, mais il est essentiel de constater qu'après une période de choc, qui dure aussi longtemps que James Fazy est actif sur la scène politique, les anciennes familles ont relevé la tête. Une nouvelle génération de conservateurs, née pendant la restauration, entre en scène pendant cette période troublée, et a d'autant plus de facilité à s'opposer à la politique fazyste que cette dernière n'est pas sans reproche. Jamais le nouveau pouvoir ne parvient à asseoir son autorité en procédant à une vaste réconciliation. Il agit même inversement en voulant faire payer les dommages de la révolution d'octobre 1846 au anciens Conseillers d'Etat. De plus, le recours massif aux emprunts publics pour financer une politique de grands travaux est une nouveauté qui fait réagir les conservateurs. Ce sont deux crimes de lèse-vocation aux yeux de l'ancienne bourgeoisie qui a toujours agi bénévolement. Car si la vocation est officiellement brisée, elle reste sous-jacente à toute action politique et économique des anciens bourgeois.

      Bien que les anciennes familles dirigeantes ne soient pas parvenues à se rétablir à la tête de l'Etat, leur puissance économique, grandement épargnée par les troubles, les a confirmés dans une position dominante durant toute la seconde moitié du siècle. Cette situation est d'autant plus paradoxale que le nouveau pouvoir politique réclame haut et fort la création de nouvelles institutions bancaires qu'il n'a pas les moyens de lancer. De dirigeants indésirables, les anciens bourgeois obtiennent le statut d'acteurs incontournables, notamment en parvenant à mettre la main sur la bourse de Genève.


3.2. Résistance et adaptation des associations privées

      Sur le plan économique, la révolution de 1846 a amorcé une féroce concurrence bancaire qui oppose les deux camps durant toute la seconde moitié du XIXe siècle. Chacun désire contrôler un tissu bancaire couvrant l'ensemble des besoins de l'économie genevoise, de l'institut de crédit à l'établissement d'épargne. Mais ce duel ne tourne pas, à l'image de la lutte politique, à l'avantage des radicaux. Les conservateurs restent même tout puissants dans le secteur du private banking. De fait, les milieux d'affaire demeurent dominés durant l'entier XIXe siècle par les anciennes élites. Cependant, la révolution politique aura au moins eu pour conséquence d'accélérer la diffusion des idées libérales au sein de cette sous-population, qui se rend vite compte qu'un rétablissement de l'ancien pouvoir est impossible.

      Pour faire face à la concurrence des établissements publics qui se créent dans le sillage de la révolution radicale, les banques privées se sont de plus en plus approchées des marchés qui leur faisaient peur jusqu'alors. Pour ce faire, elles ont procédé par regroupements utiles afin de limiter les risques et atteindre une puissance financière critique. Le premier de ces regroupements, le Quatuor, date même d'avant 1846.

      Les efforts des anciens bourgeois pour conserver le leadership des affaires ont leurs limites. Malgré de nombreux atouts entre les mains des banquiers privés genevois, ces derniers n'ont jamais voulu abandonner totalement leurs petits établissements, et ont gardé la gestion de fortunes au coeur de leurs activités. Ainsi, tandis que les élites bâloises se groupent au point de fonder une grande banque mixte (le Basler Bank Verein) et d'abandonner leurs associations simples, les Genevois n'ont jamais poussé leur collaboration jusqu'à ce point. L'Union Financière de Genève, qui constitue le point d'aboutissement du processus, est toujours restée une 'pièce rapportée' aux établissements privés.

      L'attachement très fort à la forme traditionnelle de la banque privée s'explique aisément car cette activité n'a pas de concurrence possible. Les associations sont remarquablement solides, car elles s'appuient sur des réseaux d'affaires impossibles à imiter. Par conséquent, il n'est pas nécessaire pour les bourgeois de bouleverser un secteur entier de l'économie qu'ils contrôlent intégralement. Ce contrôle est alors à mettre en relation avec le phénomène de cloisonnement de la vie sociale des anciens bourgeois, comme si le tissu bancaire était scindé en deux, entre une partie lancée par obligation dans la féroce concurrence et l'autre réservée au strict contrôle des bourgeois, dans un cadre de compétition toujours tempéré par la force et la diversité des liens familiaux.


4. La bourgeoisie après 1846


4.1. Cloisonnement et ouverture des élites

      Il peut sembler évident que la tendance au cloisonnement des anciennes élites, amorcée dès la restauration, n'a pu que se poursuivre et se renforcer après 1846. D'autant plus que l'instauration d'une démocratie moderne ouvre des possibilités nouvelles d'ascension sociale, notamment grâce à un système d'instruction publique plus ouvert. La position des anciens leaders naturels de la nation fait dès lors l'objet de davantage de convoitises. Ces dernières sont ressenties comme une menace supplémentaire par les anciennes élites.

      Face à cette évolution, l'éducation bourgeoise ne connaît pas de grandes modifications. Simplement, le cloisonnement des élites s'accélère par le renforcement des écoles privées qui connaissent une période faste dans les deux décennies qui suivent la révolution radicale. Le succès des ces institutions pendant cette période est un signe clair d'une volonté de perpétuer une tradition mise en danger à la fois par l'enseignement généralisé, mais aussi par la désorganisation de l'Etat. L'Académie étant tombée sous le contrôle des radicaux, quelques tentatives bourgeoises sont menées pour créer une alternative, comme le discret Gymnase Libre, qui ne connaîtra cependant jamais un grand succès.

      De l'autre côté, les populations même anciennement bourgeoises mais restées à l'écart des milieux du commerce, ont toutes les peines à percer. L'exemple de la famille Baumgartner est typique. Placé par son père en apprentissage en Angleterre, Antoine Baumgartner ne parvient pas à capter l'intérêt de ses alliés qui contrôlent son établissement de formation. Comprenant qu'il ne peut espérer reprendre l'affaire, il décide de tenter sa chance seul, mais échoue. La toile d'araignée conserve ainsi toute son importance, tout son rôle de filtre méritocratique, et n'a pas été brisée par l'indéniable évolution politique.

      Dans cette situation, les associations bancaires privées de l'ancienne bourgeoisie risquent peu. Le modèle en collier de perles est toujours valable pour la deuxième moitié du siècle. La seule modification concerne les raisons sociales qui se figent. Peu à peu et malgré les mues des associations, les noms des établissements ne varient plus beaucoup, ce qui permet aux banquiers privés de faire reposer leurs activités sur une vieille tradition. Cette évolution peut paraître dérisoire, mais elle exprime beaucoup, car elle touche directement au système méritocratique. Un jeune bourgeois a moins de possibilités de faire briller lui-même son nom par son travail. Toute l'activité tend ainsi à se concentrer autour de quelques grands noms qui fédèrent les énergies de l'ensemble des anciennes familles bourgeoises.

      Le mariage évolue à l'image des affaires, tiraillé entre une tradition cultivée par les familles et une impulsion donnée par les nouvelles générations et liée à l'acceptation, intégration et valorisation du progrès. En fait, la liberté totale du choix du conjoint est une notion d'essence calvinienne, qui ne peut que se répandre au sein des élites. Ce n'est que lorsque cette norme morale entre en conflit avec les intérêts des associations bancaires qu'elle est combattue. Théodore Turrettini illustre parfaitement la survivance des prestigieuses alliances qui regroupent plusieurs grands noms de la cité. La toile d'araignée ne connaît pas de temps d'arrêt autour de 1846, au minimum un ralentissement causé par le rétrécissement du marché matrimonial. Les réseaux familiaux protestants sont mus par une remarquable capacité de survivance, même bien au-delà de la période considérée dans notre étude.


4.2. Le nouveau départ des anciennes élites bourgeoises

      S'il apparaît clairement que la vie sociale des anciennes familles bourgeoises n'a en aucun cas subi de grands bouleversements en 1846, la révolution radicale a néanmoins provoqué un changement fondamental de ces élites. Tiraillées entre un passé glorieux et un avenir qu'elles ont eu du mal à apprécier à sa juste valeur pendant la restauration, l'ancienne bourgeoisie va abandonner ses clivages et se rallier dans son ensemble au libéralisme.

      L'étude des déclarations de successions apporte une possibilité d'observation unique de cette tendance contradictoire, d'ouverture au milieu d'une vie sociale qui reste cloisonnée. Elles laissent également apparaître un fait indiscutable: la puissance économique des anciennes familles bourgeoises n'a cessé de s'affirmer tout au long du XIXe siècle. Poussés hors du pouvoir, congédiés de l'Académie les anciens bourgeois n'en restent pas moins actifs et influents sur le secteur économique. Bourse, associations privées et banques conservatrices représentent leurs derniers bastions. Ce constat, déjà établi au niveau macro historique, est confirmé par les micro-observations.

      Durant la seconde moitié du XIXe siècle, le comportement des élites face à la fortune connaît une bonne adaptation au libéralisme. Les déclarations de successions montrent que si la fortune bourgeoise continue à croître pendant cette période, les pratiques de placements au sein des lignées évoluent. Les placements en fonds publics, qui représentaient une écrasante majorité des investissements au début du siècle, perdent de l'importance au profit de placements industriels, tels ceux concernant les chemins de fer ou l'industrie gazière.

      De plus, le capital d'anciennes lignées conservatrices, longtemps tenu à l'écart des milieux libéraux, glisse peu à peu vers des familles acquises aux technologies du XIXe siècle. Ce glissement se produit grâce à des alliances en direction de familles libérales, anciennement bourgeoises ou intégrées aux élites. Un processus lent, qui s'appuie sur les héritages dont jouissent les générations suivantes.

      Enfin, les anciennes familles bourgeoises se trouvent dès 1846 face à l'impérieuse nécessité de s'allier avec le milieu des ingénieurs, à même de comprendre l'évolution technique. Les banques privées se voient donc, parallèlement à leur envie de se figer dans des raisons sociales immuables, poussées à s'ouvrir à une nouvelle catégorie professionnelle. Cette dernière n'est pas forcément incompatible avec l'ancienne bourgeoisie, qui a donné de grands noms à la science, mais l'ouverture demeure indispensable pour comprendre et mieux contrôler un marché toujours plus influencé par la technologie.

      L'opposition entre élites conservatrices et libérales, souvent mise en exergue, doit ainsi être battue en brèche pour la seconde moitié du XIXe siècle. Né au milieu de familles bourgeoises 'éclairées', le libéralisme se diffuse progressivement à l'ensemble du monde bourgeois. 1846 n'a constitué dans cette logique qu'une forte accélération du phénomène. Le clivage, s'il peut signifier quelque chose pour le milieu du siècle, n'a plus à la fin du XIXe siècle qu'une image abstraite. En fin de compte, la révolution radicale a au moins eu sur les anciennes élites l'effet positif de les stimuler à se tourner vers la modernité, ce qu'elles n'arrivaient pas faire pendant la restauration. Le temps suspendu s'est rompu; la modernité les a rattrapé, et les descendants des bourgeois de Genève s'en sont fort bien accommodés.


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