Dialogues[1]

Mireille Cifali

Parler de la violence ? Certes. Elle est un symptôme de quelques-uns, qui a au moins le bénéfice de nous forcer à travailler notre rapport à l'autre, à repenser les espaces où l'on apprend à vivre ensemble, un parmi les autres. Les enseignants du primaire y réfléchissent depuis longtemps, créent des lieux qui permettent à la parole de circuler, ne se découragent pas quand l'agressivité devient seul langage possible pour celui-ci ou celle-là; ils tentent de structurer leurs rapports aux élèves avec, comme médiateur, une loi structurante.

Avant de traiter de la violence, il est nécessaire que nous nous y repérions dans notre actualité. Il y a ceux qui devant les problèmes surgis dans la cour de récréation, sur le chemin l'école ou en son sein, en déduisent que les rapports de violences s'accentuent, que l'évolution est inquiétante et que la démocratie même en est fragilisée. D'autres, souvent spécialistes de la violence comme Jacques Sélosse, montrent que l'évolution de nos sociétés occidentales va au contraire vers une pacification des rapports entre les personnes, qu'on préfère aujourd'hui négocier que s'affronter. C'est également l'analyse de Marcel Gauchet[2] qui, comme historien, écrit qu'avec la crise que nous traversons, ce pourrait être bien pire et que ça aurait été bien pire dans le passé. Mais en contrepartie, plus nous avons horreur de la violence, plus le spectacle de la violence est exacerbée, plus la violence de quelques-uns est montée en épingle, médiatisée, dramatisée.

Nous assistons certes à une transformation dans les modes de socialisation, à une évolution de notre rapport à l'autorité, de l'articulation entre le sujet et la communauté. Sans nul doute, le "vivre un parmi d'autres" est rendu plus difficile encore par l'individualisation des personnes. Alors il importe de répondre, cadrer, structurer, entendre, mettre en place des lieux de paroles, ne rien laisser passer sans pour autant rejeter ou stigmatiser, mais il importe surtout de résister à la médiatisation de la violence, à la recherche du coupable, à l'accusation réciproque. Nous avons tous nos responsabilités face à une évolution qui nous dépasse et qui vient de loin, que nous devons assumer pour que cette évolution ne laisse pas trop de place au pire. Dans ce pire, il y a notre manière de nous protéger en rejetant la faute sur les autres; notre manière de ne pas vouloir assumer ce qui nous revient de peur que nous soyons accusés par les autres d'être des incapables.

Dans ces circonstances, je choisis non pas de parler des solutions possibles à la violence des autres, mais de parler de notre propre violence. Winnicott écrivait, parlant du thérapeute, qu'il lui revenait de s'y repérer dans la cruauté qui est forcément la sienne, afin de ne pas l'actualiser sur un autre. Cela revient à sa charge de professionnel. J'en dirais de même pour tout métier de l'humain, qu'il s'agisse de soigner, d'instruire ou d'éduquer. Notre cruauté est à travailler, en prenant conscience qu'elle peut s'actualiser d'autant plus facilement que nous sommes fragilisés, que nous ne comprenons plus, qu'un autre n'est plus notre miroir et nous surprend par ses actes. Nous ne la travaillerons que si nous arrivons à parler de ce qui nous arrive, quand on est pris par l'autre, que nos garde-fous habituels ne fonctionnent plus. Souvent on a honte de nos réactions excessives, pourtant nous ne pouvons être autrement. Avoir honte, c'est se cacher, taire. Or si on n'en parle pas, on ne peut penser ce qui se passe, ni se distancer, ni en prendre la mesure. Le statut de la fragilité dans nos métiers serait à retracer : crainte que l'autre ne l'utilise contre soi, non générosité de certains collègues qui se moquent, jouissent de notre difficulté. Le scénario ne varie pas beaucoup des scènes de la vie courante, et pourtant, on pourrait espérer autre chose : une solidarité, une aide, une pensée, une compréhension que les difficultés sont inéluctables dans ces métiers.

Chaque métier a son idéologie défensive, là où l'on construit une manière de se défendre de la peur. La peur de notre faiblesse, la peur de parler de nos difficultés appartiennent à ce registre. Cela dépasse un individu. La peur structure les métiers. Une loi du silence les traverse aux endroits de leur fragilité, là où pour certains il y a danger de mort, là où pour d'autres - comme nos métiers - , il y a danger psychique. On ne badine pas avec la peur, ni avec les systèmes de défense mis en place. On ne les ridiculise pas. Mais on ne s'y arrête pas non plus. Il y a des systèmes de défense qui remplissent leur office mais qui handicapent parce qu'ils mobilisent notre énergie, réduisent le champ de notre action et de notre pensée. La peur comme l'angoisse peuvent se traiter différemment, avec un moindre coût psychique, une plus grande fluidité et de l'inventivité. C'est en cela que la parole et la compréhension peuvent remplacer certaines défenses. En gardant le silence, on finit par crever de solitude, et on peut demeurer aveugle quant à notre pire. Nous n'évoluons que parce que les autres nous tirent hors de nous-mêmes.

La parole n'est pas miraculeuse, elle peut tout aussi bien tourner à vide. On parle de dialogue pour réguler l'agressivité des enfants. Il en va de même pour les adultes : éthique d'une parole en acte, au quotidien, qui nous convoque dans les douleurs de notre rapport à l'autre, dans le vivre ensemble, un parmi les autres.

 

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