LA PARTICIPATION DES ELEVES, LES CONSEILS D’ENFANTS

 

  1. "JE PRATIQUE LE CONSEIL DANS MA CLASSE"

 

(Premier volet d’un triptyque à paraître dans l’EDUCATEUR du mois de novembre 1999.)

La situation à Genève

 

Pour la seconde année consécutive, les enseignants genevois sont nombreux à prendre le temps de répondre aux questions de mon enquête sur les conseils de classe et les conseils d’enfants. Les résultats ne laissent pas de doutes sur un point au moins: ces pratiques sont en train de dépasser de plus en plus largement le cadre des pédagogies militantes (essentiellement la filière "Freinet" et la Pédagogie institutionnelle) dans lesquelles elles se cantonnaient jusqu’ici, et se répandent régulièrement sur le canton depuis une dizaine d’année. Un coup d’œil sur le tableau qui suit permet de se rendre compte de l’importance et de la régularité de la progression du phénomène depuis les années quatre-vingt-dix :

 

NOMBRE DE QUESTIONNAIRES ENVOYES

221

NOMBRE DE REPONSES

 

184

(à l’un des questionnaires ou aux deux)

NOMBRE DE CONSEILS D’ECOLE ENFANTS EN 98-99

77

DEMARRAGES DE CEE PAR

ANNEES ACADEMIQUES

90-91

91-92

92-93

93-94

94-95

95-96

96-97

97-98

98-99

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III

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II

On constate en premier lieu que le taux de réponses plus qu’honorable, complété par un travail d’inférence, permet aux résultats de prétendre à une certaine fiabilité, même si, dans la réalité, on peut faire l’hypothèse que les termes de conseils de classe et conseil d’enfants ne recouvrent pas, et peut-être loin s’en faut, les mêmes représentations ni les mêmes pratiques chez les personnes interrogées. Au lieu de m’inquiéter de cette restriction, je prendrai plutôt le parti de m’en réjouir, tant il est vrai que la démocratie ne peut se réaliser qu’au prix de la diversité élevée au rang de valeur, du changement et du doute permanents. L’adoption pendant un temps de la mallette "Objectif Grandir" par certains cantons voisins donne l’exemple de l’inverse, c’est-à-dire de l’emploi d’une méthode "clés en main", une pratique très homogène, prônant les mêmes démarches, utilisant les mêmes textes dans toutes les classes de toutes les écoles. Je prétends qu’un modèle n’est viable et valable que s’il est reconstruit, réinventé et réinvesti de l’intérieur par chaque enseignant comme s’il en était l’inventeur (ce qu’il est en réalité, mais pas tout à fait le premier…).

Ce qui frappe, c’est la croissance à la fois régulière et importante du nombre d’écoles qui choisissent ce fonctionnement. Si le rythme actuel de création de CEE se maintient dans les années qui suivent et que peu d’écoles renoncent parallèlement à leur conseil (comme c’est le cas pour celles qui se sont lancées jusqu’à aujourd’hui, malgré quelques périodes de doute et d’arrêt momentanés dans certains cas), la pratique pourrait devenir presque généralisée à la fin du prochain lustre. L’instrument ne permet pas de collecter d’informations similaires sur l’augmentation des conseils de classe, mais il apparaît qu’aujourd’hui, la proportion d’enseignants qui pratiquent le conseil de manière régulière dans leur classe s’approche de un sur trois à l’école primaire, toutes divisions confondues. Le cycle d’orientation, pour avoir commencé plus tard, ne semble pas moins intéressé par cette évolution : en 1997, un texte de la direction contenant les six priorités actuellement poursuivies dans cet ordre d’enseignement stipule clairement la nécessité de faire participer les élèves à la vie de l’école, de l’aider à devenir acteur de sa formation, de lui donner la possibilité de se faire entendre. Si des résistances et des difficultés s’y dessinent, il n’y manque pas d’enseignants convaincus du bien-fondé de cette pratique (qu’ils nomment l’assemblée de classe ou l’assemblée des délégués pour l’établissement). Certains d’entre eux se déclarent même avoir été impressionnés par les compétences des nouveaux élèves ayant pratiqué régulièrement le conseil en primaire.

Faut-il voir dans cette progression les prémices d’une évolution du lien pédagogique, l’avènement d’une relation réinventée dans laquelle les élève, seraient considérés davantage comme partenaires de leur propre formation ? Les enseignants seraient-ils en train, massivement, de commencer à penser qu’il y a bénéfice à écouter ce qu’ils ont à dire ? L’éducation à la citoyenneté, nouveau sujet à la mode, est-il de la responsabilité de l’école ? Est-il judicieux que cette tâche lui incombe, alors que les programmes sont plus difficiles à boucler chaque année? Ou s’agit-il simplement de l’utilisation instrumentale d’une pratique qui avait auparavant pris sens dans des projets pédagogiques cohérents, approximation simplificatrice d’un instrument détaché de son contexte, en l’absence d’une vision globale de l’homme et de sa dignité ? Le souci grandissant des éducateurs et des enseignants de lutter contre la violence dans les établissements scolaires, l’échec de plus en plus patent de la discipline autoritaire, suffisent-il à expliquer l’engouement grandissant pour la participation des élèves à la gestion des relations ? Faut-il se lamenter de la généralisation trop rapide d’une pratique complexe, exigeant de la part des praticiens une réflexion et une construction sans lesquelles elle risque de se voir dévoyée à des fins de manipulation, de démagogie, de justification, ou se réjouir au contraire de l’appropriation par les mêmes d’un outil éducatif de haut niveau, propre à les transformer, ainsi que leur pratique? Que dire également des établissements et des ordres d’enseignement où la consigne vient du haut ? A quoi peut ressembler un conseil confié à la responsabilité d’un enseignant réfractaire aux principes qui le sous-tendent?

La réalité, comme toujours, supporte toutes ces lectures sans les avérer ni les infirmer complètement. Actuellement, on rencontre un peu de tout cela à Genève, depuis les enseignants se lançant sincèrement dans une aventure dont ils acceptent qu’elle peut les transformer et transformer leur manière d’enseigner, leur regard sur les enfants, jusqu’à ceux qui n’utilisent que du bout des doigts et à leur profit, ce qu’ils considèrent comme un instrument peu convainquant. L’avenir sera ce que nous en ferons : soit les enseignants et l’institution verront là une chance à saisir de se former, de se questionner sur des thèmes fondamentaux de l’éducation, de réinventer une relation adaptée aux conditions actuelles de la société et consentira les efforts de formation et de réflexion nécessaires, soit la majorité ne verra pas suffisamment d’avantages au changement, et la participation des élèves aux débats qui les concerne continuera pour eux à n’être que l’illusion de quelques idéalistes. L’éducation autoritaire et le conflit des générations ont dans ce cas de beaux jours devant eux.

Le modèle

Il existe plusieurs exemples de conseils dans la littérature, depuis Makarenko et Korczak jusqu’aux différents courants de la Pédagogie institutionnelle, en passant par Freinet et les adeptes du "Self-Gouvernment". La plupart coïncident cependant sur les valeurs de participation, de coopération et de respect, mais les praticiens peuvent en éprouver une confusion justifiée car les nuances, voire les différences ne manquent pas. Existe-t-il une manière de faire juste? D’abord, il peut être intéressant de parler du rapport au modèle :

"[Un modèle] c’est un outil d’intelligibilité qui permet de se saisir du monde, non pas du monde tout entier, mais de certains éléments de celui-ci sur lesquels on tente d’agir et de recueillir des informations. C’est aussi un outil révisable et appropriable par les acteursü c’est pourquoi, à certains égards, son imprécision n’est pas un défaut mais la condition pour laisser une place aux décisions concrètes de ceux qui s’en serviront. C’est enfin, un outil porteur de finalités implicites ou explicites, qui ne sont pas toujours, d’ailleurs, révélées par ce qui est proclamé mais bien plutôt par ce qui est réfracté par les pratiques qu’il permet de mettre en œuvre." (P.Meirieu, "L'inavouable et-est l'essentiel" in Lecteurs et lectures en éducation, sous la direction de J. Hassen Forder, Paris, L'Harmattan, 1993).

La réflexion qui précède m’amène souvent à résister à fixer un modèle idéal pour l’action, à laisser le flou prolonger la réflexion, au prix d’un inconfort assumé. Il me semble indispensable de s’arrêter aux raisons qui amènent un enseignant à pratiquer un conseil de classe, ou une équipe un conseil d’enfants. Certaines d’entre elles sont évidentes et faciles à énoncer dans un premier temps (les plus souvent évoquées sont : "donner la parole aux enfants", "organiser les relation au sein de la classe, de l’établissement", "apprendre à vivre ensemble", "leur apprendre à devenir responsables, autonomes, acteurs de leur formation"), d’autres au contraire sont plus souterraines (par exemple se doter d’un outil pour mieux maîtriser la discipline, faire disparaître les conflits, déléguer un pouvoir par rapport auquel on ne veut ou ne peut plus se situer, utiliser le groupe pour faire pression sur les individus dérangeants), mais toutes vont servir de fil rouge, parfois de manière consciente, mais le plus souvent invisible, concourir à la phase de mise en pratique du conseil, présider à chaque choix et à chaque décision de sa construction, en dessiner finalement le profil. Mais ces motivations, la personne elle-même n’y a pas complètement accès. Seule l’analyse des pratiques et leur mise en réflexion donnent accès à une partie d’entre elles. Il devient alors possible de vérifier le degré de cohérence entre les valeurs déclarées et les valeurs réelles de fonctionnement, et de l’améliorer petit à petit, afin de diminuer l’aspect paradoxal que contient tout acte éducatif. Le premier deuil à faire serait peut être celui de sa propre cohérence.

La praxis

On ne peut aborder cette pratique sous l’angle d’une praxis sans accepter de se confronter à un certains nombres de deuils et de risques. Les deuils concernent les illusions, les représentations erronées entretenues par le sens commun et risquant d’imprimer des directions aberrantes, voire dangereuses aux pratiques. Je ne citerai que les plus fréquemment rencontrées : celle en premier lieu de la classe totalement pacifiée et sans conflits. "Le conflit est une vertu, inutile de rêver à une société, un établissement, une classe où tout le monde serait d’accord avec tout le monde : ça n’existe pas et si ça advenait ce serait à travers une aliénation extrême des sujets" écrit T. Gordon. qui ajoute que l’affrontement est la marque d’une société démocratique et suggère même de donner au conflit et à sa résolution ses lettres de noblesse ; celle aussi de l’angélisme des enfants, comme si les enfants livrés à leur libre arbitre ne pouvaient faire que des choix élevés, alors que les adultes prouvent régulièrement de par le monde qu’ils en sont incapables eux-mêmes, comme si la loi du plus fort, qui s’oppose à la Loi du partage et du respect, ne risquait pas de prendre le dessus; celle encore, apparemment vertueuse, découlant en réalité de l’angoisse et du manque de confiance de l’enseignant, du désir de maîtrise de tout ce qui se passe dans et hors de la classe, de l’impossible contrôle des êtres et des actes ; celle enfin de la capacité naturelle des enfants à assumer le pouvoir, comme si le pouvoir ne restait pas finalement entre les mains de l’enseignant, alors même qu’il tente de le partager ; toutes illusions et représentations qui mènent finalement ceux qui en sont les jouets à la déception, à l’amertume et le plus souvent à l’abandon de la démarche.

Quant aux risques, le premier d’entre eux réside peut-être dans l’acceptation d’une vraie rencontre avec l’altérité de l’enfant. Une altérité qui n’apparaît pas avec tant d’acuité dans les autres activités de la classe, alors qu’il exerce son "métier d’élève", dont l’une des compétences est précisément de s’adapter aux attentes de l’enseignant, au détriment de sa propre authenticité. En ouvrant un espace de parole il faut se préparer, dans les limites de la civilité, à entendre l’inattendu. Et lorsque celui-ci advient, déstabilisant, être prêt à la fois à s’y opposer et à s’en réjouir comme d’une naissance, puisque la reconnaissance de l’autre se joue dans l’écoute de sa parole. Il y a également risque d’être confronté avec des vérités si patiemment enfouies dans son propre passé, d’être bouleversé dans ses représentations de l’humain, du lien social, jeté hors de ses confortables constructions de sens. Car l’autre ne peut construire du sens quand tout est déjà là, compact, sans failles. Il y a risque simplement parce qu’il y a nécessité de se laisser entamer, sans cependant se laisser détruire, de s’ouvrir sans perdre complètement ses repères.