In : B. Pierrehumbert (dir.) (1992)
L'échec à l'école : échec de l'école ?,
Neuchâtel : Delachaux et Niestlé.


 

 

 

Quelques stratégies susceptibles
de neutraliser les mécanismes
de fabrication de l'échec scolaire

 

Monica Gather Thurler

1992


 

1. La fabrication de l'échec scolaire: perspective socio-constructiviste

2. Pistes possibles

3. Allégement et intégration des programmes

4. Evaluation formative

5. Aide aux élèves en difficulté

6. Stratégies de mise en oeuvre

Références bibliographiques


Commentaire sur le texte de Philippe PERRENOUD:
La triple fabrication de l'échec scolaire

Quelle clef de lecture proposer pour un texte qui s'efforce en quelques pages, de résumer des processus et fonctionnements d'ordre politique, organisationnel et didactique, créateurs de la réussite ou de l'échec scolaires?

Je pourrais mettre en doute cette analyse, ou plutôt la nuancer sur tel ou tel point. Je préfère adopter la perspective socio-constructiviste de Philippe Perrenoud pour envisager, sur le même terrain, quelques stratégies susceptibles de neutraliser les mécanismes de fabrication de l'échec scolaire.

L'analyse de Philippe Perrenoud suggère en effet qu'il existe des variables changeables, qu'il est possible d'agir à divers niveaux du système, sur les programmes, les normes d'excellence, les didactiques, l'évaluation, la différenciation de l'enseignement. Ce qui rejoint mes travaux, tant sur l'évaluation formative à l'école primaire que sur les processus d'innovation.

1. La fabrication de l'échec scolaire: perspective socio-constructiviste

En reprenant le débat autour de la "reproduction", Philippe Perrenoud a contribué, depuis les années 70, à développer une approche de l'échec scolaire qui permet de prendre distance par rapport aux thèses limitées du début formulées par Bourdieu & Passeron, Boudon et al. C'est sa synthèse passionnante entre l'analyse sociologique des différences d'une part, et l'approche constructiviste de la création des représentations chez les divers acteurs, qui l'amènent à son concept de "fabrication de l'excellence scolaire" (1984) qu'il ne cesse d'affiner et de nuancer depuis.

Je pense que la force de ce concept consiste dans la description des mécanismes qui co-opèrent pour faire en sorte que des phénomènes relativement anodins, voire séduisants dans leur bonne intention, aboutissent à des effets absolument pervers. Par ce concept, Philippe Perrenoud démantèle les interactions pathologiques entre les divers aspects, en établissant que plusieurs paramètres se combinent pour produire soit la réussite, que l'échec scolaires:

Dans cette perspective socio-constructiviste, l'école ne crée pas la diversité entre les élèves, mais fabrique à partir d'elle des inégalités variables. L'auteur souligne que ce mécanisme n'est pas, de bout en bout, induit par la classe dominante, mais qu'il obéit dans une large mesure à des lois inhérentes au fonctionnement du système lui-même, caractérisé par:

- ses critères et procédures d'évaluation;
- ses normes d'excellence uni-dimensionnelles présentes dans les curriculum, dans l'impossibilité de dépasser la surcharge des programmes, dans "la tête des gens";
- son incapacité à se donner de nouvelles formes d'organisation et de gestion, tant au niveau des processus d'apprentissage des élèves, qu'à celui de la professionnalisation des enseignants, ou encore de l'innovation des systèmes.

Sans vouloir décharger la classe dominante de ses responsabilités, il conviendrait donc d'abord de mettre l'école face aux siennes, en l'obligeant à une prise de conscience de ses dysfonctionnements, à faire le bilan de ses incohérences et contradictions, ainsi que de l'autonomie dont elle dispose pour les dépasser, en reconstruisant une représentation diverse, concertée, négociée et partagée par tous les acteurs de ses tâches prioritaires.

2. Pistes possibles

Plusieurs pistes possibles se dégagent à travers la littérature spécialisée et les travaux menés sur le plan national et international pour trouver des solutions face à l'échec scolaire.

1. Education multidimensionnelle

Un premier pas consiste à valoriser les diverses dimensions de la personne et à donner de réelles chances de succès à un plus grand nombre d'élèves, et notamment:

Face à ces exigences diversifiées, il s'agit d'abandonner des aspects de la pédagogie traditionnelle, frontale, basée sur la mémorisation de savoirs académiques, les activités papier-crayon, structurées et fermées, louvoyant entre l'enseignement collectif tous-azimuts et le chacun-pour-soi, ignorant l'entraide et la coopération. Il faut que les enseignants intègrent et s'approprient les principes les plus élémentaires en matière de connaissance du développement cognitif et psycho-affectif des enfants, les amenant ainsi à comprendre qu'il ne sert que peu aux élèves qu'on leur dise comment procéder, mais qu'il vaut mieux les aider à tâtonner, à s'aventurer, à apprendre et à découvrir par eux-mêmes. Philippe Perrenoud donne l'exemple très parlant de l'obligation imposée aux enfants de 6-7 ans du savoir-lire, au lieu d'attendre que cette aptitude se mette en place grâce à des paliers de structuration et de restructuration difficiles à influencer de l'extérieur. Il serait plus formateur, à la place d'imposer les délais du savoir-lire, de valoriser d'autres aptitudes, telle que la dextérité psycho-motrice, la communication orale, etc. Mettre en place une éducation multidimensionnelle va donc de pair avec une pédagogie active, qui prend en compte les qualités, les intérêts, les rythmes de maturation et d'acquisi-tion, ainsi que les potentialités des élèves, au lieu de se figer sur ce qu'ils ne savent pas à un moment donné.

3. Allégement et intégration des programmes

Au lieu de prendre le problème à l'envers en s'acharnant sur les définitions d'apprentissages-clé, qui de toute manière seront éphémères dans la mesure où les divers acteurs du système ne cesseront de négocier leurs exigences contradictoires, il faut:

C'est toutefois une approche qui exige une maîtrise pédagogique qui fait encore défaut à la majorité des enseignants, tel que la connaissance et l'explicitement en commun des objectifs, le ré-aménagement des contenus, du travail scolaire, des situations didactiques, de l'horaire scolaire, des méthodologies. Il s'agit par conséquent d'accepter l'idée que généralement les élèves acquièrent beaucoup mieux leurs notions de mathématiques, ou de la maîtrise de la langue écrite et parlée dans des situations didactiques plus complexes, proposées dans le cadre d'une pédagogie active, de projets, d'enquêtes orientées vers des sujets extra-scolaires; qu'il faut partir de la découverte et de la prise en compte des intérêts des élèves, qu'ils se situent dans le domaine du savoir-être (développement des capacités de leadership, collaboration, communication) ou dans celui du savoir (connaissances spécifiques dans les diverses disciplines). En fin de compte, il importe d'amener les élèves à faire des choses très diverses, à les sensibiliser au monde du savoir qui les attend, à leur donner les outils nécessaires pour qu'ils soient capables de comprendre et résoudre les problèmes auxquels ils seront confrontés. Il n'est donc pas très utile de les obliger à maîtriser des savoirs dépassés, concernant des problèmes déjà résolus et à s'approprier des stratégies devenues inadéquates.

4. Evaluation formative

Dans la plupart de nos structures de formation, les rénovations entreprises ou envisagées en matière d'évaluation touchent surtout aux carnets scolaires et au mode de notation. Il importe certainement de moderniser les carnets et d'aller vers une notation moins contraignante pour créer les conditions d'une évaluation formative. Toutefois, cela ne suffit pas. Car ni les notes ni les appréciations qualitatives ne contribuent directement à la régulation des apprentissages. Certes, en faisant le bilan périodique des progrès et des problèmes, des lacunes et des acquis, on favorise la participation de l'élève et de sa famille à la formation, on met en garde, on motive, on oriente l'aide des parents. Mais on ne saurait fonder toute régulation des apprentissages sur les bulletins scolaires et d'autres commentaires périodiques destinés à l'élève et à ses proches.

Par conséquent, il faut:

a) associer l'évaluation formative à de réels moyens et stratégies de différenciation. Ces stratégies, qui permettront de prendre en considération la manière d'apprendre, les intérêts personnels, le "style d'apprentissage" propre à chaque enfant, se situent dans divers registres de la pédagogie, allant d'une différenciation des contenus, des objectifs et des méthodes, jusqu'à une différenciation temporelle dans l'acquisition des connaissances. Cette dernière facette exigerait bien entendu une re-définition des seuils de promotion, ou la mise en place de classes d'âge mixte, comme cela a déjà été fait, à certaines conditions, avec succès, dans certains pays du Nord de l'Europe et même en Suisse.
b) alléger la part de l'évaluation formelle en cours d'année scolaire, pour investir du temps et de l'énergie dans la régulation des apprentissages. Fondamentalement, l'évaluation formative ne se contente pas de renvoyer à l'apprenant une image de ses réussites et de ses échecs. Elle cherche surtout à mettre en évidence les acquis, certes, mais aussi les façons d'apprendre, les blocages, les fonctionnements intellectuels et les intérêts des élèves, de sorte à permettre à chacun de mieux apprendre, au maître de mieux l'y aider. L'évaluation formative est d'abord l'affaire de chaque élève et celle du maître, sa transmission à des tiers - c'est-à-dire son aspect informatif et, en fin de compte, certificatif - importe moins que sa contribution à la progression des apprentissages.

Or, en l'état des choses, compte tenu du nombre d'élèves, des exigences en fin d'année, du programme, des moyens dont les enseignants disposent, de la formation reçue, les enseignants ne trouvent pas facilement le temps, l'énergie, l'organisation de classe qui permettraient de pratiquer de façon régulière une évaluation réellement formative. On ne peut en effet par leur demander de passer des heures à confectionner et corriger des épreuves pour mettre des notes en espérant qu'ils trouveront encore le temps et l'énergie de pratiquer en parallèle une autre forme d'évaluation, plus qualitative, plus informative, plus orientée vers la remédiation.

5. Aide aux élèves en difficulté

Sur la base de ce qui vient d'être dit, il faudrait probablement d'abord donner un statut différent à la difficulté: si on la considère comme une tare, comme un handicap, au lieu de la comprendre d'abord comme un résultat d'une divergence entre représentations des objectifs et des tâches, ainsi que des critères de réussite, on contribue réellement à fabriquer l'échec, comme nous l'avons vu chez Philippe Perrenoud. Cette attitude face à la difficulté conduit à court ou long terme aux seules mesures de prise en charge hors de la classe, marginalisantes pour l'élève et déresponsabilisatrices pour l'enseignant. Il conviendrait par conséquent d'abord:

a) intégrer le soutien à l'enseignement régulier, dans le sens d'une conception large de l'intervention, d'une différenciation continue et préventive de l'action éducative. L'enseignant lui-même peut aider les enfants, en expliquant plus simplement, plus longuement ou autrement, en lui proposant de laisser le problème de côté pour le reprendre plus tard, en l'aidant à analyser ses processus de pensée et sa manière d'établir des priorités, en partageant ses espoirs et ses angoisses, en parlant avec lui pour savoir quelle piste vaut la peine d'être poursuivie et quelle autre est plutôt à abandonner, pour savoir quand il faut réguler, s'attaquer aux causes profondes, déceler les dynamiques affectives et relationnelles sous-jacentes, intra- et extra-scolaires. Pour ce travail, l'enseignant peut faire appel à une aide extérieure, mais qui, dans la mesure du possible, devrait se limiter à se faire conseiller, voire aider ponctuellement (team-teaching, partage des tâches, etc.) ou à permettre de mieux définir, à partir des observations faites en classe, de déterminer les stratégies à adopter.

Parallèlement à ces mesures, on peut penser à

b) renforcer les possibilités de soutien pédagogique des familles et du milieu local. Il apparaît important que l'aide soit apportée directement en classe, au lieu de la déléguer à un intervenant extérieur, comme c'est souvent le cas, à travers les devoirs à domicile ou la proposition faite aux parents de consulter les divers services para-scolaires. Renforcer les possibilités de soutien pédagogique des familles et du milieu local ne veut pas dire, à mon avis, leur déléguer les tâches qui seraient celles de l'école elle-même. Le but doit plutôt consister à donner aux familles les clés nécessaires et les moyens pour qu'ils puissent mieux définir leurs actions et interventions. Il s'agira par ailleurs d'inventer de nouvelles formes de collaboration, notamment avec les divers spécialistes psycho-pédagogues qui travaillent dans les services. Ceux-ci, souvent, seraient davantage utiles à l'intérieur de la classe, p. ex. sous forme de leur participation au team-teaching, permettant à l'enseignant de mieux différencier et individualiser ses interventions, et de trouver le temps de s'occuper des élèves en difficultés.

6. Stratégies de mise en oeuvre

La mise en place des mesures esquissées, ainsi que les compétences qu'elles exigent de la part des enseignants, entraînent une modification progressive des mentalités de tous les acteurs concernés, les amenant à partager un fort engagement pour faire apprendre tous les élèves. Afin que ce partage puisse avoir lieu, il faut que les acteurs se donnent les moyens de se com-muniquer leurs attentes, de les confronter et de les négocier, et enfin, de les mettre en pratique.

En priorité, il faut des stratégies de mise en oeuvre adéquates et efficaces, parmi lesquelles:

a) une formation de base et continue des enseignants (y compris les directeurs, inspecteurs, superviseurs etc.), dans le sens d'une meilleure exploitation des curricula, d'une meilleure perception des marges de créativité et d'autonomie, et dans le sens d'une maîtrise des formes et méthodes d'évaluation tant des processus que des produits des apprentissages;

b) une innovation au niveau local (établissements, enseignants réunis en groupes de travail stables, etc.) permettant la mise en place de nouvelles structures et pratiques qui tiennent compte des besoins, des convictions et des valeurs locales, plutôt que d'imposer des modifications de l'extérieur, vécues comme inacceptables et donc aussitôt rejetées;

c) un soutien inconditionnel par des agents externes (spécialistes des différentes disciplines, chercheurs, etc.), des intervenants capables d'aider à poser les problèmes et à mobiliser les acteurs du terrain pour traiter les problèmes progressivement, à amener les enseignants à fabriquer de nouvelles représentations relatives à leurs responsabilités face à la réussite des élèves.

Voici quelques pistes qui semblent tout à fait réalisables aujourd'hui. Dans leur ensemble, elles représentent toutes un programme de rénovation du système scolaire, qui permettrait de lutter contre l'échec des uns, tout en maintenant la réussite des autres. La plupart des mesures proposées en priorité n'exigent pas de modification des structures dans un premier temps. Il s'agit d'abord d'agir sur les représentations des gens, c'est-à-dire de les rendre conscients des incohérences et par conséquent des effets pervers provoqués par leurs pratiques, et de les amener à en essayer d'autres, leur permettant ainsi de mieux faire face à la diversité.

 

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