In : Educateur 1993, n° 22, pp. 27-30.
Entre recherche et
pratique,
le fameux fossé existe-t-il toujours ?
Monica Gather Thurler
1993
Quelques attitudes indispensables
Le fossé entre l'univers de la recherche scientifique et celui des praticiens a toujours été un sujet de discussion. Dans la plupart des cas, chacun se contente de rejeter sur lautre la responsabilité du dialogue de sourds ou du peu de communication. Les chercheurs soulignent laspect rationnel et objectif de leur démarche, la nécessité de produire et de vérifier de nouvelles idées, la vocation de la science à enrichir les pratiques pédagogiques, à amener lécole vers plus de cohérence entre ses objectifs et ses manières de faire, à développer sa capacité de faire face aux problèmes avec un certain professionnalisme. Les chercheurs regrettent volontiers que les enseignants ou les cadres soient trop pressés, trop "superficiels", trop portés sur laction, trop peu réfléchis, peu enclins à se soumettre à la rigueur scientifique, à vérifier systématiquement l'impact de leurs choix et de leurs démarches; on leur reproche de préférer les recettes, les certitudes et les solutions rapides et simples, en dépit de la complexité de leur environnement.
Les praticiens de leur côté - enseignants et cadres confondus - se définissent comme pragmatiques, contraints de faire face à mille et un problèmes quotidiens, à vivre une réalité constamment en mouvement, à affronter les élèves, leurs parents, les exigences du programme, les horaires, les contraintes liées à lespace, au manque de ressources matérielles et humaines. Dans leur travail, ils se sentent peu épaulés par les chercheurs, qui leur semblent parfois peu qualifiés, mal informés, ou simplement naïfs, enfermés dans leur jargon, poursuivant des chimères et manifestant peu dempathie pour les urgences du praticien.
Depuis les années 70, de multiples efforts ont été consentis pour dépasser cette distance entre "praticiens" et "chercheurs". Il ne faut pas se cacher quelle repose sur une réalité de la division du travail: les praticiens sintéressent à des cas particuliers et veulent intervenir efficacement dans chacun, si possible; les chercheurs voient dans les cas concrets loccasion de construire ou de valider des théories plus générales. Lun se demande "comment faire?", l'autre "comment ça marche?" Ces deux questions ne sont pas irréconciliables: à la limite, lune peut nourrir lautre: un savoir scientifique peut fonder des réponses adéquates aux situations concrètes. Les savoirs dexpérience construits à partir dune variété de situations particulières peuvent mettre sur la voie de principes généraux.
Dans le court terme, cependant, les logiques peuvent être antagonistes. Alors que lun tente de maîtriser son univers social - par exemple, sa classe, certains élèves et leurs parents - de manière à réaliser ses intentions et son projet pédagogique, l'autre tente dobserver et danalyser cet univers afin d'en expliquer le fonctionnement, de faciliter le transfert à dautres contextes et de formuler des modèles de pensée généralisables. Chacun reste convaincu quil a raison, que sa manière dattaquer le problème est la plus efficace et permettra daméliorer lécole. Chacun est partiellement prisonnier de son insertion dans la division du travail, des manières de penser et dagir quil doit à sa formation et à son expérience, de la réalité à laquelle il se trouve confronté chaque jour. Comment le chercheur qui doit achever pour le lendemain un article pour une revue ou qui doit transcrire une cinquantaine de pages de notes dentretiens peut-il se mettre à la place du praticien confronté à une classe délèves perturbés par larrivée de deux petits étrangers qui ne parlent pas un mot de français ou qui vient de se rendre compte que, malgré ses efforts, les notions clés quil avait travaillé durant toute la semaine passé, nont absolument pas passé? Et inversement? Comment franchir la distance, se décentrer, adopter en partie le point de vue de lautre? Comment élaborer une vision commune de l'école, reconnaître les différences sans alimenter de mouvements de rejet ou de fuite, des complexes de supériorité ou dinfériorité?
Divers résultats de recherches (Huberman & Gather Thurler, 1991, Gather Thurler, 1993 b) suggèrent que la réponse à la fois est simple et complexe: une vision commune de lécole ne se décrète pas, elle se construit, se négocie et sélabore 1) dans le contexte dune coopération et dune fréquentation de longue durée; 2) au prix dun changement dattitudes, tant du côté des chercheurs que de celui des praticiens.
Parmi les formes possibles de coopération, nous aimerions rapidement en passer trois en revue, les plus connues. Sans décrire chacune en détail, nous nous contenterons de proposer un fil conducteur: la coopération échoue lorsque les divers acteurs nont pas suffisamment clarifié leurs attentes, leurs besoins, les objectifs des uns et des autres, nont pas pris le temps de sécouter.
Dissémination et utilisation des connaissances
La démarche "D&U" vise à identifier les facteurs qui jouent un rôle déterminant dans le cheminement des connaissances scientifiques des chercheurs vers les publics de non spécialistes. Cet éclairage permet en particulier de cerner les conditions requises pour que les recherches pédagogiques aient des "retombées fortes" chez les praticiens, tout en gardant leur caractère scientifique. Doù lidée dencourager les chercheurs (a) à identifier les publics (enseignants, groupes de travail et de réflexion, etc.) qui pourraient être intéressés par les résultats de la recherche en cours; (b) à aller sur le terrain, pour vérifier la disponibilité et les capacités des praticiens à adopter les résultats de la recherche en cours; et (c) à accompagner les praticiens durant la mise en oeuvre de ces résultats, pour introduire les corrections nécessaires, pour établir les garde-fous contre leur mauvaise compréhension et, par la suite, contre les distorsions liées à lutilisation des données à des fins stratégiques. En fait, il sagit de concevoir la relation théorie-pratique comme une "technologie douce": les chercheurs assument pleinement la responsabilité de lacheminement des résultats de leur recherche, en assurant le suivi du début à la fin; par ailleurs, ils tiennent compte, autant que possible, du contexte des praticiens et cherchent à y adapter les connaissances scientifiques.
La "simplicité" de cette démarche est aussi son talon dAchille. Ainsi, il est parfois assez difficile, surtout au début dune recherche, didentifier les "publics intéressés", sauf sils sont demandeurs. Plus gravement, de nombreux chercheurs nont ni la disponibilité, ni les compétences de communication, ni la motivation requises pour engager le dialogue avec les praticiens, comprendre et prendre au sérieux leur point de vue et leurs interrogations. Enfin, les praticiens eux-mêmes risquent de réagir assez frileusement face à une attitude activiste des chercheurs, à moins davoir déjà établi des liens personnels au gré dautres collaborations.
La recherche-action vise à rapprocher chercheurs et praticiens dans une démarche commune. Elle les invite à construire ensemble un projet, une méthode, des connaissances et des stratégies de changement. Aussi séduisantes soient-elles dans leur principe, ces tentatives se sont souvent avérées décevantes, tant pour les praticiens que pour les chercheurs. A moins dêtre très soigneusement négociée dès le début et de saccompagner dune évaluation sérieuse tout au long du processus, la recherche-action véhicule une série dillusions. La première est quon peut en attendre une réelle et durable transformation des pratiques. Cela arrive, mais souvent, en partie faute de temps ou de persévérance, une recherche-action contribue surtout à prendre la mesure de la complexité du système, à localiser les verrous et les résistances, à décrire les représentations et parfois les pratiques des acteurs concernés, à cerner leurs ambivalences. Autre illusion: la recherche-action nourrit parfois l'espoir - rarement avoué - de changer d'identité: ainsi, certains praticiens espèrent-ils devenir chercheurs, ou du moins "enseignants-chercheurs"; alors que certains chercheurs sont en quête dune prise sur la réalité ou fuient une communauté scientifique assez peu chaleureuse en regard de leffervescence dune recherche-action. Mais les changements identitaires sont des leurres dans un système où chacun, en fin de compte, reste tout de même prisonnier de son statut et obligé à se soumettre aux règles de fonctionnement de son organisation, une école pour lun , une université ou un service de recherche pour lautre. L'enseignant reste en fin de compte responsable de sa classe, et doit rendre des comptes à ses supérieurs; le chercheur demeure membre d'une institution appelée à produire de nouvelles théories, à se profiler sur le "marché scientifique" à travers des publications. Troisième illusion: la recherche-action permettrait à dautres praticiens, qui ny auraient pas participé, de faire ensuite plus rapidement le même cheminement. Or les produits dune recherche-action sont tout aussi difficiles à assimiler que les résultats dune recherche classique en labsence dune véritable interaction entre producteurs et consommateurs de savoirs.
C'est la nouvelle planche de salut, tant des enseignants, que des administrateurs, qui fait surface depuis la fin des années 80. Les enseignants y voient un moyen dêtre enfin pris au sérieux, de partir de leur réalité locale pour conduire, avec laide éventuelle dintervenants externes, une transformation de certaines pratiques. La direction de son côté, voit dans le projet détablissement un moyen de motiver et dimpliquer les gens, de faire connaître lécole, sans trop détourner des routines. Les chercheurs, enfin, perçoivent le projet détablissement comme un excellent moyen dacheminer de nouvelles connaissances vers la pratique et pour garantir leur utilisation cohérente par tous les acteurs concernés; dautre part, ils prennent létablissement comme un objet dinvestigation psychosociologique intéressant. Cette diversité de représentations permet à elle seule de prédire les problèmes de communication qui ne manqueront pas de surgir et risquent de diviser les divers partenaires.
Tout projet détablissement réussi se construit sur une série de démarches qui sont basés sur un cycle dévaluation des besoins, de clarification des objectifs, de recours à des ressources et de mise en oeuvre des nouvelles solutions trouvées. Pour quun tel cycle puisse se produire, il est souvent nécessaire que létablissement se fasse aider par des intervenants externes pour affronter la complexité du fonctionnement et du changement. Tant les enseignants que la direction sous-estiment facilement le rôle de tels intervenants ou nen ont pas une claire vision: doivent-ils apporter des solutions, aider à mieux comprendre la dynamique de lorganisation, pousser à clarifier les objectifs et les méthodes, mettre à nu les dysfonctionnements, contribuer à définir les rôles et les tâches des divers acteurs? De leur côté, nombre de chercheurs sollicités par des établissements ne sont pas préparés, sur le plan psychosociologique, aux problèmes qui les attendent et risquent de se précipiter, soit pour suivre leurs propres idées, soit pour répondre à la demande "officielle" sans tenir compte des dynamiques sous-jacentes, ni des besoins non avoués et non avouables (Perrenoud, 1988).
Les difficultés inhérentes aux trois démarches que nous venons de décrire très rapidement soulignent limportance centrale de lapprivoisement mutuel (Huberman & Gather Thurler, 1991) des chercheurs et praticiens. Ces partenaires, pour cesser de former un "couple maudit" (Weiss, 1993) doivent construire des liens et les consolider, établir une coopération fondée sur une connaissance mutuelle des modes de fonctionnement et des projets de lautre, dépasser les stéréotypes classiques par lexpérience directe.
Létude citée montre que ce nest que progressivement, et surtout en marge des rencontres "formelles", que les praticiens perçoivent lintérêt réel ou virtuel dune "fréquentation" du monde de la recherche, quils se convainquent que les chercheurs "ont plus de choses intéressantes à dire quon naurait cru"; quils reconnaissent que les résultats de la recherche peuvent, à long terme, leur être utiles, que la méfiance de départ était injustifiée; et quen fin de compte, les chercheurs nont pas "trahi" leurs attentes: parvenir à une meilleure compréhension de la réalité, à une réflexion sur leurs pratiques et à un outillage adapté aux objectifs, le trio des exigences légitimes mis en évidence par Meirieu (1993).
Sy ajoute quelques autres que nous avions mis en évidence en relation avec louverture au changement (Gather Thurler & Perrenoud, 1991): louverture à la diversité des points de vue, à la mise en commun et la valorisation des expériences personnelles aussi bien que celles conduites ailleurs; lacceptation du droit à lerreur, limportance accordée au tâtonnement plutôt quaux directives et recettes venues d'en haut; une attitude réaliste et autocritique face aux connaissance pédagogiques et méthodologiques, refusant la pensée magique et se dégageant des mécanismes défensifs et des effets de façade; une volonté explicite de se prendre et d'être pris comme un objet d'analyse et de théorisation, de décrire et dexpliquer les structures et les pratiques, les représentations et les attitudes; et, enfin, une grande ouverture vers l'extérieur, lhabitude de regarder au-delà de ses murs, de chercher des hypothèses, des explications et des stratégies dans d'autres domaines et d'autres champs sociaux, de s'exposer tel quon est au regard extérieur.
Il importe que les chercheurs révisent leurs préjugés face à la pratique, quils puissent, grâce à une fréquentation des gens du terrain, mieux comprendre leurs préoccupations, leurs difficultés et les obstacles sopposant à une mise en pratique ponctuelle des résultats de la recherche. Ce nest quau gré du temps que le chercheur parvient à mieux écouter, à mieux comprendre, et, enfin, à mieux répondre à la réalité du terrain, à trouver un juste équilibre entre les exigences méthodologiques de la recherche et les attentes des praticiens, à mettre à profit les divers canaux possibles pour diffuser les résultats de la recherche, à établir le dialogue dès le début dune recherche, à vérifier et ajuster ses hypothèses de recherche, à les enrichir en les confrontant à celles des praticiens; à faire les compromis nécessaires sans lâcher prise là où la distorsion guette. Le changement passe aussi par une formation plus complète à lintervention. à la négociation, au dialogue sur le terrain. Et enfin par une réflexion épistémologique de base: en surestimant les différences entre la connaissance scientifique et la connaissance quotidienne, on accrédite lidée quil sagit de deux univers sans commune mesure
Aujourdhui, il faut le reconnaître, le fameux "fossé" existe encore, en dépit des tentatives intéressantes évoquées ici. Lorsque tant les chercheurs que les praticiens auront compris quil ne peut être franchi quau prix defforts communs, sans que chacun attende tout de lautre, un pas important aura été franchi!
Gather Thurler, M. (1992) Les dynamiques de changement internes aux systèmes éducatifs: comment les praticiens réfléchissent à leurs pratiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.
Gather Thurler, M. (1993 a) Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l'innovation, Education & Recherche, n° 2, pp. 218-235.
Gather Thurler, M. (1994) L'efficacité des établissements ne se mesure pas: elle se construit, se négocie, se pratique et se vit, in M. Crahay (éd.) Problématique et méthodologie de l'évaluation des établissements de formation, Université de Liège.
Gather Thurler, M. (1993 c) Renouveau pédagogique et responsabilités de la direction de l'établissement, in Actes du Colloque franco-suisse de lAFIDES, Le directeur/la directrice d'établissement scolaire et le renouveau pédagogique", Morges (Suisse).
Gather Thurler, M. (1993 d) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires. Au-delà du culte de l'individualisme, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation.
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