Publié in Pelletier, G. (dir.) Former des dirigeants de l'éducation. Apprentissage dans l'action, Bruxelles : De Boeck, pp. 101-131.
Savoirs
daction, savoirs dinnovation
des chefs détablissement
Monica Gather Thurler
1998
I. Affronter la complexité et ses dilemmes
II. Logiques d'action et savoirs d'innovation
III. D'où viennent les savoirs d'innovation ?
IV. Les savoirs d'innovation sont-ils transmissibles ?
Innover, cest transformer : à un certain niveau danalyse, on ne retient que la transformation, éventuellement pour la rapporter à un projet. Si lon se demande par quels processus la transformation sest opérée, on saisit quelle est le produit dun ensemble dactions et dinteractions. Toutes ne sont pas concertées, personne ne maîtrise lensemble du processus, mais on sait limportance du leadership dans la conduite de linnovation, aussi bien au stade de la construction dun projet et dune stratégie que des régulations quotidiennes.
Les chefs détablissements ne sont pas les seuls innovateurs. Dautres leaders interviennent, qui noccupent pas de position dautorité formelle, mais exercent une influence sur la dynamique de leur établissement ou dun réseau, par exemple les professeurs de telle discipline. Les chefs détablissements nont donc pas le monopole des compétences et des savoirs permettant damorcer ou de conduire un processus dinnovation. Il se peut même que ces compétences et ces savoirs soient liés à lhistoire et aux projet des personnes davantage quà leur statut.
Dans le cadre de cet article, nous nous en tiendrons aux cadres, et plus particulièrement aux chefs détablissements, qui méritent une attention particulière parce quils sont, contrairement aux cabinets ministériels et aux directions générales, très proches de la vie quotidienne des enseignants et des élèves, mais restent des cadres, dont la position est à la fois un atout et un handicap dans linnovation. Un atout parce quils peuvent légitimement prendre des initiatives, incarner une collectivité, négocier avec ladministration centrale ou les collectivités locales, un handicap parce quils ne sont pas ou plus vraiment enseignants (sauf dans de petits établissements) et sont des agents du pouvoir central, chargés dune mission de contrôle et dincitation.
De plus, pour les chefs détablissement, la conduite de linnovation relève de moins en moins dun choix personnel, dans la mesure où leur fonction est progressivement redéfinie dans le sens à la fois dun relais actif des réformes du système éducatif et dun ferment de renouveau à léchelle locale (Gather Thurler, 1993b, 1996c ; Perrenoud, 1996b). Il est donc pertinent de sintéresser aux savoirs daction et dinnovation de cette catégorie particulière dacteurs, dautant quils sont désormais, dans tous les pays, en quête dune identité plus claire et dune formation à la mesure de leurs nouveaux rôles.
Nous éprouvons, avec Tardif et Gauthier (1996), un certain malaise à voir des chercheurs écrire de manière normative, prescriptive, fondamentaliste sur les savoirs daction, alors que la question, posée de manière ethnographique, pourrait être la suivante : que font les gens du terrain lorsquils entrent en action ? que savent-ils au juste ? quels sont leurs savoirs daction ? Plutôt que de prescrire à partir dune transposition sommaire des principes du management, développés dans le cadre des entreprises, pourquoi ne pas aller voir quels savoirs mobilisent de facto les chefs détablissements innovateurs, comment ils les ont construits et intégrés à leur métier ? Pourquoi ne pas insister davantage sur des faits, récoltés sur le terrain, plutôt que de miser demblée sur des normes et des valeurs ?
La notion de savoir daction est assez récente. Elle met laccent sur lusage pragmatique des savoirs, sans privilégier un mode particulier de genèse. Les savoirs daction peuvent donc être dorigine savante aussi bien quenracinés dans une culture professionnelle ou une expérience personnelle. En résumant, de manière sommaire, les travaux de Barbier (1996), Cros (1993), Huberman (1993), Le Boterf (1994, 1997), Perrenoud (1994b ; 1996a ; 1997) ; Pelletier (1996), Tardif (1993), Ropé & Tanguy (1994), nous pensons pouvoir affirmer que les savoirs daction sont des savoirs (déclaratifs ou procéduraux) mis au service dune " logique daction ".
Il y a logique daction dès lors quun acteur oriente son action en fonction dun ou de plusieurs critères à optimiser. Il est rare quune action complexe soit optimisée selon un critère unique. Ainsi, un chef détablissement qui lance une démarche de projet peut très bien vouloir, à la fois, donner une identité collective à son corps enseignant, créer un climat convivial, faire évoluer les pratiques pédagogiques, stimuler les échanges professionnels, paraître un leader moderne et dynamique, accroître son estime de soi et sengager dans une aventure passionnante. En même temps, il souhaitera ne pas créer de conflits internes, ne pas mettre les élèves en danger, ne pas avoir dennuis avec les parents ou ladministration. Il poursuivra plusieurs objectifs en même temps et sera obligé de tenir compte de plusieurs contraintes à la fois, de jouer " sur plusieurs tableaux ". De même que pour ce chef détablissement, pour la plupart des acteurs se trouvant engagés dans des démarches dinnovation, la logique daction sera toujours multidimensionnelle. Ils se verront constamment obligés de faire la part des conflits dintérêt, des dilemmes organisationnels, des enjeux narcissiques, éthiques et économiques, tout en évitant de compromettre les équilibres de base.
Dans un tel contexte, il ny a pas de logique pure. Aucune action complexe nest au service dun seul objectif. Il ny a que des dominantes. Linnovation peut être une dominante, dans une logique daction, ou une composante mineure, voire une préoccupation absente. Sil existe des savoirs daction, on voit donc bien quils consistent, dans une large mesure, à concilier plusieurs dimensions, à trouver des arrangements, des compromis, en tenant compte du caractère systémique des organisations humaines.
Les savoirs dinnovation seraient alors définis comme des savoirs mis au service dune logique daction dans laquelle le souci dinnover est dominant, mais sans exclure toute autre préoccupation, par exemple : cohérence, équité, maintien du contrôle, etc. Les savoirs dinnovation sont donc des savoirs daction particulièrement difficiles à maîtriser, parce quils tentent de marier leau et le feu, de jouer avec les deux extrêmes, de préserver léquilibre du système sans renoncer à le moderniser.
En létat de la recherche, nous ignorons encore quels sont exactement les savoirs qui se trouvent à la base de laction de " diriger " ou de " gérer " telle quelle se réalise effectivement dans le contexte dun système scolaire et dun établissement tout venant. Nous savons encore moins quels sont les savoirs mobilisée par laction de " diriger dans le sens dun changement ". Bien sûr, nous disposons de descriptifs qui proviennent détudes, dobservations et de mises en commun diverses qui sont des référentiels, des classements, des profils de compétences Les premiers résultats de recherches empiriques commencent à être publiées, mais ne sont que rarement satisfaisants, dans la mesure où ces dernières empruntent leurs outils aux sciences du management et produisent, par conséquent, des profils de compétences tellement généraux quils peuvent être appliqués à nimporte quelle profession (Quirion, 1994, Hartley, 1997 et al.), ou alors, des référentiels très ciblés sur des contextes spécifiques (Schratz, 1996).
Un autre problème concerne la définition des échantillons. De qui parle-t-on, lorsquon parle de chefs détablissements innovateurs ? Entre ceux qui introduisent la participation des parents et ceux qui développent lusage des nouvelles technologies, y a-t-il une véritable communauté des compétences et de savoirs dinnovation ? Le métier de chefs détablissement diffère dun système à lautre, donc aussi les attentes et les marges daction en matière dinnovation.
Selon lhistoire du lieu, selon les rapports de pouvoir existant à lintérieur du système, selon le contexte socio-culturel et politique, les chefs détablissement percevront et exerceront leur métier de manières fort différentes. Le métier changera assez radicalement suivant le lieu dans lequel il sera exercé : dans une petite ville de province, dans une banlieue ouvrière ou dans le quartier huppé dune métropole. Face à lintellectualisme et au snobisme des enseignants des lycées de pointe, accueillant depuis des décennies les enfants de milieux aisés, le chef détablissement doit développer dautres comportements et compétences que celui travaillant dans les collèges situés dans les zones déducation prioritaire, au sein desquels tant les enseignants que les élèves côtoient jour pour jour les problèmes du chômage, de la délinquance, de la violence. Dans les deux types décoles, ils développeront des savoirs daction très différents pour gérer les conflits, pour négocier les règles de jeux, pour amener les enseignants à sinvestir dans un projet détablissement. Imaginons quon transplante un chef détablissement ayant fait amplement ses preuves dans un grand collège de la banlieue aisée vers un petit lycée de la même ville, situé dans un quartier populaire, en crise didentité depuis deux ans. Sa réussite dans ce nouveau poste nest nullement garantie : elle dépendra dans une large mesure de sa capacité de développer, en peu de temps, le langage adéquat, dadopter des attitudes acceptables (y compris vestimentaires), dobtenir les informations dont il a besoin, de doser exigence, intransigeance, compréhension et tolérance. La diversité du métier et sa dépendance à légard du contexte doivent être des prémisses de base lorsquon cherche à établir les profils de compétences des chefs détablissement, dans tous les domaines, y compris linnovation.
Dans le même contexte national, le même environnement, les façons dhabiter le métier et de concevoir ses rapports à linnovation sont fort diverses. Pour les uns, changer lécole est un moteur constant, pour dautres un aspect du rôle. Certains pratiquent le " Je suis leur chef, donc je les suis ", en se bornant à soutenir des dynamiques de changement dont ils ne sont pas les initiateurs, alors que dautres se donnent un rôle dentrepreneur, bien au-delà de leur cahier des charges et parfois des attentes de leur corps enseignants ou des parents délèves.
Une approche ethnographique des savoirs dinnovation court donc le risque dun éclatement en autant de réponses quil y a de figures différentes du métier, selon les contextes nationaux ou locaux, les trajectoires, les identités et les projets. Peut-être, sans nier cette diversité, ne faut-il pas la surestimer. Il y a certainement des savoirs locaux liés à certaines constellations des forces politiques locales, certaines configurations des groupes disciplinaires dans un collège, certaines représentations du changement dans la mémoire collective du corps enseignant, certains leaders informels capables de bloquer toute innovation sils ne sont pas associés à temps. Comme tout praticien, un chef détablissement dispose de savoirs daction extrêmement spécifiques, de même quun conducteur connaît les singularités de sa voiture ou un jardinier celle de son terrain.
À ces savoirs très particuliers, on peut opposer des savoirs daction et dinnovation plus universels, notamment ceux qui donnent la maîtrise des jeux relationnels et institutionnels dans les organisations, qui ne diffèrent pas du tout au tout dun site à un autre. Nous nous en tiendrons ici à ces compétences nodales, indispensables pour faciliter la mise en oeuvre des changements visés à léchelle soit du système éducatif, soit de létablissement, soit même dune équipe pédagogique. Nous avançons lhypothèse quil existe des savoirs dinnovation en bonne partie indépendants du champ. Ce sont à lévidence ceux qui permettent à la fois :
Sans ces doubles ressources, on ne voit pas comment on pourrait songer à muter un chef détablissement à lautre bout du pays, dans de toutes autres conditions, en espérant quil deviendra, en quelques mois, aussi efficace que dans son poste précédent.
Les savoirs daction les moins locaux se réfèrent à des classes de situations définies par des traits structuraux dans une large mesure indépendants du contexte. Pour conduire une analyse exhaustive, il faudrait au préalable se livrer à une observation des pratiques et des situations de travail des chefs détablissement, en utilisant les outils de lergonomie cognitive, de la psychologie et de la sociologie du travail. Même en se limitant aux situations avec une forte composante dinnovation, la diversité est impressionnante.
Une façon synthétique den proposer une première approche est de décrire une série de dilemmes caractéristiques des situations dinnovation. Un dilemme est une situation qui oblige à affronter une contradiction entre deux principes ou deux forces également légitimes, qui provoque donc, dans un premier temps, un sentiment dincertitude, dimpuissance, donc une paralysie de laction. Pour " sen sortir ", provisoirement et jusquà la prochaine fois, lacteur engage un travail mental qui mobilise tous ses savoirs.
Lordre scolaire est un espace de pouvoirs et de fonctions qui structurent les rapports des dirigeants aux savoirs et conditionnent la pratique du métier. Avec de Terssac (1996), nous pensons que lévolution des définitions des savoirs doit être en grande partie reliée à lévolution de la conception du fonctionnement des systèmes. Dans les années 70, la forte centration sur les savoirs allait de pair avec une conception essentiellement taylorisée des systèmes définissant les rôles et les fonctions des membres dun système à partir des finalités. Dans cette perspective centralisatrice, les cadres - comme les enseignants - étaient essentiellement perçus comme des exécutants de décision venant " den haut ", amenés à sapproprier les savoirs dans un processus de " qualification tacite ". La tradition de beaucoup de systèmes scolaires, qui nomment encore actuellement des dirigeants selon le principe du " mérite et de lexpérience ", sans mettre en place, pour ces personnes, des procédures de formation et de qualification, est un reliquat de cette époque.
Dès les années 80, la prise de conscience des limites de la centralisation et la mise en valeur de la diversité obligent les acteurs à redéfinir leurs rôles et fonctions. Tant la gestion des situations inhabituelles que la nature plus collective et plus participative du travail au sein des établissements scolaires, exigent de nouveaux " savoir-faire ". Ceux-ci sont définies et reconnues comme étant le résultat dune savante combinaison entre sens de la responsabilité, pratiques routinières acquises par apprentissage, compétence de coopération avec des collectivités et investissement personnel dans la formation continue.
Les années 90 se caractérisent par une conscience croissante de la complexité du système. Cette complexité se réalise et se renforce par lémergence de structures organisationnelles qui reposent sur la déréglementation et la décentralisation des lieux de décision et qui obligent à mettre en place des procédures de communication, de négociation et de concertation coopérative efficaces pour assurer la coordination et construction collectives des normes de fonctionnement (Veltz & Zarifian, 1993, Bonami, 1996). Cette évolution oblige lensemble des acteurs à développer des " savoir-que-faire " qui leur permettent de répondre dans lurgence aux situations peu définies, de réagir à des contextes très divers et peu structurés pour lesquelles des procédures ne sont pas prévues ou bien ne peuvent pas être appliquées sous contrôle mais doivent lêtre dans lincertitude et parfois dans le risque (Perrenoud, 1996a). Louis et Miles (1992) parlent des " coping strategies ", de stratégies qui permettent de faire face une réalité faite de problèmes. Dans ce contexte, les fonctionnements par routines ou par adaptation des règles au contexte sont peu pertinents. Au contraire, mobiliser des savoir-que-faire, cest : définir ce quil faut faire ; analyser le contexte ; évaluer la disponibilité mentale et affective des partenaires impliqués ; redéfinir des buts communs ; organiser laction au sein dun collectif. Enfin, cest opérer sur des objets symboliques tels que la relation, le conflit, le pouvoir, la règle, les résistances, le sens, les croyances, la culture, les compétences (Rossmann et al., 1988 ; Rosenholtz, 1989 ; Huberman, 1992 ; Friedberg, 1993 ; Gather Thurler, 1996a-c) ; sengager collectivement dans une perspective dorganisation apprenante (Senge, 1992 ; Fullan, 1993).
À lavenir, savoir agir voudra dire savoir tenir compte de la complexité et de lincertitude. Les systèmes scolaires ne peuvent pas être modélisés et cela dautant moins quils visent le changement. Les comportements de leurs composantes - autorités politiques, personnel dencadrement, enseignants, élèves, parents - ne peuvent être prédits avec précision, les relations causales ne peuvent être identifiées avec certitudes. Il sagit de systèmes daction, à lintérieur desquels les acteurs se trouvent pour la plupart du temps pris dans des dilemmes ou confrontés à des défis quils doivent connaître, prendre en compte et gérer sils veulent être capables de prendre les bonnes décisions. Nous allons illustrer ceci en décrivant quelques-uns des dilemmes pratiquement incontournables pour tous ceux et toutes celles qui sont appelés à diriger lécole daujourdhui.
Nous sommes quotidiennement amenés à faire des choix, quil sagisse de notre vie privée ou professionnelle. Dans la plupart des cas, ces choix sopèrent de manière automatique, ce sont devenu des routines, dont nous ne nous apercevons même plus. Ces routines sont indispensables pour pouvoir fonctionner de manière économique, pour ne pas séparpiller ou se perdre, pour pouvoir se concentrer sur lessentiel. Or, les processus du changement dans lesquels se trouvent engagés la majorité des systèmes scolaires, confrontent les divers acteurs à des dilemmes, à des choix difficiles face auxquels les routines savèrent insuffisantes (Miles, 1981, Huberman & Miles, 1984 ; Dalin 1986 ; Strittmatter 1990 ; Perrenoud, 1996a ; Maulini, 1997).
Certains dilemmes sont explicites, clairement perceptibles et peuvent être gérés de manière rationnelle ; dautres par contre sont vagues, diffus et ne peuvent être saisis quintuitivement. Dans certains cas, il est possible de définir les conditions auxquelles lun ou lautre des choix est le plus adéquat ; dans la plupart des cas, on ne peut toutefois que pointer le dilemme et négocier les conséquences les plus acceptables pour les partenaires concernés.
Fidélité versus adaptation
Comme toute organisation, lécole a pour finalité, à un moment donné, de prévoir et doptimiser les ressources disponibles. Elle se voit obligée délaborer, pour ce faire, des programmes " rationnels ", des règlements et des méthodologies communes. Linnovation entre mal dans ce cadre. Elle se développe dans les espaces non programmés et non programmables du système, repose sur lintuition et la créativité des acteurs, sur leur art de gérer des incertitudes et du désordre (Alter, 1990 ; Veltz & Zarifian, 1993), à lopposé de tout ce qui favorise la routine.
Huberman & Gather Thurler (1991) ont décrit la manière dont les organisations les plus efficaces adaptent, contextualisent et transforment les résultats de la recherche. Dans le système scolaire, cette démarche est dautant plus difficile que les enjeux sont importants, ce qui est le cas pour la majorité des innovations qui sont actuellement en cours. Lorientation vers des cycles longs, la redéfinition des objectifs dapprentissage selon des champs de compétences larges, lintroduction de méthodologies centrées sur des situations dapprentissage, lorientation vers une autonomie partielle des écoles modifient les règles de jeu et obligent lensemble des acteurs à changer de posture. Ils ne peuvent plus se considérer ou être considérés comme exécutants, doivent prendre leurs responsabilités, sengager dans une analyse et réflexion constante de leurs pratiques et se mettre en recherche active de nouvelles idées (Fullan, 1991 ; Gather Thurler, 1993 ; Wallace & McMahon, 1994 ; Perrenoud, 1996a ; 1997). Reste à savoir qui décide jusquoù il est possible dadapter une nouvelle méthode sans perdre sa substance, comment assurer les standards de qualité sans tomber dans la rigidité paralysante.
Pluralisme des pratiques versus cohérence du système
Un nombre croissant de systèmes scolaires commencent à considérer le pluralisme non seulement comme une réalité incontournable mais davantage comme une richesse. Ils sorientent notamment vers de nouveaux principes de gestion, qui accordent davantage de liberté daction aux établissements scolaires et leur délèguent la responsabilité de définir des stratégies et modes de fonctionnement qui utilisent la culture, les besoins ressentis et les ressources existantes comme moteurs de développement.
Une telle vision politique ne se borne pas à transposer au système scolaire les principes néo-libéraux de la gestion et du développement des entreprises. Elle répond également à la demande des associations professionnelles de voir mieux reconnaître les compétences et les besoins des enseignants, qui varient selon le contexte, et à la demande des autorités locales davoir davantage de prise sur lécole.
Lorientation vers le pluralisme, lacceptation de la diversité de pensée, daction et des fonctionnements renvoie cependant aussitôt à la question de savoir comment assurer la cohérence, léquité du traitement des élèves et la qualité homogène des prestations dans chacune des écoles. Il ne sagit pas dun dilemme nouveau, loin de là. Cependant, le changement de paradigme que les nouvelles politiques de gestion introduisent le renforcent, bouleversent les certitudes et obligent à trouver de nouveaux équilibres.
Gestion centralisatrice versus autogestion
Au fond se pose la question de savoir sil appartient ou non aux autorités scolaires dexercer une influence directe, de formuler des exigences et de demander des résultats, ou sil ne conviendrait pas davantage de faire appel à lexpertise professionnelle des enseignants, qui sont, après tout, directement responsables de la transmission des savoirs aux élèves. Cela amène à la question suivante : faut-il maintenir le fonctionnement hiérarchique de gestion et de contrôle hérité du passé ou sorienter vers un système centré sur la professionnalisation interactive (Gather Thurler, 1994b, 1996a, b), sur linterdépendance et sur limplication du corps enseignant ?
Diverses approches qui ont été développées, notamment dans le cadre de lassociation faîtière des enseignantes et des enseignants suisses , partent par exemple du principe quil appartient à chaque école dassumer la responsabilité de vérifier les exigences de qualité - propres ou externes - et pour introduire les régulations nécessaires. Les instances externes se limitent à déterminer les conditions-cadres et à vérifier si la procédure dautoévaluation a lieu, si lécole a développé et utilisé les procédures et instruments adéquats pour mener une autoévaluation pertinente et cohérente. Cette démarche dautoévaluation ne signifie cependant pas que les écoles concernées se livrent à une variante stérile du " jeux du contentement ". Au contraire, la procédure les amène à recourir à des évaluations externes et à rendre compte auprès dinstances externes.
Ceux qui proposent de telles démarches (Strittmatter, 1997) insistent cependant pour quelles ne soient en aucun cas imposées et appliquées " den haut " ou par des instances " externes ". À leur avis, elle doivent amener les acteurs concernés à instaurer et à construire collectivement une culture de la recherche et du développement de la qualité, dans le sens que le décrivent Hargreaves & Hopkins (1991) ou Bayne-Jardine & Holly (1994). Cela passe par une mise à plat, aussi honnête que possible, des pratiques pédagogiques, combinée avec une tentative honnête de rendre compte, de maintenir ce qui fonctionne bien et de remédier aux faiblesses. Cela passe également par une révision des pratiques dinspection et du contrôle externe, pour garantir que lénergie des acteurs concernés ne soit pas inutilement mobilisée par le théâtre habituel de linspection, par des faux-semblants, par la dissimulation des insuffisances, ainsi que par une réponse minimaliste par rapport à des exigences normatives (Strittmatter, 1997). On sait que la plupart des méthodes " dassurance de qualité " empruntés au management provoquent de tels comportements (Gather Thurler, 1997).
Cette évolution correspond, dans une large mesure, aux nouveaux principes de gestion des systèmes publics, qui cherchent à responsabiliser et impliquer les acteurs dans le processus de construction et de décision assurant la mise en oeuvre de nouvelles pratiques, à instaurer des réseaux déchange dexpertise et à déplacer le " locus of control " vers la base. Cette évolution, qui réjouit les uns et effraye les autres, oblige à redistribuer les cartes, mais exige également de nouvelles attitudes et compétences.
Exigences élevés versus réalisme
La difficulté de combiner ces deux pôles nest pas nouveau : il traverse toute lhumanité, produit des réponses qui diffèrent selon les choix philosophiques, religieux et moraux du moment. Agir et innover au sein des systèmes scolaires actuels nest pas possible sans se situer par rapport à ces deux pôles, sans faire la part entre les exigences de linstitution et les possibilités et disponibilités des personnes qui en font partie.
Une des ambitions dactuelles qui vise à instaurer de nouvelles structures et pratiques pour assurer lindividualisation des parcours de formation des élèves sinscrit dans cette problématique : comment prendre en compte leur rythme de développement tout en les amenant à investir le travail scolaire ? Comment combiner une pédagogie centrée sur les besoins des élèves et la nécessité de construire des savoirs de haut niveau ? Comment mettre en place un climat agréable et tenir compte des échéances ? Comment combiner exigence, attentes élevées et compréhension, tolérance et sérénité ? Les recherches sur les écoles innovatrices montrent que le maintien de standards élevés favorise le développement et lapprentissage organisationnels, amène les divers acteurs à " grandir ", à élargir leurs compétences professionnelles, de manière souvent spectaculaire. Ces recherches montrent également que ce type de démarche requiert un énorme investissement, que le " burn-out " guette rapidement, que la mise en place des nouveaux fonctionnements est souvent douloureux, du moins dans la phase initiale (Fondation Johann Jacobs, 1996). Dans les cas les moins réussis, les " rescapés " - déprimés et assagis, mais néanmoins décidés à " sauver les meubles " -, se voient souvent conduits à redimensionner leurs objectifs trop ambitieux et à se contenter de développer quelques aspects moins ambitieux mais réalisables.
Faut-il dès lors renoncer à viser des objectifs à long terme, exigeants, et englobant la totalité des paramètres ? Pour éviter le stress et déventuels échecs, ne vaudrait-il pas mieux inviter les écoles à se contenter de changements à plus petite échelle, pour être sûres de réussir, de produire des effets certes plus modestes, mais prévisibles ? Lexpérience montre cependant que les projets dinnovation qui insistent sur le " small is beautiful " et qui préfèrent se centrer sur quelques aspects mineurs, sur une mise en oeuvre très " soft ", ne sont ni plus réalistes, ni plus facilement réalisables : tôt ou tard, tant les autorités que les écoles se voient obligées daffronter laspect systémique du changement, dadmettre, par exemple, quil nest pas possible de toucher à lévaluation des élèves sans admettre quil faut également revoir la didactique, redéfinir le curriculum, mettre en question les relations au sein de léquipe et avec les parents (Perrenoud, 1993b).
Ouverture versus fermeture
Face à la mobilisation générale, face au mot dordre du changement, les équipes ont de la peine à trouver un rythme de croisière. Faut-il se centrer sur le projet qui été développé à un certain moment, sen tenir aux priorités, procéder dune manière très systématique sans regarder à droite ou à gauche, ou alors faut-il souvrir aux multiples suggestions venant de partout ? Comment maintenir le cap tout en utilisant les bons vents ? Plutôt que persister dans une voie laborieuse, naurait-on pas intérêt à importer quelques bonnes idées dailleurs, quitte à abandonner la ligne quon sétait fixée ?
Les équipes pédagogiques qui sengagent dans linnovation se trouvent très rapidement confrontés à ces questions-là. Entre la tentation de lactivisme moderniste, permettant de grappiller dans tous sujets à la mode et lexigence de développer une plate-forme stable, de se référer à une méthode basée sur la réflexion et lapprofondissement, elles hésitent, perdent leurs marques, sengagent soit dans le " zapping ", soit dans des palabres interminables (Gather Thurler, 1996d).
Il est évident quun projet détablissement qui dure trois, quatre ans, ne peut pas faire abstraction des nouvelles théories, ni de lévolution souvent rapide du contexte socio-culturel qui obligent à des ajustements constants. Faut-il cependant maintenir des priorités de départ, respecter les délais, ou bien réclamer le droit dun " arrêt dagir " (Pelletier, 1995b) pour faire le bilan ? Jusquoù une équipe a-t-elle le droit résister aux injonctions des autorités pour mener à bien son projet, comment déterminer un dénominateur commun qui soit suffisamment stimulant pour assurer linvestissement et lévolution de tous, comment intégrer les nouvelles données dans une démarche en cours ? À nouveau, les acteurs sociaux se trouvent confrontés à un champ de dilemmes qui ne peuvent être résolus de manière ponctuelle, qui obligent à des choix plus globaux et font appel tant à des connaissances théoriques quà des compétences de concertation et de négociation qui, souvent, font défaut.
Réinventer la roue versus appel à laide
Cest un dilemme très proche du précédent. Il sagit de la question de savoir jusquoù compter sur les ressources et les compétences internes, jusquoù et jusquà quand se donner le droit de tâtonner, de se tromper, de recommencer à zéro, de développer de nouveaux outils. Et il sagit dêtre conscient depuis quel moment il vaudrait mieux faire appel à laide externe, aller voir ailleurs, cueillir des informations et mener des analyses approfondies avant de prendre une décision importante.
Cest un dilemme qui dépasse le souci de léconomie du fonctionnement. Il invite avant tout à poser le problème de la curiosité intellectuelle et de limage de soi qui caractérisent tel ou tel groupe dacteurs. Il amène également à sinterroger sur les rapports difficiles existant entre les théories et les pratiques, entre la recherche et le terrain, entre formateurs et demandeurs de formation, entre la hiérarchie et la base, voire même entre pairs. Il oblige à approfondir le problème des rapports de pouvoir entre ceux " qui savent " et ceux " qui ne savent pas ", croient ne pas savoir ou ne sont pas censés savoir. Il reste à analyser dans quelle mesures les nouvelles conceptions du métier denseignant et de la gestion par établissements contribueront à modifier cette dynamique.
Mobilité de carrière versus fidélité au poste
Huberman et Miles (1984) présentent ce dernier dilemme comme un des plus pénibles et des plus pervers. Souvent, les initiateurs de projets les plus engagés sont également ceux qui ont le plus envie de " bouger " : ils ne se voient pas rester vissés à leur salle de classe à tout jamais. En même temps, la coopération au sein dun projet amène à nouer des contacts avec dautres instances (les autorités, luniversité, les autres écoles), à sengager dans des activités de recherche, décriture, syndicales qui élargissent lhorizon et qui modifient lidentité professionnelle, à découvrir des réalités professionnelles que lon ne se serait jamais imaginées en restant dans sa salle de classe. Les projets dinnovation ne développent pas seulement des compétences et des projets de vie nouveaux, ils influencent aussi la mobilité professionnelle. Les enseignants les plus engagés ont soudainement envie de quitter leur salle de classe pour faire de la recherche, se font recruter par dautres institutions auprès desquelles ils se sont fait connaître, déposent leur candidature pour des postes de cadres.
Ces départs risquent cependant daffaiblir les écoles dont le projet de changement a été essentiellement conçu et " porté " par lambition et la compétence dune seule personne, et dans lesquelles la relève na pas été assurée. Les écoles qui ont développé une bonne culture du projet et de la coopération professionnelle parviennent à mettre en place une organisation du travail centrée sur le leadership coopératif (Gather Thurler, 1994), à même de reconnaître les compétences des uns et des autres et à préparer la relève.
Les dilemmes que nous venons de décrire très rapidement, renforcent sans doute limpression que le changement est complexe. Les connaître permet avant tout dy travailler, de développer des procédures qui permettent aux divers acteurs - indépendamment du niveau du système auxquels ils travaillent - doeuvrer pour les résoudre.
Il reste à préciser la notion même de savoirs daction, avant den proposer un premier inventaire.
Si on les définit comme des savoirs, autrement dit comme des représentations du réel, ils ne consistent pas en habilités tactiques, en savoir-faire relationnels ou institutionnels, mais en théories des organisations, du changement, de laction et de ses effets. Théorie ne signifie pas ici " théorie fondée sur une méthode scientifique ". Une théorie, au sens commun, est un " ensemble didées, de concepts abstraits, plus ou moins organisés, appliqués à un domaine particulier " (Petit Robert). Une théorie permet de prendre de la distance, rend la réalité intelligible et donc, dans une certaine mesure, prévisible. Elle permet, dans le meilleur des cas, dagir " en connaissance de cause ", cest-à-dire en imaginant les effets possibles de telle ou telle action. Il ny a pas de stratégie sans théorie, mais aucune théorie ne dicte une stratégie unique et dont lefficacité serait garantie. Une théorie permet :
Par le fait même quils portent sur un système, les savoirs dinnovation ne sauraient être découpés en domaines autonomes. On peut en revanche en donner des exemples. On se demandera ensuite doù ils viennent, comment ils se construisent, dans quelle mesure ils sancrent dans une expérience personnelle ou sont au contraire partagés, quelle est la part des sciences humaines et sociales. Et pour terminer, on posera la question des dispositifs les plus adéquats pour faciliter lacquisition des savoirs dinnovation par les acteurs concernés.
Les exemples qui suivent népuisent pas les savoirs dinnovation. Ils illustrent quelques-unes des choses que les acteurs concernés font de façon relativement consciente et délibérée, même sils ne formulent pas explicitement leur théorie. Certains diront que quelques-uns de ces exemples ressemblent davantage à une forme de sagesse, à un art de vivre, à un état desprit quà un savoir pur, mais nest-ce pas le problème intrinsèque des savoirs dexpérience qui se muent en savoirs daction ?
Savoir laisser du temps au temps tout en assurant la progression
Tout changement effectif prend du temps. Les changements même modestes peuvent prendre trois à cinq ans, par conséquent les changements qui visent une restructuration complexe sur le plan organisationnel peuvent prendre bien plus de temps. Accepter cette réalité est particulièrement difficile pour tous ceux qui sont pris dans le feu de laction et entraînés dans une forme ou lautre dactivisme, dans lobligation de produire des effets. La forte identification avec le projet ou avec la cause, la motivation personnelle de voir rapidement changer les choses, limpression dêtre tout près du but, peuvent amener à vouloir accélérer le rythme, à bousculer ceux qui vont plus (trop) lentement, à ne pas comprendre les hésitations, à sénerver face à la lenteur avec laquelle les choses se discutent, se décident et se mettent en route. Or, il convient au contraire doser laisser du temps au temps, de ne pas brûler les étapes, daccepter que la négociation et ensuite la réalisation dun projet passent par des hauts et des bas, quil nest guère utile de faire le travail à la place des autres. Dans certains cas, il peut être bénéfique dalterner phases dactivité intense et périodes de ralentissement selon les besoins des uns et des autres, en anticipant tant lennui et la routine que le burn-out.
En même temps, il importe dassurer la progression en repérant la " zone de proche développement " des acteurs concernés, en leur offrant laide et laccompagnement nécessaires lorsquils ils ne savent pas avancer seuls, en définissant des objectifs de développement réalistes, en permettant lévolution des uns et des autre : le " burn-out " résulte de limpression de tourner en rond, de ne pas avancer, autant que de la surcharge.
Savoir ménager de la place à tous les acteurs
Tout processus de changement oblige à faire linventaire des compétences existantes et à passer à la redistribution des rôles et des fonctions selon les objectifs visés. Les enseignants seront dautant plus prêts à sengager quils pensent pouvoir en retirer des bénéfices : en termes de reconnaissance, de gain de pouvoir, ou délargissement de leurs compétences. Il est donc important que chacun puisse trouver sa place dans le système et avoir le sentiment de contribuer à son évolution.
Savoir développer une organisation du travail qui tienne compte tant des compétences que du potentiel de développement de chacun des acteurs, savoir intervenir en temps opportun pour valoriser telle personne, pour aménager ou créer un rôle spécifique pour telle autre, pour empêcher que ce soient toujours les mêmes qui simposent ou qui se soumettent dans les processus de décision nest pas donné à tout le monde, demande beaucoup de doigté, de discrétion et dauthenticité.
Savoir vivre avec des contradictions et du désordre
Selon la taille de létablissement, il est réaliste de penser que les divers sous-groupes, unités, modules, filières, sections etc. adopteront des stratégies diverses. Ces différences sobservent par exemple au sein dune école primaire, entre les enseignantes de lécole maternelle et celles des plus grands degrés, aussi bien quentre les écoles ; elles sont inévitables dans des établissements secondaires, où les groupes de discipline présentent des identités bien distinctes et une certaine fermeture, si bien quil faut dialoguer séparément avec chacun deux.
La reconnaissance de la diversité des approches, lacceptation que les dilemmes, les contradictions et les paradoxes existent et sont inévitables, quune part de désordre participe de tout processus du changement, font partie des étapes dune démarche personnelle indispensable pour tous ceux qui dirigent un processus dinnovation. Il ny a guère de place ici pour les personnalité obsessionnelles, perfectionnistes, dogmatiques ou rigides : elles ne supporteront guère dassumer la responsabilité de processus qui ne se déroulent quexceptionnellement de manière linéaire et prévisible, mais qui, au contraire, invitent à une grande flexibilité.
Savoir changer de route sans perdre son cap
" Tenir le cap en utilisant les vents contraires " : ce leitmotiv du projet dinnovation scolaire de la province de Durham (Ontario, Canada anglophone), exprime lun des savoirs dinnovation les plus cruciaux.
Les évaluations de programmes de recherche et de projets dinnovation efficaces ont montré limportance de concevoir des stratégies à la fois claires et flexibles, qui permettent une adaptation optimale aux fluctuations tant des besoins des acteurs du terrain que des conjonctures sociopolitiques et économiques. Il est par ailleurs connu quà force dêtre constamment sollicités, poussés à innover, à sinvestir pleinement dans le changement, à " surfer sur les points de rupture ", les enseignants risquent de sessouffler.
Tout en soulignant limportance centrale dune planification de la mise en place du changement, Louis & Miles (1992) observent quà cause des pressions externes ou des désaccords internes quant aux priorités, aucun plan ne reste longtemps valable sans mise à jour. Dans les écoles étudiées par ces auteurs, la planification était en constante évolution, présentait beaucoup de " zigzags " pour tenir compte des événements inattendus qui obstruaient le chemin. Des idées semblables ont été avancées dans le domaine de lentreprise, par exemple en encourageant lattitude du " learning by doing ". Une planification de linnovation scolaire ne peut être quévolutive et globale. Une planification détaillée ne peut jamais couvrir plus dune année, alors que les priorités à plus long terme ne peuvent être quesquissées, afin de produire quelques indicateurs pour assurer les moyens matériels et les ressources personnelles. Au fond, il est important que le personnel dencadrement sinitie à quelques-uns des enseignements de la philosophie taoïste (Heider, 1985). Lun deux invite à ne pas nager contre le courant mais à lutiliser pour atteindre son but.
Savoir penser en termes dinteraction et de construction
Argyris & Schön (1978) décrivent des organisations " incapables dapprendre ce que tout le monde sait ", parce quelles ne possèdent ni les outils, ni lexpertise pour valoriser lexpérience des individus qui en font partie. Elles ne possèdent ni lintelligence collective, ni le savoir-faire pour mettre en synergie leurs forces et pour faire en sorte que le tout devienne plus important que les parties. Elles fonctionnent selon cette histoire racontée par Covey (1989) :
Un homme scie un arbre le long dune route. Au passant qui lui demande si ça avance, lhomme répond quil est en train de scier depuis des heures et quil commence non seulement à sentir la fatigue, mais à se trouver de moins en moins efficace. À la question sil a bien pensé à aiguiser la lame en cours de route, cet homme répond : " Non, je suis trop occupé à scier ".
Les parallèles possibles au sein du monde scolaire ne manquent pas, des enseignants trop centrés sur leur enseignement pour réfléchir à la manière dont apprennent leurs élèves aux chefs détablissement trop absorbés par la gestion du statu quo pour penser le changement. Les uns et les autres sont trop obnubilés par la tâche pour partager leurs connaissances, pour interagir et pour construire de nouvelles représentations.
Pour amener un corps enseignant à adhérer à un projet commun, pour inciter les professionnels à sengager encore plus activement dans la lutte contre léchec scolaire, pour instaurer une organisation du travail à même de mettre les meilleures compétences au service de la réussite de tous les élèves, il est nécessaire de comprendre et éventuellement de transformer la culture organisationnelle, didentifier, de verbaliser et de mettre en question ses facettes immuables, de lever des tabous. Cela passe par une valorisation de linteraction et de la communication, par lélaboration dun langage commun qui permet de décrire et dexpliciter les principes éthiques et pédagogiques, les significations implicites et les représentations liées aux objectifs - souvent cachés - qui régissant les stratégies et les pratiques des uns et des autres.
Savoir agir sur les représentations et la définition de la réalité
MacBeath (1997) montre que dans certains établissements scolaires écossais, jusquà 70 % des enseignants expriment leur désaccord par rapport à laffirmation que tous les élèves peuvent réussir. Lécole écossaise nest pas la seule à véhiculer de pareilles représentations. Aucune politique volontariste et incitative de lutte contre léchec scolaire ne pourra compenser lénergie que les enseignants mobilisent quotidiennement - et en grande partie inconsciemment - pour confirmer que leur théorie subjective est la bonne. Pour agir sur ce genre de représentations, qui sont dautant plus tenaces quelles sont fortement enracinées, il ne suffit pas daffirmer une autre vision. Il faut amener les divers acteurs concernés - en priorité léquipe pédagogique, mais également les parents ou dautres membres de la communauté éducative - à construire progressivement dautres représentations. Il faut instaurer une dynamique de réflexion qui amène les uns et les autres à réviser leurs croyances et à renforcer la foi dans leur capacité de " faire la différence ", dexercer une emprise sur la réalité (Hargreaves, 1994) dêtre assez solides pour vaincre léchec scolaire.
Il sagit aussi damener les enseignants à prendre conscience quils sont à même dexercer un certain pouvoir sur le processus de changement, dans le sens du terme anglais " empowerment ". Il importe quils saisissent que ni les structures, ni les fonctionnements, ni les règlements (y compris lévaluation chiffrée, lorganisation par les degrés, etc.) ne sont intangibles et quils sont par conséquent largement négociables (Gather Thurler, 1994a). En se constituant en tant quacteur collectif - au sein dun établissement, dun groupe de travail interdisciplinaire ou dun réseau - ils peuvent défendre leur identité, leurs intérêts et leurs projets à lintérieur dun système plus vaste, en donnant un sens concerté et négocié à leurs entreprises et en faisant valoir les résultats obtenus auprès des élèves.
Savoir construire du sens par le geste et la parole
Trois hypothèses complémentaires permettent de définir lapprentissage comme un processus social : a. on apprend en faisant ; b. lapprentissage est un processus qui contribue à construire lidentité individuelle au sein dune organisation, voire dune communauté et c. on napprend pas tout seul (CRESAS, 1987), linformation, les nouveaux savoirs ne prennent sens quau sein dun contexte socialement construit (Berger & Luckmann, 1969 ; Fullan, 1991, Gather Thurler, 1993).
Selon Hargreaves & Hopkins (1991) et Louis (1992), une grande partie des enseignants - y compris les équipes pédagogiques - continuent pourtant à consommer et à absorber la formation et linformation à hautes doses, sans être capables de transférer les nouvelles connaissances acquises dans leurs pratiques. Brown & McIntyre (1993) soulignent limportance de partir des pratiques des enseignants et de la manière de laquelle ils organisent leur enseignement, perçoivent leurs élèves et des buts quils se donnent pour identifier et préparer le terrain permettant dintroduire de nouveaux concepts. Gray and Wilcox (1995) soulignent que " les efforts damélioration des pratiques qui évitent la question de savoir comment les enseignants les perçoivent, sont voués à léchec ".
Au sein de ce processus, un rôle crucial revient à celui ou à celle qui aide léquipe à construire - et si nécessaire, à reconstruire - le sens par le geste et la parole. Louis, Kruse et al. (1995) soulignent limportance dun leadership fort, qui sache " déverrouiller les portes " , qui pousse les enseignants à réviser les idéologies sous-jacentes et à déterminer jusquoù les nouvelles idées et approches pédagogiques sont admissibles, font sens, exigent une éventuelle adaptation au contexte pour devenir accessibles, praticables et utiles.
Savoir conclure des alliances tactiques
Tout processus dinnovation implique une modification des rapports de force, une redéfinition des règles de jeu, la renégociation des priorités et la redistribution des cartes entre les partenaires. Pour que ceux-ci soient daccord de sengager, dinvestir les efforts nécessaires, de ne pas mettre de bâtons dans les roues, de faire preuve de confiance et de patience, dassumer les moments difficiles avec humour, le personnel dencadrement doit savoir conclure des alliances tactiques.
Une alliance tactique peut, par exemple, consister à convaincre tel enseignant - compétent, mais sceptique - daccepter telle responsabilité et de lui assurer une formation ou un suivi particulier. Elle peut aussi consister à amener une association de parents à adopter une attitude plus ouverte face aux nouvelles pratiques denseignement quune équipe denseignants cherche à instaurer. En contrepartie, on offre aux parents des séances régulières durant lesquelles ils sont informés et peuvent faire part de leurs observations et de leurs interrogations. Dans un autre cas encore, une école obtient le droit de pouvoir modifier les modalités dévaluation, mais elle sengage à répondre à un certain nombre de critères de qualité et à rendre très régulièrement compte de ses expériences. Enfin, on peut également simaginer des alliances qui réunissent une équipe denseignants avec une équipe de chercheurs, dans une démarche de recherche-action. Dans ce cas de figure, il est important de définir clairement les rôles et les tâches de chacun, pour éviter des confusions et des tensions inutiles.
Mener les négociations avec les divers partenaires nest pas facile et exige de la part des cadres beaucoup de doigté et une très bonne connaissance de la réalité des partenaires concernés, afin déviter que lun ou lautre perde la face et rompe le contrat.
Savoir faire la part du feu et passer des compromis
La nouvelle doctrine en matière dadministration publique et scolaire amène à accorder davantage dautonomie à la base et à remplacer les modalités de contrôle du passé par des procédures dévaluation qui font appel à la responsabilité des acteurs, aux divers niveaux du système. Invités à mettre en question et à améliorer leurs pratiques, les enseignants réclament, pour leur part, davantage de pouvoir de décision et daction, notamment dans des domaines qui, jusqualors, était soumis aux réglementations les plus strictes (évaluation, programmes, horaires, progression dans le cursus). Même si elle favorise lappropriation du changement par la base, cette évolution ne va pas de soi. À tous les niveaux du système, les divers groupes dacteurs rencontrent de grandes difficultés à faire converger sans heurts les opinions, convictions et priorités nécessairement différentes des uns et des autres.
Prenons comme exemple un établissement dans lequel la majorité des enseignants ont proposé de prendre dorénavant toute décision didactique de manière collective. Alors quune large partie des enseignants accepteront que certaines décisions administratives soient prises collectivement, ils résisteront farouchement à tout ce qui pourrait entraver leur autonomie au sein de leur classe. Ils interpréteront de telles propositions, alors même quelles émanent de leurs collègues, comme dinadmissibles ingérences dans leur sphère professionnelle. Il existe, dans tous les établissements, mais également à tous les niveaux du système, des " zones dindifférence " par rapport auxquelles les divers groupes dacteurs admettront rapidement leur incompétence, seront heureux de pouvoir déléguer des responsabilité à autrui, sans se sentir dépossédés, ni menacés dêtre accusés de manquer de professionnalisme. Il existe, par contre, des " zones hypersensibles " qui déclenchent dautant plus facilement des conflits dopinions quelles touchent aux aspects les plus refoulés et inavouables du système et des pratiques.
À ces moments, le chef détablissement doit savoir désamorcer le débat avant quil ne devienne passionnel, faciliter le recours à la métacommunication, en invitant les partenaires à prendre de la distance, à réfléchir sur les enjeux des uns et des autres, de sorte à éviter que les tabous et les tensions sinstaurent définitivement. Il importe daider les partenaires concernés à distinguer les véritables divergences des stériles jeux de pouvoir, dinstaurer une culture de la confrontation des idées et des procédures adéquates pour négocier des compromis satisfaisants pour lensemble des partenaires.
Savoir conjuguer transparence et double discours
Lévolution vers le partenariat et la coopération entre groupes dacteurs, entre les autorités et les établissements, voire au sein des équipes pédagogiques, exige que les diverses parties concernées jouent cartes sur table, saccordent le droit de connaître, dinterroger, de critiquer, de modifier et, le cas échéant, de rejeter les mobiles et les enjeux, les priorités et stratégies daction des uns et des autres. Du côté des chefs détablissement, le souci de transparence, primordial, doit cependant céder le pas à un autre souci, consistant à défendre les intérêts institutionnels, à ne pas dénoncer ni désarticuler le système.
Les véritables processus du changement affectent lensemble du système en profondeur, modifient les rapports de force et amènent à une redéfinition des rôles et des fonctions des acteurs. Il appartient aux cadres de trouver lheureuse combinaison entre plusieurs rôles : contribuer à lévolution de lensemble tout en respectant lopinion des sous-groupes ; encourager les enseignants à définir des priorités au lieu de courir tous les lièvres à la fois ; jouer aux " censeurs " en retenant certaines informations qui risqueraient de faire éclater des groupes déjà fragilisés. Enfin, une facette importante de leur rôle consiste à savoir naviguer entre une série décueils - parfois en eaux troubles -, sans se perdre, ni perdre leur identité. Il importe par exemple que les chefs détablissement sachent adopter une position critique, pour justifier le changement, tout en manifestant leur loyauté à légard du système quils sont censés servir ; quils instaurent une grande transparence tout en conservant certains secrets et en assurant la primauté de linformation aux autorités ; quils renforcent la responsabilisation des acteurs sans leur accorder laccès à certains dossiers cruciaux
Savoir encourager à la coopération et à la négociation
Si les pouvoirs dinfluence se modifient, si la bureaucratie éclate - ce vers quoi nous tendons, selon Crozier (1995) - la seule solution consiste à instaurer une véritable culture de coopération entre les partenaires concernés. Cela nest concevable quà la condition dy travailler de manière réaliste et déviter que la coopération ne devienne un paravent, servant à masquer de vieilles pratiques (Gather Thurler, 1996 a, b). Le pire serait dordonner la coopération, par un classique " diktat managérial " (Boutinet, 1995 ; Gather Thurler, 1996a), ou de la banaliser, en la réduisant à quelques pratiques conviviales (Hargreaves, 1995 ; Gather Thurler, 1994). Le problème consiste à faire émerger et à valoriser la contribution et les compétences de tous, de mieux mettre en synergie les apports des uns et des autres.
Les différences quon observe, entre les écoles, en termes dengagement et de prise de responsabilité, peuvent être attribuées aux problèmes de pouvoir au sein des établissements (Gather Thurler, 1994b ; Garant, 1996), à labsence dune planification négociée et flexible, au manque de compétences, et, dans beaucoup de cas, à une méfiance mutuelle entre enseignants et personnel dencadrement, qui empêche de clarifier les règles de jeu et de définir tant la liberté daction que les responsabilités respectives (Liket, 1993). Encourager chacun à la coopération, à la communication et à la négociation, cest par conséquent sattaquer en priorité à ces problèmes.
Savoir déléguer, faire confiance, trouver des relais
La décentralisation de la prise de décision au sein du système scolaire nest pas toujours évidente, surtout lorsque les chefs détablissement ont été habitués à prendre des décisions sans consulter personne et lorsque les enseignants attendent deux quils se comportent ainsi. En outre, ce sont eux qui doivent en fin du compte répondre auprès des autorités politiques. Par ailleurs, de nombreuses recherches confirment lidée que les enseignants ne sengagent dans le changement quà la condition de sen sentir " propriétaires ", de sidentifier avec le mouvement. Divers auteurs (Rosenholtz, 1989a, b ; Huberman 1990 ; Fullan, 1993 ; Mc Laughlin, 1994) ont montré que loptimisme, lespoir et lengagement des enseignants sont associés aux caractéristiques dun lieu de travail qui leur donne limpression dêtre professionnellement investis de pouvoir .
Le personnel dencadrement doit être par conséquent disposé à multiplier et à " étendre les rôles de leadership " (Louis & Miles, 1990) , à abandonner ou partager une part de son pouvoir, à faire confiance, à repérer et à former des relais. Une telle démarche naboutira quà plusieurs conditions. Premièrement, il faut signifier clairement aux enseignants quils sont capables dassumer une plus grande part de responsabilité. Ensuite, il faut modifier les rapports de force, en définissant mieux les champs de compétences, les marges dautonomie et les exigences. Enfin, il faut développer le " leadership coopératif " (Gather Thurler, 1993b ; 1994b), en le reliant clairement à la professionnalisation et à la gestion de carrière.
Savoir mettre en place des dispositifs porteurs dinnovation
Alors quil est relativement facile de motiver quelques écoles à sengager dans un processus planifié, il est bien plus difficile détendre le mouvement à un grand nombre, voire à leur totalité. À ce niveau du changement planifié, il est primordial daccepter quil nexiste pas de recette unique et que les écoles se mettent en route de manières très diverses : soit elles prennent linitiative en " ouvrant les portes depuis lintérieur ", en sengageant dans un projet construit à partir dune préoccupation interne, soit elles réagissent à une injonction venant des autorités, qui parvient à " ouvrir les portes depuis lextérieur " (Joyce, 1991 ). Dans les deux cas, il revient au personnel dencadrement la responsabilité dassurer que les activités menées au sein des écoles soient vraiment porteuses dinnovation et de mettre en place les dispositifs et réseaux (Demailly, 1996) qui permettent léchange et lanalyse des pratiques, la concertation, la mise en commun, le recensement des hypothèses, la comparaison et lévaluation des stratégies alternatives et, enfin, linitiation aux principes de la recherche-action.
Savoir anticiper et reconnaître les seuils évolutifs
Dans leurs études sur les écoles " historiquement inefficientes " et les écoles " bloquées ", Reynolds et al. (1993) montrent lincapacité de ce type décoles à développer, sans aide externe, un plan daction réaliste et efficace. Plusieurs études (par exemple Kelchterman, 1995) montrent également quau bout de peu de temps, le " burn-out " guette beaucoup déquipes pourtant initialement impliquées dans le changement. Doù limportance dintroduire au moment propice des ruptures et dinciter les acteurs concernés à faire le bilan, à " célébrer " le chemin parcouru, à recharger les batteries en prévision de la prochaine étape, à mieux repérer leurs forces et faiblesses, à identifier les problèmes qui restent à résoudre, les obstacles et les leviers, enfin, à ajuster la planification en introduisant les régulations nécessaires (redéfinition de objectifs et des indicateurs de réussite, définition des priorités de formation continue, etc.).
Pour savoir anticiper et reconnaître les seuils évolutifs, il faut, en amont, définir des objectifs et des indicateurs de réussite. Cela demande une certaine compétence méthodologique (savoir extraire du projet souvent très diffus les objectifs, déterminer des indicateurs réalistes et développer les instruments dobservation adéquats) et, en outre, un questionnement constant quant à la faisabilité de la démarche. Il ne sert à rien de développer des outils tellement sophistiqués (questionnaires, grilles dobservation, etc.) que léquipe pédagogique se trouve conduite à investir tout son temps dans leur élaboration et leur utilisation. Il est nécessaire délaborer des objectifs et des instruments dobservations conçues " sur mesure ", pour faire justice aux particularités du projet et du contexte. Par contre, les écoles peuvent partir de suggestions de procédures et dexemples dinstruments et de méthodes quelles adapteront selon leurs besoins (Hadji, 1992 ; Eikenbusch, 1996 ; Strittmatter, 1997, et al.).
Savoir transformer la façon de demander et de rendre des comptes
La plupart des systèmes scolaires sont à la recherche de modèles de gestion qui visent un double objectif : déléguer davantage dautonomie et de responsabilité (Liket, 1993) aux acteurs du terrain et développer des modalités de suivi et dévaluation qui permettent de concilier la diversité des pratiques avec léquité et la cohérence dans le traitement des élèves. Nous avons déjà évoqué précédemment les dilemmes organisationnels auxquels ces objectifs confrontent les acteurs à tous les niveaux. Il importe par conséquent que le personnel dencadrement ait pu se donner les moyens - conceptuels et méthodologiques - dimplanter une véritable culture de lévaluation dans les écoles, de nouvelles façons de demander et de rendre des comptes.
Le résultat de lexercice auquel nous venons de nous livrer propose une première amorce dun référentiel de savoirs dinnovation dont la mobilisation aide les acteurs concernés à favoriser le changement dans des contextes divers. Les savoirs dinnovation ne commandent nullement des démarches stéréotypées. Ils permettent de comprendre la manière dont les acteurs pensent et interagissent et de linfléchir, en tenant compte des caractéristiques particulières du contexte et des situations de travail auxquelles ils se trouvent confrontés. Ce qui compte, cest la plasticité et ladaptabilité des stratégies. Les savoirs dinnovation sont donc des savoirs tactiques et stratégiques beaucoup plus que des savoirs procéduraux dûment codifiés.
Tout référentiel proposé est, en létat de la recherche et de lanalyse des pratiques, nécessairement incomplet. Certains savoirs dinnovation, construits au gré dune expérience individuelle ou collective, sont très mal connus, et parfois difficilement explicitables et communicables. Le raffinement des solutions et des tactiques que les chefs détablissement innovateurs sont capables de mettre en oeuvre dans laction, le réseau de conseils et davis quils savent aller rechercher et mobiliser si cela est nécessaire, sont particulièrement mal connus. Ni les théoriciens, ni les principaux acteurs concernés ne savent encore rendre compte de lensemble des savoirs daction et dinnovation qui ont été élaborés au cours dune longue expérience. Divers auteurs reconnaissent cette problématique, sans pourtant renoncer à établir de tels référentiels (Staessens, 1991 ; Pelletier, 1996 ; Garant, 1996 ; etc.).
Les savoirs, mêmes privés, expérientiels, intuitifs, népuisent pas les compétences. Les référentiels les plus sophistiqués ne disent rien des schèmes de perception, dévaluation, de jugement, bref, de pensée (Vergnaud, 1996) qui mobilisent les savoirs dinnovation pour faire face à des situations singulières. Dautant plus que les acteurs eux-mêmes, dune manière générale, sont peu conscients des opérations et des raisonnements implicites sur lesquels reposent leurs actions (Vermersch, 1994 ; Obin, 1996). Il sagit en effet de processus qui ne sont pas réductibles à des démarches purement rationnelles et réfléchies.
Innover, cest savoir mobiliser des savoirs daction et spécifiquement des savoirs dinnovation au bon moment, à bon escient, en les connectant judicieusement à une situation, en faisant des liens, en retrouvant en mémoire, par analogie, des savoirs pertinents pour comprendre ce qui se passe ou guider la décision. La compétence nest pas une technique ou un savoir de plus, cest une capacité de mobiliser un ensemble de ressources - savoirs, savoir-faire, méthodes, outils, attitudes - pour faire face efficacement à des situations complexes et inédites (Le Boterf, 1994, 1997 ; Perrenoud, 1996 a). Il ne suffit donc pas denrichir la palette des ressources pour que les compétences ses trouvent immédiatement accrues, car leur développement passe par lintégration, la mise en synergie de ces ressources en situation. Alors quil est relativement facile dapporter du neuf - idées, technologies, outils - il est beaucoup plus difficile de lintégrer de manière harmonieuse et efficace à une gestion et un système de fonctionnement. Cela suppose avant tout daccorder la part qui leur revient à lexpérience personnelle et à lintuition, à la construction individuelle et collective, à la culture nationale et administrative et, enfin, aux sciences humaines et sociales.
La part de lexpérience personnelle, de lintuition
La réalité scolaire représente un réservoir incroyable doccasions dinnover, davancer, mais également de régresser, stagner et sencapsuler dans le non changement. À partir de ces occasions, chacun et chacune compose et dispose selon ses priorités, mais également selon sa structure de personnalité, lhabitus construit dans son passé, limage apprise du rôle de leader.
Ayant gravi les échelons hiérarchiques pour parvenir à leur position actuelle, les chefs détablissement savent fondent leur expérience et leur intuition sur un ensemble de vécus : leur propre passé délève, denseignant ; leurs conflits didentité, de loyauté et de solidarité dus à leur position intermédiaire entre les autorités scolaires et la base ; lexpérience acquise en matière des enjeux et pratiques du pouvoir, face aux complexités du système.
Leur rôle consistant avant tout à accompagner le processus délaboration dun projet, à faciliter sa mise en oeuvre, voire à évaluer ses effets, leur expérience personnelle et leur intuition leur permettront de " trouver le ton juste ", dencourager les acteurs concernés à prendre les bonnes décisions au bon moment, de les mettre en garde face à lactivisme lorsque cest nécessaire, de pousser à lavancement lorsque la stagnation menace. Face aux innombrables contradictions, dilemmes et paradoxes que doit affronter les cadres lors des processus dinnovation, les savoirs dinnovation que nous venons dévoquer comportent toujours une bonne part dexpérience et dintuition, ne serait-ce que dans la mesure où ils permettent de ne pas perdre sa sérénité face au stress et à la pression dautrui. Mais tant lexpérience que lintuition méritent dêtre complétées par une démarche plus méthodique qui permet de situer le vécu, de mettre en question ses propres routines, de garder la distance nécessaire pour prendre de bonnes décisions, de ne pas instaurer des comportements " en miroir ", de se garder des engouements faciles, de résister mécanismes de défense peu mobilisateurs.
La part de la construction individuelle et collective
Dans leur ouvrage intitulé " Leaders " (1985), Bennis & Nanus mettent en garde contre lorientation linéaire selon laquelle la majorité des formations au management traitent les compétences de gestion et dinnovation. Elles partant de lhypothèse fausse que les finalités sont claires, voire déterminables davance, que les alternatives sont connues, que lévolution technologique et ses conséquences sont certaines et quon dispose dinformations et de connaissances fiables et généralisables à tous les contextes. Selon Bennis, il faut tordre le coup à une série de " mythes " qui empêchent bon nombre de personnes despérer quils pourraient assumer une fonction de leadership. Font par exemple partie de ces mythes les affirmations suivantes :
Les savoirs dinnovation sont rares et inaccessibles
Bien entendu, les grands innovateurs dans le domaine de léducation ne sont pas nombreux, comme cest dailleurs le cas des grands peintres dans le domaine de lart, ou des grands coureurs dans le domaine du sport. Par contre, chaque être humain possède un certain potentiel pour innover, comme chacun en possède pour peindre ou pour courir. Le système scolaire est plein doccasions pour permettre aux uns et aux autres et, avant tout, aux chefs détablissement, de construire et dexercer des savoirs dinnovation.
On naît doué ou dépourvu de compétences de leadership
Les recherches sur les cycles de vie (Huberman, 1988 ; Guskey & Huberman, 1995) montrent que les qualités, compétences et fonctionnement qui caractérisent la posture ouverte et innovante face aux problèmes de la profession se construisent en cours de route. Ces acquisitions se font à condition den percevoir lutilité et le sens et de ne pas souffrir de troubles dapprentissage majeurs.
Pour innover, il faut être charismatique
Cest une autre idées reçue, proche de lidéologie du don. Certains innovateurs sont certes charismatiques, la plupart ne le sont pas. On peut considérer le problème à lenvers et imaginer que le charisme résulte des savoirs daction et dinnovation, dune forme de cohérence et de congruence dans lattitude quotidienne. Ceux et celles qui parviennent à en faire bénéficier leurs collaborateurs, sont estimés, respectés et même souvent aimés.
Les savoirs dinnovation ne sont accessibles et utiles quà ceux qui dirigent
Cest une idée fausse qui, pour des raisons compréhensibles, a été largement véhiculée par les dirigeants eux-mêmes. Les organisations (les écoles) efficaces multiplient les rôles de leadership, par la voie de la délégation, de la reconnaissance des compétences des uns et des autres (Authier & Lévy, 1992), par laplatissement volontaire des hiérarchies.
Les innovateurs dominent, disposent, poussent, manipulent
Il sagit probablement du mythe le plus contreproductif. Savoir diriger, savoir innover ne consiste pas à exercer du pouvoir, mais au contraire à rendre capable autrui à sen emparer.
Pour quil y ait savoirs dinnovation, il faut quil y ait une part de construction individuelle et collective afin dassurer leur légitimité et leur mise en oeuvre. Pour que lécole apprenne, change, innove, il faut quelle donne à tous les acteurs assez de pouvoir pour quils se sentent responsables du changement. Dans un certain sens, le postulat de l" empowerment " représente lantithèse de la bureaucratie, de la vision hiérarchique, rationnelle, doctrinaire et unilatérale (Bonami, 1996). Il défend la valeur de la concertation, de la participation, de louverture et de la flexibilité. Il met laccent sur lapprentissage et, avant tout, sur linternalisation et lappropriation du processus du changement par les principaux acteurs concernés (Holly, 1990 ; Fullan, 1991, etc.).
La part de la culture nationale et administrative
Ce qui vaut pour les savoirs daction de toutes sortes, vaut pour les savoirs dinnovation : ils se construisent, se diversifient et se différencient grâce à laction et dans linteraction, saffinent au fur et à mesure que lindividu et les collectivités se confrontent à la réalité.
Le contexte dans lequel cette construction a lieu nest pas indifférent. Suivant le milieu et la culture dans laquelle ils sont développés, les savoirs dinnovation se modifient. Les conseils en matière de gestion de linnovation changent dune culture nationale à lautre (DIribarne, 1989, cité par Alter, 1996). Les savoirs dinnovation valables pour tel système, pour tel pays peuvent par conséquent ne pas convenir dans tel autre. Les principes de gestion participative et équitable, centrés sur la diversité, lindépendance, lautonomie, la coopération, lidée du contrat, la transparence dans linformation, la négociation et la concertation sur lesquels se fondent les stratégies innovatrices proviennent des pays anglo-saxons et nord-européens. Ils se trouvent en porte-à-faux par rapport aux principes de gestion des pays francophones, qui restent fortement imprégnés par une vision hiérarchique, respectueuse du rang social et du statut.
On peut, dès lors, formuler lhypothèse que les membres du personnel dencadrement resteront fortement conditionnés par les courants idéologiques du corps administratif, de la fonction publique et de la société globale dont ils font partie et au sein de laquelle ils auront construit la grande partie de leurs savoirs dinnovation. En période de transformation et de restructuration, lorsque chaque groupe dacteurs cherche à tirer son épingle du jeu, ils risquent de rencontrer certaines difficultés à identifier les contradictions et à maintenir le cap qui permette à assurer la cohérence du processus. Il est dautant plus important quils souvrent aux apports des sciences humaines et sociales.
La part des sciences humaines et sociales
Lexpérience et la construction personnelles et collectives ne constituent pas les seules sources des savoirs dinnovation. Que le personnel dencadrement veuille ou non ladmettre, lévolution des systèmes scolaires est fortement influencée par les sciences humaines et sociales. Sans doute pas autant que les chercheurs le souhaiteraient, mais certainement davantage quune grande partie des praticiens et décideurs ne le croient.
Les équipes pédagogiques qui élaborent des projets de développement scolaire se voient par exemple obligées dintégrer, à moyen ou à long terme, les aspects méthodologiques de la recherche-action dans leurs pratiques. Ces démarches les amènent à se fixer des objectifs et des indicateurs de réussite clairs et univoques, à récolter systématiquement des données pour vérifier les effets produits par telle ou telle action pédagogique, à résoudre des problèmes, à observer et évaluer soigneusement les effets obtenus et à introduire les régulations nécessaires.
Pour savoir accompagner un tel processus, il importe que le personnel dencadrement puisse faire appel aux notions indispensables des sciences humaines et sociales, consistant à connaître et à reconnaître la dynamique en cours, à introduire une méthode de travail qui amène les équipes à instaurer une véritable culture du tâtonnement systématique, de lerreur et du feed-back, à expliciter les non-dits, à gérer les conflits, à construire des représentations communes. Par ailleurs il est important que le personnel dencadrement se familiarise suffisamment avec les données de la recherche pour assurer leur utilisation appropriée sur le terrain. Callon (1974-1975) évoque à juste titre les compétences de " traduction " et de " médiation " indispensables pour assurer la diffusion et lintégration de données conceptuelles et instrumentales nouvelles dans un milieu de travail, par exemple, dans le champ scolaire, de nouvelles connaissances sur lapprentissage de la lecture, sur linterculturalisme, sur le métier délève, etc.
Est-il possible de former le personnel dencadrement aux savoirs dinnovation ? On vient de le voir, ils ne se laissent pas facilement enfermer dans des référentiels, ne sont pas tous explicites ou partagés et se mobilisent dans laction grâce à des schèmes de pensée, danalyse, de résolution de problèmes aussi décisifs que les savoirs eux-mêmes. Il nest donc pas facile de transmettre de tels savoirs.
Souvre ici un nouveau domaine de recherche et dévaluation, dont lobjectif consisterait à mettre en évidence les dispositifs les mieux à mêmes de former les compétences attendues. Je ne puis, dans ce cadre, quindiquer quelques pistes.
Une formation de longue durée
La complexité des processus auxquels peut se trouver confronté, à tout moment, le personnel dencadrement, fait penser quil nest guère possible de proposer quelques unités de formation centrées sur lacquisition de quelques outils dintervention et de gestion. Favoriser, accompagner et instaurer dans la durée un processus dinnovation requiert un ensemble de compétences qui ne sacquièrent pas dun jour à lautre, mais qui se construisent au fil du temps.
Des dispositifs centrés sur lanalyse des pratiques
Un grand nombre de systèmes scolaires sont en train de mettre en place des dispositifs de formation offrant au personnel dencadrement une formation en matière de savoirs daccompagnement et dinnovation. Ces dispositifs ne se limitent jamais à une transmission théorique du savoir mais exigent, en connaissance de cause, une forte articulation entre théorie et pratique. Quil sagisse de dispositifs de formation initiale ou continue, ils sont essentiellement construits selon les principes de la " régulation réflexive de laction " (Schön, 1996, Argyris, 1995) et combinent diverses approches, dont lintervision entre pairs, lanalyse de pratiques, les méthodes dexplicitation, lécriture professionnelle, lapproche biographique, etc.
Il importe que les chefs détablissement puissent construire de réelles compétences pour lire la réalité du terrain, faire la part de la culture, des résistances, se situer au sein des dilemmes organisationnels, aider les acteurs avec lesquelles ils travaillent à analyser la zone proximale de développement, identifier les facilitateurs et les obstacles face au changement quils visent, définir les stratégies de mise en oeuvre les plus adéquates, mettre en place les moyens pour évaluer correctement la progression réalisée, et, enfin, pour introduire les régulations nécessaires.
Parmi leurs compétences figure également la capacité dopérer un changement identitaire, nécessaire pour garder la distance nécessaire, pour ne pas tomber dans le piège du transfert (voire du contre-transfert lorsque les partenaires résistent). Pourtant les enjeux stratégiques des divers acteurs concernés, les conflits de pouvoir inévitables entre les diverses parties, la légitime envie de " faire la différence ", les résistances pour la plupart inconscientes des uns et des autres face au changement, les relents du militantisme ne manquent pas. Pour les utiliser dans le bon sens, pour en faire des leviers des changement, il faut posséder des compétences qui sacquièrent quau prix dun travail méthodique de longue durée.
Identifier les savoirs daction doit donc conduire à étudier ensuite leur mobilisation, leur intégration à des compétences, puis les processus de construction de ces savoirs et compétences, en insistant aussi bien sur lassimilation de savoir savants issus des sciences sociales que sur la mise en mot de lexpérience individuelle et collective.
Mettre en place des programmes de formation sans avoir au moins esquissé ces analyses serait brûler les étapes et se contenter de mettre à la couleur de lécole quelques préceptes issus du management dans le monde des entreprises. Tous ne sont pas absurdes, mais même les plus pointus, les moins schématiques, font limpasse sur un fait crucial : il est rare que les savoirs daction se constituent par simple assimilation et mise en oeuvre de savoirs procéduraux développés dans un autre contexte. Cest dautant plus vrai quon séloigne de la simple gestion et quon sintéresse aux actions de régulation des processus dinnovation.
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