In : Educateur, nº 10, 26 sept. 1999
1999
Doser les défis en fonction des compétences
Adopter une démarche méthodique
Dans tous les systèmes scolaires, il y a des écoles qui " bougent " : elles se développent, se donnent un projet commun, introduisent de nouvelles façons de faire apprendre. Lexpérience montre cependant que cette mobilisation ne produit pas toujours les effets escomptés. Il arrive au contraire souvent que leuphorie initiale cède le pas à la déception, dès lors que la multiplication de situations difficiles et de dilemmes renvoie les enseignants à leurs contradictions internes: ce qui paraît aller de soi pour les uns représente des obstacles insurmontables pour dautres ; et là où les uns seraient prêts à négocier rapidement des accords et à mettre en uvre les transformations nécessaires, dautres se perdent dans des discussions et affrontements sans fin, au cours desquels le processus senlise, la motivation seffrite et le stress augmente.
Pour empêcher cette évolution, il ne suffit donc pas de vouloir agir. Pour surmonter les obstacles, il faut que les écoles apprennent à savoir agir (Argyris, 1995). Or, apprendre consiste non seulement à développer de nouvelles intuitions ou concevoir de nouveaux projets. Les écoles apprennent dans laction, elles apprennent lorsque celle-ci est efficace, elles apprennent lorsquelles se donnent les moyens de détecter et de corriger les erreurs. Pour y parvenir, il existe quelques règles dor : connaître les conduites déchec de laction collective, doser les défis en fonction des compétences ; sengager dans une démarche méthodique et durable pour aller au bout de son projet.
Aucune école ne se transformera en un seul jour, ni en sept dailleurs, les exploits divins nétant pas à la portée des humbles humains que nous sommes. Sans doute est-il possible dorganiser une journée pédagogique de rêve, pendant laquelle on refait le monde, au bout de laquelle les participants sont impressionnés par la qualité des échanges et " gonflés à bloc " pour tout changer. Au fond, les écoles ne manquent ni de bonnes idées, ni de bonnes intentions. Elles échouent à les mettre en uvre parce quelles senferrent dans diverses conduites déchec, comme par exemple : la non prise en compte des disparités des rythmes dadaptation des divers partenaires (élèves et parents y compris), la soumission aux lobbies qui défendent des intérêts tant conceptuels que personnels, la fixation rigide sur les effets, linscription dans le court terme (Gather Thurler, 1996). Dans la plupart des cas, ces conduites empêchent les divers acteurs dinvestir les efforts nécessaires pour négocier et expliciter une stratégie de mise en uvre satisfaisante pour tous. Ce nest quau cours de cette phase de négociation et dexplicitation que les divers acteurs parviennent à construire le sens du changement (Gather Thurler, à paraître), au gré déchanges formels et informels qui permettent de mieux saisir la manière de penser des collègues, de mieux comprendre la culture locale, de mieux établir le lien entre les idées nouvelles et les pratiques existantes.
Les écoles qui se transforment en organisations apprenantes parviennent à se fixer des défis suffisamment ambitieux pour pouvoir se projeter collectivement dans lavenir et en même temps assez réalistes pour aller au bout de leur démarche. Schratz (1998) montre à ce sujet quil existe une interdépendance forte entre le niveau dexigence que se fixent les écoles, les compétences professionnelles quelles sont disposées à développer et la dynamique du changement qui sinstaurera à partir des décisions qui seront prises. Le schéma ci-dessous montre limportance de trouver un bon équilibre entre un projet ambitieux et les moyens pour que la dynamique produite assure le flux dénergie, indispensable pour agir de manière efficace et durable.
Si le projet poursuivi est ambitieux et représente un défi important, mais si léquipe ne possède pas les compétences nécessaires pour assurer sa mise en uvre, ce décalage produira une série de peurs et de frustrations qui, à la longue, peuvent devenir paralysantes.
Lorsque le manque de compétences des uns et la peur de sengager des autres conduit telle autre équipe à se fixer des objectifs trop modestes, ses différents membres ne parviendront pas à sidentifier avec le projet. Soit parce que les uns estimeront que le jeu nen vaut pas la chandelle, soit parce que les autres se sentiront de toute manière incompétents pour sengager dans quoi que ce soit. Cette morosité renforcera à moyen terme lapathie face au projet et sera un frein à tout changement.
Il en ira de même pour telle autre équipe qui, pour une raison ou une autre, décide de poursuivre une politique " des petits pas " qui sous-estime ou ne mobilise pas les compétences existantes. Après une avancée initiale rapide, lennui sinstaurera, parce que le processus naura pas permis de produire une véritable rupture avec les routines du passé. On ne comprendra plus très bien pourquoi il a fallu tant dénergie pour accoucher dune souris.
Le cas de figure " idéal " survient lorsquune équipe parvient à développer un projet dont les objectifs ambitieux correspondent dassez près aux compétences et demeurent accessibles : léquilibre entre les aspirations et le sentiment de maîtrise ouvre la voie au changement.
Le fait davoir un projet, de définir des objectifs à court, moyen et à long terme nassure pas nécessairement les moyens de leur mise en uvre. Les écoles ont besoin dun programme commun qui explicite les rythmes, lorganisation interne et la division du travail qui permettront à laction collective de se déployer durant une période définie. Ce programme de travail assurera la continuité entre les actions isolées et définira les niveaux de responsabilité claire afin dassurer une coopération efficace et créative au sein de léquipe.
Lexpérience montre en effet que le simple énoncé des objectifs ne produit pas automatiquement la motivation voulue pour assurer leur mise en uvre. Pour vouloir et savoir agir, il est important que les divers acteurs construisent ensemble la réponse aux questions suivantes : " Où voulons-nous aller ? Qui sengage avec nous ? Que voulons-nous réaliser au plus vite, quest-ce qui peut attendre ? Quels moyens devons-nous investir ? Quelles compétences devons-nous développer avant de nous mettre en route ? Comment pourrons-nous observer notre progression ? Comment et quand savoir que nous avons atteint nos objectifs? Quels mécanismes de concertation instaurer pour décider des régulations à entreprendre ? Enfin, le projet visé est-il acceptable et accepté non seulement par ceux qui lont conçu, mais également par ceux qui sont censés coopérer à sa mise en uvre (élèves, parents, autorités scolaires) ? Une fois quelle aura répondu à ces questions, léquipe pourra établir lagenda de son programme, définir les échéances et répartir les tâches, tout en sachant quelle sera contrainte de les renégocier au gré des événements. La planification rigoureuse permettra en effet dadopter une attitude souple pour faire face aux imprévus.
Certains trouveront les approches proposées un peu trop " complaisantes", dautres les jugeront trop " rationalistes ". On peut en effet penser quà force dinsister trop sur la nécessité dune élaboration collective et dune appropriation par les acteurs concernés, on fait la part belle à limmobilisme naturel des enseignants en naccordant quà la frange la plus motivée la possibilité de changer. Face à cette critique, je persiste à croire que le changement ne prend du sens pour les acteurs quà partir du moment où ceux-ci décident ensemble du bon dosage entre leurs ambitions et les compétences sur lesquelles ils peuvent compter. Tout lenjeu de la motivation se trouve donc résumé dans cette démarche collective de construction de sens.
Argyris, C. (1995) : Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à lapprentissage organisationnel. Paris : InterEditions.
Gather Thurler, M. (1996) : Dissidence et discordance : lorsquune équipe avertie en vaut deux. In : Lettre dÉquipes et Projets, nº 10, janvier 1996, pp. 14 &emdash; 22.
Gather Thurler, M. (à paraître) : Létablissement scolaire, un lieu où construire le sens du changement. Paris : ESF éditeur.
Schratz, M. (1998) : Die lernende Schule. Weinheim : Beltz Verlag.