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A paru dans les actes du Conseil de l'Europe, mars 1999

Etat de l'enseignement des sciences
(english version)

cet article est suivi par :
Repenser l'enseignement des sciences dans une optique d'éducation à la citoyennenté

Par André Giordan et Francine Pellaud, LDES, 1999

L'enseignement des sciences tel qu'il se pratique actuellement ne donne pas les résultats qu'on serait en droit d'attendre. Les évaluations effectuées depuis plus de vingt ans dénoncent clairement ce fait (Giordan, 1987). Les connaissances enseignées sont oubliées au bout de... quelques semaines ! On retrouve à l'université les mêmes difficultés que celles observées à l'école maternelle. A quoi a donc servi l'école entre temps ?

Cet état de fait n'est pas le plus grave. Il n'est que le symptôme visible d'un malaise plus grand, engendré par les programmes actuels. En effet, l'enseignement scientifique et technique n'est plus adapté à la société pour laquelle il est sensé préparer les citoyens. Il encombre l'esprit de détails inutiles, privant les élèves d'éléments de compréhension importants. Il ne fournit pas de clefs face aux défis de notre époque : il n'introduit pas aux modes de pensée pour affronter le monde de demain.

Cette inadéquation fait que l'enseignement détourne des sciences la plupart des jeunes. En ne répondant pas à leurs questions, en traitant les sujets de manière abstraite, il provoque de l'ennui, du désintérêt. La preuve, le questionnement baisse au cours de la scolarité. Plus grave encore, l'éducation scientifique et technique contribue grandement à fabriquer de l'exclusion. En effet, à cause du rôle social qu'on lui fait jouer, de nombreux adolescents et jeunes adultes ne voient en elle qu'un facteur de sélection scolaire par l'échec.

 

Comment sortir de cette impasse ? Ce n'est pas seulement en faisant mettre aux enfants "la main à la pâte" que l'on peut espérer développer une éducation scientifique. L'activité seule de l'élève n'est jamais suffisante. L'élève ne verra que ce qu'il veut bien voir. Il ne comprendra que ce qu'il peut comprendre.

 

Les recherches en didactique des sciences qui se développent de manière exponentielle depuis plus de 20 ans fournissent un corpus de données en la matière qui permet d'envisager autrement l'enseignement des sciences, y compris à l'université. Elles apportent de la matière pour repenser un véritable projet éducatif pour tous. Utilisons donc à bon escient ce que nous savons aujourd'hui sur l'acte d'apprendre pour tirer profit de ces expériences du passé.

Un projet éducatif

Ce que nous vivons en cette fin de siècle est une mutation de premier ordre qui implique de repenser non seulement notre enseignement mais également notre école. Celle-ci se doit d'aller au-delà du traditionnel "apprendre à lire, à écrire et à compter". Si l'on se penche simplement sur la lecture, nous constatons d'emblée qu'aux jours d'aujourd'hui, savoir lire le journal ne suffit plus, stade que l'on souhaitait atteindre au début du siècle. Il devient indispensable d'être capable de rechercher, de décoder, de trier et de traiter des documents et l'information qu'ils véhiculent. De plus, avec l'apparition de l'audiovisuel, la seule maîtrise de l'écrit est dépassée. Savoir lire des images et des enchaînements d'images est devenu un passage obligé.

Avec les bases de données et les réseaux électroniques, apprendre à lire c'est aussi savoir décoder un hypertexte. C'est en particulier s'y repérer, tant les cheminements sont nombreux. C'est s'interroger sur les sources, la validité des documents ou la pertinence des textes.

En matière de sciences plus précisément, si nous ne voulons pas exclure, les programmes doivent être conçus autrement. Il est absurde de les rigidifier par le haut, comme c'est le cas actuellement; les programmes de grandes écoles déterminent les programmes de classes terminales qui déterminent ceux de Première et ainsi de suite... Pourquoi vouloir "faire" de tous de petits scientifiques ? Seule une dizaine de milliers d'individus le deviendront, alors que les sciences concernent tout le monde, nous l'avons vu, pour des raisons diverses.

En allant jusqu'au bout de ce raisonnement, la priorité n'est plus d'enseigner les sciences pour elles-même, mais au travers des sciences et des techniques d'introduire chez l'apprenant une disponibilité, une ouverture sur les savoirs, une curiosité d'aller vers ce qui n'est pas évident ou familier. L'attitude de l'apprenant est plus importante que les connaissances factuelles qu'il pourrait engranger. Celles-ci deviennent vite obsolètes face à l'évolution permanente de ces domaines. Il importe donc, avant tout, de former des citoyens aptes à débattre des enjeux sociaux, des esprits ouverts capables de s'interroger sur le monde ou sur eux-mêmes.

S'approprier des démarches de pensée prend alors une place prépondérante. L'individu doit pouvoir mettre en oeuvre des recherches documentaires, des démarches expérimentales et systémiques ou pratiquer la modélisation, l'argumentation et la simulation. Le projet n'est plus seulement d'apprendre à résoudre des problèmes, mais d'abord de savoir clarifier une situation pour parvenir à les poser correctement.

Au travers des connaissances scientifiques et techniques qu'il n'est pas question de laisser purement et simplement tomber, la priorité n'est plus de remplir l'esprit de détails inutiles. Il faut changer les mentalités en introduisant de nouveaux paradigmes. Quelques "grands" concepts peuvent servir d'organisateurs ou de régulateurs de la pensée. Ces "bases" doivent permettre de recouper les multiples informations de notre temps. Elles doivent également permettre de se repérer et de renouveler notre imaginaire.

Dans le même temps, un regard critique sur les savoirs que l'on manipule devient également une nécessité. Une réflexion sur la science, sur les liens entre savoirs scientifiques, culture et société, ou encore entre savoirs et valeurs est tout aussi importante que les savoirs eux-mêmes. On peut par exemple s'interroger sur les réponses qu'apportent les techniques et sur leurs limites. Quel est l'apport du téléphone portable, par exemple ?

En la matière, l'élève doit s'apercevoir qu'il peut y avoir plusieurs solutions et pas seulement une, que chacune est contextualisée, qu'il peut ne pas y avoir de solution du tout ou que les solutions sont pires que les problèmes. Le plus important est alors la question plus que la réponse...

Apprendre, processus de transformation

Apprendre n'est jamais le fait d'une simple transmission de savoirs. Certes, cette conception de l'enseignement peut être très efficace. Cependant les conditions d'emploi sont féroces : le message n'est entendu que s'il est attendu! Pour être rentable, l'apprenant et l'enseignant doivent se poser le même type de question, avoir le même cadre de référence (vocabulaire compris) et une façon identique de raisonner. Encore faut-il qu'ils aient en plus le même projet et qu'ils donnent le même sens aux choses. Quand tous ces ingrédients sont réunis, un exposé est le meilleur moyen de faire passer le maximum d'informations dans le minimum de temps. Malheureusement, le décalage entre l'élève et le savoir est le plus souvent immense. Pire, centré sur un seul savoir de référence, celui de la recherche, l'enseignant finit par fournir des réponses à des questions que l'élève ne se pose pas.

En fait, nos travaux, connus sous le vocable de modèle allostérique (allosteric learning model), montrent qu'apprendre est d'abord le résultat d'un processus de transformation de réseaux cognitifs. L'apprenant ne part jamais de zéro. Sur chaque sujet abordé, il a déjà des idées, des questions, des façons de raisonner. L'enseignant doit en tenir compte, et ceci d'autant plus que l'élève montre quelques difficultés.

Il ne faut pas perdre de vue que l'individu apprend au travers de ce qu'il est et à partir de ce qu'il connaît déjà (les conceptions dans le jargon didactique). Les travaux que nous menons montrent qu'il faut même aller au-delà des modèles "constructivistes" liés à l'apprendre. Car, le plus difficile à obtenir, ce n'est pas la construction de nouveaux savoirs, mais la déconstruction des idées préalables (en particulier lorsque l'on travaille avec des élèves en difficulté). Pour toutes sortes de raisons, les conceptions en place se maintiennent durablement.

Il faudrait donc commencer par "démonter" les façons de penser de l'élève, car il est impossible de les "détruire" directement. Il en a besoin, il s'y accroche, puisqu'elles sont les seuls outils à sa disposition pour appréhender son environnement. Une seule stratégie reste possible : faire "avec" elles pour aller à "l'encontre" de celles-ci, tout en conservant à l'esprit que l'apprenant ne peut construire qu'au travers de ce qu'il déconstruit. On s'aperçoit alors qu'il s'agit plutôt d'une transformation ; une transformation faite à partir d'intégration -et non d'assimilation- d'apports externes, interprétés par une structure interne, la structure de pensée de l'apprenant. Cette dernière au travers de processus d'organisation (réorganisation) et de régulation progressifs se métamorphose.

Cette intégration de savoirs nouveaux n'est possible que si l'apprenant saisit à tout moment ce qu'il peut en faire (intentionnalité), et si ces derniers lui apportent un "plus" dont il peut prendre conscience (métacognition) sur le plan de l'explication, de la prévision ou de l'action. Ce n'est qu'une fois la nouvelle structure en place testée pour son efficacité que l'élève lâchera sa conception initiale .

Cette élaboration du savoir n'est pas immédiate ; si personne ne peut la faire à la place de l'élève, il ne peut pas non plus la réaliser tout seul. L'enseignant (ou l'équipe d'enseignants) doit interférer avec lui. Il doit mettre à la disposition de l'apprenant tout un environnement didactique pour lui permettre d'avancer. Cet environnement doit comprendre un ensemble de caractéristiques bien précises.

Le modèle allostérique fournit une "check-list" de moments éducatifs à prendre en compte pour donner envie et faire apprendre les élèves (voir schéma ci-dessous).

Tous ces éléments "facilitateurs" sont autant de facteurs "limitant" l'acte d'apprendre. En effet, dès que l'un d'entre eux vient à manquer, l'élève n'apprend pas, ou l'apprentissage ne se maintient pas durablement. Si cela peut paraître très contraignant, ce n'est qu'à ce prix que l'enseignant peut faciliter l'appropriation des savoirs.

L'enseignant, un organisateur des conditions de l'apprendre

A travers les résultats de ces travaux, on peut voir combien le métier d'enseignant devient un métier sinon impossible, du moins très complexe ! Seul un professionnel possédant des outils et des ressources peut l'exercer. Mais lui-même doit également transformer ses propres conceptions sur ce que signifie "enseigner", ainsi que sur la fonction même de l'enseignant.

Tout d'abord, il doit renoncer à trouver une panacée. En matière d'éducation scientifique le vaccin et le médicament n'existent pas: au mieux, c'est une multithérapie qu'il faut dispenser. L'enseignant doit savoir mettre en scène un cocktail de paramètres. Ils sont nombreux et doivent pouvoir entrer en interaction. Il doit aussi savoir les doser de façon à ce qu'ils perturbent sans totalement déstabiliser, et accompagnent sans tout à fait prendre en charge.

Enfin, il doit également savoir prendre en compte des paradoxes. Par exemple, la manière d'enseigner doit prendre appui sur l'élève, tout en allant à l'encontre de ce qu'il pense. De même, s'il faut favoriser les conditions d'une autodidaxie, il faut en même temps permettre à l'apprenant de se confronter aux situations qui l'interpellent ou sont porteuses de sens pour lui. Savoir jouer sur le plaisir tout en valorisant l'effort est également un point à ne pas oublier.

Jusqu'à présent, l'enseignant était un simple distributeur du savoir. Il avait fait son "boulot" quand il avait dit ou montré. Dans cette nouvelle acceptation de la profession, l'enseignant devient l'organisateur des conditions de l'apprentissage. Ses tâches se situent plutôt en amont. Elles consistent à interpeller l'élève de manière à ce qu'il se sente concerné et de ce fait qu'il ait envie d'apprendre. Elles sont également d'encourager à l'effort que nécessite tout apprentissage. Partir de l'apprenant, ce n'est pas y rester. L'enseignant doit constamment proposer un projet éducatif qui ait du sens pour son public. En particulier, c'est l'enseignant qui peut créer ou amplifier les conditions d'un questionnement. Le vécu quotidien et toutes les questions qui s'y rattachent sont une source d'investigation à exploiter.

Pour tout ce qui concerne les notions proprement dites, il peut être relayé par des livres, des fiches, des films, ainsi que par l'utilisation des multimédias qui, souvent, attirent plus facilement les élèves. Par contre, lui seul peut permettre à ces derniers de prendre du recul ou de se situer. En avançant des repères, il facilite des états de questions, joue le rôle de référent que l'on vient consulter pour se situer dans un flot de données. Il peut également provoquer une réflexion sur les savoirs et sur leur place dans la société, éléments fondamentaux pour les élèves en difficulté. Comment ces élèves-là perçoivent-ils le savoir? Que considèrent-ils comme savoir et pourquoi ? A quels savoirs et/ou connaissances accordent-ils de l'importance, et pourquoi ? Toutes ces questions d'ordre "philosophique" devraient être abordées dès la maternelle, car elles permettent le développement d'un esprit d'analyse critique, ainsi qu'une construction de la personnalité.

Ainsi, l'enseignant ne doit pas cesser d'être un transmetteur. Mais ce qu'il a de plus important à transmettre c'est un désir, une passion, celle d'apprendre.

Pour en savoir plus

A. Giordan et G. de Vecchi, Les origines du savoir, Delachaux, Neuchâtel, 1987;
G. DE VECCHI et A. GIORDAN, L'enseignement scientifique, comment faire pour que "ça marche" ? Z'Editions, 1989.
A. Giordan et Y. Girault, Les aspects qualitatifs de l'enseignement des sciences dans les pays francophones, UNESCO, 1994
A. Giordan, Apprendre !, Belin, 1998.

Livres pour la formation des enseignants et des médiateurs

A. Giordan et G. de Vecchi, L'enseignement scientifique, comment faire pour que ça marche ?, Z'éditions, 1989
A. Giordan et S. Souchon, Une éducation pour l'environnement , Z'éditions, 1991
A. Giordan, S. Souchon et ML. Cantor, Evaluer pour innover, Z'Editions, 1994
A Giordan et J et F. Guichard, Des idées pour apprendre, Z'Editions, 1997
A. Giordan et ML. Cantor, Une éducation scientifique à l'école maternelle, Z'Editions 1997


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